L’HISTOIRE épique de Clovis est bien instructive, en ce qu’elle nous révèle le cercle d’idées dans lequel se meuvent les foules. Ce qui a frappé l’imagination populaire en Clovis, ce n’est pas l’homme prédestiné dont la Providence a fait son instrument de choix, ce n’est pas le porteur de la mission sublime réservée à son peuple par le Christ qui aime les Francs. Ce qu’elle a retenu de son histoire, ce n’est pas la conquête de toute la Gaule et la fondation d’un vaste empire, ce n’est pas davantage sa merveilleuse conversion à la suite d’un vœu exaucé, ni le spectacle grandiose d’un roi entrant avec tout son peuple dans la clientèle de l’Église catholique. Ces scènes magnifiques n’ont rien dit aux barbares, et ne les- ont pas touchés. Ils n’ont rien compris à la grandeur du rôle joué par leur souverain, et leur coup d’œil n’a pas été assez perspicace pour entrevoir, au-delà de lui, la ration dont ses succès préparaient la grandeur sans pareille. Seul, le monde ecclésiastique a tressailli de joie et d’orgueil en recevant Clovis sous les voûtes de ses églises ; seul, il a eu l’intuition de l’avenir dont sa conversion était le gage ; seuls, ses écrivains ont trouvé, pour célébrer ce grand événement, les accents émus et enthousiastes de la poésie[1]. Les milieux populaires ne s’intéressent aux affaires publiques que par rapport à leur côté individuel et personnel. C’est le héros qui passionne le peuple, ce ne sont pas les destinées nationales dont il a la responsabilité, ni les graves intérêts qui reposent sur sa tête. Pour les Francs, les parties les plus importantes de la vie de Clovis, ce sont les péripéties de son mariage, c’est le tour qu’il s’est laissé jouer en Burgondie par un Romain artificieux, ce sont les grands coups d’épée par lesquels il s’est taillé un royaume, ce sont les meurtres par lesquels il s’est débarrassé de ses ennemis et de ses rivaux, ce sont, enfin, d’autres aventures du même genre, réelles ou fictives, dont le souvenir ne s’est pas conservé. Car, ainsi qu’on l’a vu dans le chapitre précédent, nous avons le droit de croire qu’on est loin de connaître complètement le Clovis de l’épopée. Son cycle, à n’en pas douter, était beaucoup plus riche qu’il n’y paraîtrait d’après Grégoire de Tours. Les amours des héros ont été de tout temps un des sujets favoris de la poésie populaire. Voici la seconde fois qu’une histoire de fiançailles et de mariage entre dans notre épopée. Écoutons le récit de Grégoire de Tours : Gondioch, roi des Burgondes, était de la race d’Athanaric, le roi persécuteur dont nous avons parlé plus haut. Il avait quatre fils : Gondebaud, Godigisil, Chilpéric et Godomar. Gondebaud tua son frère Chilpéric par le glaive, et fit jeter sa femme à l’eau, une pierre attachée au cou ; quant à ses deux filles, il les condamna à l’exil. L’aînée, qui se fit religieuse, s’appelait Chrona, la cadette Clotilde. Or, comme Clovis envoyait souvent des ambassades en Burgondie, ses émissaires découvrirent la jeune princesse. La voyant belle et sage, et sachant qu’elle était de sang royal, ils en parlèrent à Clovis, qui, aussitôt, envoya demander la main de Clotilde à Gondebaud. Celui-ci, n’osant là lui refuser, la remit aux envoyés, qui se hâtèrent de la conduire auprès de leur roi. Clovis se réjouit fort de la voir, et il en fit sa femme[2]. Voici ce que cette histoire, si sobre et si peu légendaire d’aspect, est devenue sous la plume de Frédégaire : Comme Clovis envoyait souvent des ambassades en Burgondie, ses émissaires entendirent parler de Clotilde. Et, comme il n’était pas permis de la voir, Clovis envoya un Romain du nom d’Aurélien, qui devait tâcher de parvenir à Clotilde par tel moyen qu’il pourrait. Aurélien se mit en route seul, ayant, comme un mendiant, la besace sur le dos et les vêtements déchirés, et emportant l’anneau de Clovis pour inspirer confiance. Arrivé à la ville de Genève, où Clotilde demeurait avec sa sœur Saedeleuba, il fut reçu par charité par les deux sœurs, qui pratiquaient l’hospitalité envers les étrangers. Pendant que Clotilde lui lavait les pieds, Aurélien se pencha vers elle et lui dit à voix basse : Dame, j’ai un grand message à vous faire, si vous daignez m’accorder un endroit où je puisse vous parler en secret. La princesse y consentit, et admis en sa présence, Aurélien lui dit : C’est Clovis, le roi des Francs, qui m’a envoyé ; il veut, si c’est la volonté de Dieu, vous faire partager son trône, et pour que vous soyez sûre de ses intentions, voici son anneau qu’il vous envoie. Clothilde reçut l’anneau avec grande joie, et répondit : Reçois cent sous d’or pour tes peines, et prends mon anneau. Hâte-toi de retourner auprès de ton maître, et dis-lui que, s’il veut m’avoir en mariage, il me fasse demander sans retard, par une ambassade, à mon oncle Gondebaud. Que les ambassadeurs fassent confirmer sur l’heure ce qu’il leur accordera, et qu’ils fassent en toute diligence réunir un plaid. S’ils ne se hâtent, je crains de voir revenir de Constantinople un certain sage nommé Aridius, qui, s’il arrive à temps, déjouera tout le projet. Aurélien retourna chez lui dans le même attirail qu’il était venu. Arrivé aux frontières du pays d’Orléans, et pas loin de sa maison, il rencontra un pauvre mendiant qui devint son compagnon de route. Aurélien, qui était sans défiance, s’étant endormi, son camarade lui vola sa besace avec les sous d’or. A son réveil, saisi d’affliction, il se hâta de courir chez lui, d’où il lança ses domestiques à la poursuite du voleur. Ils le rattrapèrent et l’amenèrent à Aurélien, qui le fit rudement bâtonner pendant trois jours et le lâcha ensuite. Puis, il alla trouver Clovis à Soissons, et lui raconta en détail tout ce qui s’était passé. Clovis, charmé de l’esprit et des ressources de Clotilde, envoya demander à Gondebaud la main de sa nièce. Gondebaud, n’osant la lui refuser et espérant contracter amitié avec lui, promit de la lui donner. Les envoyés, ayant offert le sou et le denier selon la coutume franque, la fiancèrent à Clovis et demandèrent la convocation immédiate d’un plaid où elle serait donnée en mariage à leur maître. Le plaid eut lieu sans retard, et la noce fut préparée à Châlons (sur Saône). Aussitôt que les Francs eurent reçu la princesse des mains de Gondebaud, ils la firent monter clans une basterne, et, emportant son riche trésor, ils reprirent le chemin de leur pays. Mais Clotilde pressentait le retour d’Aridius, qui venait de l’empire, et elle dit au chef des Francs : Si vous voulez que je parvienne jusqu’à votre maître, faites-moi descendre de cette basterne, et mettez-moi sur un cheval, puis faisons toute la diligence possible pour arriver chez vous. Jamais, si je reste sur ce char, je ne verrai votre roi. Les Francs lui obéirent et la mirent sur un cheval, et en toute hâte on gagna la cour de Clovis. Cependant, Aridius, débarqué à Marseille, apprenait ce qui s’était passé, et accourait à marches forcées. Arrivé près de Gondebaud, celui-ci lui dit : Tu sais que j’ai fait amitié avec les Francs, et que j’ai donné ana nièce Clotilde pour femme à Clovis ? — Ce n’est pas là un pacte d’amitié, répondit Aridius, mais un germe de discorde perpétuelle. Vous auriez dû vous souvenir, seigneur, que vous avez fait périr par le glaive votre frère Chilpéric, père de Clotilde, que vous avez fait jeter sa mère à l’eau, une pierre attachée au cou, et précipiter au fond d’un puits ses deux frères, après leur avoir tranché la tête. Si elle devient puissante, elle vengera ses parents. Envoyez sans retard votre armée à sa poursuite, pour la ramener. Il vaut mieux pour vous avoir une querelle sur les bras une seule fois, que d’être sans cesse, avec tous les vôtres, en butte à la rancune des Francs. Gondebaud, ayant entendu cela, envoya une armée à la poursuite dé Clotilde, mais elle ne trouva plus que la basterne et les trésors, dont elle s’empara. Clotilde, arrivant dans le voisinage de Villery, dans le pays de Troyes, où résidait Clovis, avant de quitter le sol de la Burgondie, pria ses guides de piller et de brûler ce pays sur une étendue de douze lieues à la ronde. Lorsqu’ils l’eurent fait avec la permission de Clovis, Clotilde s’écria : Je vous rends grâces, Dieu tout puissant, de ce que j’assiste au commencement de la vengeance de mes parents et de mes frères[3]. Écoutons maintenant la même légende telle que la rapporte au VIIIe siècle le Liber Historiæ. L’accord de ce texte avec celui de Frédégaire apparaîtra d’autant plus remarquable si on se souvient qu’il ne l’a pas connu ; quant à ses variantes, elles ne seront pas moins intéressantes, parce qu’elles nous aideront à refaire l’histoire de la légende dans deux milieux différents. Le Liber Historiæ, qui s’appuie sur Grégoire de Tours et sur la tradition, ne sait rien des deux frères de Clotilde massacrés. Il connaît le personnage d’Aurélien, et il lui attribue la même mission que. Frédégaire, seulement il ne le désigne pas par l’appellation de Romain. Il ne le fait pas partir habillé en mendiant, mais il nous le montre déposant ses habits pour en prendre de plus pauvres dans une forêt, avant d’arriver à la ville de Clotilde. Il ne mentionne pas la ville où réside Clotilde, et il ne donne pas le nom de sa sœur. La première rencontre d’Aurélien, avec cette princesse est exposée un peu différemment c’est un dimanche, pendant qu’elle allait à la messe, qu’il se trouve sur son passage parmi les mendiants, et vêtu comme eux. Au sortir de l’office, Clotilde leur distribua des aumônes, et le confident de Clovis profita du moment où elle lui donnait une pièce d’or, pour baiser sa main et pour. la tirer par le pan, de son vêtement. Sur quoi Clotilde, rentrée chez elle, le fait appeler par sa servante. Dans le Liber Historiæ, comme dans Frédégaire, Aurélien alors expose le message de son maître en exhibant son anneau comme gage. Seulement, le Liber Historiæ ajoute ici des détails oiseux : au moment d’entrer chez Clotilde, Aurélien avait déposé derrière la porte de la chambre les ornements de fiançailles que lui avait remis Clovis, ne gardant en main que l’anneau ; lorsqu’il voulut les offrir à la princesse, ils avaient disparu et c’est Clotilde qui les fit chercher et retrouver par ses gens. La manière dont Clotilde accueille le message a aussi subi quelques variantes. Elle ne donne pas cent sous au messager pour ses peines, elle n’accorde pas immédiatement son consentement, ni ne trace tout de suite la ligne de conduite à suivre pour faire aboutir les négociations. Elle commence par déposer l’anneau de Clovis dans le trésor de Gondebaud ; elle fait ensuite observer à l’envoyé qu’il n’est pas convenable qu’une chrétienne épouse un païen ; toutefois, elle lui laisse de l’espérance, en ajoutant qu’elle s’en remettra à la volonté de Dieu. Le Liber Historiæ ne connaît pas l’épisode du sac volé en route à Aurélien par son compagnon de voyage : on peut croire que c’est parce qu’il l’a remplacé par celui que nous venons d’analyser. I1 ramène Aurélien tout’ droit chez Clovis, qui, loin de montrer, comme dans Frédégaire, une hâte extrême à conclure le mariage par peur du retour d’Aridius, laisse un an s’écouler avant de renvoyer une ambassade à Gondebaud. Cette seconde ambassade qui, dans Frédégaire, n’a pas de peine à obtenir de Gondebaud intimidé la main de Clotilde, a au contraire, dans le Liber Historiæ, de nouvelles aventures. C’est Aurélien qui en est le chef, et lorsqu’il communique son message au roi des Burgondes, celui-ci se met en colère, affirmant que Clotilde n’est pas la fiancée de Clovis. Aurélien répond sur un ton menaçant, et alors les Burgondes, qui ont peur d’une guerre avec les francs, décident leur maître à faire d’abord une enquête pour savoir ce qui en est des affirmations de l’ambassadeur, et si, par hasard, il n’aurait pas été apporté à Clotilde des cadeaux qui permettraient à Clovis de la dire sa fiancée. L’enquête établit que l’anneau de Clovis, contenant son image et son rom, se trouve en effet dans le trésor de Gondebaud. On fait venir Clotilde, qui déclare l’avoir reçu des envoyés du roi franc. Gondebaud a pour elle des paroles indulgentes, et la remet, malgré lui d’ailleurs, entre les mains d’Aurélien, qui l’amène à Clovis. Tout l’épisode d’Aridius et du stratagème employé à la dernière heure par Clotilde, ainsi que de la vengeance anticipée qu’elle exerce sur le pays burgonde, est passé sous silence. Par contre, le Liber Historiæ sait que, dès la nuit des noces, Clotilde a demandé à Clovis de se faire chrétien, et de réclamer sa part d’héritage à Gondebaud. Clovis fait une réponse évasive sur le premier point, et lui accorde le second. Il s’ensuit un troisième envoi d’Aurélien en Burgondie. Gondebaud s’irrite des réclamations de Clovis ; Aurélien parle un langage plus fier que jamais, et de nouveau les Burgondes, par peur d’une guerre avec les Francs, conseillent à Gondebaud de céder. Gondebaud s’exécute en maugréant, Aurélien le remercie avec courtoisie, et les Burgondes, pleins d’admiration, s’écrient : Vive le roi gai a de tels hommes ! Aurélien retourne auprès de son maître, qui, après la conquête de la Gaule romaine, le récompense en lui donnant le château de Melun et tout le duché[4]. Cette version du Liber Historiæ est devenue populaire : c’est elle qu’ont reproduite, non seulement Roricon[5] et Aimoin[6], mais aussi le Vita Clotildis[7]. Et on ne s’étonnera pas, si l’on pense que le Liber Historiæ, généralement pris pour Grégoire de Tours lui-même, a été au moyen âge la seule ou du moins la principale source de l’histoire des Francs. Que penser maintenant de nos trois versions ? A première vue, on est tenté d’admettre que Grégoire ne connaît pas la légende relative au mariage, et qu’il raconte l’histoire telle qu’elle est arrivée, tandis que les deux autres chroniqueurs se feraient l’écho d’une tradition née après lui, et dont chacun nous aurait recueilli une version différente. Ainsi raisonne encore Junghans, qui admet sans réserve l’historicité du récit de Grégoire[8]. Mais plusieurs raisons sérieuses militent contre cette supposition, et je rappellerai en passant que déjà Fauriel avait ici entrevu la vérité[9]. D’abord, nous savons, que les chants poétiques naissent au lendemain des événements qu’ils célèbrent, et sont engendrés en quelque sorte par l’actualité : ils se modifient au cours des temps, mais ils se rattachent, par leur origine, à une date très rapprochée des faits. Il n’est donc pas vraisemblable qu’à l’époque de Grégoire il n’ait pas existé de chant épique sur le mariage de Clovis, et on se créerait un insoluble problème historique si l’on admettait que cette légende ne s’est formée que plus tard, c’est-à-dire un bon siècle après l’événement. En second lieu, où Grégoire lui-même aurait-il puisé les quelques détails qu’il a conservés, s’ils ne s’étaient pas trouvés dans un chant épique, puisqu’il est impossible d’imaginer un autre document qui les aurait contenus ? Il est donc probable que Grégoire a connu le chant en question, et qu’il s’en est inspiré dans une certaine mesure. Cette mesure, nous la connaissons déjà, et nous avons vu précédemment de quelle manière il l’applique. Il aura supprimé les détails qui lui paraissaient invraisemblables, il aura gardé le noyau de la légende, et, en la racontant en résumé, il lui aura donné l’aspect d’un fait historique. Un examen attentif de son texte, entrepris à la lumière de cette conjecture, transformera celle-ci en une espèce de certitude. Deux mots, dans la chronique de Grégoire de Tours, nous fournissent la preuve qu’il sait plus de choses qu’il n’en raconte. Il dit que les ambassadeurs de Clovis, qui vont souvent en Burgondie, trouvent Clotilde, la voient belle et apprennent qu’elle est de sang royal. Pour qu’ils la trouvent, il faut donc qu’elle soit cachée ou du moins gardée avec quelque soin : ce reperitur est une allusion assez claire à la légende de Frédégaire et du Liber Historiæ. Puis, quand ils ont obtenu de Gondebaud la main de Clotilde pour leur maître, ils partent et l’emmènent en hâte (velotius). Pourquoi cette hâte, sinon parce que Grégoire écrit sous l’impression de la légende qui lui montre Clotilde cédée à regret et menacée d’être reprise[10] ? Qu’on ne nous dise pas, avec quelques critiques, que les deux expressions notées, loin d’attester l’existence de la légende au temps de Grégoire de Tours, en sont au contraire l’origine. Il serait par trop naïf, en effet, de supposer que la légende aurait poussé sur un texte écrit, et non sur le sol vivant de la tradition populaire ! Et il est bien inutile de réfuter une manière de voir qui suppose une totale ignorance des lois du développement épique. Mais la remarquable concordance entre les expressions de Grégoire visées ci-dessus et la légende telle qu’elle est donnée par Frédégaire et par le Liber Historiæ n’en a pas moins besoin d’explication : et, si l’on ne peut pas admettre celle qui vient d’être réfutée, il ne reste plus que l’hypothèse d’une source commune. Tout donc nous amène à conclure que Grégoire a connu la légende, et, qu’en la résumant, il n’a pu effacer certains traits qu’on retrouve mieux conservés dans ses successeurs, de même que plus haut, dans l’histoire de Childéric, pacatis occultæ Francis trahit chez lui la connaissance d’un épisode raconté au long par Frédégaire. Mais quelle est, dans l’histoire du mariage de Clovis, la version qu’il connaissait ? Celle de Frédégaire ou celle du Liber Historiæ ? C’est celle de Frédégaire ; le velotius n’a aucune signification dans l’autre. D’ailleurs, la version du Liber Historiæ présente un caractère bien accentué de modernité au regard de celle de Frédégaire. On y trouve une note plus chrétienne, et une couleur attestant un milieu déjà plus civilisé. C’est un dimanche, en allant à la messe, que Clotilde rencontre Aurélien, et celui-ci est assis devant l’église avec les autres pauvres. La première parole de Clotilde en entendant les offres de Clovis, c’est qu’une chrétienne ne peut épouser un païen ; elle déclare ensuite s’en remettre à la volonté de Dieu. La première chose qu’elle demande à Clovis après son mariage, c’est qu’il se convertisse à la foi chrétienne. Elle lui parle aussi de sa vengeance, mais ce n’est plus au sens barbare de la légende de Frédégaire : elle veut seulement se faire restituer par Gondebaud l’héritage auquel elle a droit. En comparant toute cette partie de l’histoire à la partie correspondante dans Frédégaire, on ne peut nier que le Liber Historiæ n’ait puisé dans un milieu plus chrétien et plus civilisé, ou encore que son auteur n’ait lui-même arrondi les angles barbares et adouci l’âpreté des sentiments œ a tradition. D’autre part, l’histoire est devenue, dans le Liber Historiæ, moins populaire, moins vraisemblable. L’épisode di, sac perdu est parfaitement clair et logique dans Frédégaire ; dans le Liber, il n’est plus qu’un hors-d’œuvre. La déposition de l’anneau de Clovis par Clotilde dans le trésor de Gondebaud, simplement en vue de l’y faire retrouver plus tard pour fournir un argument aux partisans du mariage, a quelque chose de maladroit et de niais ; on dirait d’une ficelle littéraire. Qu’on donne Clotilde à Clovis parce qu’on a i mur de lui, ainsi que le racontent Grégoire et Frédégaire, à la bonne heure ! cela est clair et logique. Mais qu’on la lui livre, malgré soi, parce qu’on a trouvé dans le trésor de Gondebaud un anneau qui y a été glissé d’une manière subreptice, cela est sot, et nul ne soutiendra que nous avons ici la forme primitive du récit ! Je ne dirai rien de la troisième ambassade d’Aurélien et du trait final : Vive le roi qui a de tels hommes ! Toute la légende est écrite manifestement pour glorifier les Francs et rabaisser les Burgondes. On y sent, d’un bout ‘à l’autre, l’effort d’an auteur qui veut amener les faits à prouver quelque chose, beaucoup plus que le plaisir inoffensif d’un narrateur qui se délecte à raconter une histoire intéressante. Il s’agit ici d’édifier le lecteur, il s’agit aussi de flatter le patriotisme franc, au risque de gâter le charme du récit. Rien de plus visible que cette tendance, et tant pis pour ceux qui, comme Ranke ou H. Martin, n’ont pas su ou pas voulu le voir ! Au reste, nous ayons moins à noter les divergences qu’à constater l’accord : et cet accord est remarquable entré le Liber Historiæ et Frédégaire, qui ne se sont pas connus. De part et d’autre, il y a une jeune princesse demandée en mariage par un héros, refusée par son père, et obtenue enfin par ruse, grâce au concours de serviteurs fidèles. Cette donnée est hautement épique, et on la raconte chez tous les peuples avec une étonnante identité. C’est le vrai moule dans lequel sont coulées toutes les légendes nuptiales ; c’est, pour ainsi dire, la forme stylisée des histoires de mariages royaux. D’ordinaire, la jeune princesse vit dans la plus stricte réclusion : nul n’est admis à la voir. Elle ne sort que pour aller à la messe, mais elle n’y va guère souvent, car Herbert, dans la Thidrekssaga, reste bien longtemps sans avoir cette occasion de voir celle qui est aimée de son maître. Il en est de même pour Siegfried à la cour des rois de Bourgogne. Et encore, quand elle sort, elle est gardée à vue, et quelles précautions pour empêcher, qu’on puisse lui parler ! Elle est traitée dans l’épopée germanique presque comme une odalisque d’Orient[11]. Le père brutal (ici l’oncle), qui refuse la main de sa fille, et qui menace même de mort les prétendants, se rencontre dans toutes les histoires de mariage que nous a laissées l’épopée germanique : dans le Hugdietrich, dans l’Ortnit, dans le Kœnig Rother, dans Salomon und Morolf, dans Gudrun (deux fois), dans la Thidrekssaga, et dans plusieurs légendes reproduites par Saxo Grammaticus[12]. Il y en a même comme un écho dans le poème des Nibelungen, puisque, aussitôt que la mère de Siegfried apprend qu’il aime Kriemhild, elle commence à trembler pour son fils, à cause des hommes de Gunther. La demande en mariage écartée, c’est à la ruse qu’on a recours. Tantôt, le héros parvient sous un déguisement auprès de celle qu’il aime (Hugdietrich, Kœnig Rother, Ortnit) ; tantôt, c’est un de ses amis qui se charge de faire parvenir son message à la bien-aimée (Gudrun, Thidrekssaga, légende d’Authari[13]). L’intermédiaire entre le royal amant et sa bien-aimée est toujours conçu comme le type de l’homme fidèle et ingénieux, qui triomphe de tous les obstacles, et qui mène à bonne fin l’entreprise la plus difficile possible. On fuit avec la belle, mais on est poursuivi, et, parfois, c’est cette fuite et cette poursuite qui constituent l’épisode le plus émouvant de l’histoire nuptiale (Ortnit, Gudrun). je ne puis naturellement pas entrer dans le détail, et je dépasserais les proportions assignées à ce livre si je voulais citer ici toutes les analogies que m’offre l’histoire littéraire des Germains. Il me suffira, je pense, de citer l’an des épisodes les plus instructifs dans ce genre, et peut-être aussi le plus inconnu ; il appartient à la Thidrekssaga, ce monument littéraire du XIIIe siècle où se sont fondues tant de vieilles légendes. Le roi Thidrek veut se marier. Ses messagers, arrivés en Bertangenland (Bretagne), entendent parler de la belle Hilde, fille du roi Arthur, mais ils ne parviennent pas à la voir. Leur maître, auquel ils rapportent ces nouvelles, envoie alors son fidèle Herbert avec mission de demander la main de la princesse. Mais elle était si soigneusement gardée que ses propres compatriotes ne pouvaient pas la voir, à l’exception des meilleurs amis da roi. Herbert cependant fait à Arthur le message de son maître, mais Arthur lui répond que, selon l’usage du pays, il ne pourra voir la princesse que lorsqu’elle ira à la messe. Herbert reste longtemps à la cour du roi, attendant impatiemment cette occasion qui tarde à s’offrir. Enfin, lors d’une grande fête qui a lieu chez le roi, il est décidé que la princesse se rendra à l’église. Mais elle y va le visage voilé, sans regarder personne, et entourée d’un superbe cortège qui ne permet pas de l’aborder. Cependant Herbert, qui connaît le naturel féminin, lâche à côté d’elle deux souris, l’une ornée d’or, l’autre d’argent. La princesse les regarde, voit Herbert et lui sourit, puis elle lui fait demander par une de ses suivantes qui il est. Herbert décline son nom, mais ajoute qu’il ne veut confier qu’à la princesse seule le but de son voyage. Elle lui mande alors de l’attendre derrière la porte de l’église, où elle l’entretient après que tout le monde est sorti. Puis, à la demande de Herbert, elle obtient de son père l’autorisation de l’attacher à son service, et ainsi elle, prépare à son aise, avec lui, leur évasion commune[14]. Je passe le reste, qui ne présente plus le même intérêt au point de vue de notre sujet. Allons plus loin, et examinons les protagonistes de notre petit drame nuptial. Aridius, d’abord, est l’être le plus épique possible. Il est investi d’une pénétration d’esprit incroyable, et d’un ascendant sans limite sur l’esprit de son maître. A peine a-t-il remis les pieds sur le sol du royaume burgonde, que tous les desseins ourdis contre les intérêts de Gondebaud, et si follement favorisés par ce dernier, sont sur le point d’être déjoués : il s’en faut de quelques heures que Clotilde ne soit pas la femme de Clovis. Et ce n’est pas le seul exploit de cet homme merveilleux, qu’une autre chanson nous montrera triomphant de la naïveté de Clovis lui-même. Voilà un type conçu comme pas un à la manière poétique. Aurélien n’est pas moins épique. Bien que son rôle soit plus modeste que celui d’Aridius, il l’emporte cependant sur celui-ci, et l’on peut dire que, sans lui, le mariage de Clovis et de Clotilde n’aurait pas lieu. Nombreuses sont les analogies qu’il présente avec les intermédiaires matrimoniaux de l’épopée barbare. Le fidèle Herbert qui porte le message de Thidrek au roi Arthur dans le Bertangenland semble un autre Aurélien, et il en est de même de plusieurs de ses pareils[15]. On peut donc affirmer que l’histoire des amours de Clovis et de Clotilde est entièrement taillée sur le patron des légendes nuptiales, telles que les aimaient les Germains. Cela ne voudrait pas encore dire qu’elle est entièrement fausse : en effet, n’est-il pas possible que quelques traits en aient été empruntés à la réalité, et le moule même dans lequel on a coulé toutes les histoires de ce genre, ne représente-t-il pas une situation qui était alors possible et fréquente ? Mais les nombreuses invraisemblances du récit ne permettent lias de s’arrêter longtemps devant cette conjecture, d’ailleurs absolument gratuite. La fiction populaire se laisse toucher ici du doigt. Quel inutile et en même temps puéril complot ourdi pour permettre aux ambassadeurs de Clovis de voir la jeune princesse’ Quelle bizarrerie dans ce rôle de Clotilde, obligée de leur tracer elle-même leur ligne de conduite ! Quelle contradiction dans l’attitude de Gondebaud, qui, d’un côté, n’ose refuser la main de Clotilde à Clovis, et qui, de l’autre, fait tout ce qu’il peut pour irriter ce redoutable voisin ! Comment d’ailleurs Clotilde sait-elle qu’Aridius s’opposera à son mariage ? Qui lui donne le pressentiment qu’il est déjà en route ? Comment Aridius revient-il juste à temps, de Constantinople, pour constater qu’il arrive une heure trop tard ? et comment l’avisé Gondebaud a-t-il besoin qu’on lui ouvre les yeux sur l’imprudence de sa conduite ? Tout cela est assurément trop invraisemblable pour être vrai, mais ne l’est pas trop pour être épique. C’est même le propre de l’épopée : de ne pas reculer devant l’invraisemblance, du moment qu’il s’agit de mieux accentuer un fait ou de dramatiser davantage une situation. Placé en présence de cette source, la seule, on l’a vu, où il trouvât l’histoire du mariage de Clovis, Grégoire de Tours a dû se sentir bien embarrassé. je l’ai déjà dit, il sortait d’un milieu où l’on n’avait pas l’intelligence de la poésie épique. Celle-ci se distinguait si profondément de tout ce qu’il était habitué à lire ou à entendre, qu’à chaque : instant elle heurtait ses habitudes d’esprit. Il était incapable d’apprécier le charme barbare de la poésie franque, il était au contraire vivement choqué par ce que ces fictions avaient d’enfantin. Ne pouvant ni les admettre sans contrôle ni les rejeter totalement, parce que, du moins dans leurs grandes lignes, ils étaient vraisemblables et s’harmonisaient avec l’histoire, que lui restait-il à faire ? Ce qu’il a fait : conserver du récit légendaire ce qui en constituait la charpente, et laisser de côté les détails épisodiques et les ornements superflus[16]. A-t-il bien fait, et les confins entre l’histoire et la légende coïncident-ils vraiment, cette fois, avec la ligne de démarcation qu’il a tracée ? En d’autres termes, pouvons-nous accorder un caractère d’authenticité à ce qu’il nous raconte des malheurs domestiques de Clotilde et des crimes de Gondebaud ? je ne le crois pas. Selon moi, le déchet est plus fort que ne l’a cru Grégoire, et un examen approfondi nous fait voir que la végétation était plus touffues le noyau historique plus faible qu’il ne paraîtrait d’après son récit. Les torts de Gondebaud, l’exil de Clotilde, la rancune qu’elle lui garde, sont, comme les négociations et les aventures d’Aurélien, du domaine de la poésie épique. Ils ont été fournis à Grégoire — par la même source populaire, — ils se présentent à nous dans les mêmes conditions, ils doivent être rejetés au même titre. D’aucune manière on ne saurait admettre la prétention de les sauver en vertu d’un jugement purement subjectif fondé sur leur plus ou moins de vraisemblance. L’histoire, d’ailleurs, vient ici à l’aide de la critique, en opposant un démenti formel à la tradition contestée. Il ressort des documents les plus dignes de foi que ni Chilpéric, père de Clotilde, ni sa femme n’ont péri victimes de Gondebaud, et que par conséquent Clotilde n’avait aucune vengeance à tirer de son oncle. Non seulement aucun écrivain contemporain ne tonnait ce prétendu meurtre, mais le témoignage de saint Avitus de Vienne l’exclut formellement. S’adressant à Gondebaud pour le consoler de la mort de sa fille, il lui écrit : Autrefois, vous pleuriez avec une émotion inexprimable la perte de vos frères, et l’affliction de tout votre peuple s’associait à votre deuil royal. Et cependant, c’était la bonne fortune de votre royaume, qui, en diminuant le nombre des personnages royaux, ne gardait à la vie que ce qui suffisait pour le commandement[17], etc. Il ne s’agit pas, dans cette lettre, de Godegisil, qui, à cette date, avait déjà péri dans la lutte qu’il soutint contre son frère : saint Avitus, qui lui consacre une mention discrète un peu plus loin, ne parle manifestement pas de lui, mais des deux autres frères de Gondebaud, parmi lesquels Chilpéric, père de Clotilde. Si donc Chilpéric a été pleuré de Gondebaud, qui prétendra qu’il serait tombé sous ses coups ? On ne soutiendra pas- que le passage de saint Avitus ne contient qu’une sanglante ironie à l’adresse du tyran : supposition invraisemblable, car l’ironie eût été singulièrement déplacée dans une lettre de condoléance, dans la bouche d’un sujet s’adressant à son roi, dans celle d’un évêque parlant au nom d’une religion de charité. Ou bien admettra-t-on, comme l’ont fait quelques-uns, que saint Avitus serait descendu jusqu’à ce degré d’abjection morale, d’écrire de pareilles choses par pure flatterie, à un roi fratricide ? Que ceux-là le croient qui ont besoin de supposer chez les civilisateurs du VIe siècle de si monstrueuses aberrations : le bon sens proteste contre une pareille hypothèse, et la justice défend d’attribuer une telle perversion du sens moral à un personnage vénérable, aussi longtemps qu’il restera de ses paroles une explication plus compatible avec son caractère et ses vertus. Gondebaud n’est pas responsable du meurtre de Chilpéric, voilà ce que crie bien haut le passage cité de saint Avitus, et si on n’a pas compris cet éloquent témoignage, si on s’est obstiné à l’interpréter dans un sens absolument impossible, c’est parce qu’on s’y croyait forcé par l’historicité incontestée du récit de Grégoire. Il n’y aura plus personne pour interpréter le texte de saint Avitus comme une ironie ou comme une adulation, dès que la réalité des crimes de Gondebaud sera elle-même remise en question : bien plus, ce texte, reprenant d’un coup toute sa force, fera éclater la vérité avec une évidence lumineuse[18]. Mais ce n’est pas tout, et si l’on pouvait conserver un doute, il disparaîtrait devant une autre démonstration. Cette femme du roi Chilpéric, qui aurait prétendument péri avec lui sous les coups de Gondebaud, nous la connaissons aujourd’hui, grâce à une épitaphe conservée dans une église de Lyon qu’elle avait bâtie. Elle s’appelait Caretena, et, après avoir survécu plusieurs années à son mari, elle mourut le 16 septembre 506, mère et grand’mère d’enfants élevés dans la foi catholique, et qui firent le bonheur de sa vieillesse. Il y avait quatorze ans que sa fille Clotilde était devenue la femme de Clovis : on conviendra que les gens tués par Gondebaud se portaient assez bien[19] ! Il ne reste donc rien des prétendus crimes de Gondebaud et des prétendues infortunes de Clotilde, et notre tâche serait remplie, si, après que nous avons fait le départ de l’histoire et de la légende, il n’y avait de l’intérêt à montrer comment s’est formée celle-ci. On n’a pas besoin de chercher beaucoup pour en trouver l’origine. En 523, la guerre éclata entre les Francs et Sigismond, roi des Burgondes, et elle se termina par la mort tragique de ce prince et de sa famille. Cet événement dut faire une grande impression sur l’esprit public. Selon ses habitudes, l’imagination populaire aura voulu posséder la raison d’une lutte qui mettait aux prises de si proches parents, et cela du vivant de Clotilde, mère des uns et tante de l’autre ! Or, il n’y avait que deux explications possibles : l’explication historique, à savoir l’indifférence des rois francs pour les liens de la parenté, — et elle choquait trop le sens moral de la nation pour être adoptée par elle ; — et l’explication poétique, qui, ne pouvant admettre que Clotilde eût laissé ses fils guerroyer contre ses parents sans de justes motifs, a fait des jeunes rois francs les vengeurs de leur mère outragée. L’infortune des Burgondes a dû être la punition de torts antérieurs qu’ils avaient vis à vis de Clotilde, voilà le premier thème suggéré aux imaginations. Partant, elles ont été obligées de trouver les causes du ressentiment de Clotilde, et, rebroussant chemin vers les événements antérieurs, elles ont soumis ceux-ci, à leur tour, au remaniement qui devait les harmoniser avec le point de vue nouveau. Il a fallu imaginer une Clotilde victime de Gondebaud, privée par lui de ses parents, de son rang, de sa liberté, et n’échappant finalement à sa tyrannie que grâce aux démarches de Clovis et à la peur qu’on avait de déplaire à celui-ci. Voilà comment Gondebaud, que la poésie franque n’avait d’ailleurs aucun intérêt à ménager, vu qu’il était arien et chef d’un peuple ennemi, est devenu le tyran cruel et soupçonneux qui a plongé dans le deuil la jeunesse de ses nièces, et dont le ; crimes ont attiré sur la tête des siens une juste expiation. Voilà comment Clotilde, dont l’austère et religieux veuvage s’est écoulé au milieu des bonnes œuvres, à l’ombre de la cathédrale de Saint-Martin de Tours[20], a dû se laisser transformer en la cruelle virago qui, plus de trente ans après ses griefs, et alors que l’auteur unique de ses malheurs est descendu au tombeau, pousse ses fils à une guerre fratricide dont la seule pensée devrait lui faire horreur ! Et voilà aussi pourquoi, lorsque la légende nous montre Aridius exhortant Gondebaud à s’opposer au mariage de Clotilde, elle met dans sa bouche ces paroles significatives : Si elle devient puissante, elle vengera les griefs de ses parents[21]. Tout le monde nous accordera sans doute que cette prophétie n’a pu être faite qu’après c6up, c’est-à-dire à un moment où l’imagination se figurait la vengeance prédite comme accomplie par la défaite des Burgondes et par la captivité de leur roi. Cette explication rend compte aussi de la forme spéciale revêtue par notre légende. La tragique destinée du roi burgonde étant conçue comme urge application de la grande loi morale de l’expiation, il n’aura pas fallu un énorme effort à la fantaisie populaire pour se représenter les crimes qu’il s’agissait d’expier. Œil pour œil, dent pour dent, dit l’adage barbare. Si le roi Sigismond est massacré avec sa femme, et si leurs cadavres sont jetés dans un puits[22], c’est sans doute parce que Gondebaud, son père, aura fait subir le même supplice au père et à la mère de Clotilde. Cette phase de l’évolution de la légende était déjà traversée lorsque Grégoire de Tours écrivit les paroles suivantes : Igitur Gundobadus Chilpericum fratrem suum interfecit gladio uxoremque ejus ligato ad collum lapident, aquis immersit[23]. Mais la loi du talion voulait davantage. Les deux fils de Sigismond avaient péri avec lui, et l’esprit populaire s’aperçut bientôt que leur mort restait sans explication, Alors, par un nouvel effort créateur, il imagina deux fils de Chilpéric qui auraient partagé la triste destinée de leur père. On voit la raison pour laquelle Frédégaire, renchérissant sur Grégoire de Tours, a introduit dans son récit ces deux personnages nouveaux[24]. La légende avait marché depuis, et elle en- était venue à appliquer dans le moindre détail sa loi de l’expiation, en établissant une similitude parfaite entre les crimes commis et le châtiment tardif qui les avait atteints. Veut-on une dernière preuve que c’est bien la deuxième guerre de Burgondie, avec ses péripéties sanglantes, qui a déterminé la formation de la légende de Clotilde ? Si cette princesse avait eu réellement à venger ses parents ; et si elle avait été fidèle à la passion vindicative que lui attribue la légende, il en apparaîtrait quelque chose dans la guerre que Clovis fit au roi Gondebaud. C’était alors ou jamais le moment pour elle de se souvenir de sa vengeance. Ses griefs étaient récents ; le cruel qui l’avait fait tant souffrir vivait encore, et l’époux qui l’avait arrachée au tyran était, lui aussi, dans la plénitude de sa force guerrière. Si elle avait eu les sentiments que lui prêtent les chroniqueurs, et que, de plus, elle eût eu un grief contre sa famille burgonde, c’est alors, c’est à son époux qu’elle aurait tenu le langage que la légende lui fait tenir ici à ses enfants. Mais non, elle n’intervient même pas, et la campagne de Clovis contre Gondebaud est déterminée par des mobiles qui excluent totalement les excitations de Clotilde. C’est, en effet, le frère de Gondebaud qui l’appelle au secours, en lui promettant de se faire son tributaire s’il l’aide à se débarrasser de ce roi. Ni dans cette occasion, ni dans la suite de l’histoire, le nom de Clotilde n’est prononcé : preuve manifeste qu’elle n’est pas intervenue dans les sanglants débats entre son époux et ses oncles, sans doute parce qu’elle les déplorait et qu’elle ne pouvait pas les empêcher[25]. Au surplus, la transformation, à laquelle l’épopée soumettait le type de Clotilde, dont elle faisait la malheureuse victime d’un drame de famille, la rapprochait d’une figure historique que le peuple franc avait sous les yeux à cette époque, et qui inspirait dans bien des milieux un vif et sympathique intérêt. L’histoire très réelle de sainte Radegonde est en quelque sorte le prototype de l’histoire poétique de Clotilde : on retrouve dans celle-là les principaux traits dont l’imagination populaire a composé celle-ci. Le cadre est le même. De part et d’autre, ce sont trois frères dont l’un périt victime de la trahison paternelle, et dont les deux survivants se disputent son héritage ; c’est l’un d’eux appelant le roi franc à la rescousse, c’est une guerre fratricide dans laquelle l’appui du roi mérovingien décide le succès, c’est, chez le vainqueur, l’oubli de la promesse qu’il a faite à son allié, c’est, enfin, l’explosion de l’inimitié entre lui et le monarque franc. Le parallélisme est frappant, surtout si l’on comparé la destinée des deux princesses qui sont les héroïnes de ces deux récits. Toutes les deux ont vu leur père cruellement immolé par la trahison d’un oncle ; toutes les deux ont vécu tristement à la cour du tyran, toutes les deux sont devenues ensuite reines des Francs, et ont gardé sur le trône la mélancolie de ces souvenirs. Incontestablement, les poètes qui ont confié, à la chanson populaire l’histoire de Clotilde ont été, sans le savoir, inspirés par l’image douloureuse de Radegonde, et il en est resté quelque chose dans la forme sous laquelle celle de Clotilde est arrivée jusqu’à nous. Toutefois, ils n’ont pas su atteindre complètement le type qu’ils avaient sous les yeux, et la poésie est restée, cette fois, inférieure à la réalité. Leur imagination était trop grossière et leur âme trop barbare encore pour s’élever à la hauteur morale où le christianisme avait élevé la princesse de Thuringe. A cette femme si pure et si sainte, douce envers ses ennemis et douce envers ses malheurs, ils ne savent substituer qu’une Clotilde barbare et farouche, altérée de vengeance et ne vivant que pour cela un type anticipé de la Chriemhild des Nibelungen. L’histoire a été ici plus belle que la fiction, et l’idéal que le christianisme avait réalisé dans une âme vivante, l’imagination ne s’est pas trouvée capable de le traduire dans une conception poétique[26]. Il resterait à rendre compte de l’introduction d’Aurélien dans notre épisode. Je crois que ce nom est celui d’un personnage historique quelconque, lequel, pour des raisons qu’il faut nous résoudre à ignorer, a été mentionné à l’occasion du mariage de Clotilde. L’authenticité de son nom me semble garantie par le fait même de la relation que la légende établit entre lui et la ville d’Orléans (Aurelianis). Le nom a dû exister avant que la relation fût imaginée. Prétendre qu’on a appelé le personnage Aurelianus parce qu’on le croyait d’Aurelianis, ce n’est rien dire, car enfin pourquoi le croyait-on d’Orléans, sinon parce que son nom même suggérait une allusion à cette ville[27] ? Donc, le nom a existé d’abord, et c’est sa ressemblance avec celui de la ville qui a déterminé la relation dont je parle. Mais cela même, je veux dire l’impossibilité d’expliquer l’origine du nom d’Aurélien par les nécessités de la fiction, suffit pour attester l’existence historique du personnage. L’auteur du Liber Historiæ, qui écrivait au VIIIe siècle, croit pouvoir nous apprendre qu’Aurélien a été créé par Clovis duc de Melun. Cela ne constitue aucun renseignement nouveau sur ce personnage : il faut simplement y voir la preuve que ce chroniqueur avait entendu parler d’un duc de Melun qui s’était appelé Aurélien, et qu’il l’avait naïvement confondu avec notre héros. C’est l’éternel procédé de la poésie populaire des noms identiques ou seulement semblables ne peuvent se rencontrer sans qu’elle identifie ou du moins rapproche les gens qui les portent. De même que Basine a dû être la femme de Basin parce qu’elle portait le même nom que lui, de même Aurélien a dû être d’Orléans, et fondre sa personnalité dans celle du duc de Melun qui était son homonyme. On n’a pas toujours la bonne fortune de pouvoir ainsi placer la réalité à côté de la poésie, l’histoire a côté de l’épopée, et de montrer comment l’une a engendré l’autre. Il n’en est que plus instructif de faire ce rapprochement là où il est possible. Nous voyons combien se trompent ceux qui croient qu’on peut, au moyen d’une simple combinaison rationnelle, arriver à dégager le noyau d’une légende de son enveloppe poétique. Si nous n’étions pas, comme ici, en possession de faits qui innocentent complètement Gondebaud, qu’aurait fait la majorité des critiques ? Ils auraient déclaré que, dans l’histoire de Clotilde, il y avait sans doute des ornements légendaires, tels que les circonstances de son mai Tage et d’autres encore, mais qu’il s’y rencontrait un fonds de vérité représenté par ses griefs contre Gondebaud, et sur lequel l’imagination populaire avait brodé lé détail. Eh bien ! il se trouve précisément que c’est ce noyau apparent qui est inventé, et qui constitue même la partie la plus moderne de toute l’histoire ! En somme donc, l’esprit épique est plus hardi et plus inventif que ne le supposent beaucoup de critiques. Il fait plus que colorer et agrandir des faits ; il remonte aux causes, il se fait une obligation morale de les trouver, et il se voit amené de la, sorte à créer de toutes pièces des récits étiologiques ayant d’autant plus les apparences du vrai qu’ils sont mieux modelés sur lui. |
[1] Je fais ici allusion à l’auteur du grand prologue de la Loi salique, dont l’inspiration toute catholique procède d’une autre pensée, on l’a vu, que le récit relatif aux quatre prud’hommes. Je pense également auteur du Vita Remigii, dont Grégoire de Tours, II, 31, nous fait entendre quelques accents à travers sa prose d’ordinaire si monotone : Velis depictis adumbrautur plateæ, ecclesiæ curtinis albentibus adurnantur, baptistirium componitur, balsama difunduntur, micant flagrantes odorem cerei, totum templum baptistirii divino respergeretur ab odore... Procedit nonos Constantinus ad lavacrum, etc. le rappellerai aussi les belles paroles de saint Avitus de Vienne, écrivant à Clovis pour le féliciter de son baptême. Il y a là de grandes et larges vues de l’avenir, que l’histoire a confirmées.
[2] Grégoire de Tours, II, 28.
[3] Frédégaire, III, 18-19.
[4] Liber Historiæ, c. 12-14.
[5] Dans Bouquet III, p. 6-8.
[6] Id., ibid. p. 39 et 38.
[7] Dans Scriptor. Rer. Merov., (Krusch) II, p. 342 et suiv. Je dirai une fois pour toutes que le Vita Chlothildis, qui date tout au plus du IXe siècle, n’est qu’une copie du Liber Historiæ, agrémentée de quelques amplifications oratoires et enrichie de quelques sèches notices sur des constructions d’églises. L’histoire poétique des Mérovingiens peut n’en tenir aucun compte. Cf. Krusch, l. I.
[8] Junghans, o. c., p. 55.
[9] Richter, dont le livre modeste contient une si grande somme d’érudition et un esprit critique si juste, reconnaît aussi, année 492, p. 35, que Grégoire s’est servi d’une source légendaire dont il a essayé de démêler l’élément historique.
[10] Rajna, p. 69 et 70.
[11] Il faut remarquer que a4te rigoureuse réclusion des jeunes filles semble considérée comme une réalité par Fortunat, V, 5, 101, qui fait ainsi parler la princesse Galeswinthe, s’adressant à la ville de Tolède au moment de la quitter pour aller épouser Chilpéric :
Antea clausa fui, modo te considero totam,
Nunc mihi nota prius quanda redeco ferox.
[12] VII, 228, éd. Holder.
[13] Cette dernière dans Paul Diacre, III, 30.
[14] Thidrekssaga dans A. Raszmann, Deutsche Heldensage, Hanovre 1858.
[15] Dans ce chapitre, je reproduis, parfois textuellement, certains passages de mes études : Les sources de l’histoire de Clovis dans Grégoire de Tours (Revue des Quest. Histor., octobre 1888) et sur l’Histoire de Clovis dans Frédégaire (même recueil, janvier 1890).
[16] Ce procédé, dans tous les cas, est au moins aussi conforme aux lois d’une saine critique que celui de Pétigny, II, p. 411, n., qui déclare prendre alternativement, dans les deux récits de Frédégaire et du Liber Historiæ, les traits qui lui paraissent les plus vraisemblables !
[17] S. Avit, Epist. 3.
[18] Ceci a déjà été reconnu par Mascov, Geschichte der Deutschen, Leipzig 1756, t. II, p. 19 ; par Gaupp, Dis Germanischen Ansiedelungen und Landtheilungen, Breslau 1844, p. 228 ; par Carlo Troya, Storia d’Italia nel Medio Eco, vol. II, part. II, Napoli, 1846. Appendice.
[19] Alph. de Boissieu, Inscriptions antiques de Lyon, in-4°, Lyon, 1846-1854, p. 573. Leblant, Inscriptions chrétiennes de la Gaule, t. I, p. 70, n° 31. Cf. Binding, Das Burgundisch-Romanische Kœnigreich, p. 114 et suiv. Je crois inutile de réfuter l’erreur de de Boissieu, se figurant que l’histoire des crimes de Gondebaud aurait été fabriquée par les Francs, suivant les intérêts de leur politique et pour la justification des misérables enfants de Clovis. On entend trop parler ici s’épigraphiste. Certes, si on avait la cette histoire sur un marbre du VIe siècle, j’accorderais au savant quelle a été fabriquée ; mais elle sort de l’imagination inconsciente du peuple, qui conçoit des histoires en rêve, mais qui ne les forge pas sciemment.
[20] Grégoire de Tours, II, 43 et IV, 1.
[21] Si prævaluerit, injuria pareatum vindecavit. Frédégaire, III, 19.
[22] Grégoire de Tours, III, 6.
[23] Id., ibid., II, 28.
[24] Gundobadus Chilpericum fratrem suum interfecit gladium, uzorem ejus, legatio ad collum lapide, aquis, immersit, duos filios eorum gladio trucidavit, dual filias exilio condemnavit, quaram senior nomen Sædeleuba mutata veste se Deo devovit, junior Chrothechildis vocabatur. Frédégaire, III, 17.
[25] Il semble bien que le vieux Roricon ait remarqué cette contradiction interne de l’histoire traditionnelle ; aussi nous dit-il que Clovis entreprit la guerre de Burgondie pour verger Clotilde : Clodoveus igitur anno Il sui baptismatis contra Gundobaldum et Godigisilum arma corripuit, et in eos aciem dingens, ad ulciscendos veteres uxoris suæ injurias Francorum animos acuit. Burgundiones universos aut gladio trucidare, aut tributo gravi subjugare decernens (Bouquet, III, p. 12). Mais il n’y a là qu’un remaniement arbitraire des faits pour les rendre plus conformes à la logique, et non un témoignage qui vaudrait la peine d’être pesé.
[26] Ce serait ici l’occasion d’examiner l’opinion de quelques savants allemands, d’après lesquels la figure poétique de Chriemhild dans les Nibelungen aurait été modelée en partie sur le type historique de Clotilde. Mais ce type n’ayant pas existé, comme je viens de le démontrer, il devient inutile de discuter davantage cette supposition. Il en serait autrement si quelqu’un s’avisait de renverser les termes, et demandait avec Max Rieger, Die Nibelungeitsage, p. 198, si l’existence du type poétique de Chriemhild n’a pas pu contribuer à former la physionomie légendaire de Clotilde. Mais on ne me fera pas facilement admettre que, dès le VIe siècle, la femme de Sigfried avait déjà, dans l’épopée germanique, la physionomie et le rôle que nous lui voyons dans les Nibelungen.
[27] V. Fauriel, o. c. t. II, p. 496. C’est Orléans que le romancier lui donne pour résidence, peut-être à cause du rapport qui il y a entre son nom d’Aurélien et celui d’Orléans. Pour plus de détails, voir mon article sur l’Histoire de Clovis d’après Frédégaire, p. 77 et suivantes.