CHILDÉRIC étant mort, son fils Clovis devint roi à sa place. La 5e année de son règne, Syagrius, roi des Romains, fils d’Ægidius, avait sa résidence dans la ville de Soissons, qu’avait autrefois possédée Ægidius nommé ci-dessus. Marchant contre lui avec son parent Ragnacaire, qui possédait lui aussi un royaume, Clovis lui demanda de préparer un champ de bataille. Syagrius ne se fit pas attendre et ne craignit pas de résister. Pendant qu’ils combattaient entre eux, Syagrius, voyant son armée taillée en pièces, tourna le dos et, fuyant rapidement, se réfugia à Toulouse, auprès du roi Alaric. Clovis fit dire à Alaric de le lui rendre, sinon, qu’il eût à savoir que son refus lui vaudrait une guerre. Alaric, craignant d’encourir la colère des Goths à cause du fugitif, et tremblant comme c’est l’habitude des Goths, le livra enchaîné. Clovis, ayant reçu le prisonnier, le fit mettre sous bonne garde, et, s’étant emparé de son royaume, le fit frapper de l’épée en secret[1]. C’est en ces termes, dont j’ai respecté autant que j’ai pu l’incorrection barbare, que Grégoire de Tours commence l’histoire de Clovis. Voyons ce qu’ils vont nous apprendre. Ainsi que je l’ai montré ailleurs[2], c’est à des annales, probablement à des Annales d’Angers, que notre auteur a emprunté ce récit. Nous ne connaissons pas, pour cette époque, d’autre écrit qui aurait pu le lui fournir ; de plus, son exposé sec et sommaire a entièrement l’allure d’un récit de provenance annalistique ; enfin, la mention de la date de l’événement est, elle aussi, un indice qui confirme les précédents. Il y a même dans la manière dont Grégoire nous la communique je ne sais quelle gaucherie de style provenant, si je ne me trompe, de ce qu’il n’a pas su s’assimiler assez complètement le texte des annales. Il dit : Anno autem quinto ejus Siacrius Romanorum rex apud civitatem Sexonas.... regnum habebat. Ou je me trompe fort, ou, dans les annales consultées par Grégoire, l’indication de la date se rapportait, à tout l’ensemble des événements racontés dans ce paragraphe, et, plus particulièrement, à la bataille de Soissons. Grégoire de Tours l’a entendu ainsi, mais on remarquera qu’il ne le dit pas tout à fait, parce qu’il a fondu dans sa première phrase les mots Anno quinto qui, dans sa source, devaient être écrits hors texte. Mais, si Grégoire a emprunté son exposé aux Annales d’Angers, il est certain toutefois qu’il n’en a pas reproduit servilement la teneur. Cela n’est guère dans ses habitudes, et les quelques lignes qu’il consacre au sujet contiennent des traits qui ne se trouvaient certainement pas dans les annales. Ainsi le ut Gothorum pavere mos est. Il y a là l’expression âpre et passablement injuste des sentiments du peuple franc pour des voisins qui l’avaient longtemps gêné, et ce n’est pas la seule fois qu’on trouve ces accents de mépris sous sa plume ou sous celle de ses compatriotes[3]. je note ensuite deux traits qui, étrangers à sa source écrite, sembleraient faire croire qu’il a dû en connaître encore une autre, d’origine barbare celle-là. Le premier, c’est le titre de roi des Romains donné à Syagrius[4]. Ce titre était trop étranger à la langue politique des Romains, et cette langue trop bien fixée depuis longtemps, pour qu’on puisse croire qu’un document, même de la plus basse époque de l’empire, pût l’employer par distraction[5]. Je passe sous silence la grossière erreur qu’il y aurait eu à attribuer ce titre à Syagrius, qui était tout au plus investi de la dignité de comte ou de duc. Par contre, un terme pareil se comprend fort bien dans la bouche des barbares, peu au courant de la hiérarchie des fonctionnaires romains, et qui leur donnaient naturellement les mêmes noms qu’à leurs propres chefs. Le mot Romains dans le titre attribué à Syagrius y est de plus un véritable non-sens, si on le suppose donné par les provinciaux eux-mêmes. Par contre, il correspond parfaitement au point de vue des barbares, qui ne connaissaient que deux groupes de peuples : eux-mêmes et les Romains, et qui ne faisaient pas de catégories parmi ces derniers[6]. Syagrius, qui était pour les provinciaux le comte de la Lyonnaise, ou quelque chose d’approchant, était donc pour les barbares le roi des Romains. En le désignant sous ce nom, Grégoire nous fait comprendre qu’il l’a entendu appeler ainsi par les Francs. On a vu plus haut qu’en effet les Francs, dans leurs récits populaires, se figuraient les derniers généraux qui avaient commandé dans les provinces gauloises colonie des rois, et qu’ils les avaient même rattachés les uns aux, autres par les liens d’une parenté fictive, de manière à en faire une véritable dynastie. Le roi Syagrius était donc pour eux le fils du roi Ægidius, fils lui-même du roi Ætius, qui avait eu pour père le roi Paul : conception vraiment épique et marquée, si je puis ainsi parler, au coin de la plus pure barbarie. Pour que Grégoire, d’ordinaire si défiant à l’égard des traditions franques, ait laissé passer dans son récit une expression aussi insolite que celle dont il se sert pour désigner Syagrius, il faut qu’il ait été singulièrement distrait, sinon il n’eût pas manqué d’être choqué par une pareille invasion de la terminologie barbare. Frédégaire lui-même, dont la crédulité vis-à-vis de ses sources est cependant bien plus épaisse, semble avoir été frappé de l’invraisemblance de la chose, puisqu’il transforme Syagrius en patrice des Romains[7]. Une autre preuve que Grégoire a connu une source orale et barbare, qui, à son insu et peut-être malgré lui, doit avoir influé sur son exposé, c’est le campum pugnæ præparare déposcit. En vrai barbare qui fait de la guerre un duel, et qui rougirait de la commencer sans avoir loyalement défié son adversaire, Clovis fait dire à Syagrius qu’il ait à faire choix d’un champ de bataille. C’est de la même manière que les Cimbres, en venant envahir l’Italie, avaient offert à Marius de fixer le lieu et le jour de leur rencontre. On me dira que l’annaliste du Ve siècle a bien pu être frappé du fait, et le noter, et qu’il n’est nul besoin de supposer qu’il a été raconté par une tradition barbare. Et je serais assez porté à le croire, si l’on pouvait me faire admettre que ses notes étaient assez détaillées pour qu’il marquât des particularités de ce genre. Il n’en est pas ainsi, et l’osa aurait le droit de s’étonner que le bâilleur de renseignements de Grégoire lui eût fourni ici ce détail ethnographique. Il est, au contraire, bien facile de supposer qu’il se sera trouvé, encore une fois, dans la tradition orale des Francs. Vrai ou faux — car son historicité ne m’est pas absolument prouvée — il est tout à fait dans la tonalité des récits barbares[8]. je crois trouver un troisième et dernier indice de l’emprunt fait par Grégoire à une tradition barbare, dans le passage où il nous apprend que, Ragnacaire, parent de Clovis, y a assisté. On pourra dire, encore une fois, que Grégoire sait cela par les Annales d’Angers, et je n’ai aucun argument qui me permette de le nier d’une manière formelle, bien que je doute fort que le recueil romain se soit occupé de ce barbare obscur. Par contre, j’ai deux raisons d’ordre positif pour m’incliner à croire que la mention faite ici de Ragnacaire provient d’une source franque. La première, c’est que Ragnacaire, comme nous le verrons, a été en réalité le héros de chants épiques. La seconde, c’est qu’il paraît bien certain que la bataille de Soissons a inspiré les poètes francs, puisque l’histoire incontestablement épique du roi Chararic nous fait connaître le rôle perfide que ce prince y aurait joué. On ne me demandera pas pourquoi, si Grégoire a connu ce chant, il ne lui a pas fait de plus larges emprunts. Fidèle à lui-même, Grégoire se défie des sources populaires, et surtout il se garde bien de s’adresser à elles tant qu’il dispose d’un document écrit qui le renseigne suffisamment. Or, c’était le cas ici : les Annales, malgré leur sécheresse, lui fournissaient tout ce qu’il croyait avoir besoin de savoir ; par suite, il laissait la chanson épique dans l’ombre. Toutefois, il ne l’avait pas entendue en vain, et, sans le savoir, il lui a, dans son récit, emprunté un terme de son vocabulaire, ainsi que d’autres détails dont le cachet barbare marque suffisamment leur origine. je ne pousserai pas plus loin ces inductions, et je n’ai d’ailleurs pas la présomption de croire que j’ai démontré entièrement ma thèse. Mais peut-être était-il impossible d’arriver à une certitude plus complète, dans l’état des matériaux sur lesquels il fallait opérer. Il y avait intérêt, dans tous les cas, à constater combien peu d’éléments épiques nous devons ne s’attendre à retrouver dans Grégoire de Tours. Même là où ils abondent à côté de sa main, le chroniqueur passe dédaigneusement. Deux lignes d’une source écrite valent plus pour lui que les plus brillantes créations de la muse populaire. Si j’ai réussi à retrouver les vestiges de la tradition barbare dans un récit où ils étaient si bien cachés, il me reste maintenant à l’éliminer d’un passage où l’on s’est accordé jusqu’ici à la reconnaître. Il s’agit du célèbre épisode du vase de Soissons. Les Francs de Clovis, du temps qu’ils étaient encore païens, pillaient les églises. Un jour, il se trouva dans leur butin un vase sacré d’une beauté extraordinaire. L’évêque auquel il appartenait fit supplier Clovis de le lui rendre, et le roi, pour lui complaire, demanda à ses guerriers de lui abandonner le vase hors part. Tout le monde y consentit, sauf un soldat qui protesta que le roi n’aurait pas plus que sa part légitime, et qui, pour bien montrer qu’il ne se prêterait à aucun accommodement, brisa le vase d’un coup de hache sous ses yeux. Le roi dut dévorer sa colère, mais, l’année suivante, comme il passait la revue de son armée, il fit à ce soldat de violents reproches sur la manière dont il était armé, et lui arracha son arme pour la jeter à terre. Comme le soldat se baissait pour la ramasser, le roi lui fendit la tête d’un coup de hache en lui disant : C’est ce que tu as fait au vase de Soissons. Sur quoi, il renvoya l’armée, où cet acte avait répandu la terreur[9]. Voilà ce que raconte Grégoire de Tours, suivi par Frédégaire, par le Liber Historiæ et par les autres, qui se bornent à le répéter d’une manière plus ou t’oins exacte. Tes différences de leurs versions par ‘rapport à la sienne sont dues simplement à la distraction on à la négligence, si l’on excepte celle qui est relative au nom de l’évêque elles seront d’ailleurs discutées en leur lieu au cours de ce chapitre[10]. Selon plusieurs critiques, rien ne serait plus franchement populaire que l’histoire du vase de Soissons. Rien ne l’est moins, selon moi. Je suis, au contraire, fort frappé de l’absence totale de la couleur épique et des détails barbares que nous constatons en nombre dans les autres récits. Chaque fois que nous en analysons un, nous y voyons la tendance à glorifier le héros, ou tout au moins à attirer l’intérêt et la sympathie sur sa personne : il est le centre de l’action, et c’est à lui qu’elle se rapporte. Il n’en est pas ainsi dans l’histoire du vase de Soissons, et tout le monde voit bien que l’intérêt se concentre ici autour de la personnalité absente et innommée de l’évêque. Il s’agit de savoir si on lui rendra le vase, ou si le premier barbare venu pourra impunément s’opposer à la générosité du roi qui veut le restituer. Tout est là ; aussi l’épisode se termine-t-il logiquement par la mort de l’audacieux soldat. Moralité : que les barbares y regardent à deux fois avant de s’opposer à ce que justice soit rendue à un évêque et à son église. Ce n’est pas là le sujet d’une ballade germanique, mais bien plutôt celui d’un miracle : il n’y manque, en effet, que l’élément merveilleux pour le classer dans la catégorie des histoires en l’honneur des saints. Peut-on se figurer les guerriers de l’armée de Clovis racontant de pareilles aventures ? Ces barbares qui pillaient les églises se seraient-ils avisés de célébrer la libéralité de leur roi envers un évêque, et des soldats si souvent indisciplinés devaient-ils chanter avec enthousiasme la mort d’un : des leurs, massacré par le roi pour avoir fait respecter les droits de tous ? Ce n’est donc pas une tradition orale barbare, c’est moins encore un chant épique qui nous a conservé cette anecdote. Si l’on a pu s’y tromper, c’est sans doute à cause de la conformité de couleur qu’elle présente avec la réalité historique. En effet, notre épisode offre certains traits, foncièrement germaniques, et non seulement étrangers, mais même tout à fait opposés aux mœurs romaines. Le premier, c’est le caractère rigoureux de la loi qui préside au partage du butin Le roi n’a que sa part réglementaire ; s’il veut obtenir quelque chose de plus, il est obligé de le demander à ses guerriers, et, si l’opposition d’un seul ne suffit pas pour mettre obstacle à l’accomplissement de son désir, tout au moins est-il obligé d’endurer les récriminations du premier venu. Un pareil état de choses a dû disparaître de bonne heure. Aussi la mention qui en est faite ici ne peut-elle émaner que d’un contemporain, car les générations suivantes ne devaient plus guère avoir l’occasion d’assister à des scènes semblables. L’autre trait auquel je fais allusion a un cachet plus barbare encore. Le soldat mécontent brise le vase que Clovis a demandé hors part, et il le fait impunément. Nous avons vu tout à l’heure que sa protestation ne pouvait pas être réprimée : mais pourquoi lui laisse-t-on détruire un objet de prix ? La réponse est bien simple : Parce que, à cette époque primitive, pour ces barbares qui pillaient les églises et qui étaient partout en quête de l’or rouge, les objets d’art n’avaient guère d’autre valeur que celle du métal, et qu’il fallait bien les mettre en pièces pour que chacun eût une part égale de butin. Le soldat mutin qui brisait le vase de Soissons ne commettait, au point de vue des Francs, d’autre délit que celui d’être désagréable au roi, en l’empêchant de renvoyer à l’évêque le vase intact ; il ne portait pas atteinte à la propriété commune, il mettait au contraire l’objet en question clans l’état où le partage l’aurait mis peu après[11]. Ces deux détails sont donc bien barbares, et rien n’empêcherait de soutenir qu’ils émanent de l’imagination populaire. Mais, outre que leur couleur locale s’explique tout aussi bien dans l’hypothèse qu’ils sont historiques, il reste établi que la tendance du récit est bien nettement ecclésiastique, et partant, qu’il a dû être consigné par écrit par quelque contemporain, auquel Grégoire de Tours aura emprunté sa narration. Il fallait être un contemporain, et un observateur placé à proximité, pour reproduire de pareils traits sans être tenté de les souligner : une ou deux générations après, on ne les aurait plus compris, et, certes, on ne les aurait pas inventés. Déjà Frédégaire ne semble plus se rendre un compte exact de ce que fait le soldat : voce magna urceum impulit, dit-il, mais il ne paraît pas croire que le soldat ait brisé le vase. Il était Romain, et relativement plus civilisé, et il n’aura pu se figurer que l’audace d’un simple guerrier soit allée jusqu’au point de détruire un précieux objet d’art sous les yeux mêmes du roi qui voulait le sauver. La complexité des rapports du roi franc avec des évêques est un élément tout à fait incompréhensible pour la légende. Celle-ci ne procède que par grandes lignes et n’emploie que des couleurs bien tranchées ; elle ne tonnait pas les contours fuyants ni les nuances de transitions Ses héros à elle ne garderont jamais que deux attitudes en face des évêques : la hache levée ou-le genou plié. Un Clovis qui laisse piller des églises par ses soldats, et qui ensuite s’emploie auprès d’eux pour qu’ils lui permettent de faire acte de courtoisie envers ses victimes, ce n’est pas là un concept populaire, mais c’est, en revanche, une donnée profondément historique. Le Ve et le VIe siècles nous offrent plus d’une fois des spectacles du même genre, et les écrivains ecclésiastiques se sont complus à les retracer[12]. Pour avoir reproduit avec une telle fidélité des particularités si étrangères aux mœurs romaines, et d’un caractère si archaïque, il a fallu, je le répète, que le narrateur auquel Grimoire de Tours emprunte ses renseignements fit un contemporain de ce qu’il raconte, et que, de plus, il vécût à proximité des barbares ou au milieu d’eux. Je rencontre ici, dans le latin de notre chroniqueur, une expression fort archaïque dont il ne se sert jamais, et qui, si je ne me trompe, a passé de cette source contemporaine dans son texte : c’est celle de papa employée dans le sens d’évêque. Dès la seconde moitié du VIe siècle, cette expression a disparu du vocabulaire usuel, et Grégoire de Tours lui-même ne lui donne jamais ce sens, sinon dans cet unique passage[13]. Ne sommes-nous pas fondés dès lors à supposer qu’elle se sera trouvée dans sa source, et que, s’il l’a gardée, c’est à cause de la fidélité spéciale qu’il met à reproduire les paroles de ses personnages ? Mais connaissons-nous un document qui réunisse les deux notes en question, c’est-à-dire qui ait été écrit au nord de la Gaule, et au commencement d’ale siècle ? Oui, et Grégoire de Tours, qui le mentionne lui-même, l’avait certainement lu : c’est le Vita Remigii. Cet ouvrage, composé entre 533 et 574, ne pouvait guère passer sous silence, un trait qui était entièrement à la louange de son héros, si toutefois on admet que saint Remy est l’évêque non nommé auquel fait allusion le récit de Grégoire, et il semble impossible d’en douter. D’abord, la date assignée à l’épisode, qui est placée immédiatement après la bataille de Soissons, s’accorde bien avec celle où nous devons supposer qu’eut lieu la conquête du pays rémois par les Francs Saliens. Ensuite, l’offre faite par Clovis aux envoyés de l’évêque, de le suivre jusqu’à Soissons où, doit être partagé le butin, fait penser que le diocèse de cet évêque ne devait pas être trop éloigné de Soissons : or, Reims, est la voisine de Soissons à l’est, et c’est même, avec Senlis et Meaux, le seul diocèse qui pu recevoir la visite des Francs, après la défaite de Syagrius, puisque les diocètes situés au nord et à l’ouest de Soissons devaient déjà être alors en leur possession. Enfin, la démarche de l’évêque ne s’expliquerait pas, si l’on ne supposait qu’il avait quelque lieu d’en attendre un bon résultat ; et, nous savons que c’était bien là le cas de saint Remi, dont les bonnes relations avec Clovis sont attestées par une lettre qu’il lui écrivit avant sa conversion[14]. D’ailleurs Frédégaire et Hincmar nomment ici saint Remy ; et, bien que ce nom ne leur ait été fourni par aucune tradition, mais simplement suggéré par la vraisemblance, il n’est pas moins remarquable combien la conjecture s’imposait en quelque sorte alors comme aujourd’hui[15]. On me demandera pourquoi, dans ce cas, Grégoire n’aurait pas reproduit le nom de l’évêque ? Je pourrais me dispenser de répondre à cette question, car, s’il est établi qu’il a connu ce nom, son silence ne prouve pas plus contre celui de saint Remy que contre tout autre. Mais je crois avoir signalé les vraies raisons de ce silence. Grégoire n’a pas voulu croire ou n’a pu se résigner à raconter que le fondateur de la France chrétienne ait jamais pillé l’église de son père spirituel : soit qu’il ait eu un demi-doute, soit qu’il ait éprouvé une trop vive répugnance, soit qu’il n’ait pas cru devoir accorder assez d’importance à cet épisode dans sa narration en le rattachant à un nom en vue, il là raconté, mais il a omis le nom ce procédé, d’une critique rudimentaire, il est vrai, lui est cependant familier, ainsi qu’on l’a vit précédemment à l’occasion de l’épisode de Wiomad[16]. Telles sont les raisons qui nous autorisent à regarder l’épisode du vase de Soissons, non comme une légende fournie par la tradition orale des Francs, mais comme une histoire consignée par écrit dans un document contemporain, qui serait difficilement autre que le Vita Remigii. Tout d’ailleurs, dans cette histoire, porte le cachet d’une incontestable historicité. |
[1] Grégoire de Tours, II, 27. Dareste, Hist. de France, I, p. 189, prétend savoir que saint Remy, archevêque de Reims, se déclara contre Syagrius, mais c’est une pure supposition, et de plus fort invraisemblable.
[2] Les Sources de l’histoire de Clovis, etc., p. 389.
[3] Cumque secundum consuetudinem Gothi terga vertissent. (Grégoire de Tours, II, 37. Ibique legatus Ghlodoviae Paternus nomen ad Alaricum accessit, inquirens utrum ex habito Gothi inarmis, quo spoponderant, placitum custodirent, aut forte more soleto, ut post probatum est, mendaciis apparerint. Frédégaire, II, 58. D’autre part, comme le fait remarquer Pétigny, II, p. 389, Sidocius, écrivant au ministre d’Euric, nous montre les Francs tremblant devant ce roi.
[4] V. sur ce point l’intéressante étude de Tamassia : Egidio e Siagrio (Rivista storica italiana, 1885, livraison II, p. 228 et 229).
[5] Fustel de Coulanges, L’invasion germanique et la fin de l’Empire, p. 189, n. 3. Le même auteur se trompe au surplus quand il affirme (o. c., p. 8 et n. 4) que l’emploi du mot rex pour désigner l’empereur était fréquent. Lui-même ne cite pas un seul exemple où l’empereur soit formellement appelé rex ; les textes qu’il invoque, à part un, ne contiennent que l’adjectif regius dans le sens de imperatorius, sans doute parce que ce dernier mot avait quelque chose de trop lourd pour être employé usuellement.
[6] Si l’on me permet de faire ici une comparaison, je dirai que l’erreur de l’écrivain gaulois qui, au Ve siècle, aurait appelé Syagrius roi des Romains, rassemblerait assez à celle du journaliste français qui appellerait le comte de Moltke connétable des Allemands. Dahu, o. c., p. 63, ne voit pas pourquoi Syagrius n’aurait pas porté le titre de roi, puisque 1° il était souverain de fait, et que 2° ses voisins les rois barbares portaient tous le même titre. Cette objection est réfutée d’avance, en excellents termes, par Pétigny, II, p. 378, Quelques chroniqueurs (ils se réduisent à un seul) disent que Syagrius prit le titre de roi ; rien n’est moins vraisemblance, car rien n’était plus éloigné des mœurs et des idées de l’aristocratie romaine, comme nous l’avons déjà fait remarquer plusieurs fois, ce titre n’avait point, aux yeux des Romains, la valeur que nous lui attribuons. Et ce n’était pas à cause des idées républicaines qu’on leur suppose bien à tort, mais parce que, depuis l’origine de l’Empire, il avait toujours servi à désigner les chefs des nations barbares. Prendre le titre de roi, c’était en quelque sorte abdiquer la qualité de Romain. Dahu d’ailleurs se réfute lui-même en disant, p. 66, n. 1, que Grégoire n’avait à sa disposition, pour cette partie de son récit, que des sources franques.
[7] Frédégaire, III, 15. Les raisons pour lesquelles il était amené à choisir ce titre sont multiples : 1° Syagrius, à ses yeux, sans être un souverain, occupait cependant en Gaule la plus haute position politique possible, la souveraineté exceptée. Or, dans la hiérarchie impériale, c’était précisément la situation du patrice : sublimem patriciatus honorem, qui ceteris omnibus anteponitur, dit une loi de l’empereur Zénon dans le Code de Justinien, XII, III, 3. (V. Gasquet, o. c., p. 150-153.) Aussi les barbares estimaient-ils fort le titre de patrice : Gelimer, en se rendant à Bélisaire, et Odoacre, en renvoyant les insignes impériaux à Constantinople, le demandèrent à l’empereur. 2° En Bourgogne, où l’on avait gardé des relations hiérarchiques assez suivies avec l’Empire, le titre de patrice était resté en vigueur : il avait été porté d’abord par le roi, qui était ainsi le premier dans l’empire après l’empereur, il le fut ensuite par des grands, qui se trouvèrent les premiers dans le royaume après le roi. Frédégaire, qui était Burgonde, a donc pu trouver dans le vocabulaire politique de son pays le titre qu’il donne à Syagrius. 3° Ætius avait porté le titre de patrice ; or, en Gaule, Syagrius et son père Ægidius avaient été les continuateurs et comme les héritiers politiques de ce grand homme, bien plus, on a vu que de bonne heure la tradition avait établi entre lui et eux un lien de filiation : dès lors, on comprend facilement que les contemporains de Syagrius lui aient attribué le titre porté par son ascendant supposé. On voit combien Ranke est mal inspiré, lorsque, raisonnant sur le rex de Grégoire et sur le patricius de Frédégaire, il en conclut à la supériorité des informations du dernier (o. c., p. 346). A ce prix, Hincmar, qui donne à Syagrius le titre de duc, devrait avoir le pas sur Frédégaire, puisque ce titre se rapproche davantage de la vérité. (Cf. G. Kurth, L’hist. de Clovis d’après Frédégaire, p. 68.)
[8] Clovis lança à son rival un défi dont les formes rappellent l’esprit chevaleresque du moyen âge ; il lui demandait un rendez-vous en champ clos et le sommait de fixer le jour et le lien du combat. Le général romain ne jugea pas à propos de répondre, et attendit les Francs sous les murs de Soissons. Pétigny, II, p. 385. Il y a là un contresens énorme. Ignorant l’usage barbare, et ne connaissant que celui du moyen âge, Pétigny s’est figuré que le combat demandé par Clovis était un combat singulier et un combat en champ clos. Il faut renverser les termes : la proposition de Clovis ne rappelle pas le moyen âge, mais c’est le moyen âge qui rappelle l’usage franc. L’usage de défier l’adversaire a passé également, comme une obligation d’honneur, dans les traditions du monde féodal. Qui ne se rappelle le mot de Roland à Olivier, quand celui-ci, déjà aveugle et ne reconnaissant plus les siens, lui a porté un grand coup d’épée : Par nule guise ne m’avez desfiet. (La Chanson de Roland, éd. Müller 2002).
[9] Grégoire de Tours, II, 28. Frédégaire, III, 16. Liber Hist., 10. Roricon, l. II. (Bouquet, III, 6) Aimoin, I, 12 (ibid. III, 36).
[10] Je signalerai dès maintenant, parce que je n’aurai plus l’occasion d’y revenir, une bévue de Frédégaire, qui provient manifestement d’une lecture superficielle de son texte. D’après Grégoire, le roi répond à l’envoyé qui réclame le vase de la part de l’évêque : Suis-nous jusqu’à Soissons, où doit avoir lieu le partage du butin. Dans Frédégaire, l’évêque va lui-même trouver le roi, qui lui répond : Envoie un messager à Soissons, etc. Il est manifeste que la seconde version est un calque maladroit de la première.
[11] L’histoire des Francs nous offre plusieurs exemples d’objets d’art brisés par les rois ou par les grands. En 531, quand Childebert Ier revint d’Espagne, il rapporta soixante calices, seize patènes, vingt couvertures d’évangéliaire, le tout d’or pur et orné de pierres précieuses, et Grégoire de Tours constate avec une admiration naïve qu’il ne mit en pièces aucun de ces objets, mais qui les distribues intacts aux églises (III, 10). En 586, quand le roi Gonthran se fut emparé du butin de Gundowald, il brisa quinze coupes (catini) et n’en garda que deux, parce qu’il en avait assez (Id., VIII, 3). Encore en 842, Lothaire Ier fit mettre en morceaux le merveilleux discus cosmographique et géographique de Charlemagne, pour le partager entre ses fidèles (Annal. S. Bertin, a. 842). Nous voyons aussi que, quand une église vendait ses objets d’art pour racheter des captifs ou pour soulager des pauvres, ils passaient généralement sous le marteau des argentarii ; voir p. exemple Vita s. Leodegarii dans Bouquet, II, p. 617.
[12] Je note ici le dernier exemple qui me soit connu : il est postérieur de plus d’un demi-siècle à Clovis : Igitur Alboin cum ad fluvium Plabem venisset ibi ei Felix episcopus Tarvisianæ ecclesiæ occurit. Cui rex, ut erat largissimus, omnes suæ ecclesiæ facultates postulants concessit et per suum pracmaticum postulata firmavit. Paul Diacre, Hist. Langob., II, 12.
[13] Voir pour la démonstration de ce point G. Kurth, Les Sources de l’histoire de Clovis dans Grégoire de Tours, p. 413 et 414.
[14] Si tant que lettre est adressée à Clovis, ce que, je l’avoue, me laisse des doutes.
[15] Frédégaire, III, 15. Aimoin, I, 12 (Bousquet, III, p. 36) Hincmar, Vita Remigii, IV, 50 (Acta sanct. Oct., t. I, p. 144). Le Liber Historiæ, 10, et son caudataire Roricon (Bouquet, III, p. 6) imitent le silence de Grégoire.
[16] Il y a d’autres occasions encore où il omet des noms, sans qu’il soit aussi facile d’en dire le motif exact.