Clodion est le plus ancien roi que les chants populaires des Francs saliens aient fait connaître à Grégoire de Tours. Voici ce qu’il en rapporte : On raconte qu’à cette époque Chlodion, homme vaillant et le plus remarquable de sa race ; régnait sur les Francs, et qu’il demeurait à Dispargum, qui est dans le pays des Thuringiens... Chlodion envoya des éclaireurs reconnaître tout le pays jusqu’à la Ville de Cambrai ; lui-même arriva à leur suite, écrasa les Romains, s’empara de la ville, où il résida peu de temps, puis occupa tout le pays jusqu’à la Somme. Frédégaire et le Liber Historiæ reproduisent ce récit de Grégoire, mais, en essayant de rattacher l’origine des rois francs à la légende de Troie, résolument écartée ou absolument ignorée par Grégoire. Je ne reviendrai pas ici sur leurs efforts pour souder deux éléments si hétérogènes, et si rebelles à toute espèce de fusion[1]. La tradition nationale des Francs, je le répète, ne connaît pas les légendes troyennes, et tout ce que Frédégaire et le Liber Historiæ, moins défiants que Grégoire de Tours, empruntent à cet ordre de récits, peut être écarté avec la plus grande assurance. Mais, ce départ fait, nous nous retrouvons encore en présence de quelques variantes sur lesquelles il est nécessaire de nous expliquer. Pour les faire apprécier, je place ici un tableau généalogique -des rois francs d’après nos chroniqueurs :
Il résulte de cela que Frédégaire et le Liber Historiæ croient connaître l’un et l’autre l’origine de Clodion, inconnue de Grégoire de Tours. Mais la connaissance de Frédégaire est manifestement chimérique, en effet ; on voit danser devant son imagination, avec les noms fournis par la légende érudite, d’autres noms qu’il n’a trouvés que dans Grégoire, et le lien qu’il établit entre eux est le fruit de ses combinaisons arbitraires. Pour montrer l’origine de son erreur, il suffit de replacer sous les yeux du lecteur le passage de Grégoire de Tours, qu’il a mal lu ou mal résumé : Nam et in consolaribus legimus, Theudomerem regem, Francorum, filium Richimiris quondam, et Asolam matrem ejus, gladio interfectus. Ferunt etiam, tunc Chlogionem utilem ac nobilissimum in sua gente regem fuisse Francorum[2]. Pour l’abréviateur du VIIe siècle, la notion d’une différence quelconque entre les diverses peuplades franques n’existe plus. Par suite, il fait de Theudemir et de Richimir des rois saliens : erreur manifeste, puisque autrement Grégoire, qui est la seule source par laquelle il connaisse tout ceci, aurait eu soin de le dire. De plus, il lit mal son auteur, et commet, en le résumant, une de ces bévues comme j’en ai signalé d’autres encore chez lui. Nous pouvons donc, .en toute sécurité, faire abstraction de la généalogie donnée par Frédégaire : elle n’a rien qui mérite de nous arrêter plus longtemps[3]. Celle du Liber Historiæ a-t-elle plus de valeur ? Ce qui la rend tout aussi suspecte, c’est le double et imaginaire lien de filiation établi, d’abord entre Marcomir et Sunno d’une part, et Priam et Anténor de l’autre ; puis entre Marcomir et Clodion par l’intermédiaire de Faramond. Mais, s’il en est ainsi, que devient la personnalité de ce dernier ? Est-il purement et simplement inventé pour fournir un anneau de plus à la chaîne un peu trop courte qui fait de Clodion un arrière-petit-fils de Priam ? Cela est peu probable : l’invention proprement dite, consistant à créer de toutes pièces un nom imaginaire pour les besoins de la cause, ne peut guère être supposée chez des écrivains aussi simples que nos chroniqueurs mérovingiens, et je ne consentirai à l’admettre qu’à bon escient. Mais alors faudrait-il supposer que c’est la tradition populaire qui a fourni Faramond ? Cela aussi me paraît invraisemblable, car comment supposer que Grégoire de Tours, qui a puisé également à la tradition populaire, aurait repoussé ce nom s’il l’y avait trouvé, lui qui s’est donné tant de peine pour faire remonter aussi haut que possible la lignée des ancêtres de Clovis ? Reste une dernière supposition : Faramond est un nom que l’auteur du Liber Historiæ a trouvé dans quelque autre série de récits francs, et qu’il a cru pouvoir considérer comme un roi, pour des motifs que nous ignorons, mais qui sont sans doute aussi futiles que les précédents : Faramond, si je ne me trompe, a une royauté de même aloi que Marcomir et Sunno, et, probablement, n’a pas été inventé plus qu’eux. En fixant dans sa généalogie fallacieuse ce nom nomade et obscur, l’humble chroniqueur du VIIIe siècle était bien loin de se douter de la fortune prodigieuse dont il lui serait redevable dans la suite, puisque Sa Majesté Faramond Ier a depuis lors ouvert l’histoire des dynasties qui ont régné sur le beau pays de France, et que, récemment encore, un orateur académique, parlant au roi des Belges, le citait parmi une des gloires nationales[4] ! Hélas ! le trône de Faramond est désormais renversé comme tant d’autres, et, après avoir régné pendant douze siècles dans les écrits des historiens, le premier roi des Francs est convaincu de ne devoir son titre séculaire qu’à l’erreur d’un moine neustrien de Saint-Denys, qui écrivait au fond de son couvent, en l’an de grâce 727, une chronique remplie de fables et de légendes ! N’essayons donc pas d’en savoir plus que Grégoire de Tours, et résignons-nous à ne pas faire remonter la dynastie royale des Francs saliens au-delà de Clodion. Ferunt etiam tunc Chlogionem utilem ac nobilissimum in sua gente regem fuisse Francorum, qui apud Dispargum castrum habitabat quod est in terminum Thoringorum. Telle est la première partie de l’histoire de ce héros dans notre chroniqueur. Clodion appartenait à la race la plus illustre des Francs, c’est-à-dire qu’il faisait partie de cette famille dans laquelle les Francs ont choisi leurs souverains dès l’origine, de prima et ut ita dicam nobiliore suorum familia. Il est de plus, selon la tradition, un homme vaillant, utilis, comme dit l’expression foncièrement mérovingienne[5]. Au sujet de ce roi, Frédégaire et le Liber Historiæ reproduisent le récit de Grégoire, le premier, en y ajoutant l’histoire de la naissance de Mérovée[6], dont il sera parlé plus loin ; l’autre, en y intercalant quelques détails géographiques se déduisant eux-mêmes du récit de Grégoire[7], et en se rendant coupable, en outre, d’une bévue de copiste ou d’abréviateur. Pour venir de Dispargum dans le Cambrésis, il fallait traverser la forêt Charbonnière, et il était peu probable que le conquérant franc s’aventurât au delà dé cette barrière avant d’avoir soumis l’importante ville de Tournai, qui était à peu près sur son chemin[8]. Voilà comment a raisonné l’auteur du Liber Historiæ, et c’est ainsi, sans qu’il faille lui chercher d’autres sources, qu’il a été amené à écrire cette phrase, dont la précision semble à première vue trahir une origine plus haute : (Chlodio) Carbonaria silva ingressus Turnacinsem urbem obtenuit. Exinde Camaracum civitatem veniens etc. J’ai démontré ailleurs que cette manière particulière d’amplifier par besoin de précision géographique est habituelle à notre chroniqueur[9], et on a vu plus haut comment, chez lui, le géographe fait parfois tort à l’historien, puisque, à l’occasion de cette même histoire, se trompant sur la Thoringia, il rejette au delà du Rhin le séjour de Clodion, que Grégoire place évidemment de ce côté-ci du fleuve. Quant à la bévue dont je l’accuse, elle consiste à dire qu’après la prise de Cambrai, Clodion massacra les Romains qu’il y trouva, ce qui n’est pas dans Grégoire et n’est qu’une altération de son récit. Grégoire dit que Clodion écrasa les Romains et s’empara de Cambrai ; le Liber Historiæ, en intervertissant l’ordre de ces faits, donne au récit une couleur totalement différente[10]. Le massacre de la population romaine des villes n’était pas dans le plan des conquérants saliens, et le chroniqueur du VIIIe siècle n’en pouvait d’ailleurs rien savoir. Nous restons donc en présence de la notice de Grégoire de Tours seule. Certes, elle est bien sèche et absolument dénuée du souffle poétique, et, à première vue, on ne se persuaderait pas volontiers qu’elle ait été écrite sous l’influence de traditions épiques. Et cependant il n’est pas possible d’admettre qu’il en soit autrement. Nous devons le supposer a priori, puisque nous avons ici un de ces souvenirs que le père de l’histoire des Francs n’a pas trouvés dans les livres, et qui, dès lors, n’ont pu être transmis que par la mémoire populaire. Le nom de Clodion est d’ailleurs historique, puisque nous le retrouvons sous la plume d’un contemporain, Sidoine Apollinaire, dans son panégyrique de Majorien. Il est à remarquer que Grégoire, qui est cependant un admirateur de Sidoine, et qui le cite de temps en temps, n’a pas connu ce poème, sinon, dans son extrême indigence de renseignements sur le premier roi des Francs, il n’aurait pas manqué de se jeter avec empressement sur l’épisode si pittoresque et si dramatique qui y est relaté. Ce ne sont pas non plus ses Annales d’Angers qui lui ont fait connaître la conquête de Cambrai par Clodion. Ces Annales, si elles avaient remonté jusqu’à ce prince, et qu’elles eussent parlé de lui, auraient daté les faits qui lui étaient attribués, et Grégoire leur aurait emprunté la date. L’absence de toute indication chronologique est la preuve certaine que le renseignement ne vient pas d’une source annalistique. Il est probable aussi que ces Annales nous auraient fait connaître la relation de parenté entre Clodion et Mérovée. Si Grégoire de Tours parle de cette relation en termes dubitatifs, c’est qu’il ne la connaît pas par une source écrite, et qu’il a l’habitude, comme je l’ai montré, de n’accueillir la tradition barbare qu’avec réserve. Lui-même, au surplus, prend soin de nous indiquer, par le mot ferunt, qu’il rapporte ici une version orale. En regardant de près le passage, on s’aperçoit d’une autre particularité. Tout y a l’air d’un abrégé rappelant, par un simple mot, les phases diverses d’un récit articulé, si je puis ainsi parler, et qui doit avoir été raconté avec quelque détail à notre narrateur. Des mots comme missis exploratoribus, perlustrata omnia, ipse secutus, tempus resedens, marquent bien que ces phases sont encore présentes à son esprit, mais qu’il ne lui convient pas de nous les exposes plus largement. Peut-être les espions dont il s’agit eurent-ils des aventures dans le genre de celles d’Aurélien chez Gondebaud, peut-être le séjour de Clodion dans sa nouvelle conquête était-il lui-même l’occasion de nouveaux événements, avant qu’il continuât sa marche victorieuse sur la Somme. Je dis peut-être, parce que l’on comprend avec quelle circonspection il faut manier ici l’hypothèse ; mais l’analogie est une preuve comme une autre, et puis, surtout, on ne voit pas pourquoi, si sa source n’avait contenu que ce qu’il dit lui-même, Grégoire aurait découpé l’action en phases, au lieu de se borner à nous dire que Clodion prit Cambrai. Il existait donc, au temps de Grégoire de Tours, si mes conjectures sont fondées, un chant populaire sur la prise de la Gaule Belgique par les Francs de Clodion. Et notre narrateur, fidèle à son procédé, a extrait de ce document la seule chose qu’il considérât comme historique. Mais, dépouillé de son caractère barbare et poétique par le résumé incolore du chroniqueur, le chant sur les victoires de Clodion est le plus effacé de tous ceux dont nous pouvons deviner l’existence. Et cependant il devait avoir une rare saveur. Là, sans doute, se retrouvaient quelques-uns des accents du Prologue, chantant la supériorité du guerrier franc sur le Romain amolli, et le célébrant comme le porteur prédestiné d’une mission providentielle. C’était, en effet, l’époque héroïque par excellence pour le peuple des Saliens, et il valait la peine de vivre alors, aux jours des grands dangers et des fortes jouissances, quand, se levant en masse, on s’en allait, la framée au poing et la chanson aux lèvres, prendre joyeusement possession de la plantureuse terre de Belgique, le long des rives de l’Escaut et de la Lys. La vieille chaussée romaine, hérissée de châteaux-forts et de postes militaires, qui était depuis plusieurs générations le dernier boulevard de l’Empire, se voyait débordée de tous les côtés, et ses castella flambaient comme pour éclairer l’itinéraire des conquérants. Les vastes ombrages de l’antique forêt Charbonnière ne protégeaient plus contre leurs incursions les populations romaines qui vivaient au midi de ce vaste rideau de feuillage : voici que, sur les pas de leurs explorateurs, les hordes barbares apparaissent à la lisière du grand bois, et qu’elles arrivent sous les murs de Cambrai épouvantée. La joie du triomphe n’arrête pas longtemps le peuple vainqueur dans les délices de la ville prise ; déjà, il reprend sa marche victorieuse en avant, et, de Cambrai jusqu’à la mer, il se répand, ivre d’air et d’espace, dans ces belles plaines dont il va recueillir les moissons. C’est là, dans les ruines des villas romaines ou au milieu des forêts abattues par la cognée, qu’il éparpille ses essaims nombreux, et qu’il édifie ses foyers définitifs parmi les domaines partagés comme prix de lai conquête. Pendant les générations suivantes, nous retrouvons le guerrier franc partout où il y aura du sang à verser et du butin à gagner : en Aquitaine, en Auvergne, en Burgondie, en Italie, toujours prêt à porter quelque bon coup à l’ennemi. Mais, la guerre finie, un irrésistible attrait le ramène dans les campagnes flamandes, où il a laissé sa famille et son bien. Fatigué des combats, il suspend son bouclier et sa lance aux murs de sa maison, et, devenu l’élève du Romain qu’il a vaincu, il apprendra de lui l’art plus difficile de remporter des victoires sur la terre rebelle[11]. A partir des premières générations qui suivent le moment de la conquête, mous le trouvons naturalisé sur les bords de l’Escaut, naviguant sur ses belles eaux dormantes, avec toute la tranquillité de l’homme qui se sent dans sa patrie et au milieu de son peuple[12]. La Loi Salique, dont la rédaction est de cette époque, nous le montre en pleine possession du sol de la Flandre, qu’il inonde de ses sueurs, et auquel il fait produire les mêmes moissons que les Romains. Il cultive le chanvre et le lin ainsi que les céréales, il a des ruches d’abeilles dans son jardin et un épervier sur son perchoir, il étend les conquêtes de l’industrie humaine en s’emparant de la forêt et du marécage, et il annonce de loin ce peuple d’agriculteurs tenaces qui a fait de la Flandre le jardin du monde ;race douce et forte, qui, après le labeur de la journée, se repose dans une lourde somnolence au milieu de ses sillons, mais ayant aux heures du danger et de tourmente les réveils terribles du lion. Comme on voudrait surprendre, à travers les sèches paroles du chroniqueur, la mélodie lointaine de la chanson barbare, qui racontait comment les Fra tics s’étaient emparés de leur nouvelle patrie ! J’imagine qu’on y sentait vibrer l’ardeur joyeuse et la gaieté matinale d’une race qui court au-devant de l’avenir avec la confiance intrépide de la jeunesse ! Mais, si je ne me trompe, les populations romaines, avec lesquelles les Francs confondirent leurs destinées, ne devaient pas se soucier de redire des hymnes de ce genre. Grégoire de Tours aura froncé plus d’une fois le sourcil en l’entendant traduire, et les sentiments qu’elle doit lui avoir inspirés se devinent à la lecture de son texte, dont le laconisme est ici plus extrême que jamais. Il est donc probable que le chant de Clodion cessa de bonne heure de retentir au milieu des Francs devenus sédentaires. Mais il vint un jour où, au sein de ces masses apaisées et tranquilles, la fièvre d’aventures qui avait brûlé l’âme des guerriers de Clodion fit de nouveau ébullition chez leurs descendants. A l’appel des prédicateurs, les fils des conquérants de la Gaule coururent, sur les pas de leurs comtes, délivrer le tombeau du Sauveur en Palestine ; d’autres, se trouvant à l’étroit dans la ruche flamande, prirent le chemin de l’Allemagne, et allèrent demander de nouveaux foyers aux régions de la Baltique. Pendant plusieurs générations, les Francs de Flandre se retrouvèrent sous l’empire des sentiments passionnés qui avaient rempli la jeunesse de leur nation, et revécurent ces jours d’ardentes espérances et de joyeuses perspectives. C’est de cette époque que des critiques ont cru pouvoir dater la première rédaction d’une cantilène pleine de fraîcheur, où peut-être s’exhale encore la dernière vibration du chant de Clodion : Naar Oostland willen wij varen[13] Naar
Oostland willen wij heen ! Al over
die groene heide Vrisch over die heide, Daar is
er een betere stêe ! Il n’est pas facile, étant donnée la forme succincte sous laquelle Grégoire de Tours nous a conservé l’histoire de Clodion, de dire la part qui y revient à la réalité et à la légende. Un fait cependant est certain, c’est que Clodion a en effet guidé les Francs à la conquête de la Gaule Belgique. Le seul texte où, en dehors de la chronique de Grégoire, le nom de ce roi soit prononcé, nous dépeint, avec une vivacité de couleur bien rare au Ve siècle, une page de l’histoire de cette conquête franque. Clodion avait pénétré avec son armée dans les vastes campagnes de l’Artois. Campés auprès du Vicus Helena, les guerriers francs célébraient joyeusement la noce d’un des leurs, lorsque soudain, par la chaussée, Aétius déboucha dans la vallée pleine de chansons et d’appareils de fête. En un clin d’œil, le désordre des combats succède au désordre de la noce ; la jeune fiancée tombe avec son époux aux mains des vainqueurs, et les Francs sont refoulés[14]. Cet épisode de la carrière militaire d’Aétius se place vers 431 ; il s’accorde donc parfaitement avec la source orale de Grégoire, en ce qu’il nous montre l’invasion franque s’abattant sur l’Artois et guidée par Clodion. Il s’écarte d’elle en ce’ qu’il nous fait assister à un échec des armes franques, qui, loin d’avoir dès lors pénétré jusqu’à la Somme, avaient été arrêtées au nord de l’Artois. Ici nous pouvons nous rendre compte de la distance qui sépare l’épopée de l’histoire. Oubliant tous les épisodes qui ont pu suspendre la marche victorieuse des ancêtres, laissant de côté, surtout. le souvenir humiliant du désastre qui leur fut infligé par le chef romain, la chanson franque n’a retenu les choses que d’une manière vague et générale, et a fait de l’occupation de la Gaule Belgique l’objet d’une seule campagne victorieuse[15]. Nous voyons par le récit de Sidoine qu’il y en eut au moins plusieurs. On ne sait d’ailleurs pas comment les choses se sont passées après le succès remporté par Aétius. Il peut avoir traité avec les barbares immédiatement après sa victoire, et leur avoir laissé le pays où ils s’étaient établis, comme fit julien en 358 après victoire en Toxandrie. Clodion, d’autre part, peut s’être étendu vers le sud à la faveur de ce traité, avec la qualité d’allié ou de confédéré. Dans tous les cas, c’est à lui incontestablement qu’il faut faire remonter l’extension la plus méridionale prise par la race franque dans sa patrie flamande. Le gros de la population resta d’ailleurs confiné au nord de la Canche, et n’atteignit jamais la Somme. Tournai et Cambrai mêmes, ces conquêtes de la première heure, ne reçurent qu’un assez faible appoint de population franque car ces localités ne cessèrent de rester romanes de langue. On peut en dire autant de Boulogne et de Térouanne, bien que les flots des agriculteurs francs soient venus, pour ainsi dire, battre le pied des murailles de ces deux villes épiscopales, que nous voyons cernées au moyen âge par des groupes de localités ne parlant que le flamand[16]. J’ai à peine besoin d’ajouter, pour finir, que l’extermination de la population romaine de Cambrai par les Francs, telle qu’elle semble admise par le Liber Historiæ, n’est qu’une hypothèse arbitraire, ou, pour mieux dire, une interprétation erronée qu’il faut laisser pour compte à l’auteur de cette chronique. Elle n’est, dans aucun cas, puisée dans la chanson populaire, qui, selon toute vraisemblance, lui est restée inconnue. Les habitants de Cambrai et de Tournai n’ont pu être massacrés par les Francs, puisque la toponymie nous montre le fond de la population de ces villes composé, à toutes les époques, d’éléments romans sans mélange. CONCLUSION. - La chanson de Clodion raconte avec quelques exagérations épiques les conquêtes de ce roi, laisse de côté tous les détails peu poétiques ou peu glorieux pour les Francs, et groupe en un seul récit une série d’événements qui s’éparpillèrent peut-être sur plusieurs années. Prise dans son ensemble cependant, elle est historique, ainsi que cela résulte du remarquable accord entre la tradition populaire recueillie par Grégoire, et le poème de Sidoine dont il ne paraît pas avoir eu connaissance. |
[1] Il en sera parlé plus longuement dans l’appendice de ce livre.
[2] Grégoire de Tours, II, 9.
[3] Huguenin, Hist. du royaume mérovingien d’Austrasie, p. 9, croit que peut-être l’opinion de Frédégaire ne s’éloignait pas entièrement de la vérité, et que si le nouveau roi que se donnèrent les Saliens au commencement du Ve siècle n’avait pas eu Theudemir pour père, il sortait, selon toute apparence, de sa famille. Il n’y a à cela aucune apparence quelconque. La distraction de Huguenin est d’ailleurs étrange : il prétend que Frédégaire fait de Faramond le fils de Theudemir, et six lignes plus haut, il dit lui-même, ce qui est vrai, que le nom de Faramond n’est pas connu de Frédégaire.
[4] Quetelet, dans Académie de Belgique, Centième anniversaire de fondation, t. I, p. 13.
[5] Utilis se dit de celui qui a de la valeur, et répond assez bien à ce que les Romains appellent vir frugi et les Espagnols hombre de pro. Cf. Ducange s. v, utilis. Basine dit à Childéric : Novi utilitatem tuam, quod sis valde strinnus.... Si in transmarinis partibus aliquem cognovissem utiliorem tibi, expetissem utique cohabitationem ejus. Clovis dit au soldat qui a brisé le vase de Soissons, II, 47 : Neque tibi hasta neque gladius neque securis est utilis.
[6] Frédégaire, III, 9.
[7] Liber Historiæ, c. 5.
[8] Roricon (Bouquet, III, p. 4) fait arriver Clodion jusqu’à Amiens, dont il aurait fait sa capitale, et où il aurait régné vingt ans. Il serait mort au moment où il était en route pour rentrer dans cette ville après sa victoire d’Angers (cum ad solum proprium hoc est Ambianorum urbem remeare cuperet). Il est inutile de faire remarquer combien tout ceci est arbitraire et voulu, et procède, non d’une tradition populaire, mais du désir de localiser les premiers Mérovingiens en Picardie.
[9] G. Kurth, Étude sur le Gesta Regum Francomm. (Bulletin de l’Académie roy. de Belg., IIIe série, t. XVIII, 1889.)
[10] Grégoire de Tours, II, 9 : Chlogio autem, missis exploratibus ad urbem Camamcum, perlustrata omnia, ipse secutus, Romanus proteret, civitatem adpræhendit.
Liber Historiæ, c. 5 : Clodio autem rex misit exploratores de Disbargo castello Toringorum usque ad urbem Camaracum. Ipse postea cum grande exercitu [Renum transiit, multo Romanorum populum occidit atque fugavit.] Carbonaria Silva ingressus, Turnacinsem urbem obtenuit. Exinde usque Camaracum civitatem veniens, illicque resedit pauco temporis spacio. Romanos quos ibi inæait interricit.
Le passage que j’ai mis entre crochets est l’amplification de l’erreur de notre écrivain sur l’emplacement de la Thuringe : en effet, si elle est vraiment située au-delà du Rhin, il a fallu à Clodion verser bien du sang avant d’arriver en vue de Cambrai. Mettez la Thuringe à sa vraie place avec Grégoire, et ce passage n’aura plus de raison d’être.
[11] Cf. G. Kurth, Les origines de la civilisation moderne, 2e édition, t. II, p. 55 et suivantes.
[12] Dum ego per Scaldem fluvium navigarem, dit Clovis dans un de nos poèmes (Grégoire de Tours, II, 40), voulant dire qu’il ne pensait pas à se mêler des affaires du dehors.
[13]
Nous partons pour l’Ostland !
Pour
l’Ostland nous partons,
Par
la verte bruyère
Gaiement
par la bruyère !
C’est là qu’il fait bon vivre !
Willems, Oude vlaemsche liederen, p. 35 et suiv., avec la note de l’éditeur.
[14] Sidoine Apollinaire, Carmina, V, 214 et suiv.
[15] C’est un procédé peu critique que celui de Huguenin, qui, cousant ensemble la tradition légendaire et les textes historiques, écrit ce qui suit, p. 14 : Nous apprenons de Grégoire de Tours qu’après avoir réintégré ses tribus sur le sol de la Gaule. Clodion se retrancha dans la forteresse de Dispargum, sur les limites de la Toxandrie et du territoire romain. De là il envoya des éclaireurs pour reconnaître la situation de Cambrai, qui dominait le cours supérieur de l’Escaut dans la deuxième Belgique. D’un bond rapide, le chef salien se saisit de la cité, s’empara de Tournai, et se dirigea ensuite vers le bourg d’Helena, dans le territoire d’Arras.
[16] Je renvoie, pour la preuve de ces allégations, à mon mémoire Sur la frontière linguistique en Belgique et dans le Nord de la France, qui paraîtra prochainement dans les Mémoires couronnés de l’Académie de Belgique.