Nous commencerons nos recherches sur l’épopée mérovingienne par une constatation intéressante c’est que les Francs du VIe siècle connaissaient et redisaient les traditions ethnogoniques des Germains du premier. En d’autres termes, les souvenirs épiques de la Germanie, qui remontent incontestablement fort au-delà de notre ère, se sont conservés jusque bien avant dans le moyen âge. Rien ne peint mieux leur puissante vitalité Tacite nous a fait connaître les traditions des Germains sur les origines de leur race. Ils avaient, nous dit-il, des chants dans lesquels ils célébraient le dieu Tuiso, fils de la Terre, et son fils Mannus, les auteurs de leur nation[1]. Mannus aurait eu lui-même trois fils, qui auraient laissé leurs noms aux Ingevons, voisins de l’Océan, aux Herminons, établis dans l’intérieur, et aux Istévons. D’autres, continue-t-il, prétendent que le dieu a eu plusieurs fils, et admettent plusieurs noms de peuple : les Marses, les Gambrives, les Suèves, les Vandales : ce sont d’ailleurs là des noms anciens et authentiques. De ces deux traditions, la seconde a péri sans laisser de traces, et nous n’avons pas à nous en occuper ici[2]. L’autre, au contraire, a survécu parmi les peuples du moyen âge, et y est restée longtemps eu vigueur. Au IXe siècle, les Francs la consignaient en tête de la loi salique ; au Xe, Nennius s’en faisait l’écho en Angleterre ; au milieu du XIIe, on la reproduisait en Italie, dans un manuscrit de la loi lombarde. Notons d’abord que la tradition, comme on l’a bien vu, est anthropogonique au moins autant qu’ethnogonique : le dieu fils de la Terre donne naissance’ à l’Homme (Mannus), et des trois enfants de celui-ci naissent les trois principaux groupes des peuples germaniques[3]. Ce n’est pas que les autres peuples soient exclus de cette généalogie. La tradition ne les nie pas ; mais elle les ignore ou néglige de s’en occuper, n’ayant les yeux fixés que sur la race germanique. Les trois ancêtres des trois principales familles germaniques sont des éponymes, c’est-à-dire qu’ils portaient un nom duquel est dérivé celui de leurs descendants : cela, nous permet de reconstituer pour ces héros nationaux les appellations de Ingi, Hermin et Isti. Or, ce sont précisément ces noms, absents dans la Germanie de Tacite, que la tradition du moyen âge nous a conservés, tandis que, par contre, elle ignore les noms patronymiques portés par les peuples en question, et que Tacite nous fait connaître. Au surplus, ces noms patronymiques appartiennent plutôt au domaine de la mythologie ou de l’épopée qu’à celui de l’histoire[4] ; en dehors de Tacite, nous ne les voyons mentionnés qu’une seule fois par un auteur ancien[5]. Voici la version du moyen âge telle qu’elle nous a été conservée par plusieurs manuscrits, dont .quelques-uns remontent jusqu’au IXe siècle[6]. Il y a eu trois frères appelés Irmino, Ingo et Iscio, qui sont devenus la souche de XII [I] peuples. Irmino a engendré les Goths, [les Walagoths], les Wandales, les Gépides et les Saxons. Ingo a engendré les Burgondions, les Thuringiens, les Langobards, les Bavarois. Iscio a engendré les Romains, les Bretons, les Francs, les Allamans. La plupart des versions s’en tiennent là, mais quelques-unes nous apprennent aussi le nom du père des trois héros. Ce n’est plus Mannus, fils mythologique d’un dieu païen, et condamné, par son origine même, à disparaître de la mémoire des chrétiens, c’est, tantôt un descendant de Japhet appelé Manus (Alanius, Analeus)[7], tantôt un roi Mulius qui pourrait bien être pris pour Amulius, le grand oncle de Romulus[8]. Il est impossible de soutenir crue cette curieuse tradition soit arrivée aux gens du moyen âge par le canal de Tacite. D’abord Tacite était à peu près un inconnu avant la Renaissance. De tous les écrivains du moyen âge, il n’y a guère que Rodolphe de Fulda chez lequel on puisse constater un emprunt manifeste fait à la Germanie : c’est un passage considérable de ce livre (ch. 4, 9, 10 et 11) qui a passé dans sa Translatio sancti Alexandri. Plusieurs chroniqueurs reproduisent le même passage, mais tous l’ont trouvé dans Rodolphe, et le donnent d’après lui[9]. Ensuite, la tradition du moyen âge se distingue singulièrement de celle de l’historien latin : il n’y a de commun entre elle et lui que les noms des trois ancêtres ; encore les donne-t-elle sous leur forme simple (Ingo, Hermin, Istio), tandis que Tacite ne nous les a conservés que sous celle du patronymique (Ingaevones Herminones Istaevones). La version de Tacite s’en tient à cette triple filiation ; celle du moyen âge, au contraire, nous fait connaître en détail la descendance des trois frères, et nous donne un aperçu de la généalogie des principaux peuples occidentaux. De tels développements ne sont pas de ceux qui se produisent sur un récit mort et desséché contenu dans un manuscrit, mais de ceux qu’engendre une tradition vivante et ayant conservé un certain degré de popularité. Aussi personne, que je sache, n’a songé jusqu’ici à prétendre que le texte qui nous occupe devrait son origine à une phrase copiée dans Tacite[10]. Par suite, c’est dans les souvenirs ; populaires du peuple franc qu’ont puisé les premiers rédacteurs de notre version, qu’ils ont ensuite remaniée et amplifiée en vue de la mettre en harmonie avec les idées chrétiennes. Étudions de près ces remaniements. Il est manifeste que, sous la forme dans laquelle elle se présentait au moyen âge, la tradition contenait. les noms des trois frères, celui de leur père et celui de leurs descendants. Aucun de ces trois éléments constitutifs ne pouvait lui faire défaut sans altérer son essence et sans lui faire perdre sa raison d’être, qui était l’explication de l’origine des peuples. ir, nous voyons que le nom de l’ancêtre commun a été remplacé par un nom plus connu et moins compromettant. Deux tendances se sont manifestées dans le choix de ce patriarche supposé. Ici, on a obéi à la préoccupation de trouver une place pour les Germains sur les tables ethniques de la Genèse, et l’on a imaginé un descendant de Japhet pour lequel on a forgé le nom d’Alanius[11]. Là, on a été désireux de les rattacher par un lien de parenté aux Romains, et on leur a donné pour ancêtre commun un roi Mulius, qui semble bien devoir être identifié avec l’Amulius de Tite-Live. Cette substitution de noms chrétiens, ou tout au moins historiques, aux noms mythologiques et barbares de Tuisco et de Manlius sauva sans doute la liste ; nul n’eût voulu descendre des dieux germaniques, qui étaient identifiés avec les démons. Dans d’autres temps, c’est-à-dire à des époques beaucoup plus rapprochées de la barbarie, et dans d’autres milieux, c’est-à-dire chez des peuples qui, comme les Anglo-Saxons ou les Scandinaves, avaient gardé leur caractère germanique pur, on traitait moins sévèrement les anciens dieux : au lieu de les jeter à-la porte, on se contentait de leur enlever l’auréole divine et de les convertir en héros, ce qui les diminuait à peine, et permettait de les laisser figurer sur les listes généalogiques, à la grande satisfaction du patriotisme. Il n’en était pas ainsi là où, comme chez les Francs, la race germanique s’était fondue avec des populations d’origine romaine, beaucoup plus réfractaires aux souvenirs mythologiques, et qui ne se seraient jamais familiarisées avec les héros et les dieux de Walhalla. Disons cependant que Ingo, Irmino et Iscio étaient peut-être conçus eux-mêmes comme des dieux par les anciens Germains, et que c’est seulement pendant la période chrétienne qu’on les aura humanisés. On sait du moins que Irmin est un personnage mythologique, et que Ingi, qui figure dans les généalogies anglo-saxonnes, est peut-être identique à Yngvi-Frey, que les Scandinaves adoraient comme un dieu à Upsala. La plupart de ces dieux germaniques se distinguaient si peu des héros qu’ils pouvaient être acceptés de part et d’autre, qu’on en fit des divinités ou de simples mortels. Au surplus, et dans quelque mesure que l’on voulût humaniser la généalogie des peuples, un fait est certain : c’est qu’il fallait, pour la faire accepter des populations chrétiennes, la rattacher aux noms antiques qui ouvraient l’histoire de celle-ci : à savoir, aux noms de la Bible ou à ceux de l’antiquité classique. Cela était devenu un besoin universel, et nous en trouvons la preuve même dans les généalogies barbares qui ont osé conserver les noms de Wodan et de Thor sur la liste des ancêtres nationaux. Ainsi, dans la généalogie scandinave connue sous le nom de Langfedgatal, et que déjà Ari Froda, au XIe siècle, et après lui Snorri Sturluson citent au nombre de leurs sources, le généalogiste, partant du roi Harald Harfagr, remonte par une série de vingt-huit noms jusqu’à Wodan ou Odin, et de Wodan, par une suite de trente autres noms, jusqu’à Japhet, fils de Noé. La combinaison des trois catégories de noms est trop curieuse pour qu’on ne fasse pas connaître ici le commencement de la série. Noé — Japhet — Japhan — Zechim — Ciprius — Celius — Saturnus — Jupiter — Darius — Erichonius — Troes — Illus — Lamedon — Priamus — Mimon ou Memmon, gendre de Priam — Tror ou Thor — puis dix-sept autres noms, puis Wodan[12]. J’en dirai autant des généalogies royales consignées au IXe siècle dans la Chronique Anglo-Saxonne, et qui, après s’être conformées à la tradition nationale en rattachant les rois de l’heptarchie à Wodan par une lignée ininterrompue de héros et de demi-dieux, obéissent aux exigences de l’esprit chrétien en faisant de Wodan lui-même un homme, qui descend, par une série de générations connues, du patriarche Noé[13]. C’était la seule manière de sauver l’ancêtre commun des dynasties nationales, que de le ramener aux proportions de l’humanité[14]. D’ailleurs, c’était une croyance universelle, propagée par le clergé chrétien depuis l’époque des premiers apologistes que les dieux des barbares étaient des hommes divinisés, auxquels il suffisait d’enlever leur auréole usurpée pour rétablir l’histoire et la généalogie dans sa vraie lumière. D’autre part, aucune généalogie germanique n’aurait pu vivre au moyen âge si elle ne s’était greffée sur celle des patriarches. Il y avait là non seulement un besoin de conservation, mais aussi une satisfaction de l’amour-propre national. Pas de plus haute noblesse que celle qui remontait directement à Noé[15]. L’apparition, dans le document soumis à notre critique, d’un nom biblique ou classique destiné à relier l’origine traditionnelle des peuples germaniques à des souvenirs ayant encore plus d’antiquité et plus de prestige, est donc un fait rationnel et logique, qui s’est produit d’une manière régulière partout ailleurs, dans des circonstances analogues. Il atteste, avec la ténacité d’une tradition qui ne veut pas mourir, les efforts ingénieux faits pour l’adapter aux exigences intellectuelles d’un milieu nouveau. Là n’est pas, je pense, la seule transformation de la légende. Celle que nous allons étudier a quelque chose de plus organique et de plus naturel. Comme nous le voyons par Tacite, chacun des peuples germaniques était compris dans une des trois grandes familles : Ingévons, Herminons, Istévons[16]. L’historien ne nous dit pas les noms de tous ceux qui appartenaient à ces divers groupes, soit que lui-même n’en sache pas davantage, soit que la chose ne l’intéresse pas suffisamment. Pline, un peu plus explicite, nous donne l’aperçu suivant
Les noms de la plupart de ces peuples, disparurent pendant l’époque des grandes migrations, et les éléments qui les composaient se -retrouvèrent, ‘dans des groupements et sous des noms nouveaux, après I chute de l’empire romain. Chacun de ces peuples nouveaux se réclamait d’un des trois ancêtres mythiques, et c’est ainsi que nôtre texte nous a gardé leur arbre généalogique tel qu’ils se l’étaient fait à eux-mêmes. Fixons d’abord sa forme authentique. Les manuscrits qui nous l’ont conservé se partagent en deux groupes, l’un qui attribue le même nombre de fils, c’est-à-dire quatre, à chacun des trois frères ; l’autre qui trouble cette symétrie en portant à cinq le nombre des fils de Irmino, et à treize le nombre total des descendants de Mannus (Alanius, Amulius). A priori, on est assez porté à croire que, dans ce second groupe, le nom du cinquième peuple a été ajouté après coup, et que la forme primitive de la tradition attribuait un même chiffre de descendants à chacun des trois héros. Cette supposition est confirmée par le fait que le nom du peuple mentionné en plus dans le second groupe est celui des Walagothi, lesquels ne sont autres que les Goths d’Italie ou Ostrogoths, comme l’a démontré Müllenhoff. Dans la version primitive, ils étaient évidemment compris avec les Visigoths sous la désignation générique de Goths. Plus tard cependant, ce dernier nom devint, du moins parmi les Francs, l’apanage presque exclusif des Visigoths, et le souvenir de l’identité primitive des deux peuples se perdit. Et c’est ainsi que l’interpolateur qui voulut que les Ostrogoths fussent mentionnés dans la table ethnique fut obligé de les désigner sous le nom spécifique de Walagothi, ignorant qu’ils étaient compris, eux aussi, dans le nom générique[18]. C’est donc la liste aux douze noms de peuples qui nous offre la plus ancienne des deux recensions de notre texte Remarquons maintenant que cette liste ne se borne plus, comme au temps de Pline et de Tacite, à faire connaître la filiation d’un certain nombre de peuples germaniques. Elle embrasse encore les Romains et les Bretons, preuve que le cadre est élargi, et qu’il s’agit de rendre compte de l’origine de tous les peuples connus de l’auteur. Les peuples germaniques repris sur cette liste fournissent, de leur côté, matière à des observations intéressantes. Nous y trouvons encore mentionnés les Gépides, bien qu’ils aient cessé de constituer une nationalité indépendante à partir de 567 ; les Vandales, qui ont disparu de la liste des peuples libres depuis 534, et les Thuringiens, qui ont perdu leur indépendance dès 528. Il n’est donc pas téméraire de supposer que notre catalogue aura été arrêté sous sa forme actuelle à une date qui n’est pas postérieure à 528. Ce n’est pas tout, En examinant la liste des descendants d’Istio, on s’aperçoit qu’il est le père de tous les peuples qui se sont trouvés réunis, vers la fin du règne de Clovis, sous le sceptre de la dynastie mérovingienne[19] : Francs, Allamans, Romains de la Gaule et Bretons de la petite Bretagne. C’est, à n’en pas douter, en, pays franc qu’on aura imaginé de leur, donner une origine commune ; un étranger n’aurait pas pris la peine de faire concorder le groupement ‘mythologique avec le groupement politique. C’est aussi un Franc qui a pris les Visigoths pour les Goths par excellence, et qui a désigné leurs frères sous le nom de Welches, nom que les Francs étaient habitués à donner à tous les transalpins. Notons enfin que, dans la plupart de nos manuscrits, la généalogie des trois frères est précédée d’un catalogue des rois des Romains (il s’agit, encore une fois, des Romains de la Gaule) contenant la filiation suivante : Alaneus Papulo Egetius Agegius Siagrius, per quem Romani regnum perdiderunt. Ce catalogue confirme à la fois la provenance franque de notre document et la date approximative que nous lui avons donnée : en effet, l’auteur connaît encore Syagrius et son père Ægidius, et même le nom d’Aétius ne lui est pas inconnu ; néanmoins, il n’a plus qu’une idée confuse des faits qui se sont passés au milieu du Ve siècle, puisque entre ces deux derniers personnages il établit un lien de filiation tout à fait imaginaire. Ceci, je le répète, nous ramène vers le premier quart du VIe siècle, seul moment où se soient trouvées réunies toutes les circonstances dont la concomitance se reflète ici. Ai-je besoin d’ajouter que je ne revendique aucun caractère traditionnel pour la classification généalogique des peuples compris dans notre document du VIe siècle, et que je la crois purement arbitraire ? La preuve en est dans la mention des Romains et des Bretons, qui certes n’ont pas été compris parmi les descendants d’Istio chez les Germains de Tacite. D’autre part, Pline range dans le groupe des Windili les Burgondes, qui figurent dans notre liste parmi les descendants d’Irmino. Ces faits trahissent, le travail personnel d’un arrangeur, qui a fait des combinaisons arbitraires sur une tradition ancienne ; ils ne doivent cependant pas donner le change sur la vraie valeur de celle-ci. Si elle n’avait pas joui d’une grande popularité à l’époque où se place la composition de notre texte, et si l’arrangeur lui-même ne l’avait pas considérée avec le respect que mérite une tradition nationale, il n’aurait pas pris la peine d’en élargir le cadre pour l’adapter aux idées et aux points de vue de son temps, et pour procurer le bienfait d’une origine commune à tous les peuples du royaume auquel il appartenait[20]. Il est temps de conclure. Les vieux souvenirs anthropogoniques des Germains primitifs, dont Tacite nous avait apporté un écho au premier siècle de notre ère, vivaient toujours parmi les Francs du VIe. Après cinq cents ans révolus, ils y avaient gardé tant de fraîcheur et ale sève, qu’ils poussaient encore des rameaux nouveaux, et que les rudes ethnographes de ce temps adaptaient simplement à la vieille tradition nationale leurs notions nouvelles sur les peuples. A quelle profondeur cette tradition devait avoir pénétré dans l’âme populaire, et quel souffle vigoureux elle devait avoir conservé, pour qu’après les émigrations, les destructions de royaumes, les changements de religion et de patrie, elle reparut ainsi de siècle en siècle, toujours présente aux imaginations, toujours vibrante et sonore[21] ! Une si merveilleuse conservation ne s’expliquerait pas, si l’on ne savait que c’est le rythme poétique, semblable à une cuirasse d’or, qui a permis à la tradition de traverser les âges sans être ni mutilée ni déformée. C’est, au dire de Tacite, dans des Chants populaires que les Germains racontaient la descendance des trois fils de Mannus ; c’est donc aussi sous forme de chants populaires que ces souvenirs ont continué de circuler parmi les Francs. Et nous retrouvons ici, en plein royaume chrétien de Clovis, la vieille cantilène qui retentissait autrefois dans les forêts de la Germanie, au milieu des banquets et des fêtes sacrées ! L’intérêt de cette constatation est multiple. Non seulement elle nous met à même d’apprécier l’étonnante vitalité des souvenirs barbares, mais elle nous montre aussi, dans les Francs, un milieu vraiment épique, où les paroles ailées de la poésie héroïque devaient retentir de proche en proche avec des vibrations puissantes. Leur mélodie faisait partie de toutes les mémoires et accompagnait tous les individus à travers l’existence ; elle suivait encore le barbare converti jusque sous les voûtes religieuses du cloître. Si je ne me trompe, c’est dans une cellule monastique du pays franc que celle-ci, a été écrite par quelque moine salien, qui aura voulu consacrer, en quelque sorte, les prémices de sa science littéraire à dresser l’arbre généalogique de son peuple. L’histoire de l’épopée mérovingienne ne pouvait s’ouvrir d’une manière plus digne d’elle que par l’évocation de ce souvenir, qui rattache les traditions nationales des Francs, par un lien vivant et fort, aux plus lointaines réminiscences du monde germanique. |
[1] Celebrant carminibus antiquis, quod unum apud iilos memoriae et annalium genus, Tuisconem deum terra editum et filium Mannam, originem gentis conditoresque. Manno tres fliios assignant, e quorum nominibus proximi oceano Ingaevones, medii Herminones, ceteri Iscaevones vocentur. Quidam, ut in licentia vetustatis, plures deo ortos pluresque gentis appellationes Marsos Gambrivios Suevos Vandilios affirmant, eaque vers et antiqua nomina. Tacite, Germanie, c. 2.
[2] N’est-il pas permis tout au moins d’admettre un certain rapport entre le nom des Gambrives et celui de Gambara, mère des deux chefs mythiques du peuple lombard sortant de la Scandinavie ? V. Paul Diacre, Histor. Langob., I, 3.
[3] Wackernagel, Die Anthropogonie der Germanen dans Haupt, Zeitschrift f. d. A., t. VI.
[4] C’est ainsi, par exemple, que le nom poétique donné aux Français par leurs voisins germaniques était celui de Kerlingen (c’est-à-dire les hommes de Charles), de même que les sujets de Lothaire II étaient connus sous celui de Lothringen. De ces deux noms, le deuxième est entré dans la langue vulgaire, le premier n’est jamais sorti du vocabulaire poétique.
[5] Pline, H. N., IV, 28 écrit : Germanorum genera quinque : Vindili quorum pars Burgundiones, Varini Carini Guttones. Alterum genus Ingaevones quorum pars Cimbri Teutoni ac Chaucorum gentes. Proximi autem Rheno Istaevones, quorum pars Cimbri mediterranei ; Hermiones, quorum Suevi Hermunduri Chatti Cherusci. Quinta pars Peucini, Basternae, supradictis contermina Dacis.
[6] Les manuscrits en question sont : Saint-Gall 732, Paris 609 et Reichenau (Carlsruhe) 229, qui sont du IXe siècle ; viennent ensuite Paris 4628A et 9654, qui sont du XIe ; La Cava (Naples), Vatican 5001, ibid. Ottoboni 3081, qui sont, le 1er du XIe, le second du XIIIe, le dernier du XVe siècle. Nennius, Historia, c. 13 (Script. Rer. britann., p 58), et Hugues de Flavigny, (Pertz, Script. VIII, p. 314, avec l’importante note de l’éditeur), reproduisent la même tradition.
La version la plus pure est dans Paris 609 et La Cava. Une deuxième version (Paris 4628A. Saint-Gall, Vatican) ajoute aux fils de Irmino les Walagoths. Une 3e, qui découle de la 2e qui a aussi les Walagoths, trouble de plus la descendance de Ingo et de Irmino, en donnant à chacun deux pour descendants deux peuples qui figurent parmi les descendants de l’autre. Cette troisième est représentée par le manuscrit de Reichenau et par Nennius.
Alaneus dictus est homo, qui genuit tres filios, id est Hisisione Ermenone et Nigueo. MS. de Reichenau dans K. Müllenhoff, Germania antiqua, p. 164. Un manuscrit de Nennius donne pour Alaneus la variante Alanus.
[7] Zeuss, Die Deutschen, p. 75, note 1, et J. Grimm, Deutsche Mythologie Anhang, p. XXVIII, croyaient que Alanus était une corruption de Mannus. K. Müllenhoff, Sitzurigsberichte der K. Academie, Berlin 1862, p. 535, a prouvé qu’il n’en est rien.
[8] Comme dans le manuscrit de La Cava, qui écrit : Muljus rex tres filios habuit, quorum nomina hec sunt : Armen. Tingjus. Ostjus. Singuli genuerunt quatuor generationes. K. Müllenhoff, Gerrnania antiqua, p. 154.
[9] Teuffel, Geschichte der rœmischen Litteratur, 4° Auflage bearbeitet von L. Schwabe, Leipzig 1882, p. 778. Maszmann, Die Germania des C. Cornelius Tacitus, Quedlinburg 1847, p. 160-163.
J. Grimm, qui n’osait pas encore se prononcer sur l’origine de notre généalogie, écrit : Die Hauptfrage ist ob alle diese Nachrichten ans Tacitus bergenommen erweitext und entstellt sind. Getraut man sich nicht das zu bejahen, so haben sie meiner Meinung einen ausserordentlisnen Werth, Deutsche Mythologie, Anhang, p. XXVII et suiv.
Geffroy, Rome et les Barbares, 2e édit., Paris, 1874, p. 33. : Les variantes des documents ultérieurs paraissent démontrer que ce n’est pas la relation des deux écrivains latins qui a servi de source commune.
[10] V. Usinger dans Forschungen zur deutschen Geschichte, t. XI, p. 609.
Je ne veux d’ailleurs pas faire état du témoignage de Nennius c. 13, affirmant qu’il a trouvé notre généalogie dans les souvenirs des populations de la Grande Bretagne. Hanc genealogiam inveni extraditione veterum, qui incolae fuerunt in primis Britanniae temporibus, c. 13. Les affirmations de Nennius sont trop souvent sujettes à caution.
[11] A n’en pas douter, ceux qui ont les premiers rattaché Alanius à Japhet n’ont pas mis d’intermédiaires entre eux ; c’est plus tard seulement qu’obéissant à des préoccupations plus érudites, on a imaginé toute la série d’intermédiaires que donne Nennius l. I : Alanius autem ut aiunt fuit filius Sethevii filii Ogomun filii Thoi filii Boib filii Semeon filii Mair filii Ethae filii Aurthae filii Ecthet filii Oothz filii Abirth filii Ra filii Esra filii Isran filii Barth filii Jona filii Jabath filii Japhet.
[12] Langebeck, Scripteres rerum Dianicarum, t. I.
[13] Beda, Histor. eccles., I, 15 ; Anglo Saxon Chronicle dans Scriptores Rerum Britannicarum, p. 299, 302, 303, 308, 349- Florentius Wigorniensis, ibid., p. 550, et Appendice p. 627. Asser, De Rebus Gestis Aelfredi, ibid., p. 468. Roger de Wendower, Flores Historiarum. Cf. Kemble, The Saxons in England, Londres, 1840 p. 334.
Quant à Wodan lui-même, il a de nombreux ancêtres. Une première lignée d’ascendants le ramène jusqu’à Geat, quem Getam jamdudum pagani pro Deo venerabantur (Asser, De rebus gestis Aelfredi dans Script. Rer. Brit., p. 468). Une 2e, ajoutée à l’époque chrétienne, fait de Geata un simple mortel descendant de Noé, par un fils de celui-ci, Sceaf, qui, dit la Chronique Anglo-Saxonne, p. 349 (cf. Florentins, Wigornensis, o. c., p. 550), était né dans l’arche. Voici toute la lignée :
[14] Lire dans Kemble, the Saxons in England, p. 335-340, ses instructives considérations sur la transformation du dieu Wodan en homme. Lui-même renvoie à son ouvrage Die Stammtafel der Westsachsen, Munich 1836 ; et à la préface de son édition du Beowulf, t. II.
[15] V. Vita Kentigerni, n° 32, p. 820, dans Acta Sanct., 1er janvier.
[16] Comme je l’ai dit plus haut, je n’attribue d’ailleurs aucune valeur ethnographique à ces noms. Je les crois mythologiques dans leur origine ; et je ne pense pas qu’ils aient jamais eu cours comme éléments de classification. Autrement, nous les verrions apparaître au moins de temps en temps dans les historiens romains.
[17] Voir le passage de Pline, H. N., IV, 28.
[18] Je n’ai pas compris pourquoi K. Müllenhoff à qui j’emprunte toute cette démonstration, veut que le nom de Walagothi ait été ajouté en Italie, et sous les Goths eux mêmes (Stizungsberichte der K. Academie von Bertin, 1862). Tout s’explique beaucoup mieux si l’on admet que l’interpolateur est un Franc, habitué à désigner sous le nom de Walh ou de Walise tous les habitants de l’Italie. Pour un Ostrogoth, ses compatriotes n’auraient pas été les Walagoths, mais les Goths par excellence !
[19] Sur tout ceci K. Müllenhoff, l. I., et le même, Gœtting. Gelertern Anzeigen, 1851, Stück 17 et 18, p 174.
[20] Il est assez intéressant de constater les destinées ultérieures de notre tradition. Le manuscrit 648 (2291) d’Oxford, qui est du XVe siècle, et qui a puisé dans Nennius, nous fait assister à une nouvelle tentative de grouper dans le cadre de la vieille généalogie tous les peuples connus. V. G. Waitz dans Forschungen zur deutschen Geschichte, t. XVIII, p. 188.
[21] Après cela, on ne me demandera pas de réfuter le passage suivant de Fustel de Coulanges ; le lecteur n’aura pas de peine à y démêler, le vrai et le faux, et se convaincra une fois de plus que le puissant esprit de cet écrivain est resté, jusqu’à la fin, obstinément fermé aux résultats de la science philologique. Il est possible, dit M. Fustel, que l’on trouve ici une trace des antiqua carmina qui disaient les généalogies d’Irmin, d’Inguo et d’Istio, mais la tradition se serait bien altérée dans ses voyages, car il n’y a que douze gentes, quatre par quatre, et sur ces douze il y a bien peu de noms qu’on retrouve dans Tacite. On y trouve en revanche les Romains et les Bretons, qui pouvaient difficilement figurer dans les vieux chants comme branches de la race de Teut. Dans ce texte, je vois bien trois noms, Ermin, Inguo, Istio, qui sont antiques et qu’on a pu recevoir d’une vieille légende, à moins qu’on ne les ait empruntés à Tacite. Quant aux douze noms de peuples, ce sont des noms du IVe siècle de notre ère, ou, plus exactement encore, ce sont les noms que les auteurs de ces manuscrits du IXe et du Xe siècle trouvaient dans ce qu’ils connaissaient de l’histoire. (L’Invasion germanique et la fin de l’Empire, p, 233 n.) Il suffisait de se rappeler qu’une tradition épique est une chose vivante, qui subit la loi de croissance et de développement, pour s’épargner les erreurs et les inexactitudes dont fourmille ce passage.