HISTOIRE POÉTIQUE DES MÉROVINGIENS

LIVRE I. — Les Premiers Mérovingiens.

CHAPITRE PREMIER. — Les Sources.

 

 

Tous les peuples ont eu leurs récits épiques, c’est-à-dire des souvenirs historiques idéalisés par l’imagination. Il n’est pas également certain que tous, sans exception, aient donné à ces récits le moule du rythme poétique ; il suffit de constater que les peuples germaniques l’ont fait. Tacite nous le dit expressément : toute leur histoire consistait en des chants dans lesquels ils célébraient leurs dieux et leurs héros[1]. Ces chants avaient déjà, à la date où écrivait le grand historien, un caractère de haute antiquité, et supposent, par conséquent, une productivité poétique agissant depuis un certain nombre de siècles ; néanmoins, la poésie épique n’avait pas encore dépassé les années de sa jeunesse, et elle était toujours en pleine vitalité chez les Germains. Les héros qui surgissaient parmi eux au cours des âges étaient célébrés au même titre que lis à ros d’autrefois, et c’est ainsi que les barbares contemporains de Tacite glorifiaient dans leurs chants la mémoire d’Arminius, qui venait, quelques années auparavant, de délivrer son peuple de la domination romaine. Au milieu de sa glorieuse carrière, il avait succombé à la jalousie des sens, mais son nom retentissait toujours sur les lèvres de ses compatriotes, et restait entouré d’une auréole de gloire[2].

Si sommaires que soient ces renseignements de l’auteur des Annales, ils nous donnent cependant une idée très juste et très nette de l’épopée germanique des premiers temps. Telle qu’il nous la fait connaître, elle nous apparaît avec tous les traits essentiels que nous lui connaissons chez les autres peuples. Elle se confond avec l’histoire, ou plutôt elle en tient lieu. Elle comprend tout l’ensemble des souvenirs nationaux, qu’ils relèvent de la tradition mythologique ou qu’ils aient leur point de départ dans les réalités du passé. Elle est revêtue de sa forme propre, qui est le rythme poétique associé au chant. Ajoutez que, si d’uni côté elle possède une harmonie particulière sur les lèvres des poètes de profession, elle n’est pas moins admirable lorsque ses accents retentissent sur celles de multitudes entières, au moment où l’on marche à la bataille Elle remplit alors une véritable fonction sociale, et joue, dans la vie des peuples barbares, un rôle peu inférieur à celui de la religion elle-même.

Telle est l’épopée germanique à l’époque où s’ouvrer l’ère moderne, et pendant bien des siècles elle restera fidèle à ce caractère. La verve poétique des barbares, loin de s’appauvrir, gagna au contraire en intensité et en richesse pendant leurs longues luttes avec l’empire romain. Les sanglants combats qui furent livrés alors sur les frontières de la civilisation et de la barbarie, et les incessantes migrations qui, avec les alternatives du flux et du reflux, jetaient sur tous les rivages les débris de tant de peuples divers, ne cessèrent de tenir en éveil l’imagination des enfants de Tuisco. Tous les jours, des scènes grandioses, des exploits fabuleux, des visions terribles et sublimes engendraient des chants nouveaux, qui venaient grossir le répertoire déjà si riche des générations précédentes. Aux traditions anciennes s’ajoutait la splendide série des récits empruntés à l’histoire des guerres d’indépendance et à celle des guerres d’invasion. Un immense et lumineux foyer de poésie épique brûlait au sein de toute la race, projetant jusque dans les plus lointaines chaumières les ombres mobiles et gigantesques des héros dont il illuminait et transfigurait la mémoire. Tout le passé resplendissait et palpitait dans ce flamboiement prodigieux, et toutes les imaginations recevaient la réverbération de ses confuses et ardentes couleurs. Nous ne pouvons nous faire qu’une faible idée de l’état des esprits qui vivaient dans le charme de ce monde idéal, les yeux toujours fixés sur ses créations merveilleuses, mais il est facile, dans tous les cas, de se figurer la popularité d’un répertoire poétique qui était le seul aliment intellectuel de multitudes passionnées pour la poésie et pour la gloire.

Aussi, au moment où s’ouvre l’histoire des nations issues de la grande crise des invasions, tous leurs chroniqueurs les rencontrent en possession d’un vaste et brillant Romancero national. Et tous empruntent à ce Romancero les sujets qui remplissent les premières pages de leurs chroniques. Pour bien faire apprécier l’importance et l’universalité de ce fait, je vais passer rapidement en revue les annales de ces divers peuples, telles qu’elles s’offrent à nous sots la plume de leurs premiers chroniqueurs, et j’essayerai d’en dégager les éléments épiques.

Jordanès nous dit en termes formels que les Goths possédaient de vieux chants nationaux contenant leurs souvenirs historiques, et célébrant les exploits de leurs anciens héros[3]. Ces paroles, qui ressemblent d’une manière si frappante à celles de Tacite, ont une autorité d’autant plus grande qu’elles reproduisent un témoignage bien autrement précieux, celui de Cassiodore, l’historien en quelque sorte officiel de la race gothique. Bien plus, elles sont confirmées avec éclat par celui d’Ammien Marcellin, qui nous montre les Goths, dans une bataille contre les Romains en Mésie, entonnant des chants à la louange de leurs ancêtres[4]. Ces chants déroulaient devant la mémoire des Goths et devant l’imagination éblouie des Romains les longues et fabuleuses annales du peuple et de sa dynastie. Ils redisaient l’origine divine des Goths, la suite de leurs dieux et de leurs rois, depuis Gaut, qui semble avoir laissé son nom à la nation, jusqu’à Amal, qui frit l’éponyme de sa famille souveraine, et jusqu’à Théodoric le Grand, qui est devenu son héros national par excellence[5]. Le courage et la vertu des héros étrangers à la dynastie ne restaient pas dans l’oubli : on se redisait les noms de Respamara, de Hanala, de Fridigern, de Vidigoia et d’autres encore, et l’on tenait qu’ils n’avaient jamais eu leurs égaux[6]. Tant qu’il y aura une nation gothique, disait une plume officielle du VIe siècle, elle glorifiera dans ses chants la fidélité de Gensimund[7]. Les Chevelus, espèce d’aristocratie primitive groupée autour du trône, étaient chantés aussi dans ce répertoire des traditions nationales[8]. D’autres chants, dont l’accent satirique est impossible à méconnaître à travers la courte analyse du chroniqueur, racontaient à leur manière les premiers jours des nations voisines et ennemies : ils interprétaient le nom des Gépides d’après une tradition qui montrait ce peuple sortant de la Scandinavie avec ses congénères les Goths, mais se laissant gagner de vitesse par ceux-ci, et restant en arrière dans un des trois bateaux qui composaient la flotte, ce qui leur valut l’épithète de Gépides, c’est-à-dire de traînards[9]. Quant aux Huns, ils avaient une filiation honteuse : au dire de l’antiquité, ils étaient nés du commerce des démons avec les sorcières gothiques, chassées par le roi Filimer[10]. C’est ainsi que tout, la réalité comme la mythologie, devenait occasion de chants pour ce peuple si bien doué. Mais c’est surtout autour des grands noms de son propre passé que semble s’être concentrée l’activité de son génie poétique. Le roi Hermanaric était dès lors le sujet d’une série de traditions où la légende et l’histoire se confondaient de la manière la plus intime, et qui ont retenti pendant tout le moyen âge depuis les Alpes jusque sous le ciel de l’Islande. Hermanaric, dit en substance la plus ancienne version de ces récits, régnait avec gloire sur un grand nombre de peuples. Un jour, ayant été trahi par un chef des Rosomons, le vieux roi, dans sa fureur, fit saisir la femme du traître, nommée Swanahilde, et la fit attacher à des chevaux furieux qui la déchirèrent. Elle fut vengée par ses deux frères, Sarus et Ammius, qui essayèrent de tuer le roi, et qui lui firent une blessure dont il souffrit tout le reste de sa vie. C’est en ce moment fatal que se produisit l’attaque des Huns. Pour comble de malheur, les Visigoths venaient de se révolter aussi, et Balamir, roi des Huns, eut beau jeu contre les Ostrogoths isolés et affaiblis. Hermanaric succomba tant aux souffrances de sa blessure qu’au chagrin de ne pouvoir résister aux Huns : il avait cent dix ans lorsqu’il, mourut[11]. A ces souvenirs épiques du IVe siècle s’ajoutait, chez les Goths du VIe, celui des grandes luttes de leur peuple sous Attila. Ce prince apparaissait dans leurs souvenirs avec des traits majestueux et grandioses, bien différents de ceux que lui ont prêtés les chroniqueurs de la civilisation romaine. Toutefois, sa légende rie semble pas encore avoir pris à l’époque de Jordanès l’aspect que nous lui trouvons par la suite : elle naissait à peine. Quant à Théodoric le Grand, le héros national par excellence, il était encore trop rapproché pour que sa physionomie eût pu s’altérer considérablement, mais déjà il se dressait comme un géant dans l’imagination populaire, refoulant dans l’ombre les figures des héros précédents, ou les faisant tourner autour de sa personne comme des satellites autour d’un astre radieux.

Nous avons là, pour une date aussi reculée que le VIe siècle, les débris d’une épopée magnifique, dont les grandes figures se sont perpétuées à travers les âges, et qui, au XIIe et au XIIIe, aboutit en Allemagne à une riche mais tardive moisson de poèmes narratifs. Rien d’intéressant à suivre comme le développement de cette pensée poétique. Les Goths ont disparu depuis longtemps de la scène de l’histoire, balayés comme par un vent d’orage, et sans laisser aucune trace de leur existence politique, mais les créations de leur brillante imagination leur survivent, et, sous le nom de Dietrich von Bern, leur héros national occupe, dans les souvenirs de la race germanique, une position semblable à celle de Charlemagne dans l’épopée française.

Les Lombards n’étaient guère en dessous des Ostrogoths sous le rapport des dons poétiques. La gloire de leur héros Alboïn avait de bonne heure franchi les limites de son pays, et il était célébré chez les autres nations germaniques dans des chants qui attestaient sa libéralité, sa gloire dans les combats, son courage et son bonheur[12]. Si le moyen âge, trop préoccupé du souvenir de Théodoric, le Grand, a oublié entièrement le roi des Lombards et ses pathétiques aventures, un dédommagement était réservé à ce peuple dernier venu de l’invasion. Nul autre n’a trouvé, dans son historien national, un si fidèle écho de sa vie, un interprète si ému de ses sentiments. Grâce à Paul Diacre, le cycle des traditions lombardes se présente dans l’histoire comme le plus riche et le plus complet que nous ait laissé aucune nation germanique. Nous voyons ce peuple sortir de sa fabuleuse île de Scadan, n’ayant pas encore le nom qu’il porte, et qui lui sera imposé par le dieu Odin dans des circonstances extraordinairement épiques, lorsqu’en se réveillant un matin il prendra la chevelure des femmes lombardes pour les longues barbes de leurs maris[13]. Nous l’accompagnons dans ses migrations à travers la Germanie, et dans ses combats avec ses- voisins ; nous assistons à ses dramatiques aventures dont le récit a incontestablement passé à travers le prisme de l’imagination épique. Tel est notamment le chant qui célébrait les derniers jours des Hérules. Rodolphe, le roi de cette nation, arme pour venger le meurtre de son frère, qui a péri victime d’un lâche attentat de la princesse lombarde Rumetrude, et il attaque le roi des Lombards Tato. Sûr de la bravoure de son peuple et plein de confiance dans, la victoire, Rodolphe joue aux échecs pendant la bataille[14]. Un des siens, perché sur un arbre, a reçu l’ordre de le prévenir dès que les Hérules seront victorieux, avec défense, sous peine de mort, de lui apprendre leur fuite. Cependant, la fortune trahit cette fois le courage des Hérules, qui plient sous l’assaut des Lombards. Le guetteur n’ose en prévenir son maître, jusqu’au moment où l’ennemi pénètre dans sa propre tente et tue le roi avec les siens. Dans leur fuite, les Hérules, victimes de la colère du ciel, prennent un champ de lin pour la mer, et s’y jettent en faisant de grands efforts pour nager, ce qui permet aux vainqueurs de les massacrer tout à leur aise[15].

La lutte des Lombards contre les Gépides est traitée avec la même largeur épique : c’est là que se développe le caractère du jeune Alboïn, e héros national de son peuple. Toute sa vie est un poème. Il tue en bataille Torismod, fils de Turisind, roi des Gépides. Plus tard, il reçoit à la cour de ce monarque la plus généreuse hospitalité, et est protégé par lui contre la vengeance qui le menace de la part d’un de ses autres fils. Celui-ci, devenu roi à son tour, se souvient de ses anciens griefs, et voilà une nouvelle guerre dans laquelle Cunimund périt sous les coups du héros lombard, qui épouse sa fille Rosamonde. Depuis ce moment, c’en est fait des Gépides comme des Hérules[16].

Déjà deux nations ont pâli devant le peuple lombard : maintenant il va prendre un essor nouveau, et il s’élance sur l’Italie pour l’arracher au Byzantin. Du haut d’un des sommets des Alpes, qui lui doit son nom (Mons Regius), le héros lombard contemple sa future conquête[17]. Toute l’Italie supérieure tombe entre ses mains ; il est rassasié de gloire. Mais tant de triomphes lui tournent la tête : il s’oublie dans son bonheur, et s’abandonne à cette présomption que la tragédie grecque nommait l’hybris et l’épopée française la desmesure, et que les Livres Saints, dans leur incomparable langage, appellent de son vrai nom la superbe de la vie. Un jour, à Vérone, au milieu d’un banquet, il force sa femme Rosamonde à boire dans le crâne de son père, dont il avait fait une coupe. La vengeance de la femme outragée est terrible ; Alboïn tombe assassiné par ses ordres[18]. Mais cette expiation a suffi à la conscience populaire : s’il a perdu la vie, il conserve sa gloire. Mort, il reste la grande mémoire de son peuple, et son tombeau près de Vérone est un endroit religieux. Là, comme plus tard Frédéric et Arthur, il veille sous les armes, attendant le jour rie quelque grande crise nationale pour en sortir et voler au secours des siens[19].

A l’épopée d’Alboïn succède celle du roi Authari, qui a moins de grandeur tragique, mais plus de fraîcheur et de charme sentimental, comme l’Odyssée après l’Iliade. Authari devient l’époux de la princesse Bavaroise Théodelinde, et de gracieuses légendes nuptiales ont gardé le souvenir des circonstances romanesques de leur première rencontre[20]. C’est Authari aussi qui a pris possession, par un acte symbolique, des rivages méridionaux de l’Italie au nom de son peuple, et l’on montra longtemps après lui, dans les flots de la mer, la colonne qu’il avait touchée de sa lance, en disant : Jusqu’ici s’étendent les frontières des Lombards. Cette colonne, du temps du narrateur, s’appelait toujours la colonne d’Authari[21].

Et ce n’est pas tout. Le puissant courant des traditions héroïques réunies sous les noms d’Alboïn et d’Authari est accompagné de quantités de petits courants charriant d’autres souvenirs nationaux, des épisodes tour à tour riants ou tragiques, tels que le second mariage de la reine Théodelinde, la lamentable prise de Friuli par les Avares, les aventures de jeunesse du duc Grimoald, la poétique odyssée de Lopichis, aïeul de Paul Diacre, etc. La fortune n’a point permis à l’épopée lombarde d’avoir un développement comparable à celui de l’épopée gothique, sans doute parce que la, place était déjà prise, et que les grands rôles étaient distribués. Mais, arrêtés dans leur développement, les bourgeons de cette épopée : se retrouvent aujourd’hui encore dans la prose du chroniqueur, avec un caractère de fraîcheur et d’originalité auquel les récits d’aucun autre peuple né peuvent prétendre[22].

Les Vandales d’Afrique n’ont pas eu, comme les Goths et les Lombards, un chroniqueur national qui nous ait’ conservé, avec le récit de leurs hauts faits, le souvenir de leurs traditions patriotiques : c’est la raison pour laquelle leur épopée nous est restée entièrement inconnue. Cependant, la critique moderne a cru retrouver dans le nom des Astingi, porté à la fois par une moitié de ce peuple et par sa dynastie royale, l’équivalent de celui des Hartungen, qui seraient à la fois leurs Dioscures et leurs dieux nationaux. Au surplus, où trouver une preuve plus frappante de la popularité de la poésie chez ce peuple que dans l’épisode final de son histoire ? Lorsque le roi Gélimer, assiégé sur la montagne de Papua, qui avait été son dernier refuge, fut obligé de se rendre au général byzantin, il fit demander à celui-ci de lui envoyer trois choses : un pain, une éponge et une harpe. Etant en effet un cithariste excellent, il avait, dit l’historien, composé un chant sur ses malheurs actuels, et il éprouvait le désir de le chanter en s’accompagnant de la cithare[23].

Voilà certes un épisode bien significatif : un roi barbare qui compose des chants dans sa langue, qui les compose sur ses propres aventures, et qui s’accompagne d’un instrument pour les chanter, c’est plus qu’il n’en faut pour nous permettre d’affirmer que la poésie était en honneur chez les Vandales comme chez tous leurs congénères, et qu’elle célébrait les mêmes sujets.

Si, des plaines torrides de l’Afrique, nous passons aux brumeux rivages de la Grande Bretagne, nous y verrons, sous des cieux bien différents et dans un tout autre milieu, la poésie épique s’épanouir avec une égale richesse parmi les Anglo-Saxons Leur Charlemagne, Alfred le Grand, avait pour les chants nationaux de son peuple la même passion que le,monarque franc pour ceux du sien : il les savait par cœur, il se plaisait à les réciter, et il se faisait l’auditeur assidu de tous ceux qui pouvaient lui en apprendre de nouveaux. Ces poèmes, on ne se bornait pas à les redire de vive voix, on les mettait par écrit, on les enrichissait de belles vignettes, et la biographie du grand roi nous a raconté, dans une intéressante anecdote, de quelle marnière ce prince, encore enfant, se fit donner par sa mère le beau livre qui en contenait, après qu’il fut parvenu à l’apprendre par cœur[24].

On sera peut être tenté de voir, dans ces chants saxons que la mère d’Alfred fait apprendre à son fils, et que la main des clercs a mis par écrit et ornés de belles enluminures, des poésies chrétiennes à la manière de Cædmon et de Cynewulf, plutôt que des poèmes sur des sujets profanes et des aventures belliqueuses. Mais, à supposer qu’il faille renoncer au témoignage d’Asser (ce que je ne crois pas d’ailleurs), nous en possédons un de la, fin du VIIIe siècle, qui ne laisse place à aucun doute. C’est Alcuin qui se plaint de ce que, dans les festins de ses compatriotes et jusque dans les assemblées de leurs prêtres, on entend retentir les chants de l’époque païenne, C’est la parole de Dieu qu’il faut lire dans ces réunions, écrit-il en 797 dans sa lettre à l’évêque Hygbald de Lindisfarne ; c’est la lecture qu’il y faut entendre, et non le joueur de cithare, ce sont les écrits des pères, et non les chants des païens[25].

L’indifférence du chroniqueur national, Beda le Vénérable, pour ces souvenirs de l’époque légendaire, n’a point permis qu’ils arrivassent jusqu’à nous, et il est manifeste qu’il en est peu passé dans ses récits, dont l’hostilité aux traditions populaires forme un si étonnant contraste avec l’amour passionné qu’elles inspirent à un Paul Diacre. Néanmoins, et malgré l’art infini, si je puis ainsi parler, qu’il met à éviter toute mention de cette poésie païenne, lui-même nous en révèle l’existence dans la ravissante légende de Cædmon. Celui-ci, avant l’inspiration divine qui fit de lui le premier poète chrétien de sa nation, était entièrement étranger à l’art de la poésie ; aussi lorsque, dans les festins, chacun chantait à son tour, et qu’il voyait la cithare s’approcher de lui, il se levait de table et quittait la réunion[26]. Voilà confirmée, pour les Anglo-Saxons du VIIe siècle, l’existence d’une coutume qu’Alculn a encore rencontré chez eux dans les dernières années du VIIIe : celle de chanter des chants épiques à la fin des repas, en s’accompagnant de la cithare[27].

D’ailleurs, malgré le mutisme obstiné de Beda, nous possédons une bonne partie des chants épiques des Anglo-Saxons du VIIe siècle, et nous pouvons constater que cette race aventureuse, en venant coloniser la Bretagne, y avait apporté tout le trésor de la poésie germanique, comme plus tard devaient faire les Scandinaves de la Norvège émigrant sous le ciel de l’Islande. Nous savons, par des témoignages contemporains, qu’au VIIe siècle, on redisait en Angleterre l’histoire poétique des rois Goths d’Italie et des héros francs du Rhin. De plus, il nous reste de cette époque un poème d’une originalité et d’un charme sans pareil, plein d’une haute inspiration poétique, et resplendissant d’une admirable beauté morale. Je veux parler du Beowulf, œuvre anonyme de quelque grand poète caché, dans laquelle, pour la première fois à une date bien ancienne, on voit s’affirmer l’alliance féconde entre le génie chrétien et l’esprit germanique Que le sujet en ait été apporté des°bords de la Baltique, comme cela est vraisemblable, ou qu’il soit né en Angleterre même, il est certain que nous possédons dans cet antique monument le spécimen le plus instructif et le plus curieux de l’épopée germanique au moyen âge. Nulle part, pas même dans la Gudrun, on ne voit revivre avec une vérité si poétique cette existence maritime des peuples du nord, errant de longues journées en pleine mer dans leurs embarcations à la proue écumeuse, jusqu’à ce qu’enfin ils voient apparaître au loin, battues par les flots blanchissants, les côtes crayeuses et escarpées de la Bretagne, Nulle part, l’imagination septentrionale ne se reflète plus vivement que dans ces’ récits de combats contre des dragons et des monstres marins ; nulle part non plus n’apparaît sous un jour plus sympathique le type du héros tel que le conçoit le génie anglo-saxon, l’homme fort et doux dont la bravoure fabuleuse n’a d’égale que son inaltérable dévouement au devoir. Je ne veux pas insister, mais il me sera bien permis de conclure que l’existence d’un poème comme le Beowulf nous ouvre sur l’histoire de l’épopée dans les premiers siècles du moyen âge des perspectives singulièrement étendues. Que de chants épiques et que de souvenirs nationaux doivent avoir été redits par la voix de la poésie dans un peuple qui a produit un monument pareil !

Nous connaissons très peu les Frisons, race énergique et tenace qui a lutté avec la même constance contre les flots de sa mer, qu’elle a fini par dompter, et contre la domination franque, sous laquelle elle a dû enfin courber la tête. La Frise, en effet, a donné’ à Charles Martel l’avant-goût des résistances que son petit-fils devait rencontrer parmi les Saxons. Si ce peuple n’a pas eu d’Homère, ce n’est pas qu’il n’ait pas eu son épopée. Nous savons tout au moins que chez les Frisons aussi, encore au 1Xe siècle, il existait des chants nationaux à la gloire de leurs héros, et que leurs poètes les chantaient en s’accompagnant de la harpe. Nous connaissons également le nom d’un de ces aèdes, le vieux Bernlef[28], aveugle comme Homère, et fort aimé de ses compatriotes, qu’il charmait en leur racontant les hauts faits de leurs souverains d’autrefois. Converti par saint Liudger, Bernlef ne dit pas adieu à la poésie, mais il apprit à moduler les psaumes, et il les répéta dans la langue de ses pères à l’auditoire ravi de leur beauté surhumaine.

Les Saxons du continent, sans nul doute, redisaient auprès de leurs foyers les mêmes chants qui, sur la harpe des scôps, charmaient leurs frères émigrés en Bretagne. Mais, il est probable qu’au cours de leur lutte séculaire contre la civilisation chrétienne, beaucoup de leurs traditions primitives se perdirent, et il est certain que les premiers apôtres du christianisme ne durent pas voir d’un bon œil des chants populaires qui ravivaient, avec le souvenir, l’amour des vieilles croyances. Et cependant, malgré ces circonstances défavorables, l’esprit épique ne disparut pas de la Basse Allemagne, et plus d’un vieux chant s’est conservé dans ses plaines et parmi ses bruyères. Lorsque, au Xe siècle, le moine Widukind écrivit la première histoire de sa nation, il en circulait encore plus d’un, dont il fit passer la substance dans son récit[29]. On y peut parfaitement démêler ce résidu poétique parmi les matériaux de provenance diverse avec lesquels il y est combiné : Widukind lui-même a conscience de leur nature différente. Il cite ses sources lorsqu’il rapporte une de ces téméraires assertions d’érudit, comme dès lors on s’en permettait pour rendre compte d’un nom propre, mais il raconte avec beaucoup plus de confiance les récits anonymes qui lui sont fournis par la voix collective de son peuple. Comme les Lombards, les Saxons avaient une tradition qui les faisait arriver par mer sur les rivages de la Germanie, sans doute un fond de la même île de Scandia, et qui désignait l’endroit du continent où ils avaient débarqué pour la première fois[30]. Elle racontait l’hostilité qu’ils avaient rencontrée chez les Thuringiens ; premiers habitants de ces rivages ; elle redisait, à l’imitation de la tradition carthaginoise sur la fondation de la Byrsa, le stratagème employé par un jeune Saxon, qui, ayant acheté de la terre au poids de l’or à un Thuringien, la répandit ensuite sur un vaste espace dont les siens s’emparèrent, s’établissant ainsi sur une terre qu’ils avaient achetée et payée[31]. Les Saxons ne se contentèrent, pas de cette ruse barbare ; ils y ajoutèrent encore la trahison sanglante, et, dans une entrevus pacifique avec les Thuringiens, ils tombèrent sur ceux-ci et les massacrèrent avec leurs longs couteaux, qu’ils tenaient cachés sous leurs vêtements. La chanson, qui incontestablement admirait fort et la ruse et le meurtre, attribue même l’origine du nom des Saxons à l’usage qu’ils firent ce jour là de l’arme nationale[32]. L’accent du récit respire une joie cruelle ; en croit y entendre le cri de triomphe du barbare, qui fait consister toute sa gloire dans le succès quel qu’il soit : et il n’est pas difficile d’en deviner la tonalité primitive, malgré les atténuations qu’y aura nécessairement apportées la plume chrétienne de Widukind.

Ce sont encore des chansons épiques qui ont fourni à Widukind ses principaux renseignements sur la guerre entre les Francs d’Austrasie et les Thuringiens. Tout ce qu’il ajoute ici au récit de Grégoire de Tours a pour but la glorification des Saxons, et est manifestement emprunté à leurs souvenirs nationaux. Vaincus par le roi d’Austrasie Théodoric, grâce à son alliance avec les Saxons, les Thuringiens assiégés dans la ville de Scheidungen vont succomber, lorsque, par un pacte secret avec le monarque franc, ils obtiennent la promesse qu’ils seront épargnés, et qu’on se débarrassera des Saxons. Une circonstance fortuite remarquable met ceux-ci au courant du complot. Alors ils se jettent sur la ville sans défense, s’en emparent et la gardent. Entre eux et les Francs, l’amitié se rétablit tout à fait, au grand détriment des Thuringiens vaincus. Le roi de ceux-ci, Irminfried, avait pris la fuite ; mais, trahi par un des siens, Iring, il fut amené devant Théodoric et massacré. Iring se repentit bientôt de sa trahison ; il égorgea Théodoric lui-même, et coucha le cadavre de son maître sur celui du roi franc, pour lui donner la victoire au moins dans la mort, puis il s’ouvrit un passage l’épée à la main. Au lecteur de juger, dit le bon narrateur, si ce récit mérite quelque créance[33].

Que dire maintenant des Scandinaves, qui, s’ils arrivent les derniers à portée de notre regard, nous montrent, au seuil des temps modernes, l’épopée germanique vivant et- circulant avec une indéfectible vitalité au milieu d’une race qui est restée jusqu’alors sans mélange ? L’existence de chants épiques chez les Danois, depuis la plus haute antiquité jusqu’à son temps, est attestée à plusieurs reprises par Saxo Grammaticus[34]. On savait ces chants par cœur[35], et on les accompagnait de la lyre. Les rois eux-mêmes ne dédaignaient pas d’en composer[36], ainsi que les autres héros : ils aimaient à célébrer leurs propres exploits, soit qu’ils fussent au milieu des réjouissances du festin[37], soit lorsque, attachés au pal du supplice, ils entonnaient leur hymne de mort en face d’un ennemi dont ils bravaient la colère[38]. Il n’est pas besoin d’ajouter que le répertoire poétique des autres nations ne leur était pas moins familier que le leur ; et que notamment la tragique histoire des Nibelungen circulait depuis longtemps parmi le peuple danois, puisqu’en 1134 un poète saxon en redisait un épisode devant le duc Canut Laward, et qu’à cette occasion le chroniqueur nous apprend que cette histoire était très belle[39].

Que fait Saxo Grammaticus de cette innombrable collection de récits épiques recueillis par lui sur les lèvres de ses compatriotes, dont il avait une connaissance approfondie ? Il les traite à l’égal des matériaux historiques les plus précieux, et les verse tous ensemble dans sa chronique, dont ils remplissent les neuf premiers livres, et où ils constituent pour une série de plusieurs siècles l’unique histoire du Danemark. Là défile, dans une succession factice et selon un ordre arbitraire, le splendide cortège de ces dieux et demi-dieux du Nord, ramenés, il est vrai, au rang et aux proportions humaines par le scrupule chrétien du chroniqueur, mais, pour le reste, considérés par lui comme des personnages historiques. Les derniers venus de cette procession de héros fabuleux se mêlent fraternellement aux plus anciens héros historiques dont l’annaliste nous ait gardé le souvenir, sans qu’il soit possible de tracer une ligne de démarcation entre des groupes qui nous viennent de deux mondes si opposés. Nulle part, on ne vérifie par un exemple plus saisissant l’éternelle confusion faite par les historiens des premiers âges entre les souvenirs concrets de la réalité et les figures idéales de la fiction. Et l’exemple est d’autant plus instructif, que celui qui nous le fournit est loin d’être le premier venu ; c’est, au contraire, un écrivain de la brillante époque du moyen âge, et, en outre, le plus savant homme de son pays.

S’étonnera-t-on maintenant de nous voir revendiquer pour les Francs une vitalité poétique semblable à celle des nations qui viennent d’être passées en revue ? On ne soutiendra pas qu’ils aient constitué une exception unique au milieu des autres barbares, et dérogé seuls à une loi dont nous venons de constater l’application chez tous leurs congénères. Ils avaient, eux aussi, de grands souvenirs à faire revivre, et des noms illustres à glorifier. Quant à leurs facultés poétiques, elles n’étaient inférieures à celles d’aucun autre peuple de leur race. Ils possédaient au suprême degré le don de s’exalter devant ce qui est noble et beau, et cette puissance d’admiration se traduisait chez eux par des formules d’une naïveté grandiose. Il y a un accent hautement épique dans cette parole qu’ils adressaient à leur compatriote Arbogast, dont ils expliquaient l’heureuse fortune par l’amitié que lui portait un plus grand que lui, saint Ambroise de Milan. Nous savons maintenant, disaient-ils, pourquoi tu es invincible ; c’est parce que tu es l’ami de l’homme qui dit au soleil arrête-toi, et le soleil s’arrête[40]. Si haut que nous remontions dans l’histoire, nous entendons l’écho de leurs chants. Ils chantaient au Ille siècle, en allant aux combats, et le rhéteur grec qui guidait contre eux les légions romaines, étonné de la rauque harmonie de ces accords si nouveaux pour fui, les comparait à des croassements de corbeaux[41] : comparaison que n’auraient d’ailleurs pas reniée ces fiers barbares, qui voyaient dans le corbeau l’oiseau sacré des batailles, et le conseiller prophétique du plus grand de leurs dieux ! Ils chantaient au Ve siècle, aux jours des grandes invasions et, sans doute, ils redisaient les exploits des héros d’autrefois, lorsqu’au milieu des plaines de l’Artois, ils furent surpris par les troupes d’Aétius au moment où ils célébraient la noce d’un des leurs[42].

Un peuple si amoureux de poésie, et chez lequel la fibre poétique devait être excitée sans cesse par les émouvantes péripéties de l’invasion, ne pouvait pas du jour au lendemain renoncer à une de ses facultés les plus brillantes comme les plus enviables. Pour les Francs, comme pour tous les autres Germains, il n’y eut peut-être pas d’époque plus favorable à l’éclosion de chants populaires que ces jours inoubliables de la conquête où, pauvres et demi-nus, au sortir des profondes forêts, ils apprirent à connaître de près la splendeur de la vie romaine, et s’enivrèrent d’avance du parfum d’une civilisation qui allait tomber dans leurs mains. Les héros qui les menèrent à la conquête de cet Éden de la culture durent prendre une grande place dans leurs imaginations, et devenir le centre de leur poésie nationale. Les noms d’un Childéric et d’un Clovis, comme plus tard ceux d’un Théodoric et d’un Clotaire, étaient associés, dans leurs esprits, au souvenir de toutes les aventures dramatiques et glorieuses qu’ils avaient eues à. la suite de ces chefs illustres : il n’en était pas de plus populaires parmi eux. Ceci n’est pas une simple conjecture, c’est le témoignage formel d’un écrivain vivant à une date où les chants consacrés à ces héros circulaient encore dans toutes les bouches. Voici comment s’exprime, en parlant de Charlemagne, le versificateur connu sous le nom de Poeta Saxo :

Est quoque jaco notum : vulgaria carmina magnis

Laudibus ejus avos et proavos celebrant.

Pippinos Carolos Hludovicos et Theodricos

Et Carlomannos Hlotariosque canunt[43].

Si donc, au IXe siècle encore, c’est à dire alors que des héros nouveaux, comme Pépin d’Herstal et Charles Martel, auraient pu faire oublier ceux des âges précédents, on continuait à répéter les chants à la gloire de Clovis et des siens, quelle ne devait pas être la popularité de ces chants au moment de leur éclosion, c’est-à-dire dans la génération qui fut leur contemporaine, et dans celles qui suivirent immédiatement ?

Au reste, l’imagination des Francs ne se borna pas à célébrer les rois de la première époque : elle réserva également une part de,-gloire poétique à leurs successeurs. Je ne crois pas me tromper en l’affirmant d’une manière générale, et les quelques exemples que nous en fournissent les trop maigres sources relatives à cette époque ne laissent pas de justifier pleinement cette conjecture. Lorsque Frédégaire nous dit du roi Gontran qu’il eut un règne tellement prospère, que tout le monde chantait sa gloire, même chez les peuples voisins, on doit sans doute prendre au pied de la lettre cette expression d’un écrivain peu habitué au langage figuré[44]. Le roi Clotaire II a été célébré de la même manière, et de son vivant, par les chants populaires de la Neustrie ; l’auteur qui nous l’atteste, d’après de bonnes sources, nous a même conservé quelques passages du chant consacré à sa victoire sur les Saxons, dont il sera parlé plus longuement au cours de ces recherches[45]. Les rois, au surplus, n’étaient pas les seuls que glorifiât la poésie épique ; elle redisait également les exploits des grands, et nous apprenons, par un contemporain, que tel duc, célébré par les poètes classiques dans d’élégants hexamètres, recevait aussi les hommages des poètes germaniques sous forme de chants barbares[46].

Il jaillissait donc, au milieu des populations franques du VIe siècle, des sources toujours vives de poésie épique, qui versaient dans un même flot continu les cantilènes du passé lointain, et les chansons écloses sous la dictée de l’heure présente. En s’écoulant à travers les générations, qui ne les laissaient point passer sans écho, toutes ces productions du génie poétique de la nation devaient constituer, à la longue, un véritable Romancero contenant l’histoire légendaire du peuple franc, depuis ses plus lointaines origines mythologiques jusqu’aux plus récents- exploits des monarques régnants. Un tel trésor national ne pouvait laisser indifférent l’esprit universel de Charlemagne. Avec cette sûreté de coup d’œil qui était l’un des attributs caractéristiques de son génie, il en apprécia l’importance à une époque où quiconque se piquait de culture littéraire aurait rougi d’admirer autre chose que les écrits de l’antiquité classique. Et, pour assurer à son peuple la conservation de ces monuments de son passé poétique, il les fit recueillir par écrit. C’étaient, dit Eginhard qui nous l’apprend, de très vieilles chansons barbares qui célébraient les guerres et les exploits des anciens rois[47]. Que ce recueil ait contenu aussi les chants relatifs aux héros des autres cycles nationaux, nous ne pouvons en douter, n’y eût-il, pour nous le faire croire, que la diffusion générale des sujets épiques parmi tous les peuples barbares ; mais, ce qui est certain, c’est qu’il était consacré en toute première ligne à l’histoire poétique des rois francs eux-mêmes. Clovis, ses ancêtres et ses successeurs’ y occupaient sans doute la place d’honneur.

Quel malheur que le recueil de Charlemagne ait disparu sans laisser aucune trace, et sans qu’après ce grand homme aucun de ses successeurs ait pensé à prendre des mesures pour en assurer la conservation ! On a cru à tort ; sur la foi d’un passage mal interprété de Thegan, qu’il fallait attribuer la responsabilité de cette disparition à Louis le Débonnaire. C’est une erreur[48]. Il parait bien plutôt que le recueil existait encore vers la fin du IXe siècle, puisque, à cette date, l’archevêque Foulques de Reims, écrivant à Arnulf de Carinthie, lui rappelle l’histoire poétique du roi Ermanarich, qu’il avait trouvée, nous dit l’auteur, dans des livres allemands. Or, quel aurait pu être, en Gaule, à la fin du IXe siècle, le livre allemand relatant de vieux chants épiques, si ce n’est précisément le recueil composé par ordre de Charlemagne[49] ?

Nous pouvons donc affirmer que chez aucun autre peuple germanique l’existence de chants narratifs à la gloire des héros nationaux n’est attestée par un ensemble de témoignages aussi formels que chez les Francs. C’est tout ce qu’il nous fallait pour conclure qu’il y a eu sans contredit une épopée mérovingienne.

A-t-il passé quelque chose de cette épopée dans les récits des chroniqueurs de cette époque, ou bien faut-il croire que, par une étonnante et unique exception, l’historiographie de ce peuple serait restée totalement fermée aux échos de sa poésie populaire ? Ici, nos recherches deviennent d’autant plus délicates qu’aucun des premiers chroniqueurs francs ne parle en termes explicites de chants populaires, ni ne dit y avoir puisé : aussi est-il facile de triompher de leur silence quand on veut, comme M. Fustel de Coulanges[50], se dispenser de la tâche qui fait l’objet de ce livre. Mais qu’importe gale ces écrivains citent ou ne citent pas leurs sources, lorsque la critique à établi que sur certaines époques de l’histoire, ils ne pouvaient avoir à leur disposition que des traditions orales, c’est-à-dire, en partie du moins, des chansons épiques ? Qu’importe encore qu’ils se soient abstenus d’inventorier, à la manière d’un érudit moderne, les documents oraux et écrits qu’ils ont consultés, si l’analyse même de leurs ouvrages nous fait apparaître avec un caractère de suffisante authenticité les matériaux épiques fondus dans leur texte ? Le second point sera établi d’une manière spéciale, à l’occasion de chacun des épisodes qu’on étudiera dans ce livre ; il en fera proprement le sujet, et nous n’avons pas à en parler plus longuement ici. Quant au premier, nous allons le démontrer une fois pour toutes, afin de n’avoir plus à y revenir par la suite.

Nous possédons trois chroniqueurs de l’époque mérovingienne : Grégoire de Tours, Frédégaire, et le moine neustrien qui a écrit le Liber Historiæ[51]. Chacun de ces trois auteurs raconte, en qualité de témoin, une partie des faits contenus dans son livre, et relate d’après le témoignage d’autrui ceux qui se sont passés avant lui. Grégoire a été témoin des événements écoulés à partir de la mort de Clotaire I, en 561 ; il est obligé de s’en rapporter à d’autres sources pour tout ce qui précède cette date. Le point précis à partir duquel Frédégaire devient témoin contemporain est plus difficile à fixer, selon qu’on le considère comme ayant écrit vers 658, ou qu’on admet avec M. Krusch, qu’il avait fini son travail en 642[52] ; dans tous les cas, on ne peut guère croire que son autorité commence plus d’une génération avant le moment où il écrit, et nous placerons vers 615 la date à partir de laquelle il devient notre source. Enfin, pour ce qui concerne l’auteur du Liber Historiæ, dont le récit s’arrête à la date de 727, son autorité de témoin ne s’étend pas au-delà des événements qui se déroulent à partir de 681[53]. Tout ce qui, pour chacun de ces trois auteurs, remonte plus haut que ces trois dates respectives, leur a été fourni soit par la tradition, soit par des sources écrites. Si nous parvenons à déterminer exactement ce qui, dans chacun d’eux, appartient à celles-ci, nous aurons par là même délimité le domaine de celle-là, et circonscrit d’avance le champ de nos explorations.

Or, il est facile, tout d’abord, de faire l’énumération des sources écrites qui ont été à la disposition de Grégoire de Tours, pour l’histoire des Francs antérieure à la mort de Clotaire I, c’est-à-dire pour toute la partie de cette histoire comprise entre les dates extrêmes de 429 à 561. D’historiens romains, c’est-à-dire de chronographes écrivant l’histoire selon le procédé classique, il n’y en avait plus. Ceux qu’il a pu consulter, ou bien n’atteignaient pas les commencements des annales franques, comme saint Jérôme et Paul Orose, ou bien en frôlaient seulement les premières années, comme Sulpice Alexandre, qui s’arrête avant la fin du IVe siècle, et Renatus Frigeridus Profuturus, qui ne va que jusqu’au commencement du Ve siècle. Ces deux derniers sont les seuls écrivains romains dans lesquels il ait trouvé des renseignements sur les Francs ; il leur a emprunté des passages assez étendus, mais on peut croire à bon droit que s’ils avaient contenu autre chose sur le même sujet, il se serait gardé de l’omettre. Ces passages sont d’ailleurs d’un intérêt purement romain ; s’il y est parlé des Francs, c’est à l’occasion des expéditions que les généraux romains ont dû faire contre eux : leur histoire interne laisse les narrateurs absolument indifférents, et ils nous fournissent, en somme, une preuve convaincante du peu de curiosité qu’inspiraient aux derniers annalistes de l’empire les barbares qui allaient le renverser.

Il y avait, il est vrai, des annales, et Grégoire lui-même bous déclare avoir tiré ces renseignements de celles qu’il appelle Annales consulaires. Nam et in Consolaribus legimus, Theudomerem regem Francorum, filium Richimeris quendam, et Ascylam matrem ejus, gladio interfectus[54]. Ces annales consulaires, comme leur nom l’indique, sont évidemment romaines, et Grégoire, qui ne les cite plus ailleurs, semble nous indiquer qu’elles ne s’étendaient guère au-delà des premières années du Ve siècle[55]. Il a consulté aussi les Annales d’Angers[56], probablement continuées à Cours, qui lui ont fourni un certain nombre de dates pour l’histoire de Childéric. Il a utilisé encore des Annales burgondes[57], comme on le voit par la comparaison de ses récits avec ceux de Marius d’Avenches, lequel a eu les mêmes sources. Je ne sais s’il a encore mis à contribution d’autres recueils du même genre ; si, comme le croit M. Holder-Egger, il a eu sous la main un exemplaire interpolé des Annales de Ravenne[58], ou si, comme l’admet M. Arndt[59], modifiant une opinion de M. Monod, il s’est servi d’Annales arvernes, ou encore, s’il faut croire, avec le même M. Arndt, qu’il a connu aussi des Annales Visigothes[60]. Ce qui est bien certain, c’est que, dans tous les cas, aucun de ces recueils ne peut être la source des longs et vivants récits qu’il nous donne sur les premiers rois francs et en particulier sur Childéric et Clovis. Tous étaient écrits par des provinciaux qui avaient un médiocre intérêt pour les choses du monde barbare, et qui se bornaient à relater en quelques paroles sèches et succinctes les principaux faits qui s’étaient déroulés dans leur horizon. Leur laconisme et leur sécheresse étaient extrêmes ; tout ce qu’ils pouvaient lui apprendre sur les Francs, c’étaient les ravages commis par ces barbares dans les contrées où vivaient les annalistes.

Je ne parle pas ici des écrivains romains du Ve siècle qui ne sont pas historiens, comme Sulpice Sévère et Sidoine Apollinaire : leurs œuvres, que nous possédons encore, n’étaient guère en état de renseigner davantage notre chroniqueur au sujet des barbares, et encore est-il à remarquer qu’il n’en a pas même tiré tout ce qu’il était possible de leur emprunter. Ainsi, il parait avoir ignoré le célèbre passage de Sidoine Apollinaire sur Clodion, qui est, en dehors de l’Historia Francorum, la seule preuve de l’existence historique de ce roi des Francs, car il ne parle de lui que sur la foi de la tradition populaire. Quant aux plus anciennes vies de saints de l’époque mérovingienne, il est certain qu’il pouvait y trouver plus d’un bon renseignement : mais ; malgré la quantité de celles qu’il a lues, nous devons constater que des trois plus importantes, celle de sainte Geneviève, celle de saint Vedast et celle de saint Remy, il n’a connu que la dernière. Or, la première contient un épisode qui jette une vive lumière sur l’histoire de Childéric[61], et la seconde nous fait connaître plusieurs circonstances historiques des plus curieuses accompagnant le baptême de Clovis[62].

Ainsi, malgré l’étendue de ses lectures et le zèle de ses recherches, Grégoire de Tours n’était pas même parvenu à connaître tous les documents écrits qui, à cette date, se trouvaient à sa portée. On ne soutiendra pas .qu’il en ait connu d’autres, aujourd’hui perdus, et auxquels il aurait pu emprunter certains de ses renseignements dont nous ne voyons pas la source littéraire. D’abord, nous sommes assez au courant de la littérature latine du Ve et du VIe siècle pour, en connaître la bibliographie, et pour pouvoir affirmer qu’elle ne contenait pas beaucoup d’autres richesses qui seraient aujourd’hui perdues. Ensuite, quand Grégoire de Tours parle d’après une source écrite, il a généralement soin de la mentionner, pour augmenter l’autorité de son récit. Nous avons donc le droit de conclure que toute la partie de sa chronique relative aux générations qui ont précédé la sienne, et pour laquelle il n’invoque pas de source écrite, lui a été fourni par la tradition orale.

La tradition prend, dans son ouvrage, une place prépondérante, et l’on peut dire qu’elle le constitue presque tout entier, avec l’observation et l’expérience personnelle de l’auteur. Mais celle-ci ne s’exerce que dans un horizon assez restreint, et est elle-même à chaque instant éclairée par la relation, d’autrui elle n’atteint pas les faits qui se passent à distance, encore moins ceux qui se sont écoulés ; avant le moment où le narrateur a commencé d’observer. C’est donc la tradition qui vient ici à son secours. Cette tradition est multiple. Un grand nombre des récits de Grégoire, dispersés sur tous ses ouvrages, et en particulier disséminés dans l’Historia Francorum, lui ont été fournis par les souvenirs clermontois, soit qu’il les ait recueillis sur la bouche de tout le monde, soit qu’ils lui aient été inculqués au jour le jour par ses parents, auprès du foyer de la famille. D’autres lui ont été communiqués au cours de ses voyages, pendant les visites qu’il a reçues, dans les conciles et les assemblées auxquelles il a assisté, par ses collègues dans l’épiscopat, par le clergé des églises ou par les religieux des monastères. C’est à cette source-là qu’il a principalement puisé l’histoire des miracles des saints. Il a fait également appel, et dans une mesure considérable, au témoignage de laïques de toute condition, depuis les grands personnages de l’entourage royal jusqu’aux humbles fidèles perdus dans la foulé, quand ils lui paraissaient dignes de foi[63]. Tout cet ensemble de matériaux de provenance orale a été fondu par lui, non sans habileté parfois, avec les récits empruntés à des sources écrites, qu’il enrichit et dramatise de la sorte, sans que le critique puisse toujours se rendre un compte exact de la proportion dans laquelle il mêle le réel au fictif.

Nous possédons cependant quelques indications qui nous mettent sur la voie. Habitué à citer consciencieusement sa source écrite, lorsqu’il en a une, Grégoire, en ne la citant pas, semble déjà trahir qu’elle lui manque. Il y a plus. Lorsque, pour ses récits de provenance orale, il peut invoquer le témoignage de personnes déterminées, il a soin de le faire, au moins en termes généraux. Il prend cette précaution spécialement lorsqu’il s’agit de miracles, d’abord parce qu’il les connaît ordinairement par les individus qui en ont été témoins[64], ensuite parce que la nature même de ces événements exige des preuves plus certaines. Au contraire, lorsqu’il enregistre des traditions populaires, ou bien il se contente de les indiquer négligemment par un ut ferunt ou toute autre formule, ou bien il laisse même de côté cette vague indication, et il ne donne aucune preuve. Pourquoi ? La raison en est claire : c’est que la tradition populaire est trop impersonnelle pour qu’il puisse se retrancher derrière elle, et une garantie anonyme n’en est pas une à ses yeux. De plus, enfant de la civilisation lettrée de Rome, il attache bien plus de valeur aux doctes notices que lui ont laissées par écrit des gens cultivés et instruits, qu’aux grossières et confuses notions de la voix populaire. Voilà pourquoi, parlant de faits passés qu’il ne cornait que par le témoignage d’autrui, Grégoire évite de mentionner ses Sources, ou se borne à les introduire par des formules comme ut fertur, multi aiunt, ou d’autres du même genre.

Mais il a beau omettre de faire connaître la provenance de ses données orales : avec un peu d’attention on les démêle immédiatement. Qu’on me permette de choisir mes exemples parmi ceux de ses récits dont l’origine traditionnelle n’a pas encore été reconnue : on verra qu’elle est facile à établir. Tout le monde sait que l’Historia Francorum contient un récit assez détaillé des persécutions des Vandales d’Afrique, non exempt de grosses erreurs, puisqu’il intervertit  notamment l’ordre de succession des rois ; utile pourtant, parce qu’il nous offre des renseignements inédits, et parce qu’il reproduit seul le texte de la lettre adressée par saint Eugène de Carthage, du fond de son exil, aux fidèles de son diocèse[65]. D’où Grégoire a-t-il tiré ce long historique ? Il cite, il est vrai, quelques vies de saints qu’il aurait consultées[66], mais la plupart des faits qu’il rapporte ici ne figurent dans aucune source écrite, et sont empruntés ailleurs. Où’ ? Je réponds : c’est son ami, l’évêque saint Salvius d’Alby, qui lui a raconté cette histoire, et qui lui a communiqué le texte de la lettre d’Eugène. Alby possédait le tombeau de ce saint, qui y était mort en exil avec plus d’un compagnon d’infortune, et de nombreux miracles continuaient de se faire auprès de ses restes sacrés[67]. La population de cette ville s’entretenait donc souvent de ce confesseur africain, et le clergé dé l’église conservait avec respect tout ce qui restait de lui, notamment la copie de sa lettre pastorale à ses fidèles. Or, Salvius, évêque d’Alby, était l’intime ami de Grégoire de Tours[68], et il lui avait même raconté son histoire[69]. Qui ne voit que ce dernier, grand chercheur de souvenirs et de documents, a dû plus d’une fois consulter soir vénérable frère, et avoir appris de lui tout ce qu’on savait à Alby sur Eugène et sur les catholiques d’Afrique. Voilà donc, me parait-il, l’origine orale d’une page importante de l’Historia Francorum établie à suffisance, et la part de la tradition dans les sources de ce livre augmentée d’autant[70].

D’où viennent à Grégoire de Tours les renseignements qu’il consigne, dans l’Historia Francorum et dans le Gloria Confessorum, sur saint Servais de Mæstricht[71] ? D’une biographie aujourd’hui perdue de ce saint, n’a-t-on cessé de répéter. Or, je crois avoir prouvé sans réplique : 1° qu’avant Grégoire de Tours, il n’existait pas de vie écrite de saint Servais ; 2° que Grégoire tient d’une source orale tout ce qu’il sait sur ce saint personnage[72]. Le nom même du saint n’a jamais été sous ses yeux par écrit : voilà pourquoi, sur la foi d’un narrateur qui prononçait mal, il l’a appelé sanctus Aravatius au lieu de sanctus Servatius. Cette erreur a fait verser en pure perte des flots d’encre aux critiques, qu’elle a amenés à admettre deux évêques de Mæstricht, dont l’un se serait appelé Aravatius et l’autre Servatius[73].

L’histoire de la destruction de Metz par Attila est également de provenance orale. Elle raconte, comme celle de Mæstricht, une belle légende de vision : un fidèle chrétien aurait vu saint Étienne suppliant saint Pierre et saint Paul d’obtenir de Dieu que Metz fût épargné, ou, tout au moins, que son église restât debout. Les apôtres lui accordèrent cette dernière partie de sa prière. Cette fois Grégoire nous fait connaître sa source : de quo auditorio quod a quibusdam audivi narrare non distuli[74]. Pourquoi ? Parce qu’il s’agit ici d’un événement miraculeux, et qu’il sent le besoin de confirmer son récit par le témoignage de gens digues de foi, recueilli sur place. S’il n’en a pas fait autant pour l’histoire de saint Servais racontée ci-dessus., c’est que, n’ayant jamais été à Mæstricht lui-même, il ne sait le fait que par ouï-dire, et ne peut se retrancher, comme ici, derrière de véritables autorités.

Il en est de même du siège d’Orléans. Non seulement le récit de Grégoire est stylisé à tel point qu’il est impossible d’y méconnaître le travail de l’imagination populaire, mais encore il est en contradiction flagrante avec la vie de saint Aignan, qui nous montre Orléans rendu aux Huns, et le pillage commencé au moment où Aétius arrive au secours des habitants[75]. Grégoire n’a donc puisé ici encore que dans la tradition orale. On a pu s’y tromper parce qu’il écrit en parlant de saint Agnan : cujus virtutum gesta nobiscum fideliter retenentur, mais, cela, veut dire simplement que l’on conserve avec foi ce souvenir de ses miracles, et cela exclut même la supposition d’une histoire écrite de sa vie[76].

Je ferai une observation semblable sur les pages consacrées à l’histoire d’Aétius[77]. La vision qui fit connaître à la femme de ce général qu’il serait sauvé est entièrement légendaire, et tout à fait conçue dans le goût des visions qui forment le noyau des épisodes relatifs à saint Servais et à saint Etienne. Cette anecdote, qui manque dans toutes les sources consultées par Grégoire de Tours, a évidemment été empruntée à la tradition populaire, et nous avons ici une preuve de plus de la place considérable que celle-ci occupe dans la chronique de Grégoire.

Je prends encore un exemple : c’est le récit de la bataille de Vouillé. Ce que Grégoire nous en dit peut se décomposer en trois anecdotes : 1° Clovis a dans son armée le jeune Chlodéric, fils du roi des Ripuaires Sigebert. 2° Au moment où Clovis venait de tuer Alaric, il fut assailli de droite et de gauche par deux Goths qui cherchèrent à lui percer les flancs, et il ne dut son salut qu’à la fuite. 3° Un grand nombre de Clermontois qui, sous les ordres d’Apollinaire, combattaient dans les rangs des Visigoths, périrent dans cette journée, et ; parmi eux, les membres des principales familles sénatoriales. Ce dernier trait est évidemment un souvenir oral conservé à Clermont ; dès lors, nous voyons aussi d’où provient le second, pour lequel, comme on le verra plus loin, Grégoire- n’avait aucune source écrite. Manifestement, ils faisaient partie l’un et l’autre d’une même tradition locale, et ce sont les Clermontois, de retour de Vouillé, qui ont raconté chez eux ce qui était arrivé à Clovis[78].

Au surplus, la place de la tradition populaire de Clermont dans l’œuvre de notre historien est des plus considérables, et il n’est pas sans utilité de faire une bonne fois le relevé complet de ce qu’il lui doit. Le voici pour les premiers livres de sa chronique, c’est-à-dire jusqu’en 548 on ne me demandera pas, je pense, de poursuivre cette analyse plus loin.

 

SOUVENIRS CLERMONTOIS.

I, 31. Origine de l’église de Bourges, due à la charité du Clermontois Leocadius.

I, 32. Ravages de Chrocus à Clermont et aux environs.

I, 33. Cassius et Victorius à Clermont.

I, 34. Saint Privat à Javoulz.

I, 44. Evêques clermontois : Saint Urbicus.

I, 45. Saint Hillidius.

I, 46. Saint Nepotianus.

I, 47. Les époux vierges, Injuriosus et Scolastica, à Clermont.

II, 11. Particularités sur la mort de l’empereur Avitus.

II, 13. Evêques de Clermont : Saint Venerandus et saint Rusticus.

II, 16-17. Saint Namatius et sa femme.

II, 20. Gouvernement du duc Victorius à Clermont, pour le compte des Visigoths.

II, 21. Evêques clermontois : Saint Eparchius.

II, 22-23. Saint Sidoine Apollinaire.

II, 24. Vertus des Clermontois : Ecdicius.

II, 28. Persécution d’Euric en Gaule.

II, 37. Souvenirs clermontois sur la bataille de Vouillé.

III, 2. Evêques de Clermont ; intrigues à Alchima et de Placidina.

III, 9. Expédition de Childebert en Auvergne.

III, 12-13. Ravage de l’Auvergne par Théodoric Ier.

III, 16. Excès de Sigivald en Auvergne.

III, 23. La reine Deutérie à Clermont.

 

Pour me résumer, la tradition populaire a fourni à Grégoire non seulement des légendes de saints et des épisodes de l’histoire locale, mais elle a inspiré ou coloré une grande partie de ses récits relatifs aux plus importants événements de l’ordre politique. Or si, traitant l’histoire de son propre milieu gallo-romain, qu’il connaissait d’une manière si approfondie, et qui avait été plus d’une fois mise- par, écrit, il était souvent obligé de compléter par la tradition orale les données insuffisantes de ses sources écrites, à bien plus forte raison ne devait-il pas recourir à cette tradition lorsqu’il avait à raconter le passé d’un peuple barbare comme les Francs, qui s’étaient trouvés hors de son rayon visuel, qui n’avaient jamais eu d’historien, et dont toutes les annales tenaient dans leurs chants épiques : unum annalium genus. Il a donc fallu, s’il voulait eu connaître quelque chose, qu’il consultât leurs traditions orales. C’est là, c’est dans ces archives vivantes et sonores du peuple qu’il a retrouvé les vieux héros légendaires. Et le caractère qu’ils ont dans sa chronique est bien celui qu’ils devaient avoir dans la poésie. Ils sont pleins de fougue, de passion et d’exubérance ; ils sont invraisemblables parfois, mais ils sont toujours dramatiques, et des couleurs vives et tranchées règnent sur leur physionomie. Rien de plus facile que de reconnaître ces récits à leur style. D’une part, le laconisme et la sécheresse sont l’apanage invariable de toutes les natices qu’il a empruntées à des sources écrites du Ve siècle : on reconnaît, rien qu’à leur ton et à leur allure, leur provenance annalistique. Qui s’aviserait, par exemple, de revendiquer une source orale pour le passage suivant, ou de contester qu’il soit emprunté à des annales gallo-romaines du Ve siècle ?

Igitur Childericus Aurilianis pugnas egit. Adovacrius vero cum Saxonibus Andecavo venit. Magna tunc lues populum devastavit. Mortuus est autem Egidius et reliquit filium Syagrium nomine. Quo defuncto, Adovacrius de Andecavo et aliis locis obsedes accepit. Brittani de Bituricas a Gothis expulsi sunt, multis apud Dolensim vicum peremptis. Paulos vero comes cum Romanis ac Francis Gothis Bella intulit et prædas egit[79].

Par contre, lorsqu’il s’agit de faits intéressant exclusivement les Francs barbares, et qui, je le répète, se sont passés en dehors du domaine d’observation de notre auteur, alors il devient relativement d’une abondance inattendue. Sa narration, large et complaisante, entre dans les détails aven d’autant plus de familiarité qu’on s’explique moins la manière dont il a pu connaître de si près les événements. Il s’arrête de préférence devant des situations dramatiques, il met en relief les épisodes de la vie ultime, il fait parler les personnages, expose les motifs de leurs actions et en montre les mobiles individuels ; en un mot, il écrit en poète et non plus en chroniqueur. D’autre part, aucune date, aucune indication chronologique ne marque la place de ses récits au milieu des autres événements qu’il rapporte. En un mot, il est d’autant moins précis qu’il est plus détaillé, d’autant moins exact qu’il a l’air mieux informé. Et tous ces caractères spéciaux d’une partie de sa narration se rencontrent précisément dans ceux de ces récits pour lesquels nous ne pouvons lui découvrir aucune source écrite. En d’autres termes, là où l’examen interne de son texte nous fait reconnaître tous les signes distinctifs de la tradition orale, l’étude externe confirme ce résultat en nous apprenant qu’en effet toute source écrite fait défaut. Ce remarquable accord entre les résultats de deux procédés d’investigation bien différents ne peut pas, je le répète, être l’œuvre du hasard, et nous avons le droit de tirer nos conclusions. C’est la tradition orale qui a fourni, dans les premiers livres de la chronique de Grégoire, tous les récits dans lesquels l’accent poétique de la narration et l’absence de toute source écrite se réunissent pour trahir une origine populaire et poétique.

Nous comprendrons dans cette catégorie de récits tout ce qui est relatif à Clodion et à Mérovée, l’épisode de la fuite de Childéric, celui de son exil en Thuringe et de son mariage avec la reine Basin ; puis, dans la vie de Clovis, son mariage avec Clotilde, le siège d’Avignon, les traits anecdotiques qui émaillent le récit de la guerre contre les Visigoths ; enfin l’épisode qui raconte ses meurtres politiqués, c’est-à-dire, tout compté, les trois quarts de son histoire. Quant à celle des fils de Clovis, elle est tout entière de provenance orale, aucun document ne l’ayant mise par écrit avant Grégoire ; il est vrai qu’étant beaucoup plus rapprochée du narrateur, elle a pu arriver jusqu’à lui sans trop d’altération, bien que, là aussi, l’esprit épique se trahisse de temps à autre par des signes irrécusables.

Telle est donc, dans Grégoire de Tours, la part de la tradition poétique, autant qu’il est possible de la délimiter d’une manière provisoire, et à ne tenir compte que de ses caractères externes. Il nous reste à examiner au même point de vue ses deux successeurs.

La chronique de Frédégaire, si nous n’y tenons compte que de l’histoire franque, et en faisant abstraction de ses prétentions à être une histoire universelle, se partage en trois parties distinctes. La première est un abrégé de Grégoire de Tours et va jusqu’en 584 ; la deuxième, qui va jusqu’en 613, raconte des faits que l’auteur n’a pu connaître que par le témoignage d’autrui ; la troisième enfin, de 614 à 642, s’étend sur une période pour laquelle il doit être considéré comme témoin. Nous les passerons en revue successivement.

Dans sa première partie, Frédégaire se borne, comme il le dit lui-même dans sa préface, et comme le montre le titre d’Épitomé porté par son livre III, à nous résumer la chronique de Grégoire. Ce résumé est généralement fidèle, bien qu’il ne soit pas dépourvu de bévues et de contresens, comme je l’ai montré ailleurs[80]. Il contient aussi, de temps à autre, des versions plus détaillées et plus poétiques de certains épisodes racontés par Grégoire de Tours. De ce nombre sont l’histoire de l’origine de Mérovée, celle des aventures de Childéric, et celle des fiançailles de Clovis, sans parler de quelques autres additions de moindre importance. Ces épisodes, relatifs d’ailleurs à des faits dont ne s’occupaient pas les sources écrites, et se greffant sur d’autres qui avaient déjà eux-mêmes le caractère de traditions orales, appartiennent sans contredit à la même catégorie, et sont de même provenance. Soutenir qu’ils seraient empruntés à une source écrite, et qu’ils conserveraient une version plus pure que, celle de Grégoire de Tours, comme l’ont fait Henri Martin et L. von Ranke, c’est aller à l’encontre de toutes les règles de la critique, et se complaire dans la défense d’une thèse impossible. je n’en dirai pas davantage ici, ayant, je pense, suffisamment démontré l’inanité de leurs assertions pour n’avoir pas besoin de revenir sur ce sujet[81].

La seconde partie de la chronique de Frédégaire, celle qui forme dans l’édition de M. Krusch le livre IV, et qui en constitue l’élément original, s’étend sur une période d’une soixantaine d’années environ (584-642). C’est assez dire qu’autre ses souvenirs personnels, auxquels il a recouru pour le récit des dernières années, il a dû consulter le témoignage d’autrui pour les évènements les plus anciens. De quelle nature était ce témoignage ? Lui-même prend la peine de nous renseigner là-dessus, d’une manière fort précise, dans la préface de son livre IV :

Transactis namque Gregorii libri volumine, temporum gestes, quæ undique scripta potui repperire, et mihi postes fuerunt cognita, acta regum et bella gentium quæ gesserunt, legendo simul et audiendo, etiam et videndo cuncta que certeficatus cognovi hujus libelli volumine scribere non suivi, sed curiosissime, quantum potui, inseri studui.

Ainsi, à côté de la tradition orale, il a eu à sa disposition des sources écrites. Lesquelles ? Il n’y avait plus de chroniqueur, et notre historien, on l’a vu, ne connaissait pas même d’une manière complète le seul qui existât dans ce siècle. En fait de vies de saints, il n’en a utilisé qu’une seule : celle de saint Colomban, par le moine Jonas, à laquelle il a emprunté textuellement plusieurs chapitres. Quant à la biographie de saint Didier, rien ne prouve qu’il l’ait connue, et ce qu’il raconte de ce saint est probablement de provenance orale[82]. Il est incontestable, par contre, qu’il a consulté des Annales : l’impossibilité d’expliquer par une autre source un grand nombre de ses annotations, la précision, l’exactitude chronologique, l’allure annalistique de celles-ci, tout trahit l’emploi d’un de ces recueils obscurs rédigés dans les provinces, pour conserver au moins le souvenir des faits les plus saillants du passé. Il n’est pas facile de dire jusqu’à quelle année de sa chronique notre auteur a fait usage de ces annales : néanmoins, plusieurs indices feraient croire qu’elles arrivaient au moins jusqu’en 603. En effet, pour les années précédentes, Frédégaire se plaît à noter les phénomènes naturels se produisent, comme d’ailleurs il fait aussi dans son abrégé de Grégoire de Tours[83]. Au contraire, à partir de cette année 604, ces annotations cessent brusquement, sans doute parce que la source annalistique à laquelle il les emprunte vient à lui manquer. Ce n’est là, je le sais bien, qu’une présomption, et je me garderai d’insister pour obtenir une précision plus grande. Au surplus, les Annales consultées ne livraient à notre chroniqueur qu’un canevas sur lequel- son imagination ou celle du populaire brodaient le détail : elles lui servaient à dater les faits, mais ceux-ci eux-mêmes lui étaient fournis souvent, indépendamment d’elles, par une tradition populaire, qui lui en offrait une image plus vive et plus pittoresque. Il est donc arrivé plus d’une fois que, pour certains sujets, il a possédé une version annalistique très sommaire, et une version orale plus développée. La manière dont il a, dans ce cas, combiné les données de la source écrite avec celles de la tradition populaire échappe à ros regards ; la fusion a été ultime .et ne manque pas l’une certaine intelligence[84].

Mais cette tradition populaire, qu’était-elle, et dans quelle mesure avait-elle altéré le souvenir des choses qu’elle racontait ? Je trois qu’il faut se garder ici de toute exagération. Qu’elle fût chanson ou simple récit, elle ne pouvait, à une génération  de distance, avoir effacé les souvenirs historiques ou altéré notablement leur physionomie. Frédégaire était, pour tous les événements écoulés depuis son enfance, un contemporain qui ne devait pas se tromper beaucoup sur leur portée et sur leur physionomie générale. Il se trouvait vis à vis des autres dans la même situation que Grégoire de Tours vis à vis de l’histoire des fils de Clovis : elle s’était déroulée avant sa naissance, mais immédiatement avant celle-ci, et elle avait pu lui être racontée encore selon sa teneur véritable, par ceux qui en avaient été les acteurs ou les témoins. Les faits pouvaient être motivés ou colorés par la narration populaire, mais l’impression qu’ils avaient faite était trop vive et trop récente pour qu’on eût pu entièrement les oublier. Attendons-nous donc à trouver, dans le livre IV de Frédégaire, des récits déjà altérés, mais pas d’une manière profonde. L’impuissance de l’esprit public à reproduire les faits dans toute leur exactitude y sera déjà bien manifeste, mais le travail approfondi de l’épopée qui les remanie conformément à ses lois poétiques n’aura pas encore le temps de s’y produire. Le narrateur est trop rapproché des événements pour avoir besoin d’en demander l’histoire à la tradition épique : il les trouvera altérés déjà, mais non encore stylisés, dans la mémoire du premier venu de ses contemporains.

J’arrive maintenant au moine neustrien qui a écrit, en 727, l’histoire du peuple franc, depuis les origines de la dynastie mérovingienne jusqu’à son propre temps. Ses souvenirs personnels ne remontent pas plus haut que 681, date de la mort d’Alboin ; encore n’ont-ils une historicité véritable qu’à partir de 700[85] ; tout ce qui est au-delà lui est connu par le témoignage d’autrui. Depuis les origines jusqu’à 584, il a pour base le récit de Grégoire de Tours qu’il abrège, et auquel il s’efforce de temps en temps de donner une précision géographique plus grande. Très rarement, il lui arrive de développer certains épisodes et de les traiter plus largement ; dans ce cas, il n’invoque aucune source écrite, et la nature même de ses récits en atteste l’origine orale. Pour la période qui va de 584 à 681, il est extrêmement sommaire, et manifestement il ne travaille pas ici d’après un document écrit, pas même d’après des annales. Il n’a pas connu la chronique de Frédégaire, qui racontait la plus grande partie de son propre sujet. Il paraît avoir utilisé une courte notice de 624 sur la mort de la reine Brunehaut, qui se trouvait consignée à la suite de la chronique de Marius d’Avenches, et, si je le comprends bien, il avait vu aussi des documents hagiographiques où la fin de Clovis II était mentionnée en passant. Mais ce sont là toutes ses sources écrites. Aussi son exposé se borne-t-il à quelques récits manifestement légendaires, qui prennent un peu plus d’historicité et de consistance vers l’épique de la mort de Dagobert. La figure de ce roi, et celles d’Ebroïn et de saint Ouen gardent dans son récit un caractère suffisamment historique, bien que déjà quelques nuages épiques passent sur leur physionomie, et ne la laissent pas entrevoir tout entière. Quant à la partie de sa chronique dans laquelle il est pour nous un témoin, contemporain, elle est fort sommaire, et elle se détourne de à dynastie mérovingienne pour appeler presque exclusivement l’attention du lecteur sur la brillante carrière des descendants d’Arnulf et de Pépin.

Il résulte de nette analyse de nos trois sources principales qu’elles contiennent toutes, à doses diverses, un élément oral et -traditionnel consistant en souvenirs populaires, plus ou moins altérés d’après la loi commune, selon la plus ou moins grande distance à laquelle ils sont de la réalité. C’est cet élément qui nous fera retrouver les quelques filons de poésie épique dont nous avons entrepris la recherche. Ils ne seront pas aussi nombreux qu’on pourrait le croire, et on se tromperait si l’on s’attendait à y rencontrer une partie un peu notable du répertoire épique des Francs. Si l’on compare nos chroniqueurs avec un Jordanès, un Paul Diacre, un Saxo Grammaticus, on sera étonné de la pauvreté du fonds légendaire qu’ils nous ont conservé. C’est sans doute parce que les traces de l’imagination épique sont si faibles chez eux qu’il a fallu tant de temps pour les reconnaître, et qu’aujourd’hui encore certains critiques s’obstinent à ne pas les voir.

Mais d’où vient que l’historiographie franque a accueilli avec tant de parcimonie les échos de la voix populaire, alors que chez les autres peuples elle lui a assuré un si vaste retentissement ? La raison en est simple. Tandis que Paul Diacre et Saxo sont eux-mêmes de la nation dont ils racontent l’histoire, et éprouvent pour ses légendes je ne sais quel goût patriotique, tandis que, d’autre part, le grand homme d’État dont Jordanès a abrégé le livre avait un intérêt politique de premier ordre à populariser et à glorifier le passé poétique des Goths, aucune de ces deux considérations n’existait pour les narrateurs du peuple franc. Tous les trois étaient Romains, c’est-à-dire issus d’un milieu où les souvenirs spécialement propres à la partie germanique de la nation franque étaient moins connus et mains populaires que parmi les Francs proprement dits. Il ne paraît pas même qu’aucun d’eux ait connu la langue du peuple conquérant. Fils de cette contrée foncièrement celtique où le génie romain a jeté sa dernière étincelle avec Sidoine Apollinaire, et où les Francs étaient extrêmement clairsemés, Grégoire n’a quitté son Auvergne que pour une autre terre latine, la Touraine. Où aurait-il appris la langue franque ? Ce n’est pas dans son enfance à Clermont, ni sous la direction des saints Avitus et Gallus. Ce n’est pas d’avantage à la cour : il n’y vint jamais ou ne fit qu’y passer. Pourquoi l’aurait-il apprise ? Il n’en avait pas besoin : les quelques Francs établis au nord de la Loire savaient le latin. Les Romains n’avaient aucun goût, aucune propension pour l’étude des langages barbares. Le latin était l’unique idiome du gouvernement et de l’administration, et les lois des barbares eux-mêmes étaient rédigées dans cette langue. Aussi, ne trouve-t-on dans les volumineux écrits de Grégoire pas le moindre fait qui permettrait de croire qu’il possédât,une certaine connaissance, des idiomes germaniques. Il sait, à la vérité, que, pour les barbares, le dimanche s’appelle le jour du soleil[86], et il nous apprend qu’un jeune Thuringien, établi à Clermont, s’appelait Brachio, ce qui signifié ourson, ajoute-t-il[87]. Mais qui ne voit que le premier Romain venu -pouvait en savoir autant, tout en restant très étranger à la connaissance de la langue franque ? On chercherait vainement les mots d’origine barbare que Grégoire aurait introduits dans- le latin de son temps. Il n’en manquait pas dans le parler mérovingien, et l’on en trouvera assez si l’on consulte la loi salique et les formulaires du temps. Mais ils lui sont restés étrangers, et son vocabulaire à lui ne les a pas accueillis.

Frédégaire, selon moi, était également un Romain. Il est originaire de Bourgogne, bien qu’on ne sache pas au juste sa patrie, sinon qu’elle était dans l’Outre-Jura. Les uns le font naître dans-le pays d’Avenches, les autres dans celui- de Genève, d’autres encore dans celui de Châlons ; or, il faut remarquer que ces trois localités se trouvent en-deçà de la frontière linguistique germano-romaine, et que, de toute manière, le chroniqueur est né en pays romain. Ou je me trompe fort, ou bien la langue germanique avait cessé d’être parlée en Bourgogne par les indigènes, et, moins encore que Grégoire, notre chroniqueur devait avoir l’envie ou l’occasion de l’apprendre, mous n’en trouvons d’ailleurs aucun vestige chez lui. S’il ajoute à Grégoire des légendes de provenance germanique, et si elles ont même parfois un vrai cachet barbare, cela ne prouve nullement qu’il les ait entendues dans leur langue, et il serait bien étonnant que, dans ce cas, il n’en parût rien dans sa traduction. Mais, pas plus que chez Grégoire, on ne trouve dans son langage, dans son vocabulaire, dans sa syntaxe, aucune trace de germanicité. Dans la préface de son livre IV, où il s’excuse de l’incorrection de son style, ce n’est pas sa qualité de barbare qu’il invoque à titre de circonstance atténuante, c’est la décadence universelle de la société de son temps, preuve péremptoire, selon moi, de sa nationalité romaine. Au reste, certaines légendes étymologiques comme celle de l’origine du nom de la ville de Daras[88], certaines historiettes du temps de la décadence romaine, comme, par exemple, le mot d’Avitus au sénateur Lucius[89], certaines acceptions spéciales données à certains mots, comme par exemple celui d’Amazone pris dans le sens de fille de joie[90], semblent attester quelqu’un qui est familiarisé avec la langue populaire latine, et qui n’a jamais eu à l’apprendre comme une langue étrangère.

Il est à peine nécessaire de faire la même démonstration en ce qui concerne l’auteur du Liber Historiæ. C’est un Neustrien dont je crois avoir déterminé avec quelque certitude le pays : il est originaire de la vallée de l’Oise ou de l’Aisne, et dans cette contrée, à l’époque où il prit la plume, il y avait beau temps que les accents de l’idiome germanique avaient cessé de retentir. Devenu moine à Saint-Denys, il n’avait pas davantage appris au cloître une langue que ne parlait pas son peuple, et qui ne lui était d’aucun usage. Aussi n’en voit-on chez lui aucune trace. Il semble d’ailleurs étranger aux choses barbares, et il ne comprend guère celles qu’il raconte. Son récit du hammerwurf de Clovis en est la preuve : il attribue au jet du marteau une valeur ominale qu’il n’a pas, et n’en aperçoit point la signification symbolique. En général, il romanise et christianise les légendes dont les types plus barbares lui sont fournis par Grégoire et par Frédégaire. Celles qui lui sont propres se reconnaissent à la même couleur : elles n’ont aucun des, traits essentiels qui constituent le caractère germanique. Faisons hardiment, de notre historiographe, comme de ses deux  prédécesseurs, un Romain qui n’est guère au courant de la tradition franque.

Deux documents méritent encore d’être signalés ici, ne fût-ce qu’en passant, parce qu’ils contiennent aussi certains souvenirs populaires. Ce sont le Vita Dagoberti[91] d’un anonyme et le Vita Remigii de Hincmar[92], écrits l’un et l’autre au IXe siècle, par des lettrés travaillant à distance des sujets, et sur des sources écrites. Elles n’ont d’autre valeur historique que celte de ces sources, excepté là où il leur arrive de nous conserver, sur certains points, l’état de la tradition orale de leur temps. Le Vita Remigii de Hincmar s’appuie presque exclusivement sur le Liber Historiæ, et sur le Vita Remigii attribué faussement à Fortunat : il n’a connu ni Grégoire, ni Frédégaire, ni le Vita Remigii primitif. Malgré cela, il nous apprend sur Clovis beaucoup de choses qui ne se trouvent pas ailleurs, et dont quelques-unes, au moins, doivent avoir été empruntées au trésor de la tradition populaire. Je sais bien qu’on l’accuse fréquemment d’en avoir inventé le plus grand nombre, mais ces inventions se ramènent en général à des conjectures ou à des amplifications, et, si on ne peut pas les prendre pour de la vraie histoire, il serait toutefois injuste de n’y voir que des fraudes. Hincmar est un homme de son temps, et il écrit i’histoire comme tous ses contemporains : quand il, y ajoute quelque chose, c’est, si je puis ainsi parler, à son insu, par un vice de méthode et nullement par une intention frauduleuse[93].

Quant au Vita Dagoberti, il a été compilé entre 800 et 835 par un moine qui avait de la lecture, et qui, outre un certain nombre de vies de saints, a surtout utilisé Frédégaire et le Liber Historiæ. Il n’entrerait pas en ligne de compte ici, si lui également ne contenait à côté de tous ses renseignements de provenance écrite, certain épisode manifestement populaire ; celui du duc Sadregisile, dont il sera question dans nos recherches sur l’histoire de Dagobert I[94].

Tels sont les principaux documents auxquels nous allons demander l’histoire populaire et épique des rois mérovingiens. Toutefois, avant d’entreprendre l’analyse des textes qui vont passer sous nos yeux, il est, utile de bien déterminer, une dernière fois, ce que nous entendons par une tradition épique. Il ne suffit pas, pour que nous lui reconnaissions ce caractère, qu’elle se soit conservée longtemps sans être mise par écrit, il faut encore qu’elle ait circulé dans les milieux populaires et non lettrés. En effet, il y a deux espèces de traditions orales qu’il faut bien distinguer : celles du peuple et celles de l’Église. Les données fournies par l’une et par l’autre diffèrent profondément. La tradition ecclésiastique, conservée dans un milieu plus instruit, plus restreint, plus consciencieux, est moins sujette à s’altérer et prend bien vite les formes stéréotypes avec lesquelles elle traversera les siècles. Elle a, outre cela, une couleur et un ton à part. Son idéal n’est pas, comme pour le peuple, un héros qui reproduit, dans une image agrandie, les défauts et les qualités de sa race ; c’est un saint, en qui on voit vivre le type de la perfection humaine. Tandis que, dans la tradition épique, on déroule devant nos yeux des scènes de combat et de carnage, au milieu desquelles se déploient de grandes et terribles passions, ici, il ne s’agit que de luttes morales, et de triomphes pacifiques remportés sur les forces du désordre. Là, le récit se déploie naïvement et plantureusement ; pour le seul plaisir de raconter ; ici, il marche vers un but déterminé d’avance, et il a une tendance nettement didactique et religieuse. Tout, dans le premier, aboutit à l’exploit ; tout, dans le second, se concentre autour du miracle. Ces caractères différentiels sont si tranchés qu’ils ne laissent presque jamais de place pour le cloute : à première vue, ils permettent de reconnaître le récit émanant de la foule, et celui gui sort de l’enceinte d’un monastère. Dans ce livre, consacré avant tout à l’étude des récits populaires, on aura plus d’une fois l’occasion de revenir sur cette distinction ; et d’éclairer les uns par le rapprochement des autres.

D’autre part, il n’est nullement indispensable que la tradition soit arrivée jusqu’à la forme de la chanson épique pour être comprise dais les faits étudiés par ce livre. L’objet de celui-ci, comme je l’ai déjà indiqué plus haut, est beaucoup plus vaste il se propose d’étudier l’histoire poétique des Mérovingiens dans tout son ensemble, et de suivre les traditions dans toutes les phases de leur développement épique, depuis le moment où elles ne sont encore qu’un germe caché sous l’enveloppe des faits, jusqu’à celui où, après une série de transformations, elles sont arrivées à l’état définitif que nous leur trouvons dans la chanson épique. Je ne serai pas toujours en état de déterminer avec exactitude ce qui est devenu chanson et ce qui est resté légende populaire, mais qu’importe. ? Le résultat, en somme, sera le même pour l’histoire, si je parviens, comme je l’espère, à toujours bien nettement faire le départ entre les éléments historiques et imaginatifs.

 

 

 



[1] Tacite, Germanie, c. 2.

[2] Tacite, Annal., II, 84. Tacite, Germanie, c. 3.

[3] Jordanès, c. 4 et 5.

[4] Ammien Marcellin, XXXI, 7, 11.

[5] Jordan. c. 14. Voir sur les différents rois légendaires des Goths un curieux passage de Cassiodore, Variar., XI, 1.

[6] Voir la note 3.

[7] Cassiodore, Variar., VIII, 9.

[8] Jordanès, c. 11.

[9] Jordanès, c. 17. C’est aussi en trois bateaux que les Anglo-Saxons arrivent en Bretagne. Orderic Vital, H. E., Pars I, l. I, c. 21. Y a-t-il là une circonstance épique ?

[10] Jordanès, c. 24.

[11] Jordanès, c. 24. Je ferai remarquer en passant que la longévité est un des caractères des héros épiques. Dans le Roland, Charlemagne a deux cents ans passés, et dans le Dietrichs Flucht, chacun des ascendants de ce héros vit plusieurs siècles.

[12] Paul Diacre, Hist. Langob., I, 27.

[13] Paul Diacre, Hist. Langob., I, 1-9.

[14] De même, dans la Chanson d’Antioche, Corbaran, émir des Turcs, joue aux échecs pendant que s’engage la bataille entre son armée et celle des chrétiens. Le trait, il est vrai, est déjà dans Raimond d’Agiles (Rec. des hist. de la croisade, Hist. occident., t. III, p. 200). Il serait intéressant de savoir si ce récit a une base historique, ou si ce n’est pas le simple moule épique dans lequel on traduit la sécurité de l’ennemi.

[15] Paul Diacre, o. c. I, 20. Uhland, Geschichte der altdeutschen Poesie, p. 461, écrit à ce sujet : La fière figure de Rodolphe est traitée avec prédilection, et les Lombards eux-mêmes, avec leur perfide princesse, sont refoulés dans l’ombre ; tout le tragique éclat de la poésie se concentre autour du peuple héroïque qui trouve son tombeau dans le champ de lin. On dirait que la chanson est due à des survivants de la nation vaincue. Une partie de cette observation me parait fondée. Si on lit dans Procope, (De Bell. goth., II, 14), le récit historique de la guerre injuste faite par les Hérules aux Lombards, qui les supplièrent en vain, par trois reprises, de leur accorder la paix, on voit combien le rôle des Hérules a été embelli dans la chronique de Paul Diacre, et on doit conclure qu’il n’a pu l’être que par les Hérules eux-mêmes. Mais cette conclusion ne me parait pas vraie en ce qui concerne la seconde partie de la légende. La manière dont est exposée la folle présomption de Rodolphe, et l’épisode tragi-comique du champ de lin font penser plutôt à une de ces anecdotes satiriques que les peuples aimaient à raconter au sujet de leurs ennemis vaincus. Cf. un épisode semblable dans la Bible, Reg. IV, III, 22, et Saxo Grammat., V, p. 165 (Helder).

[16] Id., ibid., I, 27.

[17] Id., ibid., II, 8.

[18] Id., ibid., II, 28.

[19] Id., ibid., II, 28. Cf. sur l’histoire poétique d’Alboin, Uhland, Gesch. der altd. Poesie., p. 461-467.

[20] Paul Diacre, III, 30.

[21] Id., ibid., III, 32.

[22] Voir Abel, dans la préface de la traduction de Paul Diacre (Geschichtschreiber der deutschen Vorzeit, p. V, Berlin, 18949).

On peut ajouter les traditions épiques sur la fin de la dynastie lombarde recueillies par les frères Grimm, Deutsche Sagen, t. II, p. 110-115 : elles forment comme la dernière moisson poétique des Lombards.

[23] Procope, De bell. vandal., II, 6.

[24] Asser, Ann. Rer. gestar. Aelfredi dans Sciptores rerum britannicarum, p. 473.

[25] Jaffé, Bibliotheca rerum germanicarum, t. IV, p. 357.

[26] Beda, Hist. eccles. Angl., IV, 24 (22).

[27] Cf. dans le Beowulf, éd. Hepne, Paderborn, 1873, plusieurs passages où l’on voit le scôp chanter pendant les festins du roi, tantôt le récit de la création (v. 90-98), tantôt l’histoire des héros d’autrefois (v. 875 et suiv.), tantôt les exploits de la veille.

[28] Vita Liudgeri (Mon. Germ. Hist., II, 412.)

[29] Res gestæ Saxonicæ, I, c. 2.

[30] Id., ibid., I, 3.

[31] Id., ibid., I, 5 et 6.

[32] Widukind, ibid., I, 7.

[33] Id., ibid., I, 13.

[34] Gesta Danorum, éd. Holder, l. I, p. 12.

[35] Id., ibid., II, p. 67.

[36] Tel le roi Haldanus. Id., ibid., VII, p. 221.

[37] Ulvo, commensal de Canut le Grand (XIe siècle) chante ses propres exploits, et le roi s’irrite de ce contumeliosum carmen. Id., ibid., X, p. 351.

[38] Id, ibid., VII, p 235.

[39] On connaît le célèbre passage de Saxo grammaticus, XIII, p. 427, auquel il est fait ici allusion : il sert à fixer la date d’une des phases les plus importantes du développement de la légende des Nibelungen. Le poète qui débite le chant en question à Canut Laward doit supposer qu’il le connaît parfaitement, puisqu’il veut éveiller sa défiance et lui apprendre indirectement le guet-apens qu’il a juré de ne pas révéler. Il est vrai que Canut, duc de Slesvig, et qui, au rapport du chroniqueur lui-même était Saxonici et ritus et nominis amantissimus (l. I) pouvait fort bien avoir appris ce poème dans son entourage allemand, il est vrai encore que le poète qui le lui chante est également un Saxon. Mais l’analogie nous force à admettre a fortiori que le Danemark connaissait tous les chants de la Germanie, puisque l’Islande elle-même les connaissait depuis des siècles.

Sur la présence des chanteurs germaniques à la cour des princes danois, voir encore Saxo Grammaticus, XIV, p. 490 et 497.

[40] Paulin, Vita Ambrosii dans Migne, P. L., t. XIV, col. 39.)

[41] Julien, Misopogon, in init.

[42] Sidon. Apollinaire, Carmina, V, 212.

[43] Poeta Saxo, V, 115-120. (Pertz Scriptor II) Ces Hludovici, ces Theodrici et ces Clotharii ne sont autres que Clovis, Théodoric I et Clotaire I, dont le poète fait des ancêtres de Charlemagne, comme cela résultete manifestement des deux vers précédents :

Cujus nunc insigne genus si paudere coner

Compellar regum scribere catalogum. v. 111-112.

Il n’a pas inventé cette filiation, On sait que de bonne heure des généalogistes complaisants, échos peut-être de la chanson populaire, rattachèrent les Carolingiens à la famille mérovingienne. Voir ces généalogies dans Pertz, Scriptor, II, P. 304-314.

[44] Frédégaire, Chronic., IV, 1.

[45] V. le Vita Faronis de Hildegaire dans Mabillon, Acta SS, II, p. 590.

[46] Fortunat,  Carm., VII, 8, 59.

[47] Eginhard, Vita Karoli, c. 29.

[48] L’erreur est d’ailleurs universellement commise, notamment par Fauriel, Hist. de la poésie provençale, I, p. 348, Ampère, Histoire litt. de la Gaule après Charlemagne, Am. Thierry, Hist. d’Attila, nouv. édit., II, p. 266 ; G. Paris, Histoire poétique de Charlemagne, p 449 ; A. W. Schlegel, Essais historiques (passage cité dans la Romania 1885, p. 400.) ; W. Grimm, Heldensage, 3e édition, 1889, p. 30 ; Ebert, Allgem. Gesch. der Litt. des Mittel. im Abendlande, II, p. 126 ; W. Scherer, Gesch. der deutschen. Lit., 4e édition, p. 28 ; B. Simson, Jahrbücher des fraenk. Reichs unter Ludwig dem Frommen, p 39, B. Symons, Heldensage, p. 8 (dans le Grundriss der Germanischen Philologie de Paul, t. II, I, p. 8) ; von Schubert, Die Unterwerfung der Alamansen unter die Franken, p.132 ; Bossert, La littérature allemande au moyen-âge, p 140, etc. ; etc.

Certains de ces écrivains sont allés jusqu’à dire que Louis le Débonnaire avait fait détruire le recueil en question, et beaucoup ont rendu la piété de l’empereur responsable de son prétendu acte de vandalisme. Tout cela tombe devant le texte de Thegan, que je reproduis ici :

Lingua græca et latin valde eruditus, sed græcam melius intellegere poterat quam loqui, latinam vero sicut naturalem æqualiter loqui poterat. Sensum vero in omnibus scripturis spiritalem et moralem, nec non et anagogen optime noverat. Poetica carmina gentilia quæ in juventute didicerat respuit, nec legere nec audire nec docere voluit. (Thegan, dans Pertz Scriptor. II) Vita Hludovici, Imperatoris, c. 19.

Il faut être prévenu pour voir dans ces poetica carmina gentilia autre chose que les œuvres des classiques païens, que Louis le Débonnaire avait effectivement apprises dans sa jeunesse, puisqu’on lui avait donné la culture littéraire à la mode, et qui plus tard inspirèrent à son esprit naturellement religieux le dégoût dont parle Thegan. Les chants barbares ne sont jamais entrés dans le programme de l’éducation carolingienne, tout le monde le sait ; au surplus, Louis n’aurait pas eu, pour mépriser ces traditions de ses ancêtres, les mêmes raisons que vis à vis des fictions licencieuses de la mythologie romaine. Il est à peine besoin de démontrer que le mot gentilis s’applique, dans la pensée de l’auteur, à tous ceux qui n’ont pas eu le baptême ; or, l’immense majorité des héros de l’épopée germanique, Clovis et Théodoric en tête, étaient des baptisés, et ceux-là même qui sont, comme Siegfried, antérieurs à l’époque chrétienne, étaient conçus comme des chrétiens : le qualificatif méprisant de Thegan ne peut donc pas se rapporter à eux. D’autre part, l’adjectif poeticus désigne des œuvres littéraires et écrites, c’est-à-dire tout autre chose que ces chants barbares et purement oraux, que Charlemagne fit le premier mettre par écrit. Pour le lettré, les barbares n’avaient pas de poètes, mais tout au plus des chanteurs, et s’ils possédaient des chants, ils ignoraient l’art de la poésie. M. Léon Gautier a été seul à comprendre cela : Qui ne voit, dit il, que les poetica carmina signifient uniquement les poètes de la gentilité ?... Ce sens ne nous semble pas douteux. Et il n’est question ici ni de cantilènes, ni de chanson de geste. Les Épopées françaises, I, p. 72. Au surplus, ce n’est pas d’aujourd’hui que l’on se préoccupe de savoir ce que pourrait être devenu le précieux Romancero franc. Au XVIIIe siècle un gentilhomme allemand avait offert un prix de  cent ducats à qui retrouverait les chants des anciens bardes allemands que Charlemagne avait fait mettre par écrit. Là-dessus, A. W. Schlegel, après avoir avec raison écarté ce mot impropre de bardes, émit l’opinion que le recueil de Charlemagne, c’était ... les Nibelungen ! (Atheneum, 1799, B. II, 2e Stück, p. 306 ; reproduit dans ses œuvres complètes, Leipzig, 1847, p. 39. D’après Reumer, Geschichte der germanischen Philologie, Munich, 1870, p 306). De nos jours, un érudit belge a cru pouvoir supposer, sur la foi d’un poète flamand du moyen âge, que le recueil de Charlemagne s’était conservé jusqu’au XIIe siècle dans l’abbaye d’Egmont en Hollande. (De Smedt, Hist. de Belgique, 5e édition, Gand, 1840, t. II, p. 105). Mais cette hypothèse ne résiste pas à l’examen.

[49] Flodoard, Histor. Eccles. Remensis, IV, 5. — Grimm, Die deutsche Heldensage, p. 34, écrit à ce sujet : Die libri teutonici beweisen die Aufzeichaung der Gedichte und bestætigen die Angaben Eginharts.

[50] La Monarchie Franque, p. 6, note. Quelques modernes ont prétendu, notamment Junghans et M. Monod, qu’il (Grégoire pie Tours) avait dû se servir de chants germaniques à la louange de Clovis et des Francs ; c’est une pure hypothèse, sans aucun fondement. Le seul motif qu’ils donnent (!), c’est qu’il y a chez lui quelques phrases d’un tour très poétique ; mais ceux qui sont familiers avec les écrivains de cette époque savent très bien que ce qui caractérisait justement la prose, c’était l’abus des formes poétiques, tandis que, par une interversion singulière, la poésie adoptait les formes les plus prosaïques. Quelques épithètes brillantes (!) ne prouvent donc aucunement, ainsi qu’on l’a soutenu, que Grégoire ait connu et employé des poèmes, et aussi n’en parle-t-il jamais.

[51] C’est le titre sous lequel M. Krusch a publié, dans les Scriptores Rerum Merovingicarum, t. II, l’écrit connu jusqu’ici sous le nom de Gesta Regum Francorum. Je regrette de voir disparaître un titre qui avait acquis droit de bourgeoisie dans l’érudition depuis trois siècles, mais je n’ose le conserver de peur d’augmenter la confusion résultant de l’emploi concurrent de désignations différentes.

[52] V. Krusch dans le Neues Archiv, VII (Die Chronicae des sogenaunten Frdegar) et dans la préface de son édition de Frédégaire (Scriptores Rer. Meroving., t. II).

[53] G. Kurth, Étude critique sur le Gesta Regum Francorum.

[54] Greg. Tours, II, 9.

[55] Il fait de Theudomir un contemporain de Clodion, et le place même avant celui-ci : c’est donc que le passage qu’il emprunte à ses Annales consulaires est relatif à une des premières années du Ve siècle.

[56] G. Kurth, Les Sources de l’Histoire de Clovis dans Grégoire de Tours. (Rev. des Quest. Histor., 1er octobre 1888).

[57] Id., ibid. Et Monod, Etudes, etc.

[58] O. Holder-Egger, Untersuchungen über einige annalistische Quellen zur Geschichte des 5ten und 6ten Jahrhunderts (Neues Archiv der Geseltschaft fuer aeltere deutsche Geschichte, 1876, t. I, p. 268 et suiv.)

[59] Préface de l’édition de Grégoire de Tours dans Script. Rer. Meroving., I, p, 22.

[60] Id., ibid., p. 23.

[61] Vita b. Genovefæ Virginis, éd. Kohler, p 26.

[62] Vita S. Vedasti (Acta Sanct. febr. t. I, p. 792)

[63] Voir sur toute la question des sources de Grégoire, et en particulier de ses sources orales, G. Monod, Études critiques sur les sources de l’histoire mérovingienne, p 79-108 ; Arndt, préface des œuvres de Grégoire de Tours dans les Sriptores Rerum Merovig., p. 20.23 ; et Krusch, ibid., p. 456-459.

[64] Virtut. Martini., II, 1 ; II. 17 ; II, 24 ; II, 40 ; III, 8.

[65] Greg. Tours, II, 2 et 3.

[66] Greg. Tours, II, 3. Arndt ad l. c. ne croit pas qu’il faille penser ici à Victor de Vita, et je suis de son avis.

[67] Greg. Tours, II, 3

[68] Greg. Tours, V, 50.

[69] Greg. Tours, VII, 1.

[70] Et c’est ainsi, peut-on ajouter, que sont nées les étranges erreurs commises par Grégoire dans l’ordre de succession des rois, erreurs qui ne expliqueraient pas s’il avait eu devant lui une source écrite, mais qui sont fort compréhensibles s’il ne doit ses renseignements qua la tradition orale. On me dira : Mais pourquoi Grégoire ne cite-t-il pas son bailleur de renseignements sur ces faits ? Parce qu’il sait fort bien que Salvius n’en est pas le garant, et qu’il ne parle que d’après une vieille tradition albigeoise. L’autorité de Salvius n’aurait donc rien ajouté à la valeur du récit de Grégoire, et celui-ci paraît en avoir eu conscience.

[71] Greg. Tours, Glor. Conf., c. 71.

[72] G. Kurth, Deux biographies inédites de S. Servais. (Bulletin de la Société d’art et d’histoire, t. I. Liège 188 r.) Id., Nouvelles recherches sur S. Servais. (Ibid., t. III. Liège 1883.)

[73] Cette circonstance a échappé même aux historiens assez bien inspirés pour rejeter la légende pédantesque de deux évêques, et, tout dernièrement encore, à M. A. Prost dans son article intitulé : S. Servais, examen d’une correction introduite dans les dernières éditions de Grégoire de Tours. (Bullet. et Mém. de la Société nat. des Antiquaires de France, t. 90, Paris 1884.)

[74] Greg. Tours, II, 6.

[75] Voir le texte du Vita Aniani dans Theiner, S. Aignan ou le siège d’Orléans par Affila, notice historique suivie de la vie de ce saint, etc. Paris 1832.

[76] Greg. Tours, II, 7.

[77] Greg. Tours, II, 7.

[78] M. Monod commet donc une erreur, à mon sens, lorsqu’il écrit p. 99 : La guerre visigothique est également racontée par Grégoire d’après une tradition à demi cléricale, à demi populaire, recueillie à Tours et à Poitiers.

[79] Greg. Tours, II, 18.

[80] Revue des Questions historiques, 1er janv. 1890, p. 65 et 66.

[81] Je demande au lecteur la permission de le renvoyer à mon étude intitulée : L’Histoire de Clovis d’après Frédégaire, (Rev. des Quest. hist., 1er janvier 1890) qui, si je ne me trompe, ne laisse rien subsister des étranges affirmations de Ranke et de H. Martin.

[82] Frédégaire, Chronic., IV, 32.

[83] Voir les années 587 (c. 6), 590 (11), 591 (13), 594, (15), 598 (18), 600 (20), 602 (22), 603 (24). Cf. Brosien, op. cit. p. 32.

[84] Brosien, op. cit., p. 34.

[85] Krusch, p. 218.

[86] Greg. Tours, III, 15.

[87] Id., Vit. Patr., XII, 2.

[88] Frédégaire, Chron., II, 62.

[89] Id., ibid., III, 7.

[90] Duas germanas de lupanar electas ex genere Amazonas, etc. Id., ibid., II, 62.

[91] Scriptores Rerum Merovingicarum, éd. Krusch, t. II, p. 397-425.

[92] Acta Sanctorum, octob., t. I.

[93] G. Kurth, Les sources de l’histoire de Clovis, etc., p. 496 et suiv.

[94] Krusch dans Scriptor. Rer. Merov., II, p. 395.