I. — SAINTE CLOTILDE ET LA CRITIQUE HISTORIQUE. Plus d’un lecteur aura été étonné des divergences que cette vie de sainte Clotilde présente au regard des précédentes. Il y aura cherché vainement certains épisodes dramatiques qui faisaient autrefois le principal attrait de cette biographie, comme, par exemple, celui des fiançailles de la sainte. Il n’y aura pas davantage retrouvé les crimes de Gondebaud contre les parents de sa nièce, ni les atroces excitations à la vengeance que celle-ci adresse à ses fils. Il aura remarqué que sa physionomie a ici un caractère d’unité et de vérité qui lui manquait dans l’histoire traditionnelle, où la sainte apparaissait, à un moment donné, couverte du masque d’une virago altérée de sang. Et il aura pu constater avec plaisir que la critique historique n’est pas toujours cette force purement négative redoutée des hagiographes crédules ; qu’en détruisant des légendes invétérées, il lui arrive parfois de réédifier une vérité plus belle que la légende, et que c’est elle enfin qui restitue au type suave de notre sainte son auréole obscurcie par d’irrévérencieuses traditions. D’où vient donc qu’on a pu si longtemps colporter des fables si outrageantes, et qu’il a fallu attendre jusqu’au dix-neuvième siècle pour les expulser de l’histoire ? La raison en est simple. Jusque dans ces derniers temps, on avait accepté sans contrôle, et comme également vraie dans toutes ses parties, l’histoire de Clovis et de Clotilde telle qu’elle est racontée par saint Grégoire de Tours, le père de l’histoire de France. On se disait qu’écrivant au sixième siècle, une ou deux générations après la mort de ses héros, et disposant de quantité de renseignements puisés par lui dans les milieux les mieux informés, Grégoire de Tours devait être à même de nous offrir un récit dont les grandes lignes au moins seraient d’une historicité incontestable. C’était une erreur. Grégoire de Tours est sans doute un historien véridique, chaque fois qu’il parle des choses qui se sont passées à portée de son regard. Mais pour tous les faits antérieurs à son temps, son témoignage n’a d’autre valeur que celle de ses sources. Que valent celles dont il a disposé pour l’histoire de sainte Clotilde ? Un examen attentif a montré que le chroniqueur a consulté trois sources bien différentes. La première est une vie de saint Remi, aujourd’hui perdue, dans laquelle il a, selon toute probabilité, trouvé l’histoire de la conversion de Clovis et des événements qui l’ont amenée c’est d’après ce qu’il a extrait de cette source que nous avons pu écrire nos chapitres III et IV. La seconde, c’est la tradition locale de l’église de Tours, où sainte Clotilde a passé la plus grande partie de son long veuvage et semé les bienfaits autour d’elle. Cette tradition était encore vivante et intacte lorsque Grégoire la recueillit, trente ou quarante ans après la mort de la sainte[1] ; elle a pu lui être communiquée par plus d’un vieillard qui avait connu de son jeune temps la veuve de Clovis, et elle présente, comme la première, d’incontestables garanties, du moins pour toute la partie de la vie de Clotilde qui s’est écoulée à Tours. La troisième source, à la différence des deux premières, est tout ce qu’il y a de fallacieux et d’incertain : ce sont les légendes populaires, souvent traduites en chansons épiques, que les populations franques colportaient au sujet de leurs premiers rois, et dans lesquelles elles faisaient de temps à autre intervenir Clotilde. Ces populations étaient grossières, à demi païennes, ne comprenaient rien aux choses spirituelles, ne s’intéressaient qu’à des récits de meurtres et de vengeance, parfois à des scènes d’hyménée. Leurs légendes, qui altéraient et remaniaient arbitrairement les faits historiques pour les ramener à certains types conventionnels, avaient défiguré profondément plusieurs parties de l’histoire de la sainte. Grégoire de Tours se défiait, il est vrai, des données que lui fournissait la tradition, pas assez toutefois pour qu’il les écartât entièrement, là où elles semblaient suppléer au silence de l’histoire écrite. Il a donc accueilli, en partie, les récits de la tradition populaire. Les chroniqueurs qui sont venus après lui, comme Frédégaire et le moine de Saint-Denis qui écrivit le Liber Historiæ, ont été plus crédules ou moins scrupuleux, ils y ont puisé à larges mains, et ainsi s’est introduit, dans la biographie de sainte Clotilde, un élément fabuleux qu’il est du devoir de l’historien d’en exclure impitoyablement. Toutefois, les légendes ont régné trop longtemps dans cette histoire pour qu’il n’y ait pas quelque intérêt pour le lecteur à les retrouver ici dans leur aspect primitif. Selon saint Grégoire de Tours, qui résume sa source légendaire en laissant de côté ce qu’elle a de plus invraisemblable, Gondebaud a fait périr par le glaive son frère Chilpéric, père de Clotilde, et a jeté sa femme dans un puits, une pierre au cou, puis il a exilé ses deux filles, dont l’une est Clotilde. Plus tard, Clovis entendant parler de la beauté de Clotilde, la demanda en mariage. Gondebaud n’osa pas la lui refuser, et les ambassadeurs du roi franc la conduisirent en toute hâte à leur maître. Ce court résumé garde assez bien le canevas de poème nuptial sur Clovis et Clotilde auquel Grégoire de Tours a emprunté ses données. Pour retrouver ce poème dans un récit plus détaillé, il faut s’adresser au chroniqueur Frédégaire, abréviateur de Grégoire de Tours, qui écrit au VIIe siècle, et qui intercale parfois dans ses résumés de longs épisodes empruntés à la tradition populaire. Écoutons-le : Comme Clovis envoyait souvent des ambassadeurs en Burgondie, ses émissaires entendirent parler de Clotilde. Et comme il n’était pas permis de la voir, Clovis envoya un Romain du nom d’Aurélien, qui devait tâcher de parvenir à la princesse par tel moyen qu’il pourrait. Aurélien se mit en route seul, ayant, comme un mendiant, la besace sur le dos et les vêtements déchirés, et emportant l’anneau de Clovis pour inspirer confiance. Arrivé à la ville de Genève, où Clotilde demeurait avec sa sœur Sédéleube, il fut reçu avec charité par les deux sœurs, qui pratiquaient l’hospitalité envers les étrangers. Pendant que Clotilde lui lavait les pieds, Aurélien se pencha vers elle et lui dit à voix basse : Madame, j’ai un grand message à vous faire, si vous daignez m’accorder un endroit où je puisse vous parler en secret. La princesse y consentit, et, admis en sa présence, Aurélien lui dit : C’est Clovis, mon maître, qui m’a envoyé ; il veut, si c’est la volonté de Dieu, vous faire partager son trône, et pour que vous soyez sûre de son intention, voici son anneau qu’il vous envoie. Clotilde accepta l’anneau avec grande joie, et répondit : Reçois cent sous d’or pour tes peines, et prends mon anneau. Hâte-toi de retourner auprès de ton maître, et dis-lui que s’il veut m’avoir en mariage, il me fasse demander sans retard, par une ambassade, à mon oncle Gondebaud. Que les ambassadeurs fassent confirmer sur l’heure ce qu’il leur accordera, et qu’ils fassent en toute diligence réunir un plaid. S’ils ne se hâtent, je crains de voir revenir de Constantinople un certain sage nommé Arédius, qui, s’il arrive à temps, déjouera tout le projet. Muni de ces instructions, Aurélien retourna chez lui, dans le même attirail qu’il était venu. Arrivé aux frontières du pays d’Orléans, et pas loin de sa maison, il rencontra un pauvre mendiant qui devint son compagnon de route. Aurélien, qui était sans défiance, s’étant endormi, son camarade lui vola sa besace avec les sous d’or. A son réveil, saisi d’affliction, il se hâta de courir chez lui, d’où il lança ses domestiques à la poursuite du voleur. Ils le rattrapèrent et le ramenèrent à Aurélien, qui le fit rudement bâtonner pendant trois jours et le lâcha ensuite. Puis il alla trouver Clovis à Soissons, et lui raconta en détail tout ce qui s’était passé. Clovis, charmé de l’esprit et des ressources de Clotilde, envoya demander à Gondebaud la main de sa nièce. Gondebaud, n’osant la lui refuser et espérant contracter amitié avec lui, promit de la lui donner. Les envoyés, ayant offert le sou et le denier selon la coutume franque, la fiancèrent à Clovis et demandèrent la convocation immédiate d’un plaid où elle serait donnée en mariage à leur maître. Le plaid eut lieu sans retard, et la noce fut préparée à Calons Aussitôt que les Francs eurent reçu la princesse des mains de Gondebaud, ils la firent monter dans une basterne, et, emportant son riche trésor, ils reprirent le chemin de leur pays. Mais Clotilde pressentait le retour d’Arédius, qui venait de l’Empire, et elle dit au chef des Francs : Si vous voulez que je parvienne jusqu’à votre maître, faites-moi descendre de cette basterne et mettez-moi sur un cheval, puis faisons toute la diligence possible pour arriver chez vous. Jamais, si je reste sur ce char, je ne verrai votre roi. Les Francs lui obéirent et la mirent sur un cheval, et en toute hâte on gagna la cour de Clovis. Cependant, Arédius, débarqué à Marseille, apprenait ce qui était arrivé, et accourait à marches forcées. Arrivé près de Gondebaud, celui-ci lui dit : Tu sais que j’ai fait amitié avec les Francs, et que j’ai donné ma nièce Clotilde pour femme à Clovis. — Ce n’est pas là un pacte d’amitié, répondit Arédius, mais un germe de discorde perpétuelle. Vous auriez dû vous souvenir, seigneur, que vous avez fait périr par le glaive votre frère Chilpéric, père de Clotilde, que vous avez fait jeter sa mère à l’eau, une pierre attachée au cou, et précipiter au fond d’un puits ses deux frères, après leur avoir fait trancher la tête. Si elle devient puissante, elle vengera ses parents. Envoyez sans retard votre armée à sa poursuite pour la ramener. Il vaut mieux pour vous avoir une querelle sur les bras une seule fois, que d’être ans cesse, avec tous les vôtres, en butte à la rancune des Francs. Gondebaud, ayant entendu cela, envoya une armée à la poursuite de Clotilde, mais elle ne trouva plus que la basterne et les trésors, dont elle s’empara. Clotilde, arrivant dans le voisinage de Viliery, au pays de Troyes, où résidait Clovis, avant de quitter le sol de la Burgondie, pria ses guides de piller et de brûler cette contrée sur une étendue de douze lieues à la ronde. Lorsqu’ils l’eurent fait avec la permission de Clovis, Clotilde s’écria : Je vous rends grâces, Dieu tout-puissant, de ce que j’assiste au commencement de la vengeance de mes parents et de mes frères[2]. Cette légende très populaire, très barbare, qui ne semble pas même se douter de la différence de religion entre Clovis et Clotilde, n’a pas satisfait longtemps les Francs catholiques. D’autres narrateurs sont venus qui, préoccupés de la mettre mieux en harmonie avec les idées chrétiennes et les mœurs gallo-romaines, en ont présenté un texte assez notablement remanié. C’est un moine de Saint-Denis qui, écrivant au commencement du huitième siècle, nous a conservé ce que je pourrais appeler la version monastique, comme pendant à la version populaire de tantôt. D’après le Liber Historiæ, Clovis, entendant parler de la beauté de Clotilde, envoya Aurélien la demander en mariage. Or, Clotilde était chrétienne. Un dimanche qu’elle allait à la messe, Aurélien, s’étant déguisé en pauvre, s’assit au milieu des mendiants qui formaient la clientèle du lieu saint, après avoir laissé ses propres habits aux mains de ses compagnons dans la forêt. Après la messe, Clotilde, selon son habitude, se mit à distribuer des aumônes. Arrivée à Aurélien, elle lui mit dans la main une pièce d’or. Lui, il baisa la main de la princesse et la tira par le bas de sa robe. Rentrée dans sa chambre, elle fit appeler l’étranger qui lui avait donné ce signe. Aurélien prit en main l’anneau de Clovis, et déposa derrière la porte de la chambre de Clotilde sa besace, dans laquelle il avait les ornements des fiançailles. Dites-moi, jeune homme, lui dit Clotilde, pourquoi feignez-vous d’être pauvre, et pourquoi m’avez-vous tirée par le bas de ma robe ? — Votre serviteur, répondit Aurélien, désire vous parler en secret. — Eh bien, parlez. — Mon seigneur Clovis, roi des Francs, m’a envoyé vers vous, parce qu’il désire vous avoir pour reine. Voici son anneau et ses autres ornements royaux. En disant ces mots, il chercha de l’œil la besace derrière la porte de la chambre, mais il ne la trouva plus, et il fut saisi d’affliction ; Elle s’associa avec intérêt à sa recherche, et dit : Qui a enlevé sa besace à ce pauvre ? Enfin, on retrouva la besace, et, en secret, Aurélien remit à Clotilde les ornements de fiançailles. Pour l’anneau de Clovis, elle le déposa dans le trésor de son oncle. Saluez de ma part Clovis, ajouta-t-elle. Il n’est pas permis à une chrétienne d’épouser un païen. Veillez à ce que personne n’apprenne rien de ceci. Qu’il en soit comme l’ordonnera Dieu, mon Seigneur, que je confesse devant tout le monde. Pour vous, allez en paix. Aurélien revint et rapporta toutes ces choses à son maître. L’année suivante, Clovis envoya son ambassadeur Aurélien demander à Gondebaud sa fiancée Clotilde. Apprenant cela, Gondebaud fut effrayé, et dit : Il faut que tous mes conseillers et mes amis burgondes sachent quelle querelle me cherche Clovis, qui n’a jamais vu ma nièce. Pour toi, dit-il à Aurélien, tu es venu ici pour espionner ce qui se passe chez nous. Retourne dire à ton maître qu’il ment en pure perte lorsqu’il parle de ma nièce comme de sa fiancée. Aurélien répondit avec fermeté : Voici ce que vous mande mon seigneur le roi Clovis. Si vous voulez lui donner sa fiancée, assignez-lui un endroit où il puisse venir la prendre ; sinon, il viendra s’expliquer avec vous à la tête de son armée. — Qu’il vienne où il lui plaira, répondit Gondebaud ; moi aussi, je me mettrai à la tête des Burgondes ; il sera victime de la ruine qu’il a causée à d’autres, et le sang qu’il a versé en abondance sera vengé. L’entendant parler ainsi, les Burgondes, ses conseillers, craignant la colère de Clovis et de ses Francs, dirent à leur roi : Que le roi s’informe auprès de ses serviteurs et de ses chambellans, si, par un tour d’adresse, les envoyés de Clovis n’ont pas introduit des cadeaux de fiançailles ; il faut éviter qu’il y ait un prétexte contre vous et votre peuple, car la malice de Clovis est trop furieuse. Tel fut le conseil que, selon la coutume, les Burgondes donnèrent à leur roi. On fit la recherche qu’ils demandaient, et l’on trouva dans le trésor royal l’anneau de Clovis, avec son image et son inscription. Alors Gondebaud, affligé, interrogea la princesse. Je sais, seigneur mon roi, répondit-elle, qu’il y a quelques années les envoyés de Clovis nous ont apporté divers cadeaux en or ; à moi, votre servante, ils ont remis en main un petit anneau, que j’ai déposé dans vos trésors. — Vous avez agi à la légère et sans réflexion, répondit Gondebaud. Et, indigné mais malgré lui, il la remit à Aurélien. Celui-ci la reçut avec grande joie, et, avec ses compagnons, il la conduisit auprès de Clovis à Soissons en France. Clovis, plein de joie, en fit sa femme. Le soir des noces, au moment où ils allaient gagner la couche nuptiale, Clotilde, en femme avisée et confiante en Dieu, dit à son époux : Seigneur mon roi, écoutez votre servante et daignez lui accorder sa demande, avant que notre union soit consommée. — Demandez ce que vous voudrez, répondit Clovis, et je vous l’accorderai. — D’abord, reprit-elle, je vous demande d’adorer Dieu, le Père tout-puissant qui vous a créé, puis Notre-Seigneur Jésus-Christ qui vous a racheté, qui est le Roi des rois et que son père a envoyé du haut des cieux ; ensuite, le Saint-Esprit, qui confirme et qui illumine tous les justes. Reconnaissez leur ineffable majesté tout entière et leur toute-puissance coéternelle ; et, l’ayant reconnue, confessez-la et abandonnez vos vaines idoles, qui ne sont pas des dieux mais de misérables statues : brûlez-les, et restaurez les saintes églises que vous avez incendiées. Puis, rappelez-vous, je vous prie, que vous devez réclamer l’héritage de mon père et de ma mère, que mon oncle Gondebaud a fait cruellement périr, et dont Dieu vengera le sang. Clovis répondit : Une des choses que vous demandez est difficile, à savoir, que j’abjure mes dieux et que j’adore le vôtre. Pour l’autre, je ferai tout ce que je puis. Et elle : Je vous demande surtout d’adorer le Dieu tout-puissant qui est au ciel. Clovis donc envoya de nouveau Aurélien en Burgondie, pour réclamer à Gondebaud le trésor de sa femme Clotilde. Gondebaud irrité s’écria : Ne t’ai-je pas défendu, Aurélien, de venir dans mon royaume pour m’espionner ? Par le salut des princes, je le jure, retourne tout de suite et éloigne-toi de moi, sinon je te tuerai. Aurélien répondit : Vive le seigneur Clovis mon roi, et les Francs qui sont avec lui ! Je ne crains pas vos menaces tant que mon seigneur est en vie. Voici ce que vous mande votre fils Clovis : il viendra vous réclamer le trésor de sa femme, ma souveraine. De nouveau les Burgondes, selon la coutume, donnèrent un conseil à Gondebaud, et ils dirent : Donnez à votre nièce une partie du trésor qui lui revient ; ce sera justice, et ainsi vous aurez la paix et l’amitié de Clovis et du peuple franc ; sinon ils envahiront notre terre, car ce peuple est puissant et farouche, et ne craint pas Dieu. Ayant entendu ce conseil, Gondebaud remit entre les mains d’Aurélien pour Clovis une partie considérable de son trésor de l’or, de l’argent et quantité d’ornements royaux, en disant : Que me reste-t-il que de partager mon royaume avec Clovis ? Et il dit à Aurélien : Retourne auprès de ton maître, car voilà que tu as à lui porter quantité de richesses que tu n’as pas acquises par tes peines. Et Aurélien répondit : Mon maître Clovis est votre fils ; tous vos biens sont communs. Et les sages Burgondes dirent : Vive le roi qui a de tels hommes ! Aurélien retourna en France avec quantité de trésors. Voilà, dans deux versions fort dissemblables, la légende du mariage de Clovis et de Clotilde. Cette légende est aujourd’hui biffée de l’histoire. Sa frappante invraisemblance, les contradictions de ses deux versions dans des parties essentielles, sa similitude avec toutes les légendes nuptiales que nous a conservées le moyen âge, et qui sont taillées sur le même patron qu’elle, enfin, l’impossibilité de la concilier avec des faits historiques avérés, voilà plus qu’il n’en faut pour la faire reléguer dans le domaine des fables. Je renvoie le lecteur curieux de la démonstration aux pages 225-251 de mon Histoire poétique des Mérovingiens. Qu’il me suffise de marquer brièvement ici que Gondebaud n’a pas été le bourreau de son frère et de sa belle-sœur. Au témoignage de saint Avitus de Vienne, il a pleuré la mort de Chilpéric. Quant à Carétène, nous savons, par son épitaphe, qu’elle a vécu jusqu’en 506, et qu’elle est morte dans son lit, nombre d’années après le mariage de Clotilde. Toute la légende des griefs de Clotilde et des prétendues vengeances qu’elle doit exercer croule donc par la base. Et quand le chroniqueur franc nous raconte qu’après la mort de Clovis, Clotilde poussa ses fils à la guerre de Burgondie en leur disant qu’ils avaient à la venger, il se fait de nouveau l’écho d’une légende déjà en possession de l’esprit public, et dont le caractère fabuleux n’a pu être reconnu que de nos jours. Comme nous avons montré plus haut que Clotilde n’avait pas de parents à venger, il n’est pas besoin d’autre preuve pour faire rejeter cette partie du récit. D’ailleurs, même en supposant qu’elle ne fût pas écartée par l’argument négatif, elle a un tel caractère d’invraisemblance, qu’il est impossible de la défendre en bonne critique. Si Clotilde est si âpre à la vengeance, pourquoi n’a-t-elle pas armé le bras de son mari Clovis, et a-t-elle attendu la mort de Gondebaud, son persécuteur, pour décharger sa colère sur le fils innocent de celui-ci ? Clovis, il est vrai, a fait la guerre au roi des Burgondes, mais nullement à l’instigation de Clotilde ; il l’a entreprise à la demande de Godegisil, l’autre oncle et probablement le tuteur de sa femme ; il pense si peu à venger Clotilde qu’au moment où Gondebaud va devoir se rendre à sa merci, il lui fait grâce contre la promesse d’un tribut annuel. Gondebaud manque bientôt à ce dernier engagement : n’importe ! Clovis ne bouge plus, il devient même, peu de temps après, l’ami de Gondebaud, et tout cela sous les yeux de Clotilde, à l’heure même où celle-ci vient de voir Clovis se convertir à sa foi, et qu’elle jouit de la plénitude de son influence sur le Sicambre baptisé. Si donc Clotilde a eu des griefs, il faut convenir qu’elle les a bien oubliés. Elle les oublie tant que vit Gondebaud, qui en est l’auteur unique : elle les oublie tant que règne Clovis, qui en est le vengeur d’office ; et c’est seulement lorsque l’offenseur et l’offensé sont descendus tous les deux dans la tombe, l’un depuis neuf ans, l’autre depuis douze, c’est lorsqu’il ne reste plus personne à punir, que cette veuve retirée du monde, et qui vit exclusivement pour les bonnes œuvres, loin de ses fils et n’ayant plus que la mort à attendre, sort soudainement comme d’un sommeil, et s’avise de couronner une vie remplie de bonnes œuvres en déchaînant une guerre fratricide dans laquelle finira son propre sang[3]. Il n’est pas seulement possible de démontrer aujourd’hui la fausseté de la légende qui a noirci la mémoire de Clotilde ; on peut aussi en reconnaître l’origine. Celle-ci se trouve dans la tendance de l’esprit populaire à toujours expliquer les grands malheurs comme l’expiation de grands crimes. Lorsque le roi des Burgondes Sigismond fut tué avec sa femme et ses enfants par son cousin Clodomir, on se dit qu’il périssait sans doute en expiation d’un crime semblable qu’un des siens aurait perpétré contre quelque ascendant du même Clodomir. Et alors on en arriva bientôt à supposer que Gondebaud avait fait subir à Chilpéric, grand-père de Clodomir, tout juste le même traitement que Clodomir infligea plus tard à son fils. On peut voir dans l’Histoire poétique des Mérovingiens, p. 245 et suivantes, comment cette hypothèse poétique a été élaborée successivement, jusqu’au point de devenir, en quelque sorte, le centre, le pivot de toute la légende. La vérité historique, aujourd’hui rentrée dans ses droits, a remis toutes choses en leur place : elle ne laisse subsister dans l’histoire authentique de Clotilde que les faits avérés, et relègue les autres dans son histoire poétique. C’est au nom de la science, cette fois, que l’hagiographie peut défendre la légitimité de ses traditions, pendant que d’autre part, nous avons le piquant spectacle de l’érudition rationaliste se débattant avec colère contre les conclusions de la méthode critique. Serait-il donc vrai que, pour certains historiens, les légendes qui glorifient les saints sont les seules qu’il faille éliminer, et qu’on doit garder avec un soin pieux celles qui les calomnient ? En vain, pour contester à Clotilde le titre de sainte que lui a donné l’Église et que l’histoire lui garde, on allègue ici des considérations philosophiques. Clotilde, dit-on a participé du milieu barbare dans lequel elle a vécu, elle en a respiré l’atmosphère viciée, elle en a ressenti les ardentes passions, et c’est aller à l’encontre de toute vraisemblance que de prétendre qu’elle fut soustraite aux influences multiples du milieu ambiant. S’il faut conclure de là que Clotilde ne mérite pas le titre de sainte, alors il faut ajouter qu’il n’y a pas eu de sainte au VIe siècle, ni dans aucun autre siècle. Mais qui ne voit combien on s’égare lorsqu’on évoque des raisons générales pour contester des faits particuliers ? Les grandes vertus et les grandes passions sont de tous les temps et de tous les pays, et ce qu’il est convenu d’appeler un milieu se compose, dans des proportions variées à vrai dire, de tout ce qu’il y a de bons et de mauvais éléments dans une civilisation. La plus haute sainteté n’y fait point défaut, non plus que l’immoralité la plus abjecte, et la seule différence d’une société à l’autre vient des rapports de proportion qui s’y établissent entre ces éléments opposés. Clotilde a donc pu être une sainte, bien que la sainteté n’ait pas fleuri dans son entourage immédiat. Les grands saints ont souvent apparu dans des milieux troublés, et les hagiographes du moyen âge, habitués à ce genre de phénomène, avaient une image traditionnelle pour L’expliquer la société, disaient-ils, avait produit cette âme exquise comme l’épine produit la rose, sicut spina rosam. Ce n’est donc pas faire violence à l’histoire et à la philosophie que de soutenir, comme nous le faisons, que Clotilde a apparu sur le tronc rugueux de la barbarie du Vie siècle, comme une rose parfumée de tous les parfums de la sainteté. Elle n’est pas la seule sainte de cette époque, ni la plus étonnante. Pour ne pas parler ici de sainte Geneviève, le charme suave des vertus de sainte Radegonde n’embaume-t-il pas les annales d’un siècle tout rempli de crimes, et cette sainte charmante, sortie d’une famille de fratricides, n’a-t-elle pas partagé la couche de l’atroce Clotaire Ier ? Et la physionomie de sainte Radegonde est incontestablement la plus authentique, la plus connue de son siècle tout ce que l’historiographie de ce temps garde de lumière vient converger sur sa figure, puisque sa vie a été retracée par deux biographes qui ont vécu dans son intimité, sans compter Grégoire de Tours lui-même, qui a été du nombre de ses respectueux admirateurs ! Nous concluons. Le simple bon sens dit que Clotilde a pu être une sainte malgré son milieu, et le témoignage de l’Église atteste qu’elle l’a été en réalité. Quant à la critique, elle réduit à néant le témoignage contradictoire qu’on a prétendu tirer de la légende populaire. Il ne reste plus dès lors, pour tout homme de bonne foi, qu’à faire amende à une sainte mémoire, trop longtemps obscurcie par les mensongères fictions du génie barbare. II. — SAINTE CLOTILDE ET L’ÉGLISE DE PARIS. Selon une tradition conservée par un chroniqueur du XIIe siècle, sainte Clotilde se serait intéressée à la vieille église de Saint-Étienne dans la Cité de Paris, qui fut, comme on sait, la plus ancienne cathédrale de cette grande ville. Voici du moins ce que rapporte à ce sujet le chroniqueur Gislebert de Mons, mort en 1224 et auteur d’une chronique des comtes de Hainaut qui est un bon document de l’histoire féodale du XIIe siècle. En 1186, vers la Saint-Martin, Jean, moine de Clairvaux, à la suite d’une vision, découvrit à Paris, sous l’autel de la vieille église Saint Étienne, des reliques de la Sainte Vierge, de saint Denis, de saint Laurent et de saint Étienne. Le comte de Hainaut Baudouin V, dit le Courageux, revenant de chez le roi qu’il avait été visiter à Montlhéry, assista à la découverte. Je reproduis textuellement la partie principale du témoignage de Gislebert : Scriptum enim cum reliquiis inventum indicabat quod quedam regina, uxor Clodovei regis Francorum, qui primus regum Francorum baptismum suscepit a beato Remigio, templum illud consecrari et reliquias predictas in illo fecerat sigillari, quia templum illud civitatis Parisiensis capitalis ecclesia olim fuerat et ibi sedes fuerat metropolitana, que postea ad sedem Senonensem fuit translata. (Gislebert de Mons, éd. Van der Kindere, c. 128, p. 194.) On remarquera le caractère tendancieux de l’écrit trouvé en 1186, qui veut que Paris ait été avant Sens la métropole de sa province ecclésiastique. Sans chercher à établir la date et la provenance de cette note, j’en retiens la partie substantielle, de laquelle il appert qu’au haut moyen âge sainte Clotilde passait pour avoir fait consacrer la plus ancienne église de Paris. Il valait la peine de ne pas laisser se perdre ce souvenir. III. — RELIQUES DE SAINTE CLOTILDE. En 1670, Marguerite, duchesse douairière d’Orléans, donna à l’église Saint-Jacques de Neufchâtel une relique de sainte Clotilde, tirée de l’une des châsses de l’abbaye de Sainte-Geneviève. On trouvera dans la Revue des Sociétés Savantes, II (1865), p. 55, trois documents relatifs à cette donation. |
[1] Sainte Clotilde est morte en 545. Grégoire de Tours est devenu évêque de cette ville en 573, et il a écrit son livre II, consacré à l’histoire de Clovis, vers 576.
[2] G. Kurth, Histoire poétique des Mérovingiens, p. 227-230, d'après la chronique de Frédégaire, livre III, ch. XVIII-XIX.
[3] G. Kurth, Histoire poétique des Mérovingiens, p. 327.