SAINTE CLOTILDE

CHAPITRE VII. — NOUVELLES ÉPREUVES.

 

 

Tant d’épreuves n’avaient pas épuisé l’amer calice de Clotilde. De nouveaux coups étaient réservés à la malheureuse mère. On eût dit que toutes les fibres de son cœur devaient être déchirées successivement, afin que sa maternité ressemblât, du moins par les souffrances, à celle de la Mère des douleurs.

Nous avons raconté le mariage de sa fille Clotilde avec le roi Amalaric ; nous avons dit sous quels auspices s’était contractée cette union, et quelles vagues espérances dissimulaient peut-être alors, à la mère et à la fille, l’inquiétante réalité. Le moment est venu de montrer que celle-ci en effet dépassait en horreur les plus sombres prévisions.

Pour bien comprendre la triste destinée de la jeune princesse franque, il faut se rendre compte du milieu dans lequel elle venait d’être plongée par son mariage. De tout temps, le peuple visigoth avait été l’apôtre de l’arianisme, qu’il avait propagé autour de lui par les armes, par la diplomatie, par les alliances de famille, et qui était tellement identifié avec lui qu’on l’appelait la foi gothique. Il s’était fait le persécuteur du catholicisme aussitôt qu’il avait pu, sans danger, se livrer à sa fureur sectaire. La Gaule méridionale avait vu ses pasteurs conduits à la mort ou envoyés en exil, ses sanctuaires fermés, ses autels profanés, son clergé menacé d’une extinction graduelle. Cette guerre lâche et cruelle qu’ils faisaient à la foi catholique, les Visigoths n’y avaient renoncé que le jour où ils avaient vu briller sur leurs têtes la grande épée vengeresse de Clovis. Mais, en suspendant la persécution sanglante, ils n’avaient pas abjuré leur haine fanatique de la vraie foi, et l’aversion qu’ils nourrissaient pour elle couvait comme un feu sous la cendre.

On eût pu croire que l’avènement d’une reine catholique apaiserait dans une certaine mesure une antipathie si acharnée ; il eût fallu, pour cela, que cette reine ne fût pas la fille de Clovis. La pauvre femme avait un double titre à l’impopularité dans ce milieu gothique, dont le rude fanatisme n’avait d’égal que sa haine ardente pour le nom des Francs. Peut-être l’aversion dont elle fut bientôt l’objet de la part de son mari s’inspirait-elle de ce double sentiment populaire, assez tyrannique, assez puissant pour s’imposer même à un roi plus redoutable que n’était le débile successeur d’Alaric II. Quoi qu’il en soit, la vie à la cour d’Amalaric finit par n’être plus tenable pour Clotilde. On reste confondu des indignités que son misérable époux se permettait envers la femme qu’il avait appelée à partager son trône. Il lui faisait jeter des immondices lorsqu’elle se rendait à l’église catholique, et plus d’une fois il la battit de la manière la plus cruelle. Enfin, n’en pouvant plus, l’infortunée profita de la présence de son frère Childebert en Auvergne, c’est-à-dire dans le voisinage de la frontière espagnole, pour le faire supplier de venir à son secours. L’envoyé qui apportait au roi franc ce pressant message lui remit en même temps, de la part de sa sœur, un mouchoir teint du sang qu’elle avait versé sous les coups d’Amalaric. Saisi d’indignation et altéré de vengeance, Childebert n’hésita pas, et sans tarder il prit avec son armée le chemin de l’Espagne. On ne connaît pas bien les détails de cette campagne, où le bras du tyran visigoth déploya moins de vigueur qu’il n’en avait dans le tête à tête conjugal. Vaincu près de Narbonne, où il avait essayé d’arrêter la marche victorieuse de l’armée franque, il repassa en toute hâte les Pyrénées et se réfugia derrière la forte enceinte de Barcelone. Childebert accourut sur ses pas, et s’empara de la ville. Les premiers soldats de l’armée victorieuse y pénétrèrent au moment même où le roi des Visigoths se préparait à fuir sur sa flotte, qui était à l’ancre dans le port. Son mauvais destin voulut qu’au moment de s’embarquer, il se souvint soudainement des pierres précieuses qu’il laissait dans son trésor ; il voulut les sauver, et il se figura qu’il avait assez de temps pour courir les prendre. Ce fut sa perte. Les Francs se répandirent rapidement à travers toute la ville et lui fermèrent l’accès du port. Il voulut alors se réfugier dans une église catholique, espérant que cet asile au moins serait respecté par une armée orthodoxe. Mais le temple du Dieu vivant ne devait pas protéger le persécuteur. Avant qu’il en eût franchi le seuil, un soldat franc le perça de sa lance et l’étendit mort sur la place.

Clotilde était sauvée. Le vainqueur ne prit que le temps de tirer de sa victoire tout le profit possible, puis il ramena sa sœur en France avec tous ses trésors. Mais la mesure des souffrances et des émotions avait dépassé pour la pauvre femme la mesure de ses forces elle expira en route à l’âge de trente ans à peine, et son frère ne rapporta qu’un cadavre à sa mère[1]. Le lugubre cortège dut passer par Tours en se rendant à Paris c’est là que le meurtrier des enfants de Clodomir se présenta à la veuve de Clovis avec à cercueil de sa fille. Nous n’essayerons pas de décrire cette entrevue : l’histoire a bien fait de jeter le voile sur des scènes qui défient ses pinceaux, car il est certaines tragédies de la vie réelle qui laissent bien loin derrière elles les conceptions les plus émouvantes de l’imagination.

La crypte de Clovis s’ouvrit une nouvelle fois, pour accueillir dans son silence éternel la jeune reine que la mémoire du grand roi n’avait pas protégée. Moins heureuse que sa fille, Clotilde pleurait dans sa solitude de Tours des larmes que personne ne séchait ; car elle était maintenant dans sa grandeur royale, plus triste et plus abandonnée que la plus pauvre veuve de tout son royaume. Dieu seul prêtait l’oreille à cette voix plaintive qui était comme la voix de Rachel qu’on entendait dans Rama, et qui ne voulait pas être consolée, parce que ses enfants n’étaient plus.

Il restait une dernière goutte de fiel au fond de son calice d’amertume, et il plut à la Providence de la lui faire goûter. Après la mort de Clodomir et de Clotilde, Childebert et Clotaire étaient les seuls survivants de toute sa famille. Bien qu’ils eussent brisé son cœur par un de ces crimes qu’il semble qu’une mère ne puisse jamais pardonner, ils étaient ses fils néanmoins, et, malgré leur forfait, elle leur restait attachée avec un amour d’autant plus fidèle qu’ils avaient plus besoin de pardon et de pitié. Elle les évitait, elle fuyait leur cour, et il est permis de croire que leur aspect ne devait être pour elle qu’un objet d’horreur, quand elle se souvenait de ses pauvres petits innocents. Toutefois elle priait pour eux, elle pleurait sur eux, elle leur gardait la tendresse indéfectible d’une mère chrétienne. Par eux devait se continuer son sang et la lignée de Clovis ; tant qu’ils vivaient, il restait sur terre un point par lequel elle y gardait une attache, et comme un lien avec la vie.

Qu’on se figure donc la mortelle épouvante qui glaça tous ses membres lorsqu’elle apprit un jour que les deux rois s’étaient déclaré la guerre ! Connaissant ces natures atroces, elle ne pouvait douter du caractère que prendrait la lutte : c’était une guerre d’extermination ! Et tout était fait pour la confirmer dans cette terrifiante idée.

On ignore l’origine des querelles des deux rois, et il est à peine besoin de s’en enquérir c’est toujours la même causé qui a engendré tous les crimes des Mérovingiens, à savoir une dévorante ambition, ou, pour employer un terme moins relevé et plus vrai, une insatiable cupidité. Augmenter sans cesse et à tout prix le nombre de leurs terres, de leurs hommes, le chiffre de leurs revenus, c’était là la principale préoccupation de ces âmes frénétiques ; elle ne le cédait qu’à cette autre, non moins intense, de tirer de leurs richesses la plus grande somme possible de jouissances et de plaisirs. Ces mêmes hommes qui avaient plongé leurs mains dans le sang des enfants de Clodomir essayèrent d’abord de se débarrasser aussi de leur neveu Théodebert, à la mort de son père Théodoric, en 534. Mais le jeune prince se défendit avec une telle énergie qu’il fallut renoncer à l’espoir de le dépouiller[2]. Alors Childebert, qui n’était jamais à court de ressources, se dit qu’il valait mieux avoir un homme de cette trempe pour allié que pour ennemi. Il l’appela auprès de lui, en fit son fils adoptif, et le renvoya comblé des plus riches présents. Puis, se l’étant attaché par les liens de la reconnaissance et de l’intérêt à la fois, il lui dévoila le plan que sans doute il avait nourri à partir de sa réconciliation avec lui. Il s’agissait de marcher ensemble contre Clotaire et de se partager ses dépouilles.

Celui-ci se crut perdu lorsqu’il apprit que toutes les forces réunies de l’Austrasie et du royaume de Paris marchaient contre lui. La Neustrie, sur laquelle il régnait, était la plus petite partie de l’ancien royaume de Clovis, et elle ne fournissait pas les ressources nécessaires pour faire face à une coalition aussi redoutable. Clotaire se sauva jusqu’à l’extrémité de son royaume, dans la forêt de Brotonne, aux environs de Caudebec en Normandie, et s’y rempara comme il put au moyen de grands abatis d’arbres, puis il attendit l’ennemi. Il ne lui restait qu’à périr, à moins que Dieu ne vint à son secours.

Les Mérovingiens, au milieu de tous leurs crimes, avaient un grand sentiment religieux, seul contrepoids qui empêchât la destruction complète de leurs natures morales. Clotaire, dit le chroniqueur, mit tout son espoir dans la miséricorde divine. Mais d’autres prières que les siennes montaient en ce moment vers le ciel et intercédaient en sa faveur c’étaient celles de sa mère. Clotilde ne s’interposa pas entre ces hommes acharnés qui allaient s’entre-détruire ; elle n’essaya pas de toucher le cœur Childebert et de le détourner de son projet fratricide : elle connaissait trop ses fils pour attendre quelque chose de leur humanité ou de leur piété filiale. Dans son amère détresse, elle courut se jeter aux pieds du céleste ami qui recevait depuis tant- d’années la confidence de ses douleurs. Nuit et jour prosternée devant, le tombeau de saint Martin, elle suppliait Dieu par l’intervention du grand confesseur, d’avoir pitié du sang de Clovis, et de ne pas permettre qu’une guerre contre nature mit aux mises les enfants qu’elle avait portés dans son sein.

Cependant Childebert, assisté de son neveu, avait donné la chasse à Clotaire comme à une bête fauve, à travers l’épaisse forêt ; il venait de l’atteindre, et, dès le lendemain, il se proposait de le forcer derrière la ligne de ses retranchements. Mais, au, moment où l’on allait donner l’assaut, il éclata un orage épouvantable qui déchira les tentes et dispersa tout le campement. Une grêle épaisse s’abattit sur les assaillants au de la foudre et des éclairs ; il ne resta aux soldats, pour échapper en partie du moins à cette lapidation meurtrière, que de se coucher à plat ventre sur le sol et de se couvrir de leurs boucliers, tous leurs autres abris ayant été détruite. Leurs chevaux, effarouchés par l’orage, rompirent leurs liens et se dispersèrent dans tous les sens ; on les retrouva éparpillés sur une distance de vingt stades ; un grand nombre ne reparut plus. Pendant que cette scène se passait dans le camp des assaillants, continue le chroniqueur, dans celui de Clotaire non seulement on n’entendit pas le tonnerre, mais on n’y sentit pas même le plus léger souffle de vent, et il n’y tomba pas une goutte de pluie.

Frappés de terreur à la vue d’un si effrayant prodige, les deux rois alliés, prosternés à terre au milieu de leurs armées, firent pénitence et demandèrent pardon à Dieu. Puis ils envoyèrent à Clotaire des messagers qui lui portèrent des propositions de paix. L’entente fut bientôt conclue, et les agresseurs se retirèrent chacun dans son pays. Il n’est pas douteux, conclut le même témoin, que ce miracle n’ait été obtenu par les prières de la reine, à l’intercession du bienheureux Martin[3].

Dieu avait donc eu pitié de Clotilde, et ses instantes prières avaient obtenu grâce pour les coupables descendants de Clovis. Son cœur si cruellement meurtri retrouva un peu de consolation au sortir de ces suprêmes angoisses, où elle avait senti sur elle l’effusion de la miséricorde divine, et les dernières années de sa douloureuse carrière purent s’écouler dans le recueillement et dans la paix.

 

 

 



[1] Grégoire de Tours, H. F., III, 10.

[2] Grégoire de Tours, H. F., III, 23.

[3] Grégoire de Tours, H. F., III, 28.