PRÉCIS DE L'HISTOIRE ROMAINE

QUATRIÈME ÉPOQUE. — EMPIRE ROMAIN

Depuis la bataille d'Actium jusqu'au règne de Constantin le Grand (de l'an 31 avant J.-C. jusqu'à l'an 337 de l'ère vulgaire)

 

CHAPITRE PREMIER. — L'EMPIRE ET LE POUVOIR IMPÉRIAL.

 

 

Limites et population de l'empire. — Donnons d'abord une idée de l'étendue de l'empire romain. Ses limites, qui restèrent les mêmes jusqu'à la conquête de l'ile de Bretagne sous Domitien, semblaient avoir été tracées par la nature. Au nord, c'étaient le Rhin et le Danube ; à l'orient, l'Euphrate ; au midi, la haute Egypte, les déserts de l'Afrique et le mont Atlas ; à l'occident, les mers d'Espagne et des Gaules.

L'héritier de César se résigna prudemment à ne plus franchir ces limites, après que ses généraux eurent échoué dans le dessein de subjuguer l'Éthiopie et l'Arabie heureuse, et que, d'autre part, les légions commandées par Varus eurent été exterminées dans les forêts de la Germanie.

Sous Auguste, le nombre total des citoyens romains adultes fut estimé à quatre millions, dont la moitié peut-être résidait eu Italie, les autres se trouvant répartis entre les deux ou trois mille villes qui couvraient la surface des provinces. Avec leurs femmes et leurs enfants, ces citoyens de l'Italie et des provinces pouvaient représenter une population de douze à quatorze millions d'âmes. Si l'on compte ensuite quarante millions de provinciaux et cinquante millions d'esclaves, on aura une idée de l'empire romain à l'époque de sa fondation. Le dénombrement fait par l'empereur Claude, lorsqu'il exerça les fonctions de censeur, porta le nombre des citoyens romains à six millions neuf cent quarante-cinq mille. Ce chiffre représentait environ vingt millions d'âmes, en comprenant les femmes et les enfants. Il existait à peu près deux fois autant de provinciaux que de citoyens de tout âge, de l'un et de l'autre sexe. Enfin, les esclaves étaient au moins égaux en nombre aux habitants libres de l'empire. Le résultat de ce calcul approximatif élevait la population, sous le troisième empereur, à cent vingt millions d'âmes.

Rome, sous Auguste, contenait une population de deux millions deux cent soixante-cinq mille âmes, dont neuf cent quarante mille appartenaient à la race servile. Quant à la population libre, elle comprenait deux cent mille citoyens pauvres qui vivaient aux dépens du trésor en prenant part aux distributions gratuites du blé amené de la Sicile, de l'Égypte et de l'Afrique[1].

Après la métropole, les cités les plus importantes dans l'Italie étaient sans doute Padoue (Patavium), Aquilée, Milan, Ravenne, Vérone et Capoue. Les contrées orientales de l'Empire étaient également ornées de grandes villes, nobles monuments de la diffusion de la race grecque autour de cette partie de la Méditerranée. Mais la Grèce elle-même avait le plus souffert de la domination des Romains. Dans la Macédoine, l'Achaïe et le Péloponnèse, régnait la plus grande désolation ; des cités autrefois fameuses n'étaient plus que des villages ou des monacaux de ruines ; deux colonies romaines, Corinthe et Patras, étaient alors les villes les plus florissantes de la Grèce. Dans l'Asie Mineure, en Syrie et en Égypte, le tableau n'était pas aussi lugubre : les anciennes capitales de ces régions, Smyrne, Éphèse, Pergame, Antioche et Alexandrie étaient encore pleines d'activité et de vie. En se dirigeant le long de la côte d'Afrique, on se trouvait au milieu des trois cents cités ou bourgades qui avaient reconnu autrefois la domination de Carthage et qui conservaient une existence prospère. Si l'on traversait ensuite le détroit de Gibraltar, on entrait dans la partie plus particulièrement romaine de l'empire, à savoir, les provinces de l'Espagne et de la Gaule. Les progrès de la colonisation y étaient si rapides que, en peu de temps, ces provinces devinrent aussi complètement romaines que l'Italie elle-même. A l'époque d'Auguste, l'Espagne et la Gaule se couvraient de cités : là, Cordoue, Séville, Cadix, Carthagène et Tarragone ; ici, Marseille, Lyon, Narbonne, Arles, Nimes et Bordeaux étaient déjà des places importantes[2].

Caractère du pouvoir impérial ; envahissements successifs d'Octave. — Pour faire connaitre l'établissement politique d'Auguste, il faut décrire l'organisation compliquée du pouvoir qu'il sut créer et léguer à ses successeurs. La victoire d'Actium et la mort d'Antoine avaient laissé Octave sans rival. A la tête de quarante-quatre légions, toutes composées de vétérans passionnément dévoués à la maison de César, il était l'arbitre des destinées du Inonde romain. Le peuple de Rome lui appartenait : Octave l'avait acheté au moyen du trésor royal d'Alexandrie ; il lui donnait du pain et des spectacles, et c'était tout ce que désirait cette plèbe dégradée. L'aristocratie, qui avait immolé César pour sauver la république, avait péri dans les combats ou par la proscription.

Le sénat, composé de plus de mille personnes rassemblées sans choix, avait vu son autorité s'avilir et n'inspirait plus que le mépris. Quant aux provinces, si longtemps opprimées par les grands et spoliées par les publicains, elles avaient vu également avec plaisir la chute de l'aristocratie. Après la mort d'Antoine, Octave renonça au titre de triumvir, mais il se garda bien de prendre celui de roi ; il ne voulut pas même accepter la dictature. Tout ce qui demandait quelque audace, tout ce qui aurait pu donner à son pouvoir une apparence de contrainte ou d'éclat répugnait à l'esprit cauteleux d'Octave et à sa poltronnerie naturelle. Le peuple lui ayant offert la dictature avec de grandes instances, il la repoussa en mettant un genou en terre, en abaissant sa toge et en découvrant sa poitrine, voulant montrer par ce geste qu'il aimait mieux mourir que d'accepter l'autorité suprême. Il crut plus prudent de conserver toutes les magistratures républicaines, mais en les attirant insensiblement à lui seul ; il voulait s'assurer de la réalité du pouvoir, dédaignant nu plutôt redoutant l'ostentation. Il ne changea donc point la constitution, il ne supprima point la république, mais il fit en sorte qu'elle se personnifiât en lui seul. C'est dans ce but qu'il se fit concéder successivement toutes les magistratures entre lesquelles se répartissait l'exercice de la souveraineté[3].

Un de ses premiers soins fut de réorganiser le sénat. Nommé censeur avec Agrippa, il réduisit le conseil suprême à ses anciennes proportions par des élimina dons nombreuses et le rendit l'instrument de sa politique par de nouvelles nominations. Il fut arrêté que le cens sénatorial serait porté de 800.000 sesterces (fr. 156.160) à 1.200.000 (fr. 232.540) ; il fut décidé aussi que les actes du sénat ne seraient point rendus publics et que ses assemblées réglées ne dépasseraient pas deux par mois. Octave se fit nommer prince du sénat et créa pour lui-même un conseil que le sort renouvelait par semestre, et avec lequel il délibérait sur les affaires qui devaient être portées devant l'assemblée tout entière.

Mais tandis qu'Octave rétablissait la dignité du sénat, il en détruisit l'indépendance ; car, suivant la remarque d'un historien moderne, les principes d'une constitution libre sont perdus à jamais lorsque l'autorité législative est créée par la puissance exécutive. Or, Octave concentra le pouvoir exécutif dans ses mains en recevant le gouvernement des provinces et le commandement général des armées sous les titres de consul et d'imperator — général. Bien qu'il eût déclaré qu'il n'acceptait ce pouvoir que pour dix ans, il le conserva en réalité jusqu'à sa mort. Général unique de la république, l'imperator déléguait son autorité à des lieutenants qui n'étaient plus que ses représentants. Quant au gouvernement des provinces, Octave voulut bien le partager avec le sénat[4].

Les proconsuls, nommés par le sénat, et principalement ceux de l'Asie, de la Grèce et de l'Afrique, jouissaient même d'une distinction plus honorable que les lieutenants de l'Empereur qui commandaient dans la Gaule ou en Syrie. Les premiers étaient accompagnés de licteurs, les autres avaient à leur suite des soldats. Toutefois, le prince ne perdait rien de ses droits réels ; car il fut ordonné par une loi que la présence de l'Empereur suspendrait, dans chaque département, l'autorité ordinaire des gouverneurs. En outre, comme le prince avait dans ces provinces des biens, des revenus, des esclaves, il pouvait y avoir des hommes d'affaires, et ces hommes, qui dépendaient exclusivement de lui, devenaient juges, gouverneurs, et, gagnant peu à peu du terrain sur les magistrats officiels, finissaient par être maitres de tout. Pour la concession imaginaire qu'il avait Lai Lean sénat en partageant avec lui le gouvernement des provinces, Octave exigea un privilège important qui lui livrait Rome et l'Italie. Il fut autorisé à retenir le commandement militaire. Comme général, il n'avait réellement d'autorité que sur les citoyens engagés dans le service ; mais les magistrats, les sénateurs et l'ordre équestre, par un excès de flatterie, s'empressèrent aussi de prêter serment, et cette protestation de fidélité finit par se renouveler tous les ans avec une pompe solennelle.

Octave avait été également autorisé à conserver auprès de sa personne une garde nombreuse, même en temps de paix, et dans le centre de la capitale. Ce fut l'origine des prétoriens. Le nombre de ces soldats d'élite ne fut d'abord que de neuf ou dix mille hommes, divisés en autant de cohortes. Octave leur accorda une double paye et des prérogatives supérieures à celles des autres troupes. Les gardes du prince recevaient chaque jour deux deniers, et après, seize ans revoyaient leurs pénates. Toutefois comme leur aspect redoutable pouvait à la fois alarmer et irriter le peuple romain, Octave n'en laissa à Rome que trois cohortes qui devaient veiller, avec la milice urbaine proprement dite, à la sûreté de la capitale ; les autres étaient dispersées dans les villes voisines. C'était l'imperator qui payait l'armée, et la caisse militaire — fiscus —, distincte d'abord de celle de l'État — ærarium —, finit pourtant par l'absorber. Ainsi les finances eurent le sort de toutes les institutions[5].

Aux titres de consul, d'imperator et de censeur, Octave avait joint la dignité également importante de grand pontife. Filais le véritable fondement de son autorité était la puissance tribunitienne, différente de l'emploi annuel de tribun et supérieure à toutes les autres dignités, car elle faisait d'Octave le seul protecteur et le seul défenseur du peuple. Toute la souveraineté avait été ainsi absorbée par le prince — titre qu'Octave affectionnait suivant Tacite — ; mais le nom de la république restait consacré officiellement. On élisait, tous les ans, aux époques fixées, des consuls, des préteurs, des tribuns, magistrats républicains qui ne possédaient plus, à la vérité, que les fonctions les moins importantes de leurs charges ; le pouvoir, comme on l'a vu, était ailleurs. Cependant, pour mieux dissimuler la révolution accomplie, les empereurs eux-mêmes, quoique revêtus pour toute leur vie de la puissance consulaire, se mettaient sur les rangs pour briguer le titre. Octave laissa même subsister encore les comices. Le prince votait lui-même à son rang comme un simple citoyen, mais après avoir recommandé ses candidats aux tribus et acheté d'avance les suffrages de celles dont il était membre. Enfin, pour faire oublier un nom qui rappelait les proscriptions de la guerre civile, Octave se fit décerner par le sénat le titre d'Auguste. On voulait indiquer par là le caractère de paix et de modération que l'habile despote affectait. Ce nom caractérisa ensuite l'autorité suprême, et celui de César fut donné aux membres de la famille impériale[6].

Empruntons les vives paroles d'un écrivain moderne pour résumer les envahissements successifs d'Octave : La république avait les titres, la monarchie les pouvoirs. Il y avait double organisation : l'une antique, solennelle, sénatoriale, l'autre nouvelle, tout obscure et dissimulée dans le droit, toute-puissante dans le fait. En droit donc, au temps d'Auguste et après lui, l'Empereur ne fut rien ; il se faisait consul, censeur, tribun, mais pour une année, pour une fois. Son vrai pouvoir n'avait ni caractère, ni désignation légale ; le nom d'imperator se donnait, après une victoire, même aux généraux de la république ; celui de César était un nom de famille ; celui d'Auguste, comme Dion le dit, un titre de dignité, non de puissance. Ce pouvoir n'avait pas de nom ; quand on voulait absolument le nommer, on disait princeps, le premier, comme on eût dit le premier bourgeois de la ville. César n'était qu'un citoyen votant aux élections, mais si sûr de l'assentiment de tous, qu'il dispensait les autres de voter après lui ; un sénateur opinant au sénat, mais il est vrai que le sénat ne manquait pas d'opiner comme lui[7].... Il faut signaler maintenant les dangers de cette puissance occulte. Un autre écrivain les a énergiquement révélés : Étrange gouvernement !... Où trouver un asile et un recours ? Le tribun perpétuel venge le père de la patrie, le préfet des mœurs protège le prince du sénat, le consul s'abrite derrière le bouclier de l'imperator, et le souverain pontife les couvre tous de sa robe de prêtre. Quelle est donc la nature de ce pouvoir ? Quelle est cette hydre à six têtes ? Est-ce une monarchie ? Est-ce une république ? Autant de questions saris réponse, autant de pièges sans issue. Rome est toujours un État libre ; elle n'a point de chef avoué ; aucun titre ne le désigne à l'amour ou à la terreur publique. Toutes les magistratures sont conservées, et pourtant ce chef sans nom existe pour les absorber toutes ; elles sont à la fois distribuées et réunies ; c'est en vertu de ces magistratures, c'est en leur nom qu'un homme surveille, gouverne, récompense et châtie. Épée froide et nue, sans aucun signe à la poignée, suspendue sur toutes les têtes, et reconnaissable seulement à son tranchant... ![8]

En effet, le nouveau chef des Romains s'arrogea bientôt le droit exorbitant de vie et de mort sur tous les sujets de l'Empire. Tacite raconte que Vitellius, pressé par les généraux de Vespasien et décidé à abdiquer le pouvoir suprême, se rendit dans le sénat pour déposer entre les mains du consul son poignard, emblème de ses droits sur la vie des citoyens[9].

 

 

 



[1] Auguste, dit Suétone, fit le recensement du peuple par quartiers, et, pour que les distributions de blé ne détournassent pas trop souvent les plébéiens de leurs occupations, il fit délivrer, trois fois l'an, des bons pour quatre mois ; mais voyant qu'on regrettait l'ancien usage des distributions mensuelles, il le rétablit.

[2] GIBBON, Histoire de la décadence de l'empire romain, chap. II. — History of Rome (dans la collection de CHAMBERS), p. 291 et suivantes.

[3] Les formes sous lesquelles Auguste posséda les diverses branches de l'autorité suprême (la dictature exceptée) étaient, selon Heeren : 1° le consulat, qu'il se fit accorder année par année jusqu'au vingt et unième, puis à perpétuité ; 2° la puissance tribunitienne, qui lui fut accordée pour toujours, l'an 30 avant J. C., et qui, rendant sa personne inviolable, prépara les judicia majestatis (accusations de lèse-majesté) ; 3° le titre d'imperator, qui lui donnait le commandement eu chef de toutes les armées et le pouvoir proconsulaire dans toutes les provinces ; 4° la censure ; 5° le souverain pontificat.

[4] Les provinces sénatoriales ou du peuple romain étaient : l'Afrique, composée des anciennes dépendances de Carthage, la Numidie, l'Asie propre, l'Achaïe, l'Épire avec l'Illyrie, la Dalmatie, la Macédoine, la Sicile, la Sardaigne, la Crète avec la Libye, la Cyrénaïque, la Bithynie avec le Pont et la Propontide, enfin la Bétique en Espagne. Auguste se réserva, pour former les provinces de César, le reste de l'Espagne, c'est-à-dire la Tarraconaise et la Lusitanie, puis toutes les Gaules, les deux Germanies, la Célésyrie, la Phénicie, la Cilicie et l'Égypte. — La Mauritanie, une partie de l'Asie Mineure, la Palestine et quelques cantons de la Syrie étaient sous la domination de Rome ; mais elle y laissait subsister un gouvernement national. Par la suite, Auguste céda au sénat Chypre et la Narbonnaise pour la Dalmatie, qu'il prit en échange. CANTU, Histoire universelle, liv. V, chap. XX.

[5] Lorsque Octave eut réparti en Italie les vétérans dans trente-deux colonies, d'où il pouvait au besoin les rappeler sous les drapeaux, il maintint sur pied vingt-cinq légions, dont huit sur le Rhin, quatre sur le Danube, trois en Espagne, deux en Dalmatie, quatre sur l'Euphrate et en Syrie, deux en Égypte, Jeux dans la province d'Afrique ; en tout 170.650 hommes. Neuf cohortes prétoriennes, commandées par deux préfets, étaient préposées, avec trois cohortes urbaines, à la garde particulière de l'Empereur et à celle de la cité. Il y avait, en outre, une flotte à Ravenne pour surveiller la Dalmatie, la Grèce, les îles et l'Asie ; une autre au cap Misène pour tenir en respect la Gaule, l'Espagne, l'Afrique et les provinces occidentales, ainsi que pour donner la chasse aux pirates, et pour assurer l'arrivage den approvisionnements et des tributs. Les forces de l'Etat, tant sur mer que sur terre, dépendant uniquement de l'Empereur, la monarchie fut absolue dans l'ordre militaire et s'y montra franchement telle, tandis qu'elle prenait soin de se dissimuler dans le gouvernement civil... CANTU, oper. cit., liv. V, chap. XX.

[6] SUÉTONE, Vie d'Octave-Auguste, passim. — TACITE, Annales, liv. ter et liv. Ill. — GIBBON, chap. III et V. — Aux funérailles d'Auguste, dit Tacite, on vantait le nombre de ses consulats, égal à ceux de Cornus et de Marius réunis ; sa puissance tribunitienne prorogée trente-sept ans ; le titre d'imperator obtenu vingt et une fois et les autres honneurs créés ou multipliés par lui... — Les panégyristes le louaient d'avoir préféré, au titre de roi ou de dictateur, celui de prince. Non regno tamen, neque dictatura, sed principis nomine constitutam rempublicam.

[7] Les Césars, par F. DE CHAMPAGNY.

[8] De la Royauté, par A. DE SAINT-PRIEST.

[9] TACITE, Histoires, liv. III, c. 68.