PRÉCIS DE L'HISTOIRE ROMAINE

PREMIÈRE ÉPOQUE. — LES ROIS (De 754 jusqu'en 369 avant l'ère vulgaire)

 

CHAPITRE V. — ÉTAT DE LA SOCIÉTÉ CHEZ LES ANCIENS ROMAINS.

 

 

Constitution de la propriété. — Interrompons notre récit pour rechercher quel était l'état social de Rome, quel était le degré de civilisation que ses habitants avaient atteint à l'époque où le pouvoir royal fut remplacé par l'autorité temporaire et limitée des consuls.

Dans l'origine, lorsque la communauté romaine consistait seulement dans les trois cents maisons qui composaient le populus, le territoire embrassait un circuit de cinq milles tout au plus autour de la petite cité qui en formait le centre. Tout cet espace était divisé en deux portions : le territoire privé et le domaine public. Le territoire privé était réparti en lots de deux arpents[1] entre les citoyens ; chaque lot, devenu la propriété de celui qui le cultivait, était transmis par lui à ses héritiers. Le domaine public, à l'exception d'une certaine portion réservée pour les besoins religieux, était à la disposition des citoyens qui, moyennant une légère redevance, pouvaient y conduire leur bétail. Bientôt le territoire romain s'agrandit au point de renfermer à peu près tout le Latium, depuis les Apennins jusqu'à la mer, et une portion considérable, paraît-il, de l'Étrurie inférieure.

Les membres du populus eurent d'abord la jouissance exclusive du territoire provenant de la conquête. Mais du moment où la plèbe, ayant reçu une organisation régulière, servit dans les armées de l'État[2], il eût été inique, impossible, de lui contester une part dans les terres conquises au prix de son sang. Voici le système qui fut alors suivi : l'État concédait, à titre héréditaire, des lots de sept arpents chacun aux familles plébéiennes indigentes ; d'autres portions étaient exposées en vente et pouvaient être acquises par les patriciens et par les plébéiens ; ce qui restait — et c'était ordinairement la plus grande partie — était annexé au domaine public et inaliénable de l'État — ager publicus. La différence qui séparait en tout les deux ordres se manifestait encore dans cet arrangement. Tandis que les plébéiens recevaient en propriété une mesure déterminée, les patriciens profitaient des accroissements presque indéfinis du domaine public. En effet, tout patricien avait le droit d'occuper et de cultiver la partie du domaine public qu'il avait choisie, sous condition de payer à l'État la dime du produit, si c'était une terre arable, et un cinquième, si le terrain était transformé en vignobles ou en champs d'oliviers. Cette partie du domaine public ainsi occupée ne devenait pas, par droit de possession, la propriété de l'individu ; il était exposé à en être expulsé suivant le bon plaisir de l'État ; mais, comme les expropriations étaient rares, il arriva que d'immenses étendues de terrain furent occupées par les patriciens, qui y bâtirent des fermes, y établirent des pressoirs, ou les livrèrent à la culture. Quoique le privilège d'occuper le domaine public appartînt exclusivement au premier ordre, un patricien pouvait néanmoins sous-louer la portion qu'il occupait à un plébéien ou à un client.

Tout le territoire romain était donc divisé en quatre parties : 1° les propriétés privées des patriciens ; 2° les propriétés privées des plébéiens, situées en grande partie dans les cantons ruraux, hors des murs de la cité ; 5° le domaine public occupé ou affermé par les patriciens ; 4° le domaine public non occupé par des individus, mais réservé pour les besoins du service divin ou converti en pâture.

Habitant une contrée remarquable par sa fertilité, les Étrusques et les Latins paraissent avoir été des cultivateurs habiles à une époque très-reculée ; et leurs descendants, les Romains, héritèrent probablement de leurs connaissances pratiques. Mais, eu égard à la petite étendue de leur territoire, les premiers Romains doivent s'être servis seulement de la bêche, comme cela était convenable pour des jardins potagers. Bêcher et tirer le plus grand parti possible de leurs deux arpents de bonne terre, élever autant de bétail qu'ils pouvaient en envoyer sur le pâturage public ; telles étaient sans doute les occupations du patricien originaire. Lorsque, par suite de l'accroissement du territoire, les patriciens devinrent possesseurs ou détenteurs de vastes terrains, un système perfectionné d'agriculture commença à prévaloir. Les fermes se remplirent d'esclaves, de bœufs, de charrues, etc. ; des huttes, des clôtures furent élevées ; et les patriciens, vivant du produit de leurs terres, commencèrent à former la partie opulente de la communauté. D'un autre côté, les plébéiens pauvres et les clients continuèrent de cultiver laborieusement leurs petits patrimoines.

Habitations. — Les habitations de cette première période étaient grossières et chétives en apparence, bâties en bois ou en briques, à un étage, et couvertes en chaume ou en lattes. Le portique conduisait dans l'atrium ou appartement principal, qui servait à la fois de cuisine, de chambre à manger, de salon et de chambre de travail. Le principal ornement de cette salle était le foyer, consacré aux dieux domestiques, mais servant d'ailleurs à tous les usages d'un feu de cuisine. Il était quelquefois bâti en briques un peu au-dessus du niveau du plancher ; le plus souvent c'était une grille mobile ou un brasier, autour duquel les domestiques dans les fermes avaient coutume de se réunir pour prendre leurs repas. Levés de bonne heure, les membres de la famille se réunissaient dans l'atrium et offraient leurs prières dans la partie de la salle qui contenait leurs dieux domestiques et qui était appelée le lararium ; puis, après un déjeuner consistant en pain et en fromage ou en d'autres mets aussi simples, ils allaient vaquer aux occupations du jour. Le diner était servi vers midi, et un troisième repas se prenait dans la soirée, avant le moment du repos. Toutes les classes cependant ne vivaient pas avec tant de simplicité. Par leur contact constant avec les Étrusques, les patriciens riches avaient dû leur emprunter le goût qu'ils montraient pour le luxe et pour les commodités domestiques[3].

Commerce. — Les Romains avaient appris des Étrusques les arts mécaniques indispensables à l'existence d'une communauté. Ils empruntèrent encore aux Étrusques leur esprit commerçant. Il est certain qu'à une époque très-ancienne, les Romains se livraient à un commerce actif non-seulement avec les autres parties de l'Italie, mais aussi avec les côtes les plus éloignées de la Méditerranée, et, par-dessus tout, avec le grand État africain de Carthage[4]. Ostie, à l'embouchure du Tibre, et d'autres villes de la côte latine, étaient les ports de mer de Rome. Il semble cependant que le commerce extérieur était exclusivement dans les mains des patriciens, qui, exportant, par l'intermédiaire de leurs clients, de la laine, du cuir, et d'autres matières de ce genre, recevaient en échange, des contrées étrangères, de l'or, du lin, des pierres précieuses et de la toile. La vente en détail était exercée par les classes inférieures.

La monnaie alors en usage comme moyen d'échange était la monnaie de cuivre ou de bronze, c'est-à-dire le cuivre rendu fusible par un mélange d'étain ou de zinc. L'unité de la valeur était l'as, masse de cuivre, pesant originairement douze onces, ou la livre romaine entière au poids. L'inconvénient d'une pareille monnaie peut être inféré de ce fait que le prix d'un cheval de guerre était de dix mille as, ou de dix mille livres pesant de cuivre. Le prix des articles courants était toutefois plus modique ; celui d'un mouton, par exemple, était de dix et celui d'un bœuf de cent as. La tradition rapporte qu'avant le règne de Servius Tullius, on se servait de cuivre brut — æs rude. Il fut le premier, dit-on, qui fit battre, à Rome, une monnaie ayant pour empreinte un bœuf[5].

Éducation. — Les armes et la gymnastique étaient le fondement de l'éducation générale chez les premiers Romains. Les prêtres, les augures et ceux qui devaient être leurs successeurs, possédaient l'art d'écrire, de compter et d'observer les astres. La langue étrusque était familière à beaucoup de Romains, et à quelques–uns la langue grecque. Lorsqu'on rapproche le fait connu que les Étrusques de cette période cultivaient la littérature grecque de la tradition que, durant les cinq premiers siècles de Rome, les jeunes Romains étaient initiés aux sciences de l'Étrurie, on est obligé d'admettre l'existence parmi eux d'une grande somme de connaissances acquises même pendant cette première époque.

Le lien social était plus fort, la vie publique était plus active chez les Romains que parmi les nations modernes. Indépendamment des causes ordinaires qui déterminent les relations des hommes entre eux, il y avait chez les Romains d'autres causes qui tendaient à resserrer le lien social. Il faut mentionner surtout les assemblées périodiques des gentes pour leurs sacrifices communs, celles des patriciens dans le sénat et dans les comitia curiata, les réunions des plébéiens dans les tribus, et les assemblées de tout le peuple dans les comices par centuries.

Pouvoir du père de famille. — Le fondement de tout l'ordre civil chez les anciens Romains était le pouvoir absolu exercé par le père de famille — pater familias — sur tous ceux qui lui étaient unis. Le chef de la famille exerçait une juridiction suprême sur sa femme, ses enfants, ses esclaves, et sur tous ceux qui en dépendaient, comme, par exemple, les femmes de ses fils et leurs enfants. Le père de famille pouvait infliger le divorce à sa femme ou la mettre à mort, et aussi longtemps qu'il vivait, il gardait l'autorité d'un maitre sur son fils : il pouvait le vendre, le frapper, l'emprisonner, lui ôter la vie, même lorsque le fils était arrivé à l'âge mûr et revêtu de hautes fonctions. Le général à la tête de son armée, le juge sur son tribunal, pouvait être saisi par son père et conduit dans sa maison pour y être châtié. Par sa dernière volonté qui, cependant, devait être lue devant la comitia curiata s'il était patricien, et devant sa tribu s'il était plébéien, le père pouvait disposer de sa propriété comme il voulait. Sa mort seule émancipait complètement son fils ; celui-ci devenait alors gardien de ses sœurs non mariées et des autres femmes de la famille. Car c'était une maxime fondamentale de l'ancien droit romain que toute femme, à toutes les époques de sa vie, était placée sous la tutelle d'un citoyen.

Le pouvoir du père de famille, dont l'action n'avait d'autre frein que l'opinion publique, était jusqu'à un certain point une sécurité pour l'ordre dans le cercle de chaque famille ou d'un groupe de familles ; mais, dans l'intérêt de la communauté tout entière, il était nécessaire d'établir des lois destinées à réprimer les fautes et les crimes des individus considérés non comme membres d'une famille, mais comme citoyens. Ainsi prit naissance, en partie de coutumes longtemps observées, et en partie de décisions émanées du sénat et des curies, un code de lois que l'on pouvait diviser, comme toutes les lois des nations, en deux catégories : lois civiles et lois criminelles. Admettant comme valide la loi naturelle de l'autorité paternelle, le code civil lui donna de la précision en établissant les conditions d'un mariage légal, et en régularisant les formes de l'émancipation, du divorce, etc. Il fixa aussi le mode de succession aux propriétés dont on n'avait pas formellement disposé. Tous les enfants furent déclarés habiles à hériter une part égale de la propriété paternelle, la veuve comptant comme une des filles, et les enfants d'un fils décédé héritant de la part qui lui aurait appartenu. Si les héritiers directs manquaient, la propriété était dévolue aux agnats les plus proches du ciné du père ; et, ceux-ci manquant, à la gens dont faisait partie la personne décédée.

Législation sur les dettes. — Une des parties les plus remarquables de la loi civile élan celle qui concernait les dettes. D'après les lois des peuples modernes, toutes les dettes proviennent ou d'emprunts formels ou du non-accomplissement d'une obligation de payer. Selon le droit romain, elles naissaient encore de crimes qui produisaient une pareille obligation, tels que les vols simples ou autres méfaits de ce genre. Or, quiconque ne satisfaisait pas dans le délai légal, et d'après la sentence du préteur, à cette obligation, fût-elle le résultat d'un délit ou de toute autre cause, était, au nom de la loi, adjugé comme esclave à son créancier ; il devenait addictus. On appelait nexus celui qui, par une vente formelle et selon le droit des Quirites, s'était, en présence de témoins, donné lui-même, et par conséquent tout ce qui lui appartenait, pour de l'argent pesé à son compte : dans la forme, c'était une vente. ; dans la réalité, c'était un gage. Nul ne pouvait être placé dans cet étal que par son propre fait. De quelque manière que la delle eût été contractée, les conséquences du non-accomplissement des engagements pris étaient terribles. Lorsque le temps fixé était écoulé, le créancier pouvait poursuivre en justice son débiteur, et, dans le cas où la dette avait été contractée par un emprunt, la somme primitive était ordinairement augmentée par l'addition d'intérêts exorbitants. Le débiteur insolvable, s'il avait contracté l'obligation de devenir nexus de son créancier à l'époque de l'emprunt, était obligé de remplir son engagement, c'est-à-dire que lui et sa famille devenaient les esclaves du créancier. Dans le cas où le débiteur n'était pas nexus, le traitement qu'il subissait était encore plus sévère. Si, endéans trente jours après la décision du juge, il ne payait pas sa dette, le créancier était autorisé à le saisir et à le mettre aux chaînes pour soixante jours, moyennant la concession d'une livre de pain par jour. Durant ces soixante jours, le débiteur était trois fois exposé en public, pour attirer la pitié de ceux qui pouvaient être disposés à payer la dette pour lui. Si personne ne le faisait, le créancier avait le choix, à l'expiration des soixante jours, de mettre son débiteur à mort ou de le vendre comme esclave étranger. S'il y avait plusieurs créanciers, ils pouvaient même mettre le débiteur en pièces et prendre chacun un lambeau de son corps, au lieu de l'argent qui lui était dû. Ce qui ajoute à l'horreur que font naître ces dispositions barbares, c'est qu'elles frappaient seulement les débiteurs plébéiens. Pour le patricien, il ne pouvait exister ni engagement de sa personne par convention, ni servitude par suite d'addiction[6].

Le code pénal ou criminel punissait de mort ceux qui se rendaient coupables de meurtre, d'incendie, de trahison, de parjures, de maléfices. Ces actes étaient considérés comme des crimes contre l'État et jugés pour ce motif par tout le peuple assemblé dans ses centuries, ou par des juges qu'il déléguait.

Religion. — La religion des Romains était ce polythéisme grossier, qui semble avoir été commun à toutes les nations de la race pélasgique, et que les Osques et les Étrusques professaient également. Quoique la religion des Romains fût la même dans la forme que celle des Grecs, elle conservait cependant une empreinte plus profonde de l'esprit oriental ou purement mystique.

Cette différence provenait probablement du mélange des éléments osque et étrusque avec l'élément pélasgique dans la constitution nationale. La religion était à Rome la base de la prépondérance du patricial. Il se trouvait en possession des sacerdoces, et, après l'abolition de la royauté, il se déclara seul capable d'obtenir les auspices publics. Comme féciaux, les patriciens provoquaient ou suspendaient les guerres extérieures ; comme maitres des augures, ils pouvaient dissoudre ou annuler les comices, paralyser l'action des magistrats qui les offusquaient, et, suivant l'expression de Cicéron, tout interrompre par cette seule parole : à un autre jour.

 

 

 



[1] L'arpent romain était l'étendue de terrain que deux bœufs pouvaient labourer en un jour.

[2] D'après le recensement fait sous Servius Tullius, la population romaine, l'exclusion des esclaves, se serait élevée à 84.700 citoyens. En acceptant ce recensement comme une estimation conjecturale, on peut évaluer le nombre des plébéiens et des clients ensemble à 80.000, tandis que le populus ne pouvait excéder le restant (4.700) Un dénombrement fait quelque temps (seize ans, croit-on) après l'expulsion des rois porte le nombre des habitants à 400.000.

[3] History of Rome (dans la collection de Chambers), p. 31.

[4] Nous mentionnerons plus loin le premier traité avec Carthage, conclu sous le consulat de Brutus et inséré par Polybe dans son Histoire de la république romaine.

[5] Une chose remarquable et toute particulière à l'Italie du centre, dit Niebuhr, c'est qu'elle se servait de cuivre en masses pesantes comme de monnaie courante, et non pas d'argent. L'Italie du sud, au contraire, et la côte jusqu'en Campanie, faisaient usage de monnaies d'argent, quoique le calcul par once ne leur fût pas inconnu, pal même à la Sicile. Quant aux Étrusques, aux Ombriens et à quelques peuples sabelliques (descendants des Sabins), l'inscription de leurs espèces fait voir qu'ils monnayaient le cuivre ; mais, pour le Latium et pour le Samnium, on ne trouve pas plus de monnaie à inscription semblable que de pièces d'argent des premiers âges. Cependant la grande variété des as sans inscription montre que beaucoup de villes faisaient des monnaies de ce genre. Les grandes sommes de cuivre que les armées romaines prirent dans le Samnium, tandis que dans le triomphe on rapporta si peu d'argent, doivent convaincre que là le cuivre était monnaie courante ; cela n'est pas douteux non plus pour le Latium, et probablement qu'une portion de ces espèces sans nom aura appartenu à ers deux peuples. Rome avait le même système monétaire. Niebuhr ajoute que c'est pour se conformer à l'usage qu'il appelle monnaie do cuivre ce qui était réellement bronze. L'armure de la légion de Servius, dit-il, montre combien était universel l'usage de ce métal, et il n'est pas douteux que les meilleurs ustensiles domestiques ne fument de cette matière. Le bronze était d'une nécessité journalière, et ses masses se fondaient Si facilement, que personne ne perdait à l'opération : en même temps les ligures qui y étaient empreintes épargnaient le soin de le peser. — La généralité de l'usage suppose abondance et vileté de prix : pour que le bronze pût servir à l'armure de tous les hoplites, il fallait qu'il fût moins cher que le fer. Aussi voit-on dans les temps homériques des navigateurs étrangers importer le fer en Italie pour y charger du cuivre. Les mines de cuivre sont d'un rapport fort inconstant, et celles de Toscane, principalement des environs de Volterre, peuvent être épuisées aujourd'hui, et néanmoins avoir été immensément abondantes autrefois. L'énorme fécondité des mines de Chypre, dont l'exportation en Italie est attestée par le nom latin du cuivre, s'y joignait encore. L'antique dépendance où cette Ile était des Phéniciens ouvrait à ses cuivres les entrepôts puniques, et c'est probablement sur des vaisseaux des Carthaginois qu'ils arrivaient en Italie.

[6] NIEBUHR, t. II.