PRÉCIS DE L'HISTOIRE ROMAINE

PREMIÈRE ÉPOQUE. — LES ROIS (De 754 jusqu'en 369 avant l'ère vulgaire)

 

CHAPITRE PREMIER. — COMMENCEMENTS DE ROME.

 

 

Fondation de Rome. — Le Tibre et l'Anio, descendus des Apennins, se dirigent vers l'occident et se réunissent pour tomber ensemble à la mer. La contrée où s'opère cette jonction des deux fleuves était destinée à devenir la plus fameuse de l'Italie. Les frontières des trois nations principales y étaient contiguës. Au nord du Tibre se trouvait l'Étrurie ; au sud de l'Anio était le Latium ; et, entre les deux fleuves, s'avançait vers la mer la contrée des Sabins. Vers la pointe de ce delta s'éleva Rome, la grande cité italienne qui, ouvrant son sein aux races diverses dont elle était environnée, soumit l'Italie par le Latium, et par l'Italie, le monde[1].

Rome n'était d'abord qu'une bourgade qui couronnait le mont Palatin. D'autres villages couvraient les collines voisines. Tels étaient Remuria, d'origine latine, à quatre milles au delà de Rome ; Lucerum, habité par des Étrusques, sur le mont Cœlius ; Quirium, habité par des Sabins, sur le mont Quirinal, qu'une vallée séparait du mont Palatin. Autour de ces villages il y en avait d'autres à des distances plus ou moins grandes : ceux qui se trouvaient au nord-est étaient sabins, ceux qui se trouvaient au sud et à l'est étaient latins, et ceux qui se trouvaient de l'autre côté du Tibre étaient étrusques. Pour que le noyau d'un petit État pût se former d'un groupe de villages, il fallait seulement que l'un d'eux acquit une certaine prépondérance sur les autres. Rome obtint cette suprématie. Ce fut d'abord Remuria qui se soumit à son pouvoir naissant. Le souvenir de cette première conquête a été perpétué par l'histoire mythique des deux fondateurs de la cité romaine, Romulus et Remus. Lucerum ayant eu le sort de Remuria, le peuple romain se composa de deux tribus : les Ramnès ou Romains originaires, et les Lucères, habitants du Cœlius. La première tribu conserva une véritable prééminence sur la seconde. Plus tard, une fédération unit la cité du Palatin et la cité sabine de Quirium. Le monument de cette fédération était un temple élevé à Janus dans le vallon qui rattachait le Quirinal au mont Palatin. Ce temple servit de communication à travers la double enceinte qui séparait leurs territoires. Il eut une porte du côté de chaque cité : elle était ouverte en temps de guerre, afin que chacune pût recevoir du secours de l'autre ; fermée pendant la paix, soit pour empêcher un commerce illimité, soit comme symbole d'une existence unie, mais distincte. L'approche des conquérants étrusques, ou peut-être les menaces des Albains, qui occupaient la principale ville du Latium, firent resserrer l'union. Des mariages réciproques et un culte commun ayant préparé les esprits à l'idée de ne faire qu'un seul peuple[2], les deux villes s'entendirent pour n'avoir plus qu'un sénat, qu'une assemblée de la nation, qu'un roi, choisi alternativement dans l'un des peuples par l'autre. Le souvenir de l'origine double de l'État romain était signalé dans les occasions solennelles par l'emploi de cette formule : Populus romanos et Quirites.

Constitution politique. — Les fondateurs de la constitution romaine se servirent de la division originaire du peuple en trois tribus : les Ramnès ou habitants de la Rome primitive, les Tities ou Sabins de Quirium, les Lucères ou habitants du Cœlius. Chacune de ces tribus était subdivisée en dix curies, et chaque curie en dix gentes ou maisons. L'universalité des citoyens comprenait ainsi trente curies ou trois cents gentes. Dans l'origine, la gens formait un groupe limité de familles unies l'une à l'autre par les liens du sang et ayant un nom commun. Peu à peu cependant la consanguinité cessa d'être le lien de la gens ; cette dénomination signifia un certain nombre de familles liées l'une à l'autre par l'obligation de célébrer certaines cérémonies religieuses en commun et par la jouissance de certains avantages légaux dérivant de cette union, comme, par exemple, le droit d'hériter les uns des autres en l'absence de dispositions testamentaires. Ainsi la célèbre gens Fabia, dont les membres s'appelaient Fabii, était un groupe de familles unies pour offrir des sacrifices périodiques à Hercule. Le nombre des familles comprises dans une gens n'étant pas fixé, quelques gentes acquirent à la longue une supériorité numérique sur les autres. Chaque gens avait d'ailleurs son chef, lequel officiait comme prêtre dans les cérémonies religieuses et administrait les affaires de la communauté.

Les trois cents gentes élisaient le chef de l'État, chargé de les mener au combat et de rendre la justice. Comme roi — rex —, il convoquait l'assemblée du sénat ainsi que celle du peuple et leur proposait les mesures qu'il jugeait utiles ; comme pontife suprême, il présidait à toutes les grandes solennités publiques. Le roi, élu Or le peuple assemblé en curies, les convoquait ensuite sous sa présidence et se faisait confier l'imperium, c'est-à-dire la pleine puissance. Elle était représentée par les licteurs qui précédaient le roi, armés de faisceaux garnis de haches[3]. Celui -ci administrait la justice par l'intermédiaire de deux duumvirs et de deux questeurs, choisis parmi les sénateurs. Les questeurs relier-citaient les criminels et les traduisaient en justice ; les duumvirs jugeaient les crimes capitaux et, en cas d'appel, soutenaient l'accusation devant le peuple.

Le sénat ne fut d'abord composé que de deux cents membres, élus à vie, cent dans la tribu des Ramnès et cent dans la tribu des Titienses ou Sabins. Ces deux tribus formaient les gentes majores, tandis que les Lucères, exclus du sénat, comme étant sous la souveraineté des Ramnès, formaient les gentes minores. Sous Tarquin l'Ancien, la tribu des Lucères eut, comme les deux autres, cent représentants dans le sénat, et le nombre de trois cents sénateurs fut conservé jusqu'au temps des guerres civiles.

Lorsque le sénat n'était encore composé que de deux cents membres, ceux-ci étaient distribués en vingt décuries, correspondantes aux vingt curies des deux premières tribus. La dénomination de decem primi désignait la réunion des dix hommes qui tenaient le premier rang dans chacune des décuries des Ramnès. Lorsque le roi mourait, les decem primi agissaient comme conseil souverain jusqu'à l'élection de son successeur, chacun des dix obtenant à son tour la dignité d'interrex et la conservant pour cinq jours. Les decem primi jouissaient aussi du privilège de voter les premiers dans les réunions du sénat et de présider à tour de rôle ce corps lorsque le roi était absent.

Le sénat, qui devait se réunir au moins trois fois par mois, siégeait dans un temple consacré pour cet objet ; des formalités religieuses précédaient les délibérations. Le roi exposait d'abord l'affaire ; puis s'engageait une discussion, à la suite de laquelle la question était résolue par la majorité des votes des membres présents. C'est ce qu'on appelait senatus auctoritus.

Mais avant qu'une résolution du sénat pût avoir force de loi et prendre le titre de senatus consultum, il fallait qu'elle reçût la sanction du peuple, c'est-à-dire de la réunion des trois tribus. Cette réunion de tout le peuple était appelée comitia curiata, parce que les votes y étaient recueillis non par individus ou gentes, mais par curies. Quoique aucune loi ne pût émaner des comitia curiata, la majorité des trente curies pouvait rejeter les mesures déjà votées par le sénat. Il y avait pareillement appel au peuple assemblé en curies contre toute sentence royale qui atteignait des citoyens.

Les membres des trois cents maisons originaires formaient la bourgeoisie, le peuple — populus — de l'ancienne Rome ; le partage en classes n'eut lieu que plus tard, lorsque de nouvelles masses de population étant venues se grouper autour de ces trois cents maisons, celles-ci obtinrent une véritable prépondérance. Dans l'origine, tous les citoyens libres — cives, patres, patricii — du territoire romain étaient égaux en ce sens, qu'ils appartenaient à l'une ou à l'autre gens.

En temps de guerre, chaque tribu était commandée par son tribun, chaque curie par son centurion, et chaque décurie par son décurion. Le gros du peuple se battait à pied ; les décurions, à cheval, formaient une troupe de cavalerie.

Il résulte des notions recueillies ci-dessus, que trois villages situés sur la rive gauche du Tibre, un latin, l'autre sabin et le troisième étrusque, se réunirent pour former une ville[4]. Dans cette association, les Latins apportèrent leur esprit pratique, les Sabins leur fraiche vitalité, les Étrusques leurs formes militaires, quelques-unes de leurs vues religieuses et une teinture de leur esprit mystique. On ne peut guère déterminer la proportion dans laquelle ces trois races unirent ces éléments divers ;  mais comme le latin devint la langue nationale, on peut inférer de là que les éléments latin et sabin prédominèrent.

Il n'est guère possible non plus de préciser l'époque à laquelle remonte cette union des trois nationalités. L'opinion générale assigne cependant la fondation de Rome sur le mont Palatin à l'année 754 avant l'ère vulgaire.

 

 

 



[1] MICHELET, Histoire romaine, t. Ier.

[2] Niebuhr pense que les bourgades latines du Tibre furent d'abord sujettes des Sabins, et que la Rome primitive mime dut reconnaître la supériorité de Quirium. Son indépendance daterait de l'enlèvement des Sabines et de la guerre qui en fut la suite. Du reste, la vieille tradition ne parlait que de trente filles ravies ; aune fiction de l'enlèvement serait venue de ce qu'il n'y avait point d'abord de droit de connubium entre les Romains et les Quirites. Les premiers acquirent par la force des armes l'égalité de rang et même la prépondérance. — Rome, dit Montesquieu, accrut beaucoup ses forces par son union avec les Sabins, peuples durs et belliqueux.

[3] Les insignes de la royauté étaient un diadème d'or, un sceptre d'ivoire surmonté d'un aigle, une chaise curule d'ivoire, une trabée et une tunique brodées d'or fin ; les rois étaient précédés de douze licteurs, munis de faisceaux, avec leurs haches. C'étaient les licteurs qui exécutaient l'imperium, car chacun devait se rendre à leur sommation : ils avaient le droit de saisir et emmener quiconque leur avait été désigné par le roi. (SCHUERMANS, De la lutte entre les patriciens et la plèbe à Rome, Introduction.)

[4] Les lecteurs familiarisés avec l'étude de l'antiquité n'auront pas eu de peine it constater que, en ce qui concerne les origines de Rome, noua nous référons surtout ton lumineuses investigations de Niebuhr.