LA MARINE DES ANCIENS - LES TYRANS DE SYRACUSE

 

CHAPITRE IX. — L’ABUS DE LA VICTOIRE.

 

 

On a eu raison de le dire : il ne suffit pas de vaincre, il faut aussi savoir user de la victoire. J’ajouterai qu’il n’est peut-être pas moins important de savoir n’en pas abuser. Mais où commence l’abus ? Le succès généralement en décide. Nous a-t-on assez conseillé d’évacuer la régence conquise par la Restauration sur les Barbaresques ? La Restauration elle-même ne voulut-elle pas la donner au pacha d’Égypte ? Et pourtant, lorsque dans quelques siècles on demandera ce que faisait la France pendant que se déplaçaient en Europe les vieilles suprématies et que tant de nations reculaient les bornes de leur territoire, nos arrière-neveux ne seront-ils pas fiers de pouvoir répondre : La France, en ces jours sombres, faisait l’Afrique française ? Bien des œuvres éphémères passeront pour la postérité, il n’en restera peut-être que deux dignes de prendre place dans l’enseignement historique des écoles : la colonisation de l’Algérie et le percement de l’isthme de Suez. Ce fut la tâche de la même génération : à l’avenir d’employer aussi bien son temps ! Qu’était venu chercher Agathocle en Libye ? La paix que les Carthaginois lui refusaient en Sicile. Cette paix, Carthage ne la refusait plus ; elle l’aurait implorée au besoin. Pourquoi donc Agathocle ne songeait-il pas à traiter ? C’est qu’Agathocle se croyait alors de force à mener à bonne fin ce que les Romains ne devaient accomplir que cent soixante-quatre ans plus tard. Il voulait ruiner à jamais l’ascendant de Carthage et fonder un empire grec en Afrique. Ne pouvait-il, en effet, nourrir le juste espoir d’hériter de la colonie phénicienne, puisque Alexandre avait bien pu se substituer en Asie à Darius ?

Le tyran sicilien n’aurait pas conçu ce projet, que d’autres y auraient probablement dirigé leur ambition. Chacun, à cette époque, rêvait les destinées d’un Cassandre ou d’un Séleucus ; le monde déchiré appartenait aux officiers de fortune. Chassées de leur patrie par les troubles civils, des populations entières d’exilés erraient en tolus lieux, cherchant un camp plus encore qu’une cité qui les accueillît, prêtes à grossir la première armée qui voudrait solder leurs services. Un lieutenant de Ptolémée, Ophellas, pressé de s’affranchir d’une tutelle importune et de se créer, un rôle indépendant, recruta parmi ces volontaires une troupe nombreuse et se rendit maître des villes de la Cyrénaïque. Le bruit de ses progrès ne tarda pas à parvenir aux oreilles d’Agathocle. Était-ce un rival que le sort lui suscitait ? Ophellas serait un rival s’il ne devenait pas un allié. Agathocle ne désespéra point de circonvenir le vaillant soldat qui fut peut-être aussi brave qu’Ajax, mais qui ne paraît pas avoir possédé la prudence d’Ulysse. Il détacha près du condottiere un agent investi de sa plus intime confiance. Partez, lui dit-il, et tâchez de faire comprendre à Ophellas que je ne suis pas venu en Libye pour accroître mes domaines ; je n’ai d’autre ambition que d’obliger les Carthaginois à évacuer la Sicile. Si j’eusse eu le goût des conquêtes, n’avais-je pas l’Italie sous la main ? Me serais-je exposé à traverser une mer orageuse quand il me suffisait de franchir un détroit large de quelques lieues à peine ? Qu’Ophellas vienne m’aider à humilier l’orgueil de Carthage, je le laisserai volontiers le maître en Afrique ! Ophellas ne soupçonna pas ce que pouvait renfermer de ruse le cœur d’un tyran sicilien. Il se mit en campagne avec plus de dix mille hommes d’infanterie, avec six cents cavaliers, avec cent chars de guerre ; il marcha deux mois à travers les sables, sous un soleil brûlant, et arriva enfin, après d’incroyables fatigues, au camp d’Agathocle. L’imprudent allait au-devant de sa destinée. Ce n’était pas an allié, c’étaient des renforts que voulait le grand parvenu qui se faisait un jeu des serments les plus solennels ; Ophellas lui amenait ce qu’il n’avait plus le moyen de faire venir de la Grèce ou de l’Italie. L’accueil que réservait Agathocle an héros fourvoyé entretint pendant quelque temps ses illusions ; mais bientôt une collision naquit entre les deux armées à l’occasion du partage du butin. Des deux côtés on courut aux armes. La lutte était trop inégale pour ne pas se terminer promptement à l’avantage de celui qui l’avait artificieusement provoquée. Ophellas, entouré, résista jusqu’au bout. Il mourut sans demander quartier, comme devait mourir un compagnon d’Alexandre. Ses troupes passèrent sur-le-champ dans les rangs de l’armée sicilienne.

A partir de ce jour, Agathocle ne fut plus un tyran ; il prit le titre de roi, aux acclamations enthousiastes des soldats d’Ophellas aussi bien que des siens. Il se fût fait adorer comme un dieu, s’il en eût conçu la pensée ; il était trop sceptique et d’esprit trop narquois pour convoiter de pareils honneurs : ce n’est pas d’encens que semblables natures se nourrissent. Et d’ailleurs, à quoi bon ? Ce qui pouvait être utile en Asie, où l’on vénérait des dieux bienfaisants, devenait superflu dans l’Afrique, vouée aux sanglants sacrifices de Moloch. Tout ce qui rendait un culte superstitieux à la force ne se prosternait-il pas déjà devant Agathocle ? Utique et Bizerte ne venaient-elles pas de lui ouvrir leurs portes ? Si les populations mêmes qui avaient mêlé leur sang à celui des Carthaginois, les coulouglis de cet âge lointain, se courbaient avec tant de docilité sous le sceptre nouveau, que ne devait-on pas attendre de la race indigène ! Dépossédés jadis par Carthage, maintenus dans le respect de sa domination uniquement par la crainte, les. Libyens accueillirent Agathocle comme un vengeur. Il ne restait plus à soumettre que les Numides.

Bien des armées, depuis que l’Afrique existe, se sont consumées dans cette entreprise. La soumission des Numides ne pouvait être, en tout cas, l’œuvre d’une campagne. Agathocle remit à son fils Archagathus le soin de contenir cette cavalerie nomade, qu’il était moins difficile encore de vaincre que d’atteindre, et, au printemps de l’année 307, il quitta les côtes de la Libye pour rentrer en Sicile. Sa présence y devenait de jour en jour plus indispensable. La mort d’Amilcar avait eu d’étranges conséquences ; les Carthaginois n’étant plus à craindre, les divisions intestines à l’instant reparurent. Il y a bien, convenons-en, quelque sujet d’être divisé, là où il y a presque autant de bannis que d’heureux citoyens assis à leur foyer. Les habitants de Syracuse qui étaient parvenus à franchir les murs de cette ville, le jour du grand massacre, se rassemblèrent sous un chef ; les Agrigentins voulurent, de leur côté, avoir leur général ; la campagne se trouva en proie aux bandes de partisans qui s’en disputaient la possession. Au plus fort de cette anarchie, Agathocle prit terre à Sélinonte ; il avait traversé le canal de Malte avec deux mille hommes d’infanterie, embarqués sur des navires, non pontés, mais rapides, — sur des pentécontores. — Le général Bonaparte ne déjoua pas la surveillance des croisières anglaises avec plus de bonheur et ne débarqua pas plus à propos à Fréjus. La Sicile revoyait son tyran après quatre années d’absence ; l’espoir rentra sur-le-champ dans son cœur. Agathocle ne lui ramenait cependant point une armée, mais la malheureuse île s’était habituée à n’attendre son salut que de la tyrannie.

L’ordre renaissait à peine sur ce sol bouleversé, qu’un cri de détresse, parti de la Libye, traversa les mers : Archagathus s’était fait battre par les Carthaginois. Agathocle chargea son frère Leptine de poursuivre la guerre en Sicile contre les mécontents et se tint prêt à passer de nouveau en Afrique. La flotte carthaginoise venait cependant de reprendre son poste devant Syracuse ; les revers répétés infligés sur terre à Carthage ne lui avaient pas ravi. la suprématie maritime. Agathocle réussirait-il aussi bien cette fois à forcer le blocus ? Il attendait de la Tyrrhénie une escadre de dix-huit’ trirèmes et en tenait dix-sept autres équipées dans le port. Les navires tyrrhéniens se glissèrent de nuit le long de la côte, et la baie de Syracuse les reçut sous l’égide de ses catapultes, avant que les Carthaginois pussent les arrêter. Agathocle possédait désormais le moyen de combattre ; il résolut de tenter une sortie de vive force. Essayera-t-il de rompre la barrière en se ruant brutalement de toute sa vitesse sur la ligne de front que l’ennemi ne saurait manquer de lui opposer ? Ce moyen héroïque n’exige pas grand effort d’esprit, et Agathocle est, avant tout, un général ingénieux. Dès qu’il s’agit de stratagèmes, il faut, je le répète, toujours consulter les anciens. On peut dire qu’en paix comme en guerre, l’antiquité a passé sa vie à ruser. Agathocle partage ses forces en deux divisions. A la tête des dix-sept navires de Syracuse, il sort en plein jour du port ; les Carthaginois, ainsi qu’il l’a prévu, se lancent à sa poursuite. A peine ont-ils tourné leurs proues du côté du large, que les dix-huit vaisseaux tyrrhéniens se mettent à leur tour en mouvement. Agathocle guettait leur entrée en scène ; il fait soudain volte-face. L’ennemi se trouve pris non pas entre deux feux, mais entre deux rostres, ce qui est peut-être plus périlleux encore. Je n’ai jamais servi dans un port bloqué ; j’ai assisté, en revanche, à plus d’un blocus. Je déclare qu’une manœuvre analogue à celle d’Agathocle, si elle eût été tentée par les navires autrichiens que j’avais, en 1859, la mission de tenir enfermés dans le port de Venise, m’aurait fort embarrassé. Les Autrichiens disposaient de trois issues, dont une seule, il est vrai, était profonde : Chioggia, Malamocco, le Lido. — Agathocle semble n’en avoir eu qu’une, car personne ne nous dit qu’il sortit du petit port pendant que les Tyrrhéniens s’apprêtaient à sortir du grand. La déroute des Carthaginois fut complète. Resté maître de la mer, pourquoi Agathocle ne continua-t-il passa route ? pourquoi ramena-t-il sa flotte à Syracuse ? Agathocle jugea trop dangereux de laisser derrière lui, exposée à la famine, une ville qui était le berceau et le siège de son autorité. Il voulait s’occuper, en personne, d’en assurer le ravitaillement. Besoin n’était d’ailleurs de presser le commerce maritime de reprendre son cours. La voie libre et le chemin sûr, la navigation marchande ne demande pas autre chose. Au bout de quelques jours, l’abondance, que depuis longtemps Syracuse ne connaissait plus, régna dans la cité ; les campagnes seules continuaient de souffrir encore. Leptine reçut l’ordre d’aller offrir le combat aux Agrigentins et aux exilés, que l’imminence du péril mettait pour un instant d’accord. Les vieilles bandes de Syracuse dispersèrent sans peine ce rassemblement.

La Sicile était pacifiée, et cependant Agathocle différait encore son départ. Des sacrifices aux dieux, des banquets à ses amis, des supplices à ses adversaires, il ne lui fallait pas moins pour consacrer et sceller son triomphe. Enfin, il s’embarqua et alla rejoindre en Libye l’armée d’Archagathus. Tout était bien changé sur le théâtre de son ancienne gloire. Il ne trouva plus que des soldats affamés, en haillons, des soldats sourds aux ordres de leurs chefs. Vous m’avez appelé, leur dit-il, me voici ! Êtes-vous prêts à me suivre ? Je vais vous conduire sur-le-champ à l’ennemi ; on ne sort de la situation où vous êtes que par la victoire. Une acclamation unanime répond à ce bref discours. Les soldats, brandissant leurs armes, courent se ranger d’eux-mêmes en bataille. Il restait encore six mille Grecs, un nombre presque égal de Celtes, de Samnites, de Tyrrhéniens, dix mille Libyens et quinze cents cavaliers. La fidélité des Libyens était plus que douteuse. Les forces considérables que Carthage avait rassemblées pendant l’absence d’Agathocle leur faisaient assez prévoir de quel côté pencherait la fortune, et il ne faut pas demander à des alliés de la veille de servir avec grand élan une cause qui tourné mal. Le combat s’engagea néanmoins ; les plus héroïques efforts ne purent assurer la victoire au parti le moins nombreux. Agathocle fut battu. Dès lors, il ne s’agissait plus de conquérir la Libye ; ce serait déjà beaucoup si l’on parvenait à sauver la Sicile. Les moyens de transport manquaient pour emmener les troupes. Agathocle résolut de s’embarquer secrètement avec quelques amis et avec son plus jeune fils, Héraclide. L’apparente défection du général n’était, à tout prendre, dans cette occasion, que l’impérieux devoir du souverain. Allez donc faire comprendre cette subtile distinction à des soldats ! Quand l’armée apprit le départ clandestin de son chef, sa consternation et sa rage furent portées au Comble. Elle courut aux tentes d’Archagathus et des principaux officiers, massacra tous ceux qu’elle soupçonnait d’avoir favorisé la fuite d’Agathocle et se hâta d’élire de nouveaux généraux. Carthage, encore émue de la redoutable invasion qui l’avait mise à deux doigts de sa perte, préparait heureusement à ces troupes mutinées un pont d’or ; elle offrit aux soldats, pour qu’ils missent bas les armes, 1.650.000 francs. Ceux qui voulurent entrer à son service furent enrôlés aux conditions magnifiques que Carthage faisait d’habitude à ses mercenaires, conditions qui lui assuraient sur tous les marchés d’hommes, en’ Espagne, comme en Italie, comme en Grèce, une juste préférence. Quant à la portion de l’armée qui désira retourner en Sicile, le sénat de Carthage l’y fit transporter sur ses propres trirèmes et lui assigna pour résidence la Ville de Monte. Il la savait trop bien compromise par le sang qu’elle avait versé, pour conserver la crainte de la voir retourner d’elle-même sous le joug d’Agathocle. Ce fut ainsi que la grande colonie de Tyr échappa au plus sérieux danger qu’elle eût encore couru depuis son établissement sur le sol africain. Pendant quatre ans, son existence sembla ne tenir qu’à un fil.