LA MARINE DES ANCIENS - LES TYRANS DE SYRACUSE

 

CHAPITRE VIII. — L’EXPÉDITION D’AGATHOCLE EN LIBYE.

 

 

Quand Agathocle se fut débarrassé de tous les ennemis intérieurs qui lui faisaient obstacle, il se crut en mesure de déclarer la guerre aux Carthaginois. Il n’y a de tyrans durables que les tyrans sacrés par la victoire. Les Carthaginois n’étaient pas cependant des ennemis qu’il fût facile de prendre au dépourvu. Ils avaient des espions et des partisans secrets dans toutes les villes de la Sicile. Cent trente trières partirent à l’improviste de Carthage sous les ordres d’Amilcar. Soixante disparurent en route ; deux cents vaisseaux de transport sombrèrent dans la même tempête. Ce désastre n’empêcha point Amilcar de prendre terre en Sicile avec une armée redoutable encore. Attaqué dans son camp par Agathocle, le suffète dut son salut à un millier de frondeurs baléares. Amilcar déploya tout à coup en ligne cette infanterie légère. Les flèches des archers, les javelots des hoplites venaient s’émousser sur les boucliers ; les pierres lancées par la fronde pesaient près d’une livre ; nulle arme défensive ne leur résista. La lutte néanmoins se prolongeait quand une nouvelle escadre, amenant un renfort de Libyens, apparut. Agathocle se trouva impuissant à retenir ses troupes. L’armée de Sicile perdit dans cette seule journée plus de sept mille hommes. A l’instant, toutes les villes soumises relèvent la tête et s’insurgent. Obéi la veille, obéi d’un bout de la Sicile à l’autre, Agathocle n’a plus pour refuge que les remparts imprenables de Syracuse. En cette heure de détresse, Agathocle eut une inspiration de génie, une inspiration qui le range au nombre des plus grands généraux dont l’histoire ait jamais eu à enregistrer les hauts faits. Il résolut de transporter le théâtre de la guerre en Libye. Un siècle plus tard, Scipion l’Africain ne sera que son imitateur.

Se figure-t-on quelle eût été la surprise de l’Allemagne, si, au moment où ses troupes marchaient sur Paris, elle eût appris tout à coup qu’une armée française venait de débarquer à Stettin ? Nous étions maîtres de la mer alors ; la flotte d’Agathocle était, au contraire, bloquée dans Syracuse par des forces supérieures. La bataille du Crimèse avait enlevé aux Syracusains la majeure partie de leur infanterie ; la cavalerie seule s’était dérobée presque en totalité à la poursuite : ce fut principalement sur cette cavalerie qu’Agathocle compta pour mettre à exécution -le plus audacieux des desseins. Entre tous les bâtiments à rames que contenait l’arsenal d’Ortygie, Agathocle en choisit soixante. Ces soixante trières pourraient transporter environ douze mille hommes, à raison de deux cents hommes par navire. Il était impossible de trouver place sûr des trières ou sur des quinquérèmes pour des chevaux. Les cavaliers n’emportèrent, avec une armure complète, que leurs selles et leurs brides. Les préparatifs de l’expédition furent bientôt terminés. Le fils de Carcinus n’avait divulgué son secret à  personne. Voulait-il aller à Catane ? se proposait-il de se diriger sûr Panorme ? On pouvait tout admettre, excepté la pensée qu’Agathocle songeât à conduire une armée en Libye. Ce sont là les heureux privilèges de l’audace. La hardiesse même des plans qu’elle mûrit en dérobé plus sûrement la connaissance que toutes les précautions mystérieuses dont elle les enveloppe. Les Anglais ne voulurent jamais croire que Bonaparte se préparait à se rendre en Égypte ; le débarquement des alliés en Crimée, la marche de l’armée française sur Novare, furent protégés par la même confiance incrédule. Les troupes siciliennes, tenues constamment sous les armes, n’attendaient plus qu’un moment propice pour monter à bord. Le frère d’Agathocle, Antandre, était déjà investi du gouvernement de Syracuse. La station navale des Carthaginois cependant ne perdait pas de vue l’entrée du port ; il semblait difficile, tant que quelque gros temps ne la contraindrait pas à s’éloigner, de parvenir à tromper sa surveillance. Si l’on ne comptait pas sur les incidents heureux, la guerre deviendrait impossible ; le grand mérite d’un général consiste à ne pas laisser un de ces incidents se produire sans se trouver prêt à le saisir au vol. Attentif à profiter de la moindre faveur du destin, Agathocle gardait ses soldats consignés et ses rameurs couchés entre les bancs. Le hasard n’a jamais servi que les troupes dociles et les chefs vigilants ; il vint promptement au secours d’Agathocle. Des bâtiments de transport, chargés de vivres, longeaient la côte dans l’espoir de forcer le blocus ; les Carthaginois se portent imprudemment avec toutes leurs forces à l’encontre de ce gros convoi ; l’entrée du port reste ainsi dégagée. Il n’y avait pas un instant à perdre : les troupes s’embarquent, les soixante bâtiments à rames s’élancent. La passe est franchie. Les Carthaginois aperçoivent alors la flotte syracusaine ; ils se rangent en ligne, car ce ne peut être que pour combattre et pour défendre le convoi assailli que cette flotte à dû se décider à sortir enfin du port. Étrange et inexplicable manœuvre ! les vaisseaux syracusains continuent de s’éloigner à toutes raines dans le sens opposé. Ils se soucient bien du convoi ! C’est à la Libye qu’ils en veulent. Les Carthaginois ont reconnu, mais trop tard, leur erreur ; la flotte de Syracuse leur échappe. En chasse ! et promptement ! Amarinera le convoi qui pourra.

Je ne connais pas, dans la longue histoire de ces guerres maritimes dont j’ai passé ma vie à fouiller les annales, d’épisode plus curieux, plus rempli d’émotion, que celui qui, le 15 août de l’année 310 avant notre ère, eut pour théâtre le canal de Malte. Ce large bras de mer, souvent si orageux, qu’un cataclysme de date probablement récente est venu creuser entre la Sicile et l’Afrique, a vu bien des naufrages ; il n’avait jamais eu le spectacle de deux flottes luttant, dans de gigantesques régates, pendant plusieurs jours, de vitesse. Figurons-nous le blocus de Toulon, rompu en vue de l’escadre de Nelson par l’expédition d’Égypte ; imaginons-nous la colonie d’Alger repliée sur elle-même en tendant les bras à des secours que l’ennemi suit de près : quel nuage de voiles, dans le premier cas, on aurait déployé ! quelle consommation de houille on ferait dans le second ! L’anxiété cependant dut être plus fiévreuse encore durant cette longue joute où le céleuste inquiet continua vraisemblablement de marquer plus d’une fois la cadence, quand déjà l’aviron, lassé et insensible au rythme, ne savait pins que battre l’onde à coups inégaux. De Syracuse au point le plus rapproché de la côte d’Afrique, quel que soit le chemin que l’on prenne, la distance ne saurait être inférieure à soixante-quinze ou à quatre-vingts lieues. Immense traversée pour des bâtiments à rames ! Le chevalier de Cernay s’applaudit comme d’un tour de force d’avoir osé faire voguer ses forçats d’une haleine d’Antibes à Monaco, en allant à Gênes, et du mouillage de Cavalaire à la petite passe des îles d’Hyères au retour. On ne saurait admettre que le passage de la Sicile en Libye se soit accompli sans qu’à diverses reprises le mât ait été dressé et la voile livrée à un vent favorable. L’opération était laborieuse à bord de nos quinquérames ; je suppose que les anciens usaient de mâts moins lourds et de voiles moins vastes. Je remarque, il est vrai, de bien longues antennes à bord des navires que la princesse Haïtschopou, fille de Thoutmôs Ier, envoya, vers le neuvième siècle avant notre ère, explorer dans la mer Érythrée les Échelles de l’encens ; mais ces navires dont je dois là connaissance à une gracieuse communication de M. Maspero, ne sont ni des trières, ni des quinquérèmes ; ce sont bien plutôt de grands pros malais. Les navires d’Agathocle n’auraient pu s’embarrasser d’une semblable voilure qu’à la condition de vouloir combattre, comme le firent nos galères, les mâts hauts, et telle ne paraît pas avoir été la coutume des anciens. Tout nous donne à penser que les anciens se faisaient un jeu du mitage et du démâtage de leurs vaisseaux longs ; dès que le vent s’annonçait contraire, ils couchaient à la fois vergues et mâts sur le pont. Nous nous contentions, au seizième et au dix-septième siècle, d’abaisser nos antennes. C’est l’usage des galères, dit un des nombreux manuels de manœuvre qui nous sont restés de cette époque, d’abord que le vent calme, d’amener les voiles. Ce manège se fait trop souvent peut-être, car il fatigue la chiourme presque autant que la rame. La chiourme aimerait mieux voguer toujours en avant, sans discontinuer, que d’être obligée de hisser cinq ou six fois les antennes de mestre et de trinquet. Sait-on quelle était la longueur de ces vergues sur les galères subtiles ? Cent sept et quatre-vingt-seize pieds. Les basses vergues d’un vaisseau de 74 n’ont jamais dépassé quatre-vingt-dix et quatre-vingt-deux pieds. J’estime trop les anciens, ou du moins les Grecs, pour croire qu’ils soient tombés, avant d’avoir eu l’esprit gâté par l’Asie, dans de pareilles exagérations.

Tantôt à la rame, le plus fréquemment, je pense, à la voile, la flotte d’Agathocle poursuivait son chemin. Quelle route a-t-elle prise ? Diodore de Sicile l’ignorait sans doute, car il ne nous apprend mien sur ce point. Je sais fort bien, pour moi, celle que j’aurais choisie : j’aurais longé toute la côte de Sicile jusqu’à Sélinonte, et de là j’aurais coupé au plus court sur Porto-Farine. Est-ce là l’itinéraire adopté par Agathocle ? J’inclinerais vraiment à le croire, quand je lis dans Diodore de Sicile la description des lieux où la flotte de Syracuse aboutit. Cette flotte était en mer depuis six jours et six nuits ; les Carthaginois avaient perdu sa trace ; le septième jour, au matin, le hasard mit de nouveau les deux escadres ennemies en présence. La chasse reprend plus vive et plus acharnée que jamais.

Je ne trouve que quatre manières de voguer, écrivait à la fin du dix-septième siècle un de nos capitaines de galères. La première, c’est de faire toucher le genou de la rame sur le banc où l’on monte en y mettant le pied. Telle est la vogue qu’on emploie lorsqu’on sort du port ou lorsqu’on y entre. J’ai vu autrefois voguer sur la réale continuellement à toucher banc, surtout lorsque le général y était. Cette vogue est bien la plus belle, mais aussi elle est la plus fatigante pour la chiourme. La seconde vogue, dite la vogue à passer le banc, est celle dont on fait usage lorsqu’on est en route. On monte sur le banc sans le faire toucher par le genou de la rame. La troisième vogue se nomme la passe-vogue, en d’autres termes la vogue à coups pressés. Je la considère comme la pire de toutes. Je ne voudrais jamais m’en servir ; elle fatigue trop la chiourme et ne fait pas pour cela mieux avancer la galère. La passe-vogue n’est bonne que pour une petite course, pour une course d’une lieue au plus. La quatrième et dernière vogue consiste à faire donner une vogue bien large et à ne pas passer le banc. Cette vogue peut servir lorsque vous voulez ménager votre chiourme et ne la pas fatiguer. Je la juge inutile, car en ce cas il vaut encore mieux faire voguer par quartier. Pour bien voguer, il faut que la chiourme de la bande droite, — nous dirions aujourd’hui du côté de tribord, — monte de la jambe droite sur le banc et soit ferrée de la jambe gauche. La chiourme de la bande sénestre, — du côté de bâbord, — mettra le pied gauche sur le banc et sera ferrée de la jambe droite.

Un seul mot nous suffit, je pense, pour écarter toute ambiguïté de ce texte. Le banc sur lequel les rameurs mettent le pied est le banc de nage qui se trouve immédiatement devant eux. L’enjambée était grande à bord des quinquérèmes ; on facilita le mouvement en plaçant sous le banc un barrot qui reçut, de l’usage auquel on le destinait, le nom de pédaque. Rendons grâce à ces capitaines par qui nous avons été si bien renseignés ! Que les anciens n’ont-ils mis dans leurs œuvres cette inappréciable précision ! ou plutôt que ne refusâmes-nous aux commentateurs et aux numismates le droit d’intervenir dans une question assez embrouillée déjà ! Car enfin il faut être juste : entre Virgile et Barras de la Penne, pour nous faire une idée de la passe-vogue, de la volta arrancata, il semble en vérité que nous n’ayons que l’embarras du choix.

Écoutons d’abord Barras de la Penne : On met, dit-il, dans une galère ordinaire cinq rameurs à chaque rame. Celui qui tient le bout de la rame fait plus de force que les autres ; c’est lui qui conduit le mouvement. On l’appelle vogue-avant. Tous les rameurs regardent la poupe. On considère trois temps dans l’action du rameur : dans le premier, il se lève de son banc ; dans le second, il pousse le genou de la rame vers la poupe de la galère. C’est alors que le vogue-avant fait un pas et monte du pied droit sur la pédague, pendant que son autre pied demeure appuyé sur la banquette. Il allonge son corps et ses bras vers la poupe. Les autres rameurs se sont aussi levés et ont fait également un pas plus ou moins grand, selon qu’ils sont plus ou moins rapprochés du bout de la rame. Au troisième temps, les rameurs retombent sur leur banc en se renversant vers la proue, les bras toujours tendus. Ils font décrire ainsi au genou de la rame une espèce de demi-cercle. C’est dans ce troisième temps que la pale de la rame se plonge dans la mer et fait force sur l’eau qu’elle chasse vers la poupe.

Virgile est plus bref ; il n’en dit pas moins en quelques mots. Quatre navires se disputent le pris de la course : la Baleine, la Chimère, le Centaure, la Scylla peinte en vert. La Chimère, masse énorme, est bien une de ces trirèmes que Virgile a du voir plus d’une fois évoluer dans le golfe de Naples. Une triple file de jeunes Troyens est rangée sur ses rames, et la voix du céleuste fait lever de chaque banc trois rameurs à la fois :

Urbis opus, triplici pubes quam Dardana versu

Impellant ; terno consurgunt ordine remi.

Brillants d’or et de pourpre, les capitaines ont pris poste à la poupe ; les rameurs se sont assis à leurs bancs. Le front couronné de branches de peuplier, les épaules nues, le buste luisant d’huile, ils attendent le signal, la main sur l’aviron, le corps penché en avant, les bras déjà tendus. La trompette résonne, un grand cri lui répond, les quatre vaisseaux bondissent, libres de toute entrave. Les muscles de la chiourme ont, d’un commun effort, brusquement attiré toutes les poignées d’aviron vers la proue. Un bouillonnement soudain s’est produit ; la pelle de la rame retourne le flot sur lui-même, comme le soc de la charrue verse de côté le sol qu’il déchire.

Adductis spumant freta versa lacertis.

Nous n’en sommes cependant encore qu’à la quatrième vogue, — à la vogue assise. — Voici venir le moment décisif, le moment de la lutte suprême. Le capitaine du Centaure court de sa personne au centre du couloir. — Disons, si vous l’aimez mieux, de l’agea, de l’aditus, de la coursie, — sorte de corridor qui sépare les rameurs de la bande droite, des rameurs de la bande sénestre : Debout, s’écrie-t-il, compagnons d’Hector ! Arranque et casque à proue !

Nunc, nunc insurgite remis !

Les rameurs se dressent ; tout le poids de leur corps va désormais peser sur l’extrémité du levier.

Certamine summo

Procumbunt.

N’est-ce point assez clair ? laissons Lucain venir ici en aide à Virgile : Ils retombent sur leurs bancs, nous dira dans ces vers qui ont chanté l’agonie de la liberté romaine l’auteur de la Pharsale, et le bout de la rame vient frapper leur poitrine.

In transtra cadunt et remis pectora pulsant.

Je souhaite bonne chance aux rameurs d’Agathocle, mais je les vois d’avance aussi essoufflés que les jouteurs de Virgile. Leur flanc est haletant et leur bouche se dessèche ; une sueur abondante ruisselle sur tout leur corps.

Creber anhelitus artus

Aridaque ora quatit ; sudor fluit undique rivis.

Si vous usez trop longtemps de la passe-vogue, a dit le prudent capitaine que je ne saurais me lasser de citer, vous mettrez votre chiourme hors d’haleine. Agathocle n’avait réussi à embarquer douze mille hommes sur ses soixante trirèmes qu’à la condition de confier le maniement de la rame aux soldats de Syracuse, aux mercenaires grecs, aux Samnites, aux Tyrrhéniens, aux Celtes ; il emmenait très peu de rameurs de profession ; les chiourmes de Carthage se composaient au contraire en majeure partie de vieux galériens. Aussi les Carthaginois gagnèrent-ils rapidement du terrain. Les deux flottes atteignent presque en même temps le rivage. Un combat s’engage sur là grève : les soldats d’Agathocle ont repris ici tout leur avantage ; la pique en main, ils refoulent promptement les Carthaginois sur leurs vaisseaux.

Quand on a débarqué en pays ennemi, que faut-il faire ? Il faut avant tout ne pas s’attacher au littoral, ne pas essayer de s’y retrancher ; on serait bientôt investi si l’on n’était pas affamé. Voilà pourquoi la meilleure protection que puisse espérer une contrée qui se trouve exposée à de soudaines descentes est encore quelque large ceinture de terrain désert, surtout quand ces déserts se composent, comme ceux du Mexique, de vingt-cinq lieues de terres chaudes. Agathocle par bonheur était tombé sur un district fertile. Il mit le feu à ses vaisseaux, après en avoir retiré ce qui se pouvait emporter à dos d’homme, et prit sur-le-champ la route qui devait le conduire dans l’intérieur. Nous avons de vaillants soldats ; ne leur demandez pas de porter autre chose que leurs sacs, et encore attendez-vous à ce qu’ils les trouvent bien lourds quand ils auront parcouru sous un soleil ardent quinze ou seize kilomètres : La force de résistance de nos armées ne peut se comparer à celle dont firent preuve en mainte occasion les armées grecques. Le pays au sein duquel s’engageaient les troupes d’Agathocle était entrecoupé de jardins et de vergers qu’arrosaient de tous côtés des canaux et des sources. Des maisons de campagne d’une construction à la fois solide et élégante bordaient la route ; sur les coteaux s’étalaient de grands champs de vigne ou s’étageaient des bois d’oliviers. L’aspect de la Sicile n’eût pas respiré davantage la richesse. L’armée d’Agathocle rencontrait un véritable Éden ; non seulement elle n’avait pas à craindre de souffrir de la soif ou de mourir de disette, mais elle trouvait, à peine débarquée, le moyen de monter sa cavalerie. Des bandes de chevaux, d’innombrables troupeaux de bœufs et de moutons paissaient en liberté dans les opulentes prairies de la plaine

Mégalopolis, — quelle était cette ville ? — fut rapidement enlevée par surprise. Les Carthaginois étaient habitués à porter l’invasion chez les autres ; ils n’avaient jamais songé qu’ils auraient à la repousser à leur tour. De Mégalopolis, Agathocle se porta sous les murs de Tynès la Blanche. Tynès, on pour mieux dire Tunis, — car on s’entend mieux quand on fait usage des noms modernes, — n’était, suivant Diodore, qu’à trente-six ou trente-sept kilomètres de Carthage. Malgré son enceinte de murailles blanchies, comme nous les voyons encore de nos jours, à la chaux, Tunis ne pouvait passer pour une place forte ; elle se croyait sans doute suffisamment protégée par le grand lac salé qui débouche au fond du vaste golfe dont Carthage occupait le bord. Agathocle, arrivant de Porto-Farine ; attaquait les remparts du côté de la plaine ; Tunis n’essaya pas même de se défendre. Tout allait donc à souhait. Les Carthaginois revenaient cependant peu à peu de leur stupeur. Les vieilles troupes se trouvaient en Sicile ; le seul parti à prendre était de faire de nouvelles levées. On sait ce que valent ces armées qu’on improvise à la veille d’une bataille. Les généraux de Carthage, Hannon et Bomilcar, n’en marchèrent pas moins à la rencontre d’Agathocle. Ils avaient rassemblé quarante mille fantassins, un millier de cavaliers et deux mille chars. Le matériel de guerre n’est jamais ce qui manque à une grande cité ; mais ces chars, dont les bas-reliefs retrouvés dans les ruines de Ninive nous offrent probablement une image exacte, n’étaient bons qu’à faire peur aux Libyens ; les Grecs ouvrirent leurs rangs et les laissèrent passer. Un certain désordre se produit néanmoins dans la ligne épaisse qu’ils traversent ; Hannon saisit le moment, l’infanterie carthaginoise s’ébranle ; elle se jette, à la suite des chars, dans la trouée. La trouée se referme sur elle. Ce ne fut pas un combat, ce fut un massacre. Hannon fit une résistance désespérée ; quand il s’affaissa, il était couvert de blessures. Son collègue, Bomilcar, essaya de se retirer en bon ordre sur une hauteur voisine ; la panique se mit dans sa troupe, et les fuyards ne s’arrêtèrent que sous les murs de Carthage. Agathocle était maître de la Libye. La journée ne lui avait pas coûté deux cents hommes.

La plupart des villes que Carthage retenait autrefois dans son alliance n’attendirent pas même les sommations de l’envahisseur pour se soumettre. La première maille rompue, tout le réseau, en pareil cas, s’échappe. Avec Une activité merveilleuse, Agathocle tirait parti de ce désarroi. Il était aujourd’hui sur le littoral, le lendemain il courait aux confins du désert, puis brusquement on le voyait revenir vers la mer. Il portait un coup aux Libyens, un nouveau coup aux Carthaginois, allant d’une place à l’autre, conquérant à chaque pas des alliés et faisant vivre sa petite armée dans l’abondance. Carthage un instant se crut perdue. Elle avait demandé des renforts en Sicile ; Amilcar ne put lui envoyer que cinq mille hommes. Il promettait davantage quand il aurait fait tomber Syracuse.

Les Syracusains cri effet étaient aux abois. Investis par terre, bloqués du côté de la mer par la flotte ennemie, il leur restait peu de vivres. Une barque à trente rames, construite par Agathocle avec des bois coupés en Afrique, parvint à passer à travers la croisière qui gardait l’entrée du grand port. Les souverains audacieux font les capitaines intrépides ; une trirème de Carthage menaçait déjà de sa proue la barque sicilienne traquée par toute une armée, quand une volée de flèches lancées par les balistes arrêta court la poursuite. Les Syracusains apprirent ainsi l’éclatante victoire qu’Agathocle venait de remporter en Libye. Ce n’était pas l’heure de capituler en Sicile. Toutes les offres d’Amilcar furent repoussées avec indignation, toutes ses menaces ne firent que raffermir la résolution de tenir jusqu’à la dernière extrémité. L’hiver approchait, et le blocus deviendrait nécessairement moins étroit. Amilcar comprit la nécessité de brusquer les choses ; il donna un assaut général à la place. Cet assaut, malgré la furie guerrière qu’y apportèrent les Carthaginois, vint se briser contre la solidité des défenseurs groupés sur les remparts. Le suffète avait voulu diriger l’attaque en personne ; il tomba presque mort aux mains des Syracusains. On le chargea de fers et on le traîna ainsi enchaîné dans les rues de la ville. Quand on l’eut accablé de mauvais traitements et abreuvé d’outrages, on lui trancha la tête. Agathocle reçut ce trophée en Libye. La fortune secondait partout ses armes.