LA MARINE DES ANCIENS - LES TYRANS DE SYRACUSE

 

CHAPITRE IV. — DESTRUCTION DE L’ARMÉE D’IMILCON.

 

 

L’été finissait : Denys chargea Leptine de darder, avec cent vingt navires, les parages que la saison le forçait d’évacuer. Dans Motye même, il laissa une garnison composée de Sicules. Le gros de ses forcés reprit, sous ses ordres, la route de Syracuse. Il y aurait eu folie à s’endormir sur ce premier succès ; les Carthaginois ne pouvaient manquer de préparés un retour offensif. Investi de l’autorité suprême, Imilcon faisait, en effet, d’immenses levées. Une flotte de quatre cents bâtiments à rames, escortant six cents navires de transport, reçut à son bord une armée de cent mille hommes. On ne chargea point seulement cette flotte de vivres, de machines de guerre, de munitions ; on lui donna aussi à porter quatre mille chevaux et quatre cents chars. De semblables expéditions ne furent point rares dans l’antiquité, et, avec toutes les ressources dont dispose aujourd’hui la science navale, nous les déclarerions impossibles ! Remarquons d’ailleurs le cachet de vraisemblance dont sont empreints les récits contemporains auxquels Diodore a emprunté le fond de son histoire. Lorsque la flotte est prête, Imilcon fait remettre à chacun des pilotes un pli cacheté ; ce pli ne devra être ouvert qu’à une distance déterminée du rivage. Semblable précaution fut prise par l’empereur, lorsqu’il fit partir l’amiral Villeneuve de Toulon. Ce sont là les conditions indispensables du secret ; mais on n’invente point de pareils détails ; quand je les rencontre dans les relations de Timée ou d’Éphore, je me crois fondé à y reconnaître la déposition de témoins bien informés.

Les plis cachetés remis par Imilcon aux pilotes de Carthage leur enjoignaient de se diriger sur Panorme. Le vent était favorable, toute la flotte leva l’ancre. Les vaisseaux à voiles eurent bientôt pris une avance considérable sur les navires à rames, qui devaient au besoin les défendre ; ils n’essayèrent cependant pas de ralentir leur allure et comptèrent sur la violence de la brise pour forcer, si l’ennemi se présentait, le passage. Déjà l’on aperçoit Maritimo, Favignana, Levanzo, ce groupe d’îles élevées, dont le sommet se cache si souvent dans les nuages, et qui sert d’avant-poste à la pointe occidentale de la Sicile. Les Libyens ne pouvaient souhaiter un phare mieux placé pour assurer leur traversée d’Afrique en Europe. L’amiral de Sicile, Leptine, prévenu par Dernys, guettait, avec trente trières, l’arrivée d’Imilcon ; seulement, il la guettait du canal étroit où il s’était embusqué. Ses vaisseaux ne lui semblaient pas de ceux qu’on peut impunément aventurer au large. Quand les premiers transports ennemis apparurent, Leptine courut sur eux et en coula cinquante. Il submergea ainsi, d’un seul choc, cinq mille hommes et deux cents chars de guerre ; le reste de la flotte réussit à gagner Panorme. Les anciens faisaient, sans hésiter, la part du feu dans toute affaire sérieuse ; maîtres de la Calabre, ils n’auraient pas, comme nous, laissé les Anglais s’implanter en Sicile.

Imilcon, quand il eut débarqué le gros de ses troupes à Panorme, ne trouva pas qu’il eût payé ce premier succès trop cher. Le seul déploiement de ses forces le rendait, sans coup férir, maître du terrain ; il l’inonda sur-le-champ de son armée. Denys n’eut d’autre ressource que de s’aller enfermer, en ravageant sur tout son passage la campagne, dans l’enceinte fortifiée de Syracuse. Imilcon ne voulut pas s’arrêter à Panorme ; il y redoutait encore les vaisseaux longs de Leptine. Une baie ouverte ne lui semblait pas un abri suffisant ; il lui fallait un port fermé par un goulet étroit pour y remiser en toute sécurité ses six cents navires. Messine lui parut offrir l’abri désiré. Il s’y porta, sans délai ; avec toute son armée, flanquée par les trières, qui longeaient d’aussi près que possible la côte. Messine n’était point en état de soutenir un siège ; les troupes carthaginoises s’en emparèrent sans peine, et les six cents vaisseaux donnèrent à pleines voiles dans ce havre, arrondi, suivant la remarque des géographes anciens, comme un crochet d’hameçon.

Les Sicules étaient toujours, à peu d’exceptions près, du parti des envahisseurs ; ils furent d’un grand secours à Imilcon. Ces montagnards lui rendirent avec empressement les services qu’ils avaient naguère rendus aux Athéniens ; mais ils ne pouvaient lui livrer Syracuse, et c’était devant Syracuse qu’avait échoué Nicias. On comprend l’importance dont jouissait la cité dans le monde antique, car la cité devenait, en toute occasion périlleuse, le refuge. Les nationalités y mettaient pour ainsi dire leur âme. Les cités aujourd’hui sont des nids à bombes, et il est facile à l’ennemi qui tient la campagne de les enfermer dans un cercle de feu ; leur résistance peut donc se mesurer au nombre de jours de vivres qu’elles ont accumulés. Le plus sûr boulevard des nations, depuis que les canons rayés s’entendent si bien à cerner les villes, ce sont les bataillons disciplinés qui s’interposent entre l’invasion et le cœur du pays. Quand ces bataillons ont été dispersés ou refoulés sur les places fortes du centre, il n’y a que la mer à laquelle on puisse encore, comme dernier recours, tenter de s’appuyer. Denys s’était flatté de barder la possession de la mer ; la fortune ne seconda pas cet espoir. Leptine fut enveloppé par les forces supérieures de Magon, l’amiral de Carthage : il perdit plus de cent bâtiments et de vingt mille hommes. Denys ne s’émut pas outre mesure d’un si grave échec ; le triplé rempart de Syracuse le rassurait.

Ce fut cependant un spectacle bien fait pour porter la terreur dans le cœur des Syracusains que celui de la flotte de Magon venant s’établir au centre du bassin qui avait jadis accueilli les trières athéniennes. Les bâtiments à rames des Carthaginois marchaient en tête. Rangés en bataille sur une ligne de front, la poupe magnifiquement décorée de dépouilles, ces vaisseaux de combat occupaient presque tout l’espace qui s’étend entre Ortygie et Plemmyrion. En arrière de cette première ligne s’avançaient, masse serrée et confuse, plus de smille vaisseaux de transport. Les Carthaginois, de Messine à Catane, avaient ramassé sur la route tout ce que la Sicile employait de navires à trafiquer avec l’Italie. La baie, si spacieuse qu’elle fût, semblait trop étroite pour contenir tant de galères étendant au loin leurs rames, tant de barques déployant le nuage de plus en plus épais de leurs voiles. La flotte carthaginoise avait à peine jeté l’ancre, que l’armée d’Imilcon déboucha dans la plaine. L’immense armée se développa lentement des rives de l’Anapos au promontoire de Plemmyrion. Pour protéger son front de bandière, elle s’occupa sur-le-champ d’élever au bord de la mer trois camps palissadés. Denys contemplait avec calme ces préparatifs du haut des remparts, qu’il avait de longue date garnis de balistes et de catapultes. Il se savait en mesure de prêter, grâce à cette artillerie, un appui efficace aux navires qu’il attendait du Péloponnèse. Son beau-frère Polyxène était en effet parti à la première alarme, muni d’une somme considérable, pour Lacédémone et pour Corinthe ; il avait ordre d’en ramener des renforts à tout prix. Trente vaisseaux longs arrivèrent les premiers, sous la conduite du Lacédémonien Pharacidas ; la flotte carthaginoise ne réussit pas à les intercepter, Cette preuve’ manifeste d’impuissance ranima le courage des Syracusains. Peu importait d’ailleurs que les Syracusains tremblassent, si le chef qu’ils s’étaient donné demeurait impassible. La fermeté du commandement vaut encore mieux que l’ardeur enthousiaste du soldat, et la fermeté de Denys s’était promis de laisser aux marais de l’Anapos, à ces terribles marais qui avaient déjà englouti une armée athénienne, le temps de faire leur œuvre. L’été devenait brûlant ; une chaleur suffocante succédait, vers midi, aux brouillards glacés du matin. Nous qui avons connu les rosées du Mexique, nous savons ce que ces alternatives peuvent produire : la fièvre paludéenne en est inévitablement la conséquence. Trente jours à peine après avoir pris ses campements, l’armée carthaginoise se trouva infectée : le poison s’insinuait sournoisement dans les rangs. Les Libyens, mal vêtus, furent atteints avant tous les autres. On inhuma les premières victimes : bientôt la mortalité fut telle, le désordre devint si affreux, qu’on ne prit plus la peine d’enterrer les morts. Ces miasmes pestilentiels aggravèrent encore l’épidémie. Les troupes de Carthage ne sont pas, les seules qui aient eu à regretter d’avoir dressé leurs tentes sur un sol insalubre ; les rives du Pamisus et celles du Rio San-Juan ne furent guère plus clémentes aux malheureux soldats du général Maison et aux miens que les bords de l’Anapos aux hordes à demi sauvages d’Imilcon. Néanmoins, les armées carthaginoises ont, en mainte occasion, disparu trop vite, pour qu’on ne soit pas tenté de flairer sous leurs nombreux désastres une absence complète de police. Ces camps, qui se convertissent si promptement en cloaques, auraient probablement gagné à connaître et à emprunter à la loi religieuse des Juifs les règlements de salubrité de Moïse.

Une armée en proie à la peste est une armée facile à surprendre. Les Carthaginois avaient déjà perdu cinquante mille hommes ; Denys jugea le moment venu de les aller assaillir dans leurs lignes. Leptine et Pharacidas reçurent l’ordre d’attaquer, à la pointe du jour, les navires ennemis. Denys se chargea de seconder ce mouvement par une diversion. Éveillés en sursaut, les soldats d’Imilcon se portent en toute hâte sur le point où le danger paraît le plus pressant ; Denys vient de s’emparer, à l’exemple de Gylippe, d’un des forts du Plemmyrion. En ce moment même les vaisseaux de Leptine et de Pharacidas se détachent du rivage. Avant que les soldats d’Imilcon aient pu remonter à bord des trières abandonnées aux rameurs, la flotte de Syracuse a engagé l’action. Aux clameurs qui s’élèvent, au fracas retentissant des proues qui se heurtent, Denys reconnaît que ses ordres ont été fidèlement exécutés ; il accourt à cheval, suivi de ses troupes. Un groupe, composé de quarante quinquérèmes, résistait encore : Des torches ! apportez des torches ! On brûlera ce qu’on n’a pu couler Un vent violent régnait dans la baie ; la flamme est portée des bâtiments à rames aux navires de charge ; les câbles prennent feu, et les vaisseaux, qui s’en vont en dérive, propagent d’un bout de la ligne à l’autre l’incendie. Il restait aux Carthaginois quarante trières ; les troupes d’élite s’embarquèrent avec Imilcon sur ces quarante vaisseaux, dans l’espoir de pouvoir gagner le large à la faveur des ombres de la nuit. Les Corinthiens découvrirent l’escadre fugitive au moment même où elle franchissait la passe. Ils se mirent, sans perdre un instant, à sa poursuite ; ils ne purent néanmoins atteindre que quelques vaisseaux retenus, par l’infériorité de leur marche, en arrière. Le gros de l’armée avait été abandonné par Imilcon sur la terré de Sicile. Cette foule sacrifiée n’essaya pas de se défendre ; les Sicules gainèrent la montagne ; les mercenaires, jetant au loin leurs armes, demandèrent la vie. Seuls, les Ibères, réunis en corps, gardaient vis-à-vis de l’ennemi une attitude menaçante. Avant de se soumettre, ils firent leurs conditions ; Denys les incorpora dans l’armée sicilienne.