LA MARINE DES ANCIENS - LA REVANCHE DES PERSES

 

CHAPITRE III. — LA RÉVOLTE DE LA FLOTTE DE SAMOS.

 

 

Croit-on que ces conspirateurs heureux, maîtres dans Athènes, en possession d’une trêve qui pouvait conduire à la paix, en fussent pour cela plus tranquilles ? Le succès du moment avait-il la vertu de les étourdir sur la gravité de la situation ? Non ! Les quatre cents ne se faisaient pas d’illusions, et nul ne savait mieux qu’eux à quel point l’autorité qu’ils auraient surprise demeurait précaire entre leurs mains. L’armée de Samos ne s’était pas encore prononcée, et dans l’île même, l’oligarchie venait d’avoir le dessous. Séduits par Pisandre, trois cents Samiens s’abouchèrent en secret avec Charminos revenu d’Halicarnasse. Pour donner à ce général, que nous avons vu faire si bonne figure au combat de Symé, un gage de leurs intentions, ils commencèrent par assassiner Hyperbolos, méchant homme, nous dit Thucydide, banni par l’ostracisme, non qu’il pût exciter aucune crainte par sa puissance et par son crédit, mais parce que sa basse méchanceté était une honte pour la république.

Si l’aigre Hyperbolos était un personnage aussi insignifiant, fallait-il donc se débarrasser de lui par un crime ? On le tua comme on tua Marat. Le crime, en tout cas, fut une faute, car il révéla l’existence du complot. Le peuple dé Samos prit les armes, égorgea une partie des conjurés, exila trois des plus compromis, amnistia les autres et continua de se gouverner suivant les institutions qu’il avait jadis conquises avec l’aide des Athéniens. Telle était la nouvelle qui vint jeter l’alarme dans le camp des quatre cents. Un autre avis infiniment plus grave ne tarda pas à porter à son comble l’inquiétude des amis de Pisandre. Laissée à elle-même, en contact perpétuel avec une population qui avait l’aristocratie en horreur, l’armée de Samos était redevenue ce que fut l’armée d’Italie au temps de Bonaparte ; l’esprit de réaction n’y rencontrait plus de faveur. Les soldats ignoraient encore les événements qui venaient de s’accomplir dans Athènes ; ils se méfiaient cependant déjà de leurs chefs. Les  troubles de Samos achevèrent de les éclairer. Le parti oligarchique s’était insurgé dans file ; la démocratie devait être menacée ailleurs ; une coupable connivence avait sans doute encouragé le mouvement. Les généraux, gagnés pour la plupart, demeuraient indécis ; un simple triérarque, Thrasybule, le chef d’un corps d’hoplites, Thrasylle, se donnèrent la mission de déjouer les menées dont le soulèvement prématuré de Samos semblait l’indice. Ils prirent en particulier chacun des soldats et les engagèrent à ne pas tolérer la révolution qui se préparait. Un vent de fructidor passa dans les rangs ; la Paralos, montée par Chéréas, fit voile pour le Pirée.

Les soldats avaient exigé qu’on instruisît Athènes de ce qui venait de se passer à Samos ; ils voulaient que le peuple connût en même temps leurs inquiétudes. Chéréas possédait la confiance de l’armée ; on attendrait son retour pour prendre un parti. Les quatre cents n’eurent pas la simplicité de laisser débarquer cet Augereau ; ordre fut même donné de l’arrêter. Chéréas s’esquiva et parvint à se dérober à toutes les recherches. J’arrive d’Athènes, dit-il, où vous m’aviez envoyé. La Paralos a été saisie, et son équipage, l’élite de la flotte, est aujourd’hui dispersé sur de misérables navires de transport. Voulez-vous savoir ce qui se passe dans Athènes ? La démocratie y a été renversée, et le parti oligarchique règne en maître. Il ne se borne pas à battre de verges les citoyens, à insulter les femmes et les enfants ; il menace de jeter en prison les familles des marins qui ne se montreront pas ici favorables à ses projets. La torche tombait sur le champ de blé ; il faudrait s’étonner si elle n’y eût pas allumé l’incendie.

La sédition a rarement les coudées franches dans une flotte ; l’entente entre les équipages y est trop difficile. On a vu cependant ; au cours de nos dernières guerres avec les Anglais, l’armée navale de Portsmouth arborer l’étendard de la révolte. Ce fait est une exception, et la révolte d’ailleurs fut promptement étouffée. Mais les équipages des anciens, une fois mouillés sur rade, ne vivaient plus à bord ; le camp qui les renfermait, agora de passage, pouvait à la minute se transformer en pnyx. Une assemblée tumultueuse se trouve donc rassemblée à l’instant ; les généraux, les triérarques suspects sont déposés, sans qu’on veuille même prendre la peine de les entendre ; de nouveaux chefs sont élus par acclamation. Au nombre de ces chefs figurent naturellement Thrasybule et Thrasylle.

N’allez pas vous imaginer que ce grand transport populaire ait fait oublier aux matelots athéniens l’or du grand roi, cet or dont Pisandre le premier leur laissa entrevoir la rosée bienfaisante ! L’or du grand roi conservait toujours son prestige ; seulement ce n’étaient ni Pisandre ni les quatre cents qui en disposaient. On en avait maintenant la certitude. C’était Alcibiade. A quel parti appartenait donc le fils de Clivias ? Au parti d’Alcibiade, nous l’avons déjà dit. Dans le désarroi où les révolutions politiques jettent les peuples, on voit une foule de gens ne plus professer de culte que pour l’habileté. Alcibiade était incontestablement habile. Après avoir trompé Pisandre, il allait faire de Thrasybule sa dupe ou son complice. Thrasybule convoqua l’armée et obtint son assentiment au rappel d’Alcibiade. C’était se mettre en insurrection ouverte contre le gouvernement d’Athènes. Sans aucun doute ; mais pourquoi hésiterait-on à jeter le défi à ce gouvernement qu’on n’a jamais reconnu ? Athènes n’a-t-elle pas la première fait défection en portant atteinte aux lois dé la patrie ? Ces lois, l’armée se lève pour les défendre ; elle saura bien contraindre Athènes à y revenir.

Alcibiade était toujours auprès de Tissapherne. Thrasybule l’alla trouver et le ramena triomphant à Samos : Mis en présence des soldats, Alcibiade sut jouer admirablement son rôle. II n’énuméra pas pompeusement ses services, ne se plaignit point de son bannissement ; il se contenta de faire parler Tissapherne. Le satrape, à l’entendre, ne demandait qu’une chose : qu’Alcibiade fût rappelé dans sa patrie et lui servit de garant près du peuple d’Athènes. Les subsides alors ne manqueraient pas : Tissapherne ferait, au besoin, argent de son propre lit. Ce n’était pas aux Lacédémoniens qu’il amènerait la flotte phénicienne, c’était aux Athéniens devenus ses amis le jour où ils rendaient leur confiance à l’exilé qui possédait la sienne. Le grand art ne serait-il pas en politique de savoir ce qu’on peut demander sans crainte à la crédulité des foules ? On peut aller beaucoup plus loin dans cette voie que ne le suppose généralement le vulgaire. Le succès qu’obtint Alcibiade à Samos en est la preuve. Les soldats l’élurent sur-le-champ général et lui remirent le soin de punir les quatre cents. Ils voulaient à l’instant faire voile vers le Pirée ; Alcibiade, les retint. Lui seul, dit Thucydide, était capable de rendre ce signalé service à sa patrie. Il est triste de penser qu’Alcibiade pût encore mériter la reconnaissance d’Athènes ; le fait néanmoins est incontestable. Le départ de la flotte livrait sans coup férir aux Lacédémoniens l’Ionie et l’Hellespont. L’intérêt d’Alcibiade se confondait, il est vrai, en cette circonstance avec l’intérêt de la république. S’il ne restait plus que des vaisseaux lacédémoniens dans les eaux de l’Asie, que devenait la politique de bascule à l’aide de laquelle on avait jusqu’alors réussi à faire peur aux Grecs de Tissapherne, à Tissapherne des Grecs ? N’était-ce pas dans ce jeu habilement conduit que consistaient surtout l’importance et, par contre, la popularité du nouveau général ?

L’attitude prise par la flotte de Samos ruinait les espérances des quatre cents. L’oligarchie athénienne n’avait plus qu’une ressource, ménager à tout prix un accommodement avec Lacédémone. Irait-elle jusqu’à livrer la ville à l’ennemi ? On l’accusait déjà d’en nourrir la pensée. Tout à coup une flotte de quarante-deux vaisseaux, commandée par le Spartiate Hagésandridas, fait son apparition dans le golfe d’Égine. Signalée bientôt à Mégare, on l’aperçoit longeant la côte de l’île de Salamine. Plus de doute ! Cette flotte est appelée par la trahison. Les citoyens courent en masse au Pirée ; les uns s’embarquent, les autres lancent à la mer les vaisseaux qui demeurent encore à sec sur la plage. Les murs, l’entrée du port se garnissent de défenseurs. Zèle bien superflu ! émotion bien vaine ! La flotte du Péloponnèse a sa destination ; et cette destination n’est pas le Pirée. Hagésandridas continue de ranger les rivages dé l’Attique, double le cap Sunium et va jeter l’ancre devant Oropos, dans le canal de l’Eubée. Oropos est en face d’Érétrie.

L’Eubée menacée, c’était quelque chose de plus grave encore que l’Attique envahie. Le gouvernement des quatre cents se hâte de diriger sur Érétrie les vaisseaux du Pirée. Timocharès part avec cette flotte dont la composition ne rappelait guère les armements des beaux jours de la république. Oropos n’est séparé d’Érétrie que par un étroit bras de mer ; les deux flottes n’avaient donc qu’un faible espace à franchir pour se joindre. Hagésandridas prend résolument l’offensive. Il disposait de quarante-deux vaisseaux, venus pour la plupart de Locres, de Tarente, des ports de la Sicile ; Timocharès ne pouvait lui en opposer que trente-six. Ce n’est pourtant pas l’infériorité du nombre qui cause ici le plus grand embarras des Athéniens ; leurs équipages sont encore dispersés dans la ville que l’ennemi est déjà sur eux prêt à les attaquer. Il faut des vivres frais à ces matelots d’Athènes ; leur farine et leur fromage, leur ail, leurs olives, leurs anchois, leurs chapelets d’oignons ne leur suffisent pas. Trois jours de provisions sont d’ailleurs bientôt consommés. A peine a-t-on mis le pied à terre que, la drachme à la bouche, on court au marché, et, si le marché se trouvé éloigné du rivage, il est facile de comprendre à quelles surprises on s’expose. Nous avons aujourd’hui des cales mieux garnies, nous avons le bateau de la marchande, admirable institution qui vient jeter un peu de variété dans une alimentation trop monotone ; nous n’avons même pas besoin d’aller chercher de l’eau à la plage, puisque nous distillons l’eau de la mer ; nous ne sommes donc pas exposés à combattre, par suite de l’absence de corvées nombreuses ; avec des équipages incomplets, comme les Athéniens à Érétrie, comme nos vaillants pères dans. la baie d’Aboukir. Il n’en reste pas moins prudent de se tenir toujours à bonne distance des escadres mouillées dans un port qu’on observe. Ces escadres peuvent venir à nous avec toute leur pression ; nous ne les bloquerons jamais avec tous nos feux allumés. Entrer en action avec une vitesse notablement inférieure est un désavantage qui ne le cède en rien à celui dont les Athéniens eurent à souffrir pour la première fois, mais non pour la dernière, sur la côte de l’Eubée. Il n’y a pas ici de corde teinte en rouge qui puisse, comme sur l’agora, envelopper la foule et la pousser où l’appelle son devoir. Les céleustes crient ; les trompettes sonnent, les flûtes glapissent, et, pendant ce temps, Hagésandridas arrive. On a embarqué ce qu’on a pu ; les Athéniens tiennent ferme ; leurs chiourmes impuissantes trahissent le courage des hoplites. Poussés jusqu’à la côte, ils perdent vingt-deux bâtiments sur trente-six, et leur défaite est le signal de l’insurrection de l’Eubée.

Rien ne réussissait aux quatre cents. Le peuple, qui avait subi leur usurpation, qui l’avait même consacrée par ses votes, se leva contre eux dès qu’il les vit condamnés par la fortune. Il courut au Pnyx et les déclara déchus du pouvoir ; l’autorité fut de nouveau remise aux cinq mille. Qu’aurait fait de l’autorité cette foule irrésolue, si l’on n’eût, du même coup, songé à lui procurer un guide ? Le rappel d’Alcibiade, fut décrété. Pour la crédule Athènes, non moins que pour la crédule armée de Samos, ce rappel devait être l’avant-coureur de l’alliance du grand roi, le précurseur des subsides de Tissapherne. Pisandre et les principaux partisans de l’oligarchie jugeaient depuis longtemps leur cause à peu près perdue ; ils ne crurent pas devoir laisser à la démocratie la tentation d’ensanglanter sa victoire. L’asile de Décélie leur était ouvert ; ils s’y précipitèrent. Agis les reçut avec bienveillance. C’est ainsi, conclut Thucydide, que cessèrent dans Athènes les séditions. La sédition, c’est l’usurpation qui échoue.