LA MARINE DES ANCIENS - LA REVANCHE DES PERSES

 

CHAPITRE II. — LE GOUVERNEMENT DES QUATRE CENTS.

 

 

Il restait par bonheur au satrape un précieux conseiller. Pourquoi vous inquiéter, lui disait Alcibiade, des déclarations de Lichas ? Achetez les triérarques, corrompez les généraux ! Cela vaudra mieux pour vous que tous les traités. La flotte du Péloponnèse vous obéira quand ses chefs vous seront acquis. On vous demande le concours de la flotte phénicienne ? Répondez que cette flotte est déjà en route ; gardez-vous bien de là faire venir ; l’intérêt de la Perse n’est pas de mettre les Lacédémoniens en mesure de terminer par un coup de vigueur une guerre commencée il y a dix-neuf ans. La Perse trouvera plus de profit à faire traîner les hostilités en longueur. On insiste pour obtenir de vous une drachme de solde journalière par homme ; faites observer que les Athéniens n’accordent la plupart du temps que la moitié de cette paye, — trois oboles ; — à leurs rameurs. Pendant que vous retiendrez les Péloponnésiens inactifs par ces vains débats et par ces stériles promesses, Athènes reprendra peu à peu des forces. Les deux marines se balanceront alors, s’useront l’une par l’autre, et vous deviendrez, sans avoir exposé la flotte phénicienne, l’arbitre souverain de cette longue querelle.

Quel était donc le but que poursuivait Alcibiade ? Voulait-il réellement livrer la Grèce épuisée à Darius ? Le fils de Clinias connaissait trop bien sa patrie pour s’imaginer qu’il la pût, dès cette heure conduire à un tel degré d’abaissement. Ce qu’il se proposait, c’était uniquement d’affermir par l’apparente bonne foi de ses conseils, disons mieux, par l’exagération de son médisme, le crédit dont il se vantait de jouir auprès de Tissapherne. L’ami du satrape se ferait aisément courtiser par les deux partis. Alcibiade était passé maître en fait d’intrigues ; jamais cependant on ne l’avait encore vu ourdir trame aussi compliquée. Il s’agissait cette fois de tromper tout le monde. Après s’être insinué dans la confiance de Tissapherne en affectant de lui sacrifier les Grecs, il fallait persuader aux Grecs que Tissapherne aiderait de ses subsides ceux qui prendraient fait et cause pour Alcibiade. L’événement ne tarda pas à prouver que l’audacieux proscrit ne présumait pas trop de la crédulité de ses compatriotes. Ce fut d’abord une sourde rumeur qui parcourut les rangs de l’armée de Samos. Tissapherne, disait-on, n’inclinait pas plus vers Lacédémone que vers Athènes ; mais-il s’était pris d’une vive amitié pour le fils de Clinias, et, tant qu’Alcibiade ne serait pas relevé du bannissement qui l’avait frappé, on pouvait renoncer à l’espoir de détacher le vice-roi de la cause qui lui devait déjà ses premiers triomphes. Alcibiade rendu à sa patrie, tout changeait. Tissapherne abandonnait ces grossiers Spartiates, qui, d’une main, recevaient son or et repoussaient, de l’autre, ses traités ; il se tournait, par esprit de vengeance, vers Athènes, soldait libéralement la flotte, et ne demandait eu retour que l’abolition de la démocratie et l’établissement d’un pouvoir résolu à maintenir d’amicales relations avec la Perse. Que ces ouvertures aient trouvé un facile accès auprès des chefs, de l’armée athénienne, il n’y a pas lieu de s’en étonner Alcibiade promettait aux triérarques, aux pilotes, de gouverner avec l’aristocratie et de tenir désormais en bride cette odieuse lie du peuple qui l’avait chassé. Ce qui pourrait davantage surprendre, c’est de voir la foule accepter avec complaisance un projet qui ne tendait à rien moins qu’à lui ravir ses droits politiques. Les droits politiques avaient sans doute leur prix pour les rameurs athéniens, mais la solde du roi, la double solde, qu’on faisait briller à leurs yeux, possédait un charme devant lequel s’évanouissaient peu à peu leurs derniers scrupules.

Tissapherne n’était pas dans le secret. A quoi eût servi de lui communiquer des desseins pour l’exécution desquels-on ne se proposait pas de réclamer son concours ? Savait-on s’il lui conviendrait de favoriser un mouvement destiné à concentrer la puissance d’Athènes dans une main ambitieuse et habile ? La seule chose essentielle était de ne pas laisser les Grecs mettre en doute la haute influence dont on se targuait. Pour cela, il suffisait de vivre ostensiblement dans la familiarité du satrape, de se faire admettre à sa table, de pénétrer à toute heure sous sa tente. Celte intimité, Alcibiade l’avait depuis longtemps conquise ; il s’en faisait- une arme aujourd’hui contre les citoyens qui voulaient prolonger son exil. Laisser rentrer dans la cité sainte le violateur des lois, le profanateur des mystères ! A la seule pensée d’un si grand sacrilège, les prêtres de Cérès se répandaient en imprécations. Mais, répliquaient les partisans du puissant banni, pouvez-vous indiquer un autre moyen de sauver la république ? D’où vient la prépondérance assurée désormais. à la flotte du Péloponnèse ? Des subsides du roi. Déposez donc des haines impolitiques ; rappelez Alcibiade, puisque Alcibiade seul en ce moment est capable de faire passer de votre côté l’alliance qui constitué la force de vos ennemis. Il faudra peut-être changer pour quelque temps la forme du gouvernement, abandonner l’exercice du pouvoir à un petit nombre de citoyens, afin d’inspirer plus de confiance au roi. Nous ne tarderons pas à revenir à nos institutions premières ; le sacrifice ne sera que passager, et qui pourrait hésiter à le subir, lorsqu’il est démontré qu’en dehors de cette ligne de conduite il n’est pas pour l’État menacé de salut ? Parler d’oligarchie au peuple d’Athènes, c’était montrer une singulière audace ; le peuple cependant ne s’indigna pas. Il est des heures d’accablement moral où les nations peuvent tout entendre. On osa décider que le chef apparent de cette intrigue ; Pisandre, partirait avec dix collègues, pour séduire Tissapherne et ramener, s’il réussissait, Alcibiade.

Tissapherne n’avait qu’une idée : obtenir l’abandon de l’Ionie et des îles adjacentes. Les Lacédémoniens refusaient d’y souscrire ; ce fut la première exigence que rencontrèrent les Athéniens. Sur ce point délicat, Pisandre et les dix commissaires qu’on lui avait adjoints ne se révoltèrent pas encore ; lorsqu’à la troisième conférence Alcibiade réclama pour le roi le droit d’expédier ses vaisseaux dans les ports de la Grèce et de les y faire accueillir en alliés, le piége parut trop grossier, l’indignation d’Athènes trop probable ; les pourparlers se rompirent, et Tissapherne se montra plus disposé que jamais à rendre sa faveur et ses subsides aux Lacédémoniens. Alcibiade avait été l’âme de ces négociations ; la crainte d’indisposer Tissapherne l’arrêta en chemin. Il dut, quelle que fût sa pensée secrète, se montrer plus soucieux des intérêts des Perses que de la dignité, de la sécurité même de sa patrie. Le parti oligarchique résolut alors de se passer de son concours. L’homme nécessaire devint, à l’instant, l’homme fatal. Était-ce bien sur un pareil personnage que l’élite de la population devait s’appuyer ? Un noble mouvement de fierté nationale sembla transporter ces Grecs qui n’étaient pas encore les Grecs du Bas-Empire ; l’insolence de l’étranger les rendit à eux-mêmes. Que le roi de Perse garde son or, les conjurés prendront sur leur propre fortune l’argent dont on a besoin pour le payement de la solde. Le premier devoir de tout bon citoyen est de songer à pousser la guerre avec vigueur ; vainqueur en Ionie, on n’en sera que plus fort dans Athènes. Le complot avait des ramifications étendues, moins étendues cependant que ne le supposait la terreur populaire. Les Athéniens voyaient des affiliés partout. Quelques meurtres demeurés impunis glaçaient les courages. Le plus influent meneur du peuple, le principal auteur du bannissement d’Alcibiade, Androclès, fut tué secrètement par les incroyables de l’époque ; la démocratie n’osa plus bouger. Les citoyens ne s’abordaient qu’en tremblant ; l’homme à qui l’on allait s’ouvrir de ses craintes était peut-être lui-même un conjuré. Quand Pisandre et ses dix collègues revinrent de Samos et débarquèrent au Pirée, la conspiration, tramée dans le silence, n’attendait qu’un signal pour éclater au grand jour. Pisandre amenait pour la seconder un corps d’hoplites recruté sur la route. Pisandre était l’homme d’action ; il avait combiné et monté l’affaire ; celui qui en tenait tous les fils se nommait Antiphon. Par quel fol espoir ce penseur profond dont Thucydide n’a jamais cessé de révérer la mémoire, cet habile orateur, ce citoyen estimé entre tous, fut-il donc conduit à tenter d’arracher le peuple athénien à l’abîme ? Put-il s’imaginer qu’il contiendrait longtemps une multitude non seulement étrangère à toute sujétion, mais encore accoutumée à faire la loi aux autres ? Fatale et commune erreur des sages ! En fait de politique, la philosophie de Falstaff leur donnerait des leçons : Se figurent-ils, parce qu’ils sont vertueux, qu’il n’y aura plus de joyeux compagnons attablés dans les tavernes ?

Tout alla bien cependant au début. Guidé par les conseils d’Antiphon, Pisandre commença par convoquer une assemblée populaire. Dans cette assemblée, on proposa aux Athéniens d’élire dix commissaires, chargés d’étudier les moyens d’arriver à fonder le meilleur gouvernement possible. Le meilleur gouvernement, ce ne pouvait être évidemment celui qui avait décrété la guerre du Péloponnèse et qui venait d’échouer en Sicile. Les Athéniens étaient las de coucher sur la paille en gardant les remparts, de voir des hommes à cheveux blancs dans les rangs de l’armée, tandis que des jeunes gens se dérobaient aux fatigues de la guerre par des ambassades. Sous le joug capricieux de la démocratie, riches et pauvres avaient également souffert. Les riches, on leur imposait les fonctions de triérarque, on les obligeait à équiper à leurs frais de vieilles galères, dont les flancs à demi pourris s’ouvraient de vétusté ; les pauvres, depuis vingt ans, n’avaient cessé de voir constamment suspendu sur leur tête l’ordre de se présenter, avec trois jours de vivres, pour aller à la mort. Aussi la masse du peuple ne demandait-elle qu’à ne plus entendre le retentissement des tolets qu’on adapte au plat-bord, des rames qu’on attache à leur cheville. Promettre aux Athéniens de scier les piques en deux pour en faire des échalas était, en ce moment, le plus sûr moyen de gagner leurs suffrages. Les dix commissaires furent élus sans contestation ; le vieux Démos les investit de ses pleins pouvoirs. Au jour fixé, le morose vieillard vint s’asseoir de nouveau sur les bancs de pierre du Pnyx, avec son outre, son pain, sa petite provision d’ail, d’oignons et d’olives, en vrai palikare qu’il était. Les dix délégués comparurent alors devant sa toute-puissance ; c’était au peuple d’Athènes de juger et d’approuver, s’il le trouvait bon, leur œuvre. Le comité de législation, malgré la hâte extrême qui lui était imposée, n’avait pas fait les choses à demi. Il proposait d’abolir toute magistrature conférée par l’ancien état de choses, de supprimer les emplois salariés et de confier l’autorité suprême à quatre cents citoyens.

Ce gouvernement des quatre cents, — tel est le nom qu’il porte dans l’histoire, — s’installa sans encombre. Il rencontra si peu d’opposition qu’à part quelques exécutions clandestines, quelques condamnations à l’exil ou aux fers, il n’eut pour ainsi dire pas à user de rigueur. Le point difficile n’est jamais de se faire accepter ; les embarras commencent quand il faut justifier les grandes espérances qu’on a fait naître. Le peuple d’Athènes voulait la paix ; il eût été dangereux de ne pas prendre au sérieux son impatience. Les quatre cents envoyèrent donc sur-le-champ au roi Agis, qui continuait d’occuper Décélie, un héraut chargé de déclarer le véhément désir qu’éprouvait le nouveau gouvernement d’arriver à une prompte réconciliation. Agis ne se contenta pas de faire le plus froid accueil à cette ouverture. Dès qu’il sut qu’une révolution venait d’éclater dans. Athènes, il se mit en mesure d’en profiter. J’irai, dit-il, porter moi-même ma réponse aux Athéniens. Et, sans perdre un instant, il fit mander en toute hâte des troupes du Péloponnèse. Quand il se crut en force, il descendit de Décélie dans la plaine à la tête de son armée. Le roi de Lacédémone heureusement se trompait ; Athènes n’était pas livrée à l’anarchie. Les soldats du Péloponnèse ne rencontrèrent pas des citoyens divisés, prêts à leur ouvrir les portes de la ville ; ce qui vint à eux, ce fut des cavaliers, des hoplites, des archers, des peltastes, qui culbutèrent leurs postes avancés et obligèrent Agis déconcerté à battre précipitamment en retraite. Les quatre cents avaient ainsi prouvé qu’ils étaient un gouvernement ; Agis consentit à laisser passer l’ambassade qu’ils envoyèrent à Lacédémone pour y négocier, s’il était possible, un accord.