LA MARINE DES ANCIENS

LA BATAILLE DE SALAMINE ET L’EXPÉDITION DE SICILE

 

CHAPITRE XVII. — LES STRATAGÈMES D’ARISTON.

 

 

Pendant que les Corinthiens inauguraient devant Naupacte une nouvelle manière de combattre, les événements marchaient à Syracuse. Douze vaisseaux de Corinthe, commandés par Érasinidès, y étaient venus apporter à la flotte la confiance que l’armée devait à l’arrivée de Gylippe. Les Syracusains possédaient de nombreuses trières ; jusqu’alors ils n’avaient pas osé s’en servir. Ils les tenaient tirées à sec, dans leur arsenal, sous la protection de leurs murailles. Érasinidès leur fit honte de cette inaction. Les marins d’Athènes n’étaient pas plus invincibles due les hoplites de Sparte ; il fallait seulement savoir déconcerter leur tactique. Le dernier combat livré dans le golfe de Corinthe en indiquait le moyen. Sous la direction des pilotes d’Érasinidès, les proues allongées des vaisseaux syracusains furent rognées ; elles gagnèrent en solidité ce qu’elles perdirent en saillie. On les arc-bouta en dedans par d’épais madriers et on lés munit, suivant la coutume corinthienne, de deux épotides. Quand tout frit prêt, quarante-cinq galères partirent du petit port, où était l’arsenal, doublèrent la pointe orientale d’Ortygie et se présentèrent à l’entrée du grand port. Le grand port avait aussi sa flotte, composée de trente-cinq trières. Ces trente-cinq trières se mirent en mouvement. Quelques minutes encore, et la jonction allait s’opérer. Quatre-vingts vaisseaux Syracusains seraient alors en mesure de se porter en masse sur les retranchements de Plemmyrion, que Gylippe, avec sa cavalerie, attaquerait de son côté par terre.

Les Athéniens avaient transporté leurs magasins du fond du grand port à Plemmyrion ; la majeure partie des vivres, les voiles et les agrès de quarante trières y étaient déposés. Enlever aux assiégeants cette position importante, c’était leur causer un incalculable dommage. Nicias voit le danger ; ce n’est pas la cavalerie et le mouvement tournant de Gylippe qui le préoccupent, c’est l’attaque de front qui peut être tentée par la flotte. Eût-on jamais pensé que Plemmyrion courrait un jour le risque d’être assailli par mer ?-Avions-nous prévu, nous autres, Anglais et Français, la sortie du Vladimir, quand nos escadres, dans une sécurité profonde, bloquaient Sébastopol ? On sait dans quel trouble cette simple démonstration nous jeta. L’émotion ne fut pas moins grande au camp athénien, quand les premières trières venues du petit port se montrèrent à l’intérieur de la baie, longeant la côte occidentale d’Ortygie. Nicias court au rivage. Il fait armer précipitamment soixante trières, en garde vingt-cinq pour contenir les trente-cinq vaisseaux du grand port et conduit le reste au-devant de la division qui arrive du large. Il était trop tard pour arrêter une aussi puissante escadre dans son élan ; les vaisseaux syracusains traversent la ligne ennemie, qui s’ouvre comme intimidée devant eux. La manœuvre, prenez-y bien garde, n’est qu’un piège ; nous aurons plus d’une fois occasion de l’imiter. Les trières athéniennes, en effet, se sont rapidement retournées ; c’est au tour des Syracusains maintenant de perdre contenance. Ils veulent se rallier et embarrassent leurs rames ; les Athéniens les prennent en flanc, les frappent en poupe, coulent ainsi huit navires avec les hoplites et les rameurs qui les montent, en brisent trois autres dont ils font les équipages prisonniers. La division sortie du grand port est en même temps refoulée sous les murs de la ville. Le moment n’était pas venu où Athènes trouverait la mer infidèle ; à terre, au contraire, la fortune se prononçait déjà en faveur de ses ennemis. Gylippe, avec une facilité qui l’étonna lui-même, avait réussi à enlever les forts du Plemmyrion.

A partir de ce jour ; pas un convoi de vivres ne put pénétrer dans la baie sans donner lieu à quelque combat. La flotte de Nicias vécut dans un état d’alerte perpétuel. Il ne pouvait plus être question de la tirer à sec, pas même pour l’espalmer. On la dut conserver constamment à la mer, toujours prête à embarquer sa chiourme, rangée en lune derrière son rempart de pilotis, s’imbibant d’eau, s’alourdissant, se couvrant d’herbes et de coquillages,r perdant peu à, peu l’avantage qu’elle avait possédé jusqu’alors d’une marche supérieure et d’évolutions plus rapides.

Le commandement en chef finit par devenir un pesant fardeau quand on en a supporté pendant près de deux ans les multiples épreuves. Comment ne pas fléchir sous cette pierre de Sisyphe, lorsqu’on voit, d’un œil exercé, la situation s’aggraver sans cesse, et le ciel, au lieu de se dégager, s’assombrir ? Nicias était malade ; il souffrait de cette maladie dont se plaignait Villeneuve après la campagne des Antilles et avant Trafalgar, maladie qu’on pourrait appeler le mal de la responsabilité. Il éprouvait de violentes coliques néphrétiques. Dans son abattement, craignant de ne plus être, vu l’état chancelant de sa santé, à la hauteur de la tâche périlleuse qu’il n’avait acceptée qu’à regret, ce vaillant soldat demanda son rappel. Le peuple d’Athènes lui répondit en le confirmant dans le commandement, mais en décrétant du même coup l’envoi en Sicile d’une nouvelle armée et d’une nouvelle flotte. L’aristocratique Angleterre, au temps des Chatham et des Pitt, n’aurait pas fait mieux.

Qui donc conseillait, à cette heure, le vieux Démos ? Je ne le distingue pas très clairement ; ce ne dut pas être, en tout cas, un homme sans valeur. Athènes montrait en cette occasion une opiniâtreté dont on ne croyait pas généralement les démocraties capables. Ajoutons que Nicias n’avait pas .sollicité purement et simplement son rappel ; il avait exprimé la crainte de ne pouvoir défendre convenablement les intérêts de la république et insisté pour qu’on lui donnât au moins des collègues, si l’on persistait à laisser la charge de l’expédition entre ses mains. Lamachos, — ce preux antique dont Aristophane raillait dans les Acharniens l’emphase guerrière, — était tombé sur le champ de bataille, laissant, espérons-le, un honnête remords au cœur du poète ; Alcibiade était occupé à recruter de toutes parts des ennemis contre sa patrie. Nicias restait seul. On lui adjoignit provisoirement Ménandre et Euthydème qui se trouvaient sur les lieux. Démosthène, fils d’Alcisthène, — le Démosthène de Pylos —, et Eurymédon, fils de Théoclès, — l’Eurymédon de Corcyre, — deviendraient, dès qu’ils l’auraient rallié, ses collègues définitifs. Eurymédon prit les devants avec dix vaisseaux et une somme de 82.000 francs. Démosthène retarda son départ jusqu’au jour où les armements décrétés seraient complets. Il devait conduire à Nicias soixante navires athéniens, cinq de Chio, douze cents hoplites d’Athènes et un grand nombre de soldats levés dans les îles.

On continuait de se battre devant Syracuse. Le terrain était devenu singulièrement défavorable pour les Athéniens, et, quoi qu’ils fissent, il ne dépendait plus d’eux d’en changer. Maîtres d’Ortygie, maîtres de Plémmyrion, les Syracusains avaient toute facilité pour occuper l’entrée de la baie, large à peine de sept encablures. C’était donc dans le bassin même, adossés au fond du grand port, refoulés jusqu’à l’embouchure de l’Anapos, que les assiégeants se trouvaient contraints de livrer bataille. Nicias, pour obéir à cette situation critique, sut prendre, on le verra, des dispositions excellentes. En avant de la ligne de pieux qu’il avait plantés en mer, il établit comme une seconde estacade formée de bâtiments de charge qu’il espaça d’une soixantaine de mètres environ. De même qu’on voit dans l’arène les picadores et les chulos serrés de trop près se dérober aux atteintes du taureau en se glissant entre les poteaux qui garnissent l’entrée du cirque, de même ici les navires désemparés ou menacés de capture trouvaient sur leurs derrières un abri où venait buter l’attaque.

La défensive, grâce à ces préparatifs si bien entendus, était forte ; une flotte d’envahisseurs qui se défend n’est-elle pas cependant une flotte à moitié perdue ? Pour conquérir au moins le repos, il eût fallu déblayer la baie de tous ces croiseurs ennemis qu’on se fatiguait à tenir en respect. Nicias ne se croyait pas en mesure de livrer des combats douteux, et sa prudence n’était que trop justifiée. Les Syracusains en effet avaient réuni quatre-vingts vaisseaux ; Nicias ne pouvait leur en opposer que soixante-quinze. Encore si ces soixante-quinze navires eussent pu faire usage de leurs circonvolutions habituelles, s’ils eussent conservé la faculté de prendre l’ennemi en flanc, de se donner carrière en reculant ; s’il leur eût été, en un mot, permis de manœuvrer, l’infériorité numérique, on l’aurait comptée pour rien. Mais l’espace manquait, les deux flottes remplissaient la rade ; on se voyait forcément ramené aux luttes brutales des temps primitifs, à ces luttes dans lesquelles l’habileté des rameurs et des pilotes athéniens perdait tous ses avantages.

La confiance et l’enthousiasme régnaient, en dépit d’un premier échec, dans la ville assiégée. Les Doriens avaient recouvré, depuis l’enlèvement des lignes de Plemmyrion, le sentiment de leur supériorité militaire sur la race ionienne. A un signal donné, toutes-les forces syracusaines s’ébranlent, les troupes de terré marchent contre le mur de circonvallation, la, flotte prend une attitude menaçante dans la baie. Ce pompeux déploiement n’a d’autre objet que de harasser les Athéniens ; le lendemain la même démonstration recommence. On se joint rarement corps à corps, mais on se harcèle, on s’inquiète ; on se blesse et on se tue du monde. C’est la guerre telle que nous l’avons connue devant Sébastopol, la guerre qui use les armées et qui nous contraignit à faire passer toutes les forces vives de la France,  cent cinquante-quatre mille hommes, — sur le plateau de la Chersonèse. Il y a pourtant une grande différence entre les deux situations. Les Syracusains ne font point de sorties qui ne soient appuyées par une démonstration maritime ; nous n’eûmes jamais à repousser que la tentative peu sérieuse du Vladimir. S’il en eût été autrement, si une flotte russe eût pu prêter sa coopération aux troupes qui assaillirent tant de fois nos tranchées, les choses auraient peut-être pris une nouvelle tournure, et le nom d’expédition de Sicile que les alarmistes ne se faisaient pas faute de donner, sur la rade de Baltchik, à notre expédition partant pour la Crimée, ne se fût, je le crains, trouvé que trop bien justifié.

L’assurance dont la flotte syracusaine faisait preuve ne laissait pas de troubler un peu Nicias. On le bravait, on lui offrait le combat ; donc on avait cessé de le craindre. Les Russes, on s’en souvient, préludèrent à la sanglante bataille d’Inkermann par la grande escarmouche de Balaklava. Quand a-t-on vu la roue de la fortune tourner à demi ? Dés que le destin la met en branle, il y a comme un volant irrésistible qui l’emporte. Un pilote de Corinthe, Ariston, fils de Pyrrhicos, le meilleur pilote de la flotte syracusaine, au dire de Thucydide, eut l’ingénieuse idée de tirer parti des habitudes de la marine grecque, pour prendre la flotte athénienne en défaut. Il ne faut pas traiter trop dédaigneusement les stratagèmes de guerre des anciens, car il en est dont l’application nous serait fort utile. La guerre est la lutte de la ruse et de la force ; il serait par trop maladroit de n’employer qu’un seul de ces moyens. Pour nous approprier les ruses dont la marine antique fit usage, il faut avant tout les bien comprendre ; le stratagème imaginé par Ariston nous demeurerait lettre close si nous ne savions d’abord de quelle façon vivaient les équipages à bord de la trière grecque. Ces équipages, nous l’avons déjà dit, n’emportaient généralement avec eux que trois jours de vivres, — le bagage habituel du soldat. — Leurs vivres consommés, ils en achetaient d’autres en chemin. La galère du seizième siècle avait sa cuisine, — le fougon, — à l’établissement duquel était sacrifié l’emplacement d’un banc tout entier. Aussi la chiourme prenait-elle ses repas à bord. Elle restait pendant de longs mois enchaînée à son banc, sans jamais poser le pied à terre. Le rameur grec, au contraire, n’allumait de feu que sur le rivage. Deux fois par jour, il accostait le premier cap venu et s’occupait d’y préparer ses repas. La nécessité de s’arrêter pour faire la soupe et pour apprêter le café commande encore les mouvements de nos troupes ; une obligation analogue s’imposait aux navarques et aux triérarques de l’antiquité. La galère devint au moyen âge une caserne flottante ; la trière ne fut jamais qu’une sorte de bac, un bateau de passage : La stratégie devait se ressentir d’une différence si notable. On a vu des galères combattre au large ; les trières ne se montrent que rarement à distance de la rive. Elles y sont ramenées par les besoins journaliers de la vie, tout autant au moins que par leur inaptitude à supporter la grosse mer. Ces explications nous aideront à bien saisir l’idée d’Ariston et à suivre1es diverses phases du combat qui se livra, en l’an 413, dans la baie de Syracuse.

Sur ces bords du Léthé que nous habitons, quelqu’un a-t-il gardé la mémoire de la l’acon dont s’y prit le général Pélissier pour jeter ses troupes à l’improviste sur le terre-plein de la tour Malakof ! Sans qu’il s’en doutât, le général français fut dans cette journée un imitateur du pilote grec. L’histoire, au déclin de la vie, a ce charme tout particulier qu’elle nous met constamment en présence des choses que nous avons vécues. On l’a probablement dit avant moi, mais je ne crains pas de m’exposer à le redire, l’histoire est un perpétuel recommencement. Voyons d’abord le stratagème employé devant Malakof ; nous raconterons ensuite, celui qui eut un si complet succès devant Syracuse. Il s’agissait de surprendre l’ennemi ; car enlever d’assaut un ouvrage protégé par un large fossé et par une escarpe de dix-huit pieds de hauteur, il n’y fallait pas songer si l’ennemi eût été sur ses gardes. On eut donc la pensée de coudre un lopin de la peau du renard à la peau du lion qui se trouvait trop courte. Ordre fut donné aux batteries de conduire leur feu avec la régularité qui préside aux sonneries d’un timbre d’horloge. Pendant une demi-heure on faisait un feu roulant ; la demi-heure écoulée, tout se taisait brusquement. On laissait se passer une demi-heure encore, puis on reprenait le tir ; à l’expiration dû même intervalle, on le suspendait. Trente minutes de tir, trente minutes de repos, nous ne sortions pas de là. Les Russes furent d’abord étonnés ; puis ils observèrent, constatèrent avec soin la durée de nos intermittences et finirent par croire que notre simplicité occidentale avait bien pu nous inspirer ce procédé si ingénu dans son mécanisme méthodique. Ils se trouvaient, à cette époque, littéralement accablés sous la grêle de nos projectiles. Sans les abris blindés qui leur servaient à se mettre à couvert, il leur aurait fallu certainement évacuer plusieurs de leurs ouvrages. On comprend donc avec que empressement ils durent prendre bonne note de la règle dont nous semblions décidés à ne plus nous départir. Dès que nos batteries recommençaient à tonner, c’était à peine s’ils songeaient à les amuser par quelques coups ; la plupart de leurs pièces faisaient silence, s’entraversaient derrière les parapets, et les artilleurs à l’envi s’empressaient de courir à leurs casemates. Qui eût vu les batteries russes en ces moments les aurait crues complètement abandonnées. Le jour fixé pour l’assaut arrive. Nous avons dans les journées qui précèdent fait une consommation de munitions incroyable. Il nous en reste assez cependant pour ouvrir, dès les premières lueurs du matin, ce feu si terrible que les Russes appelaient non sans raison, dans leurs derniers bulletins, un feu d’enfer. Les choses se passent ce jour-là comme elles se passaient d’habitude. Demi-heure de tir, demi-heure de silence absolu. Quelques minutes avant midi, toutes les batteries tonnaient encore ; elles tonnaient même de plus belle, car le feu venait de reprendre, et jamais peut-être il n’avait eu autant d’intensité. Les Russes demeuraient soigneusement blottis au fond- de leurs cavernes. C’était d’ailleurs l’instant auquel, suivant la coutume presque universelle des marins, ils allaient se grouper autour des gamelles pour dîner. Midi sonne, le canon se tait : vous vous levez alors, héros da 8 septembre, soldats de Bosquet et de Mac Mahon, vous vous levez plus terribles et aussi vaillants que les compagnons du Cid. Le fossé est franchi, l’escarpe escaladée ; en quelques secondes, vous êtes dans Malakof. J’ai connu le capitaine de frégate russe qui commandait cet ouvrage. Il revenait de visiter les batteries noires quand il fut saisi au collet par deux zouaves. Surprendre est à la guerre le grand art. Mais qui eût jamais supposé tant d’astuce chez ce vieux solitaire que la nature semblait avoir armé pour projeter toute une meute en l’air à coups de boutoir plutôt que pour mettre les chiens en défaut ? De la part des Grecs l’expédient, si habile qu’il puisse être, eût moins étonné. Les descendants d’Ulysse ont toujours eu quelque cheval de Troie dans leur jeu.

Nous avons réussi, je l’espère, à bien faire comprendre le stratagème imaginé par le général Pélissier ; essayons maintenant de décrire celui que le pilote Ariston mit en pratique. Les deux procédés ont en réalité plus d’un point de ressemblance. On se battait depuis le matin dans la baie de Syracuse, et, pas plus que la veille, les choses ne prenaient tournure. Ariston suggère aux Syracusains l’idée de se retirer du combat à l’heure habituelle, nais non pas pour se répandre cette fois, comme ils l’avaient fait jusqu’alors, à l’intérieur de la ville. Le marché est, au contraire, transporté sur le bord de la mer. La flotte syracusaine aborde au rivage, les matelots débarquent, achètent leurs provisions sur place et font cuire à l’instant les aliments. Il n’y aura plus de combat aujourd’hui, se disent les Athéniens. On les voit à leur tour voguer en arrière et rentrer à l’abri de leur estacade. Les voilà installés, eux aussi, à terre, tout entiers aux apprêts de leur repas.

Que se passe-t-il donc sous les murs de Syracuse ? D’où viennent ce tumulte, celte agitation insolite qu’on signale, à Nicias ? Ce sont les matelots syracusains qui se rembarquent. Il n’y a pas à s’y tromper, les trières se détachent de terre, elles font force de rames, elles accourent, le combat va recommencer. Les Athéniens étaient encore à jeun ; déplorable condition, pour se battre. Comment hésiter cependant ? Pareils au dodue accroupi sur son os et qu’on vient déranger, les Athéniens se lèvent avec un grognement sourd. La rage dans le cœur, ils montent sur leurs vaisseaux, saisissent leurs avirons et se lancent tout d’un trait, à la façon corinthienne, sur l’ennemi. La colère est aveugle ; et les marins d’Athènes vont apprendre ce qu’il en coûte, dans les combats de mer, de perdre son sang-froid. Comment ! eux, les manouvriers par excellence, ils ont la simplicité d’attaquer l’ennemi debout au corps ! Mais leurs avants sont trop faibles ; ils n’y ont donc pas songé ; ils n’ont donc pas remarqué avec quelle insistance, dans les combats précédents, l’ennemi s’efforçait de leur présenter la proue ? Les Syracusains reçoivent le choc sans reculer d’un pas ; leurs proues en frémissent, les proues athéniennes s’écrasent et se déchirent. Sept vaisseaux d’Athènes sont coulés sur place ; beaucoup d’autres se retirent ouverts et faisant eau. Plus de doute, Nicias ! la journée est perdue ; il faut faire retraite. Le coup a été prompt ; en quelques minutes la suprématie maritime d’Athènes chancelle. Être battu sur terre, ce n’était rien pour ces rois de la mer ; se voir assaillis sur leur propre élément ; être obligés de fuir devant des trières de Corinthe, devant des vaisseaux de Syracuse, voilà ce qui présage à ces orgueilleux assiégeants la ruine inévitable et les plus épouvantables malheurs.

Les Syracusains ont couvert leurs ponts d’hoplites, rempli des barques légères d’une foule de gens de trait. L’ennemi pour la première fois leur a montré ses poupes ; ils le pressent, le harcèlent, et se flattent déjà d’enlever ses vaisseaux à l’abordage. Syracusains, vous n’êtes pas habitués à vaincre ; la guerre maritime a plus d’un secret qu’il vous faudra connaître ; vos trières aujourd’hui ont mal calculé leur élan. Elles franchissent, à la suite des galères qu’elles poursuivent, la ligne des vaisseaux de charge et vont buter à la ligne plus serrée des pilotis. Les thons se sont pris dans la madrague. Comment se dégager de cette double enceinte ? D’énormes dauphins de plomb pendent au bout des vergues de chaque hourque marchande, et les vergues se croisent presque d’une hourque à l’autre. Malheur à la trière qui s’est aventurée sous cette arche ! La masse de plomb s’abat sur sa couverte, la fracasse, et va crever le vaisseau à fond de cale. Deux trières syracusaines s’abîment submergées ; un équipage se noie, l’autre tombe au pouvoir des Athéniens. Journée douteuse en somme, car les pertes matérielles se trouvent ainsi à peu près balancées ; journée douteuse, si la plus grande perte à là guerre n’était la perte de l’ascendant moral. Cet ascendant, hélas l on n’en saurait douter, n’appartient plus aux marins d’Athènes ; il est passé du côté des Corinthiens et des Syracusains. Quel événement ! quelle chute ! œuvre d’une matinée, résultat d’un seul instant de surprise ! Il est temps qu’Eurymédon et Démosthène arrivent.