LA MARINE DES ANCIENS

LA BATAILLE DE SALAMINE ET L’EXPÉDITION DE SICILE

 

CHAPITRE XIII. — LA CAPITULATION DE SPHACTÉRIE.

 

 

La double attaque tentée contre Pylos se terminait par un insuccès. Les Lacédémoniens auraient dû, sans perdre un instant, opérer leur retraite ; un esprit de vertige les retint sur la rade où ils ne pouvaient se flatter de demeurer plus longtemps les maîtres. Quarante voiles athéniennes sont déjà réunies sous l’île de Prodano, île déserte bien connue des croiseurs qui bloquèrent durant plusieurs mois la flotte d’Ibrahim, rocher d’un ou deus milles de tour que quelques lieues à peine séparent de Pylos et de Sphactérie. Les quarante voiles font partie de l’escadre qu’Eurymédon a conduite à Corcyre ; Eurymédon les a ramenées en toute hâte sur la côte de la Messénie pour répondre à l’appel pressant de Démosthène. Elles sont arrivées de nuit et attendent la lumière du jour pour préparer leur attaque. Le jour venu, elles pénètrent dans la baie par la grande passe. Les vaisseaux de Sparte sont rangés tout au fond de la rade, adossés à la plage, la proue en avant. Que pourra contre l’impétuosité de la guêpe attique cet ordre défensif ? Cinq vaisseaux Péloponnésiens sont enlevés en quelques minutes ; les autres, intimidés, reculent jusqu’à la côte. La proximité du rivage devient une tentation trop forte en ce moment d’effroi ; des équipages entiers abandonnent leurs navires. Du haut de leurs trières, les Athéniens ont jeté les grappins sur ces épaves ; ils les remorquent au large, s’excitant mutuellement, avec de grands cris de victoire ; mais l’armée du Péloponnèse a vu le danger : c’est sa flotte qu’on entraîne, c’est le pont jeté entre Sphactérie et le continent qui s’effondre. Elle accourt de toutes parts, elle se porte en masse au rivage ; généraux, polémarques, lochages, pentécontères, énomotarques, taxiarques, surites, peltastes, hamippes, archers, frondeurs, lithoboles, tout s’en mêle. Il faut sauver les vaisseaux, ou les quatre cent vingt hoplites, enfermés dans Sphactérie, sont perdus ! La plage en ce moment ressemble à une fourmilière. Animés par la vue de l’ennemi, par la pensée présente à leurs yeux, du péril, les soldats entrent tout armés dans la mer. On les voit saisir les trières des deux mains, les tirer à eux, s’atteler à cette rude besogne en longues files, pendant que les Athéniens font, de leur côté, force de rames. On se dispute, on s’arrache les vaisseaux, comme aux plaines de Troie on s’arracha jadis le cadavre de Patrocle ou celui d’Hector. Le tumulte est affreux, la mer se teint de sang et bouillonne à la fois sous les rames qui la battent à coups précipités et sous les traits qui obscurcissent l’air. Les injures, les cris, les menaces qui s’échangent, les javelines qui se heurtent, les cuirasses qui se froissent, les boucliers qui résonnent avec un bruit sourd sous les coups, ébranlent l’atmosphère et vont éveiller dé lointains échos jusque dans l’enceinte de Pylos et dans le camp de Sphactérie. C’est le fracas de la mêlée antique,-fracas plus émouvant, plus terrible peut-être, dans la rumeur confuse de tous ses déchirements, que ne le sera plus tard sur nos champs de bataille modernes le long et solennel roulement de l’artillerie. Impuissants témoins de la lutte à laquelle il leur est interdit de prendre part et qui va, en quelques instants, décider de leur sort, les soldats de Démosthène et les hoplites d’Épitadas — c’est Épitadas qui commande à Sphactérie les Lacédémoniens — contemplent avec stupeur ce spectacle. Soudain tout se tait ; les combattants se sont séparés. Les Lacédémoniens restent en possession de leur flotte ; les Athéniens ont la possession de la mer. Que sert aux Lacédémoniens une flotte qui n’osera plusse détacher du rivage ? Les hoplites de Sphactérie en seront-ils moins séparés de l’armée ? Athènes en sera-t-elle moins libre de les tenir, à dater de ce jour, sous bonne garde ? Les hoplites de Sparte lui appartiennent, aujourd’hui qu’elle les a renfermés dans leur île, presque aussi sûrement que si elle les tenait prisonniers dans l’enceinte fortifiée de l’Acropole.

Quel deuil et quelle émotion dans Sparte, quand la lugubre nouvelle y fut portée ! La consternation ne fut pas plus grande au sein des cours chrétiennes lorsqu’on apprit, en 1396, la sanglante défaite de Nicopolis. Sparte sacrifiait sans hésiter ses enfants à la gloire de la patrie ; elle voulait qu’ils mourussent, et mourussent sans murmure, dés qu’elle l’avait ordonné ; mais elle savait ce que valaient de tels hommes. C’était un nouveau sacrifice des Thermopyles que le sort injurieux lui demandait ; son cœur, si ferme qu’il put être, saignait à cette pensée. Pour quatre cent vingt Spartiates, Sparte aurait donné toute une armée d’ilotes et d’auxiliaires. Elle n’avait en ce moment rien de plus précieux que sa flotte ; elle l’offrit. Elle offrit ses soixante vaisseaux longs et, avec ces vaisseaux, les navires qu’on trouverait rassemblés dans les ports de la Laconie. Elle renonçait à la mer ; la mer était le domaine d’Athènes ; qu’Athènes la gardât, mais qu’Athènes lui rendit au moins ses enfants !

Athènes ne trouva pas la rançon suffisante. Elle était retombée sous le joug de Cléon. Honteux du subit accès de clémence qui avait sauvé Mitylène, le vieux Démos, aussi crédule qu’Hérode, venait d’immoler à l’ascendant un instant méconnu de la Salomé qui le charmait un millier d’otages mityléniens. La politique sans faiblesse et sans compromis reprenait le dessus. Cette politique cruelle, inexorable, était pleine de péril ; dans la circonstance présente, on ne peut nier qu’elle ne fût encore la meilleure. Périclès lui-même, Périclès l’olympien, n’en eût pas conseillé d’autre. Le gage détenu était inappréciable ; pour s’en dessaisir, il fallait être sûr d’arriver à la pais, d’y arriver avec pleine satisfaction donnée aux exigences qu’on avait formulées dès le début. Tel fut le conseil de Cléon. Peu scrupuleux quand il s’agissait de la grandeur de sa patrie, Cléon émit en même temps l’avis de commencer par accepter les soixante trières, sous promesse de les restituer si les négociations qu’Athènes consentait à ouvrir n’aboutissaient pas. Les soixante trières furent livrées, et un armistice fut conclu. Pendant la durée de cette trêve, les hoplites enfermés dans Sphactérie pourraient recevoir une quantité déterminée de vivres. Des plénipotentiaires avaient été nommés de part et d’autre ; ils s’abouchèrent, discutèrent longuement et ne purent tomber d’accord. Rendez-nous nos trières, dirent alors les Spartiates. Plutôt que de les rendre, Cléon, comme Aristide, aurait voué sa tête aux dieux infernaux. Il était cependant singulièrement difficile de manquer aussi ouvertement à la foi jurée. Que l’on connaît mal la conscience élastique des peuples ! N’avait-on pas stipulé que la moindre infraction au traité en annulerait de fait toutes les clauses ? Eh bien, les Lacédémoniens avaient, pendant qu’on négociait, violé la convention conclue ; ils l’avaient violée en s’approchant indûment des remparts de Pylos. De quel droit veinaient-ils donc réclamer aujourd’hui leurs vaisseaux ?

Sparte ne possédait plus de flotte ; les forces navales d’Athènes venaient au contraire de se grossir d’une nouvelle division. Soixante-dix navires occupaient la baie de Navarin et bloquaient l’île de Sphactérie. La surveillance du côté du large demeurait seule imparfaite. Quand les vents soufflaient de l’ouest, les croiseurs n’avaient qu’un parti à prendre : lever, le blocus et rentrer précipitamment au port. C’était le moment où l’on pouvait essayer de faire passer quelques provisions aux assiégés. Séduits par l’appât de la liberté, qui en cas de succès leur était promise, les ilotes de Lacédémone en tentaient volontiers l’aventure. Les barques étaient payées d’avance ; inutile, par conséquent, de les ménager. Au premier signe de gros temps, les forceurs de blocus partaient de tous les points du Péloponnèse. La croisière athénienne était rentrée, la mer devenait libre ; il ne restait plus que la tempête à craindre. On bravait avec joie ce péril attendu avec impatience. Le vaisseau ne ralentissait pas sa vitesse quand il approchait de la côte ; il y courait tout droit, sans regarder aux brisants ou aux roches, sans perdre son temps à chercher un endroit propice à débarquer. La lame furieuse jetait le vaisseau où il lui plaisait ; les hommes, les provisions étaient tant bien que mal recueillis sur la plage par les hoplites. Il se noyait des ilotes, il se perdait des vivres ; une certaine abondance ne cessait pas, en somme, de régner dans l’île. La plus grande souffrance des Spartiates venait de la privation d’eau. Ils ne trouvaient sur Sphactérie que de j’e u saumâtre. Qu’on s’expose à être bloqué par une flotte ou par des guérillas, il faut toujours, avant d’asseoir son camp, se demander si on ne l’assied pas sur le terrain de la soif et de la famine. Le général espagnol Baradas n’eût pas capitulé en 1827 au Mexique, s’il eût rencontré sur la langue de sable de Tampico ce qui manquait aux Spartiates de Sphactérie.

Les matelots athéniens ne souffraient guère moins que la garnison qu’ils tenaient bloquée. Il n’existait qu’une source sur tout te rivage, et cette source, comprise dans l’enceinte que Démosthène avait tracée, suffisait à peine aux besoins des défenseurs mêmes de Pylos. La marine en était réduite à creuser des puits sur la plage. On sait quelle sorte d’eau se recueille ainsi ; nous en avons fait l’épreuve sur le rivage d’Old-Fort. Les soldats, en Crimée, la buvaient, les chevaux s’en détournaient avec répugnance. La flotte athénienne souffrait donc, et le temps s’écoulait. Que serait-ce quand viendrait l’hiver ? Les Lacédémoniens étaient maîtres de tout le pourtour de la baie ; les vaisseaux d’Athènes pouvaient à-la rigueur s’entasser dans le petit port de Pylos ; mais qui se chargerait de leur apporter des vivres ? qui continuerait d’intercepter, de gêner du moins les communications de l’île avec le continent ? L’approche de l’hiver, c’était de fait la levée du blocus. Les hoplites de Sparte allaient être ravitaillés. Que dis je, ravitaillés ? Quand il leur conviendrait, ils seraient rendus à leur patrie. La plus magnifique occasion qui se fût jamais présentée de traiter de la paix à des conditions avantageuses s’en allait ainsi en fumée, grâce aux exigences déraisonnables de Cléon. Le peuple d’Athènes s’échappait déjà en murmures ; ce n’était pas un peuple patient, et le sort qu’il faisait à ses conseillers ne, semble vraiment pas, à la distance où nous sommes, un sort qui se pût appeler digne d’envie. Il ne s’en rencontrait pas moins une foule de gens empressés à vouloir, gouverner ce vieillard irritable et prêt à lui débiter en toute circonstance et à tout propos leurs harangues. Le métier n’était-il donc pas périlleux ? Plus rebutant que périlleux peut-être ; car il offrait toujours à ceux, qui avaient vieilli dans la profession et  qui en connaissaient bien toutes les ressources un moyen à peu près infaillible de se soustraire aux conséquences d’un avis imprudemment donné ou suivi de quelque résultat funeste. Ce moyen .consistait à chercher le bélier dans le buisson et à le traîner sous le couteau du sacrificateur. Vous regrettez maintenant, dit Cléon, d’avoir repoussé les propositions des Lacédémoniens. Ces propositions n’étaient pas en rapport avec la situation désespérée de vos ennemis ; je vous ai, en effet, conseillé de les repousser. Si vos généraux avaient fait leur devoir, les assiégés de Sphactérie seraient depuis longtemps dans vos prisons. — Prenez le commandement, lui crie Nicias ; je vous l’abandonne. — Oui l oui ! répète de toutes parts la multitude, avec un malicieux et ironique enthousiasme, que Cléon s’embarque ! Cléon accepte. Fait-il contre mauvaise fortune bon cœur, ainsi que l’insinue peu charitablement. Thucydide ? Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il accepte n’en demandons pas davantage. Je n’ai pas peur des Lacédémoniens, dit Cléon, et, pour vous le prouver, je n’emmènerai pas dans cette expédition un seul citoyen d’Athènes. Qu’on me donne des troupes de Lemnos et d’Imbros, des peltastes d’Énos et quatre cents archers : c’est tout ce qu’il me faut pour avoir raison des terribles Spartiates. Dans vingt jours je vous amène ici ceux qui ne se seront pas fait tuer sur place. On rit, et Cléon part.

S’il avait la forfanterie qu’on prête aux Gascons, Cléon, le bon aboyeur, en possédait au moins le flair. Il savait qu’à Pylos se trouvait un’ des meilleurs généraux d’Athènes, et que ce général songeait depuis longtemps à faire une descente sur Sphactérie. Démosthène et moi, se dit-il, nous viendrons bien à bout de ce qui effraye Nicias, le prudent vainqueur de Mélos et de Minoa, l’homme aux machines de guerre. Sur sa demande ex-presse, le peuple adjoint à Cléon Démosthène pour collègue.

Dès le premier jour qui suit son arrivée à Pylos, Cléon somme les assiégés de Sphactérie de livrer leurs armes et de se constituer prisonniers. Les Spartiates refusent avec hauteur. Le lendemain, un peu avant l’aurore, huit cents hoplites athéniens sont dans l’île. Cléon et Démosthène les ont fait embarquer de nuit sur les vaisseaux et les ont débarqués sur deux points à la fois. Le poste de garde qui surveillait Pylos est surpris ; pas un soldat n’échappe. Aux premières lueurs du jour, le reste de l’armée et la majeure partie des marins sont jetés rapidement à terre ; on ne garde à bord qu’un homme par banc. Sept mille matelots, huit cents archers, un nombre égal de peltastes, un corps de Messéniens auxiliaires, presque toute la garnison de Pylos, s’apprêtent à soutenir les huit cents hoplites.

Démosthène partage ces diverses troupes en groupes de deux cents hommes et leur fait occuper les hauteurs. Ainsi appuyés, les huit cents hoplites se rangent en bataille. Les Spartiates cependant ont eu le temps de se reconnaître. Ils marchent indignés contre les hoplites immobiles qui leur font face. Quelle troupe jusqu’ici a osé attendre de pied ferme les hommes d’armes de Sparte ? Une grêle de pierres, de traits et de javelots accable ces fiers soldats, brise leurs boucliers ou perce leurs cuirasses de feutre. Les Spartiates s’arrêtent étonnés ; ainsi nos bataillons ployèrent aux plaines de Metz sous une artillerie trop puissante. Les hoplites athéniens n’ont pas bougé encore ; ils laissent aux troupes légères le soin de leur préparer la victoire. Déjà les Lacédémoniens ont fait des pertes sensibles. Épitadas, leur chef, commande la retraite ; les Spartiates reculent, formés en rangs serrés. La bande des chacals descend alors des collines qu’elle couvre et se précipite sur leurs pas. Elle les suit de loin sans se hasarder à les joindre ; elle les suit, hurlant et glapissant, jusqu’au centre de file. Là se développe un long retranchement derrière lequel les hoplites se retirent. Une fois à l’abri de cette enceinte, ils ont repris tout leur avantage ; pour les forcer, il faudra les attaquer corps à corps. La majeure partie de la journée se consume dans des assauts infructueux. N’y a-t-il donc personne dans l’armée de Démosthène qui veuille tenter de tourner la position ?

Des Messéniens se présentent ; les plus acharnés de tous, ils connaissent en outre la configuration intérieure de l’île. Chose digne de remarque, ce sont les troupes les plus solides qui se gardent généralement le moins bien. Anglais, Turcs, Spartiates ont souvent montré sous ce rapport la même négligence ; on les a vus, en mainte occasion, se laisser tourner avec une facilité déplorable. Non moins fermes que les Anglais à Inkermann, les Spartiates ont pris racine dans le sol ; ils écartent d’un seul rugissement toute la troupe qui se rue contre eux ; mais, pendant ce temps, les Messéniens ont fait un long détour et longent les escarpements de l’île. Les soldats d’Épitadas n’ont pas prévu un pareil mouvement ; nulle vedette n’a été placée en arrière. Les Messéniens achèvent paisiblement leur circuit et couronnent, inaperçus encore, les hauteurs. Tout à coup un trait vole et vient tomber, du sommet de la colline qui domine le camp, au milieu des hoplites. C’est le signal, le mouvement tournant a réussi. Des acclamations de joie frénétiques répondent des rangs athéniens au cri de guerre des soldats de Messène, et soudain tout s’ébranle. Les uns montent de nouveau à la charge, les autres font pleuvoir sur la bande héroïque, prise cette fois à revers, les traits et les javelots dont aucun parapet. ne la défend plus. Qu’importe aux Spartiates ? Tournés comme leurs ancêtres l’ont été jadis aux Thermopyles, ils tomberont comme eux, et Sparte apprendra qu’ils sont tous là gisant pour avoir obéi à ses ordres.

Ce n’est point le compte de Cléon ; il ne faut pas que la mort vienne lui ravir ses gages. Cléon intervient ; Cléon veut sauver les précieux otages de leur désespoir. Il fait cesser le combat, retirer ses troupes hors de la portée du trait, et, par ses ordres, un héraut s’avance. Épitadas avait succombé ; Hippagétas, à qui était alors échu le commandement, respirait encore, mais il râlait étendu au milieu d’un monceau de cadavres ; Styphon, le troisième général en chef de la désastreuse journée, accepta la suspension d’armes que lui faisait proposer Cléon. Pour des gens dont le gosier est brûlé par la soif, dont les entrailles crient sous les tortures de la faim, une suspension d’armes est toujours le prélude d’une capitulation. Les champs de Baylen, — le général Prim me l’a souvent répété, — n’auraient point vu la première humiliation du drapeau d’Austerlitz et d’Iéna, si nos soldats avaient eu un ruisseau ou un puits sous la main. L’armée du général Dupont ne capitula pas devant Castaños ; elle capitula devant le soleil de l’Espagne. Les Spartiates, vaincus, eux aussi, par la soif, se résignèrent à livrer leurs armes et se rendirent à discrétion. Deux cent quatre-vingt-douze hoplites furent dirigés à l’instant sur le Pirée le reste, plus heureux, était mort. Cléon tenait parole : vingt jours après son départ de l’Attique, les assiégés de Sphactérie faisaient leur entrée dans Athènes. Le peuple les vit passer avec étonnement ; il avait cru longtemps que les Spartiates étaient des êtres à part, des guerriers au-dessus des faiblesses humaines, qu’on pouvait tuer, qu’on ne prenait pas vivants. Ils défilaient cependant sous ses yeux, ces soldats invincibles ; ils étaient là, captifs, chargés de fers, la tête basse, dévorant en silence leur humiliation. Les Athéniens se sentaient grandis de toutes les folles terreurs qu’ils éprouvaient autrefois ; Cléon leur mettait le pied sur le cou. de l’ennemi auquel ils n’avaient jamais osé faire face. C’était un immense service rendu à la cause d’Athènes, et ce déclamateur, — avouons-le, car il faut être juste envers tous, — le jour où, au risque de tout perdre, il osa conseiller de congédier les ambassadeurs lacédémoniens, se montra un grand politique.

Sparte tenait encore à revoir ses enfants ; elle y tenait moins pourtant depuis qu’elle voyait en eux des enfants déchus. La prise de Cythère par Nicias, la mort d’Artaxerxés après quarante-sept ans de règne, vinrent bientôt ajouter à la stupeur dont Sparte était frappée de nouveaux motifs de découragement. Tout espoir de subside étranger disparaissait, au moment où les côtes de la Laconie allaient avoir à. subir les doubles incursions qui partiraient à la fois de Cythère et de Pylos. Désirée par les Athéniens, sérieusement proposée trois ans auparavant par les Spartiates, la paix était dans l’air. Sparte l’eût peut-être déjà conclue aux conditions mêmes exigées par Cléon, s’il lui eût été permis de traiter avant d’avoir, par quelque succès, relevé le prestige de ses armes. Sans la prise de Fars, la Russie, en 1856, se serait moins aisément soumise.

Où chercher ce triomphe qui devait sauver l’amour-propre et couvrir jusqu’à un certain point la lassitude morale du peuple de Lycurgue ? Ravager l’Attique n’était plus un succès ; on l’avait si souvent, impunément, et sans fruit, dévastée l Il fallait quelque chose de plus éclatant : la prise d’âne ville, l’occupation d’une province, un fait d’armes qui portât un nom et qui conférât au moins le droit d’élever un trophée. Brasidas avait survécu à ses blessures ; Sparte l’envoya en Thrace. Il existait sur ce littoral lointain des mécontentements qu’on pouvait fomenter, des populations belliqueuses dont il serait facile de s’assurer le concours. Brasidas apparut tout à coup à l’embouchure du Strymon. Thucydide était alors à Thasos avec sept vaisseaux. Avait-il mission de veiller sur la côte subitement envahie ? L’illustre historien parait avoir voulu garder le silence sur ce point. Ce qui est incontestable, c’est qu’il ne se trouvait qu’à une demi-journée de navigation d’Amphipolis, et qu’Amphipolis tomba avant qu’il l’eût secourue. Le peuple d’Athènes punit ce malheur comme une négligence ; Thucydide fut banni. Nous devons au long exil qu’on lui infligea, exil plus rigoureux peut-être qu’immérité, un immortel ouvrage ; lui devons-nous le récit d’un témoin toujours impartial ? Les lettres de Junius auraient eu moins de fiel si leur auteur eût mieux fait la guerre en Hanovre.

Les Athéniens avaient fini par croire sérieusement à la valeur militaire de Cléon. Ce fut Cléon que, trois ans après les combats de Pylos, ils voulurent opposer encore à Brasidas. Le démagogue partit du Pirée à la tête de douze cents hoplites athéniens, de trois cents cavaliers, de soldats auxiliaires, le tout embarqué sur trente vaisseaux. Il emmena même Socrate, qui parait avoir été en cette occasion plus vaillant soldat que ne le fut Horace à la journée de Philippes. Cléon n’était pas d’avis de brusquer les choses ; il fut entraîné par l’impatience de ses soldats. Brasidas remporta sur l’orateur d’Athènes une victoire complète, et, ajoutons-le, une victoire facile. Le bouillant soldat n’en paya pas moins ce triomphe de sa vie. Cléon ne survécut pas davantage à sa défaite. Il tomba, quand son armée était déjà en pleine déroute, deux fois frappé sur le .champ de bataille, par un peltaste de Myrcinie ; dans sa tombe, par Thucydide, son ennemi politique.

On ne doit, dit Voltaire, que la vérité aux morts. Je doute que la vérité se distingue bien clairement à travers les brouillards des rancunes intestines. Ce que je discerne le mieux dans les événements auxquels Cléon prit part, c’est le fait brutal qui mit à néant l’ascendant de Sparte en dépouillant ses invincibles hoplites de leur prestige. Montrer aux Athéniens, qu’on pouvait se mesurer corps à. corps avec des Spartiates n’était ni un médiocre service, ni une médiocre gloire ; cela valait mieux du moins, si l’on considère l’intérêt d’Athènes, que de prendre parti pour toutes les défaillances et de railler tous les héroïsmes. Le bon sens narquois des Acharniens et des Sancho Pança peut avoir son charme ; seulement il court le risque de désarmer les nations à l’heure où le pire parti qu’on puisse prendre n’est pas le parti de ceindre son glaive, mais celui de suspendre son bouclier. Le rire coûte trop cher quand il faut le payer du prix de l’indépendance nationale. Par le succès obtenu à Sphactérie, Cléon, au contraire, inspira tant de confiance aux Athéniens, qu’il dut s’immoler lui-même aux espérances exagérées qu’il avait fait naître.

Passer de la tribune aux harangues au commandement dés armées est toujours un péril, surtout quand on doit entrer en campagne à la tête de ses auditeurs. Des soldats dont on a pris l’habitude de briguer les suffrages se croient, même dans le rang, à l’assemblée du Pnyx ; ils y gardent la prétention de régenter et d’inspirer leur chef. Guidé par eux, ce chef pourra doublement remercier le sort s’il termine la campagne sans avoir fait quelque grosse sottise. Armée et discipline ont été, de tout temps, — personne ne le conteste, — deux idées inséparables. Plût à Dieu qu’on en pût dire autant de là discipline et de la démocratie ! Ce n’est pas en tout cas dans le passé qu’il faut chercher les preuves de la possibilité d’une aussi désirable alliance.

La mort de Cléon et celle de Brasidas étaient toute une révolution, car elle faisait passer l’influence des partisans de la guerre aux partisans de la paix. Un prompt arrangement intervint. Après dix ans de guerre, les belligérants convinrent de se restituer réciproquement la majeure partie des conquêtes qu’ils avaient faites l’un sur l’autre. Que ne prévit-on ce résultat à Sparte le jour où, sur les instances des Corinthiens, on s’y engagea dans la funeste querelle ! Mais si les peuples avaient du bon sens, les poètes n’auraient rien à chanter et les historiens n’auraient rien à dire.