LA MARINE DES ANCIENS

LA BATAILLE DE SALAMINE ET L’EXPÉDITION DE SICILE

 

CHAPITRE IX. — LES COMBATS DE PATRAS ET DE NAUPACTE.

 

 

Les Athéniens se sentaient de force à dévaster le Péloponnèse, non à le conquérir ; ils auraient voulu le réduire par une sorte de blocus hermétique. C’est en vue d’atteindre ce résultat qu’ils pressaient de tout le poids de leur flotte sur Mégare, qu’ils chassaient d’Égine les habitants de cette île et s’appliquaient à barder sous leur influence toute la côte septentrionale du golfe de Corinthe, en regard de l’Achaïe, toute l’Acarnanie qui fait face aux îles Ioniennes. Ces îles, que nous avons pris l’habitude de nommer les Sept-Îles parce que les Vénitiens y avaient compris Cérigo, étaient ainsi rangées, en allant du nord au sud : Corcyre et Paxos couvraient les rivages de l’Épire ; Leucade, au-dessous du golfe d’Ambracie, défendait avec Ithaque la côte des Acarnanes, sur laquelle s’élevait l’importante cité d’Astacos ; Céphallénie et Zacynthe masquaient l’entrée du golfe de Corinthe. L’extrémité méridionale de Zacynthe s’arrêtait à la hauteur de l’Élide Dès la première année de la guerre, les Athéniens chassèrent d’Astacos Évarque, le tyran des Acarnanes, et, s’appuyant là comme partout ailleurs sur, la démocratie, firent entrer ce pays belliqueux dans leur alliance. La possession d’Astacos leur donna sans combat celle de Céphallénie. Les Corinthiens profitèrent de l’hiver pour ramener, avec une flotte de quarante vaisseaux et mille cinq cents hoplites, le tyran Évarque dans ses États. Évarque reconquit ainsi la cité d’où les Athéniens l’avaient expulsé ; il ne recouvra pas son ancien ascendant sur les sujets que les généraux ennemis s’étaient empressés d’affranchir. En dehors des murs d’Astacos, l’Acarnanie ne cessa  pas de rester fidèle à la cause d’Athènes.

L’été venu, les Lacédémoniens, suivis de leurs alliés, se portèrent, à la tête de cent vaisseaux, sur Zacynthe. — Pourquoi n’appellerions-nous pas cette Ve, sans trop nous préoccuper de l’anachronisme, l’île de Zante ? On aura déjà reconnu Corfou dans Corcyre, Sainte-Maure dans Leucade, Céphalonie dans Céphallénie. De toutes les îles Ioniennes, Zante, qui avait dès le principe épousé la querelle, de Corcyre et des Athéniens, était la plus menaçante pour le Péloponnèse ; car, séparée par un étroit canal de l’Élide, elle pouvait gêner considérablement les communications de cette province avec l’Italie. Zante repoussa les Péloponnésiens. Athènes cependant s’émut de la tentative. Elle commençait à s’apercevoir que Lacédémone travaillait activement, grâce à l’aide de Corinthe, à se donner une marine. L’ordre fut expédié à Phormion, qui gardait Naupacte avec vingt vaisseaux, de bloquer étroitement pendant l’hiver le golfe au fond duquel se préparaient les armements du Péloponnèse. Entendons-nous une fois pour toutes sur le nom de ce golfe. Le golfe de Corinthe des anciens était le golfe de Lépante de nos jours. C’est sur l’emplacement de Naupacte que Lépante s’élève aujourd’hui. La partie orientale de ce long enfoncement qui va des Petites-Dardanelles jusqu’à l’isthme s’appelait, à l’époque qui nous occupe, le golfe de Crissa.

L’été de l’année 429 avant notre ère vit pour la première fois les Lacédémoniens déployer avec un certain éclat leurs forces navales. Leur but était toujours de s’emparer de Zante et de Céphalonie. Ils ne crurent pouvoir mieux faire pour arriver à ce résultat que de s’allier aux Ambraciotes et aux Chaoniens, toujours disposés à se jeter sur les terres de leurs voisins, les Acarnanes. Figurons-nous les Tosques, ces farouches Albanais qui occupent encore la partie méridionale de l’Épire, se répandant des bords du golfe de l’Arta jusqu’à l’embouchure de l’Achéloüs pour dévaster, avec le concours des habitants de Vonitza, le territoire moderne de Missolonghi.

Sparte avait pris insensiblement, le goût de la mer ; les fonctions de navarque y gagnèrent une importance qu’elles n’avaient jamais eue jusqu’alors. Les navarques devinrent les égaux des rois, tout en restant néanmoins des rois temporaires. Les alliés, de leur côté, montraient le plus grand zèle ; car ils étaient impatients d’échapper à la tyrannie d’Athènes ; les Corinthiens les surpassaient tous en activité. De Corinthe, de Sicyone, autre port situé sur la côte d’Achaïe, de nombreuses trières se rassemblaient à l’entrée du golfe de Crissa, guettant l’occasion de tromper la surveillance de Phormion. Cnémos, le navarque des Spartiates, ne les attendit pas. Il fit traverser pendant la nuit le golfe à mille hoplites et se crut assez fort pour entrer dès ce moment en campagne. Les peuplades ennemies des Acarnanes avaient envoyé à sa rencontre leurs guerriers ; les Macédoniens eux-mêmes lui amenèrent un millier de soldats. Les sujets de Perdiccas avaient à cœur de prendre leur revanche de l’occupation de Potidée ; ils se prononçaient pour Sparte parce que la Thessalie inclinait vers Athènes. Les grands incendies font sortir les bêtes fauves du bois ; tout ce qui connaissait le chemin de la Grèce venait se mêler à ses querelles. Les Acarnanes, heureusement pour eux, étaient d’excellents frondeurs. Ils tinrent les Grecs et leurs auxiliaires en échec. Sous cette grêle de pierres, les hoplites ne pouvaient marcher que couverts de leurs boucliers. Cnémos dut battre en retraite. La flotte corinthienne, qui le savait engagé dans une opération du plus haut intérêt, éprouvait une impatience extrême de le rejoindre. Cette flotte se composait de quarante-sept vaisseaux à bord desquels on avait embarqué un corps considérable de troupes passagères. Bien que les Corinthiens eussent préféré sans doute dérober leur marche à l’ennemi, ils ne supposaient pas que Phormion, avec ses vingt vaisseaux, osât essayer de leur barrer la route. C’était bien mal connaître l’amiral athénien. Pendant que les vaisseaux de Corinthe, formés négligemment en ordre de convoi, peu soucieux de s’astreindre à garder leurs rangs, à resserrer leurs distances et leurs intervalles, longeaient à la rame la côte de l’Achaïe, Phormion suivait, sans les perdre un instant de vue, la côte opposée. Les alliés étaient arrivés à la hauteur de Patras ; il fallait se décider alors à passer sur l’autre rive du détroit ou renoncer à se rendre en Acarnanie. Pourquoi les alliés hésiteraient-ils ? Ne sont-ils pas de beaucoup les plus nombreux ? Tournez à droite et voguez au nord, tel est l’ordre donné. Les trières se balancent bientôt en plein canal.

Les Athéniens n’attendaient que ce moment pour agir ; par un mouvement rapide, ils se détachent de terre et font mine à leur tour de traverser le golfe. Les alliés, intimités ; se replient avec précipitation vers la côte ; dès qu’ils s’en trouvent suffisamment rapprochés, ils jettent l’ancre. La nuit se passe pour eux dans de cruelles angoisses. Trois amiraux : Machaon, Isocrate, Agatharchidas, commandaient les Corinthiens. Au jour, ils reconnurent qu’il leur serait difficile d’éviter le combat. Ils auraient eu trop de désavantage à le recevoir au mouillage. Les vaisseaux appareillent et se rangent en cercle, les proues en dehors, les poupes en dedans ; les bâtiments légers vont se réfugier au centre. Une réserve de cinq vaisseaux de guerre se tient également à l’intérieur du croissant, prête à se porter au secours de la partie de la ligne qui paraîtra fléchir. Bel ordre en effet, pourvu qu’on le conserve ! Phormion ne s’émeut guère de cette formation défensive. L’ennemi se groupe pour la résistance, donc il se sent et s’avoue le plus faible. La flotte athénienne s’approche et défile lentement devant le front ennemi. La provocation n’a pas modifié l’attitude des Corinthiens. Phormion retient encore l’ardeur de ses capitaines. Sous les peines les plus sévères, il leur a défendu d’en venir aux mains avant qu’il leur en ait lui-même donné l’exemple et adressé le signal. Qu’attend donc Phormion Y Il attend le vent qui souffle d’ordinaire, à l’aurore, du fond du golfe de Corinthe. C’est ce vent-là qui fera sortir les Turcs de Patras quand leurs vigies auront découvert, le 7 octobre 1571, la flotte de don Juan d’Autriche. Bientôt la surface du golfe commence à se rider, la brise se lève, et se lève à l’heure prévue. Insensiblement elle fraîchit, les vagues peu à peu se creusent. Les vaisseaux corinthiens ont peine à garder leur poste. Ils se heurtent ; d’un bord à l’autre les matelots se repoussent mutuellement avec les gaffes. On crie, on s’injurie ; le désordre est à son comble. Ni les ordres des triérarques, ni la voix rythmée des céleustes ne parviennent à se faire entendre ; les rames s’embarrassent, les navires ne gouvernent plus. Bien coupé, Phormion ! maintenant il faut coudre. Les Athéniens d’un bond sont sur l’ennemi, un des trois vaisseaux-amiraux est coulé. Le reste fuit vers Patras. Ne croirait-on pas assister à la rencontre de deux escadres cuirassées ? L’escadre qui, de nos jours, aurait l’imprudence d’attendre stoppée l’assaut de l’ennemi s’exposerait certainement, quelle que fût la figure géométrique que ses vaisseaux auraient pris soin d’affecter sur le terrain, au sort de la flotte commandée par ces trois amiraux novices, Machaon, Isocrate et Agatharchidas ; elle tomberait en travers à la moindre brise. La première condition pour rester en ligne, c’est de conserver, avec une certaine vitesse, la faculté de gouverner. La flottille de la Seine donnerait à ce sujet, sans qu’il fût besoin d’aller jusqu’à Dieppe, des leçons de tactique aux Parisiens. Il n’est donc pas facile de s’expliquer la faute commise par les Corinthiens, à moins qu’on ne les suppose frappés de terreur ou doués d’une confiance aveugle dans l’efficacité de leur. ordre de bataille. Les Athéniens ont de solides rameurs et d’habiles pilotes ; ils sont aussi souples dans leurs évolutions que prompts et foudroyants quand il s’agit de donner le choc. La fuite ne réussit pas mieux que le combat aux alliés. Phormion leur prend douze vaisseaux avant qu’ils aient eu le temps de gagner l’appui du rivage. Il fait passer à bord de ses navires les équipages capturés, et, satisfait. de son avantage, retourne à Naupacte.

Machaon, Isocrate et Agatharchidas se croient encore trop près d’un ennemi qui vient de leur donner une si rude leçon. Pour ces généraux en proie à la panique, il n’est plus question d’aller porter la guerre en Acarnanie ; le lendemain même du combat, ils continuent de raser la côte et vont, doublant le cap Papa, — le promontoire Araxus des anciens, — se refaire à Cyllène, arsenal maritime des Éléens. C’est là que Cnémos, honteux de sa défaite, impatient d’en effacer, par une revanche éclatante, jusqu’au souvenir, vient les rejoindre avec les vaisseaux de Leucade.

Sparte était humiliée ; deux échecs successifs, c’était plus que ne pouvait supporter son orgueil. Elle ne songe pas cependant à révoquer le navarque malheureux, elle se contente de lui envoyer trois conseillers : Timocrate, Lycophron et Brasidas. — Ces trois conseillers apportent l’ordre de reprendre l’offensive et de se mieux préparer au combat ; d’importants renforts ne tarderont pas à rallier Cnémos. Phormion, de son côté, réclamait avec insistance des secours, car il prévoyait une attaque prochaine. On lui expédia vingt vaisseaux ; mais on commit l’inqualifiable faute de faire toucher ces vingt vaisseaux en Crète pour y ravager le territoire de Cydonie, ville crétoise à laquelle on reprochait de s’être déclarée contre Athènes. Phormion va rester seul exposé à l’orage.

Les Péloponnésiens cependant ont terminé leurs préparatifs à Cyllène. Ils rentrent dans le golfe et, sans reprendre haleine, serrant selon leur coutume la côte de très près, ils poussent dès le premier jour jusqu’à Panorme. Leur flotte se trouve ainsi mouillée à l’est des Petites-Dardanelles, à trois kilomètres environ en dedans de Rhium. A Panorme, toute une armée répond de la sûreté de la flotte et se tient prête à seconder ses opérations. Phormion comprend que quelque coup de vigueur se prépare. Il quitte Naupacte et vient prendre poste à Anti-Rhium. Les Péloponnésiens de leur côté se portent à Rhium d’Achaïe. Un bras de mer, d’une largeur de treize ou quatorze cents mètres à peine, sépare désormais les deux flottes. Aux vingt vaisseaux de Phormion les Péloponnésiens peuvent cette fois en opposer soixante-sept. Pendant quelques jours, les deux flottes se bornent à s’observer. Les Péloponnésiens ne veulent pas s’engager dans une mer ouverte ; les Athéniens craignent de perdre en partie leurs avantages s’ils consentent à combattre dans un détroit resserré. Les alliés sont d’ailleurs ceux qui perdent le plus à différer l’action : tous leurs vaisseaux sont déjà rassemblés ; Phormion, au contraire, peut recevoir d’un moment à l’autre des renforts. Cnémos, Lycophron, Timocrate, Brasidas délibèrent ; Phormion ne prend conseil que de lui-même. Retranché à Anti-Rhium, il s’obstine à éviter le combat ; comment l’y décider ? Les généraux alliés ne voient qu’un moyen : c’est de lui offrir le terrain qu’il désire et la faculté de s’y déployer tout à l’aise. Le stratagème par lequel ils se flattent de mettre en défaut la prudence de ce vieux routier est en somme bien conçu ; il mérite, je crois, d’être signalé à l’attention de nos tacticiens. Dès les premières lueurs du jour la flotte du Péloponnèse appareille. Les généraux la rangent sur quatre lignes de front, la première escadre en tête. C’est dans cet ordre que la flotte a pris son mouillage ; l’ancre à peine levée, les vaisseaux vont donc, sans changer de poste, se trouver en mesure de faire route. Les Péloponnésiens ne se dirigent pas vers l’Acarnanie ; ils cinglent franchement vers le fond du golfe. Phormion observe avec quelque surprise leur manœuvre. Quel peut bien être le projet de l’ennemi ? Va-t-il prendre ses quartiers d’hiver ? Rentre-t-il à Sicyone et à Corinthe ? N’aurait-il pas, au contraire, le dessein d’attaquer Naupacte ? Le plus sûr pour Phormion, dans l’incertitude où le laisse le mouvement imprévu des vaisseaux alliés, est encore d’aller couvrir la place dont Athènes ne lui pardonnerait pas d’avoir, par une erreur de jugement, négligé la défense. Phormion ne quitte cependant pas sans regret le poste avantageux qu’il occupe. Il a embarqué ses soldats, l’ancre est levée ; c’en est fait, la flotte athénienne a désormais derrière elle la bouche étroite du golfe de Crissa, en avant la mer qui s’élargit d’Anti-Rhium à Naupacte, du château de Roumélie à la rade de Lépante. Les vaisseaux de Phormion, — ils ne sont que vingt, — s’avancent ainsi comme un long serpent qui s’étire, ne laissant derrière eux qu’un sillon, se suivant dé près sur une seule ligne de file.

Les Péloponnésiens commencent à s’applaudir du succès de leur ruse. Pendant quelque temps encore. ils continuent leur route, indifférents en apparence au mouvement des Athéniens, se collant à,la terre, affectant à dessein une attitude inquiète plutôt que des projets offensifs. Phormion s’explique mal la retraite d’une flotte aussi supérieure en nombre, mais c’est bien cependant une retraite qui se dessine. Tout à coup le tableau change ; les Péloponnésiens ont saisi l’occasion’ aux cheveux. A un signal donné, ils pivotent brusquement sur eux-mêmes ; le quadruple ordre de front est devenu un ordre de file par escadre. La route nouvelle forme avec l’ancienne route un angle droit. De toute l’énergie de leurs rames, de toute la vitesse d’un sillage poussé à outrance, les trières alliées fondent sur les Athéniens qui leur présentent le flanc. Des vingt vaisseaux d’Athènes, les onze qui marchent en tête demeurent toutefois, par un heureux hasard, en dehors de cette conversion. Les Péloponnésiens s’y sont pris trop tard ; leur amiral a manqué de coup d’œil ; neuf vaisseaux seulement ont été coupés. En un instant la flotte des alliés enveloppé cette division surprise, l’envahit ou la pousse à terre. Des soldats messéniens, ennemis invétérés de Sparte, auxiliaires fidèles et dévoués d’Athènes, s’étaient, à toute éventualité, rapprochés du rivage ; ils accourent, entrent tout armés dans la nier, gravissent le flanc des navires que l’ennemi s’efforçait d’emmener à la remorque et- enlèvent ainsi aux Spartiates quelques-uns des trophées de la journée. Le gros de la flotte alliée n’était plus là pour s’opposer à cet assaut hardi ; Cnémos ne s’occupait alors que d’achever sa victoire. Il poursuivait à toutes rames les onze vaisseaux qui fuyaient vers Naupacte. Déjà dix de ces vaisseaux se sont réunis et groupés sur la rade ; la garnison, du haut de ses remparts, sera-t-elle assez forte pour les protéger ? En tout cas on ne les enlèvera pas sans combat. Les Péloponnésiens arrivent en désordre. Une flotte qui triomphe ne songe guère à garder ses rangs. Chacun veut avoir sa palme, chacun brûle de porter le premier coup à l’ennemi. Le péan couvre la voix des céleustes ; ce n’est qu’un hourra joyeux et féroce dans toute la baie, qu’une joute de vitesse entre les rameurs. Dans cette joute, un vaisseau de Leucade a devancé tous les autres ; il serre de près le onzième vaisseau athénien, celui qu’une marche trop lente a laissé en arrière. L’épervier se hâte trop d’aiguiser son bec ; il y a loin parfois, à la guerre, de la coupe aux lèvres. Gaston de Ibis a rencontré, au milieu de son triomphe, l’espadon d’un hoplite espagnol. Timocrate, — c’est ce conseiller de Cnémos qui monte et dirige le vaisseau de Leucade, — Timocrate a tort de se lancer ainsi à corps perdu sur un vaisseau d’Athènes.

Une hourque marchande se trouvait en ce moment mouillée sur la rade de Naupacte. L’Athénien s’en fait habilement un bouclier. L’amiral de Sparte le cherche des yeux et ne l’aperçoit plus. Alerte, Timocrate ! l’Athénien reparaît ; il a fait le tour de la hourque. D’un coup inattendu, porté par le travers, ce fuyard ouvre au flanc du vaisseau de Leucade une blessure qu’on n’étanchera pas. L’eau entre à flots par la plaie béante. Ln quelques minutes les vaisseaux que la trière imprudente a devancés la voient couler sur place. Timocrate ne veut pas survivre à son navire ; il se tue au moment oit le tillac s’enfonce, envahi par la mer. La vague jeta le lendemain son cadavre sanglant dans le port de Naupacte ; ce fut là qu’on-le recueillit et qu’on lut lui rendre les honneurs suprêmes.

Les Spartiates ne venaient pas seulement de perdre un vaisseau et un général ; la victoire même, la victoire plus qu’à demi gagnée, leur échappait. Aussi déconcertés par cette catastrophe subite que pourrait l’être une flotte moderne qui rencontrerait sur son chemin des torpilles, les Lacédémoniens ont fait trêve à leurs chants et ont suspendu leur course. Ils se reprochent déjà d’avoir rompu leurs rangs, d’être venus attaquer dans une telle confusion un ennemi qu’ils n’auraient pas dû mépriser. Pendant qu’ils laissent traîner leurs avirons à l’eau, qu’ils palpent, pour employer l’expression par laquelle, à bord des galères du roi, on désignait autrefois cette manœuvre, voilà les dix vaisseaux athéniens qui s’avancent. L’hésitation des Lacédémoniens a relevé le courage dé leurs ennemis. Les triérarques n’ont pas même eu le temps de donner leurs ordres. Sur le cri arraché par l’enthousiasme du moment à un seul céleuste, toute la vogue, d’un bout de la ligne à l’autre, s’ébranle. Les flottes, pas plus que les armées ; ne résistent à ces incidents imprévus. Six vaisseaux du Péloponnèse sont enlevés avant qu’ils aient pu se remettre de leur étonnement ; ceux des vaisseaux d’Athènes que Cnémos a capturés dans la première phase du combat et qui n’ont pas été repris par les Messéniens, sont abandonnés sur le champ de, bataille. Tous retombent entre les mains de Phormion. La flotte de Cnémos n’a plus qu’à suivre, abattue et découragée, la route de Corinthe. Ce n’est pas une feinte cette fois, c’est une fuite. Si les vingt vaisseaux qui s’attardaient en Crète étaient arrivés ce jour-là dans le golfe, on n’eût pas de longtemps entendu parler des marines alliées. Par malheur, ces vaisseaux ne rallièrent l’escadre victorieuse que le lendemain du combat de Naupacte.

Ruyter, Suffren, Nelson ont-ils jamais mieux manœuvré que Phormion ? Vingt vaisseaux tenant tête à quarante-sept vaisseaux d’abord, à soixante-sept ensuite ! Tels sont les effets de la tactique, de la supériorité des manœuvres, quand la tactique et les manœuvres sont soutenues par un courage égal à celui de l’ennemi, quand surtout ou les trouve jointes à ces deux qualités maîtresses que Nelson et Phormion semblent s’être entendus pour préconiser à vingt-deux siècles d’intervalle : le bon ordre et la discipline. Dix hoplites et quatre archers par trière suffisent aux Athéniens pour se mettre en garde contre un abordage éventuel, et encore bien souvent ces dix hoplites mettront-ils la main à la rame. La plus grande préoccupation des navarques d’Athènes est de choisir le terrain du combat, d’éviter les bassins trop étroits où ils ne pourraient reculer à propos en voguant en arrière, prendre de loin leur élan, exécuter surtout leur mouvement favori, ces passes successives qui feront jusqu’à nouvel ordre le fond de la tactique moderne. Pourvu que le champ de bataille soit à leur convenance, les Athéniens ne comptent pas leurs ennemis. La confiance est une force. Où finit-elle et où commente la présomption ? Le succès seul en restera-t-il juge ? Autant vaudrait dire que la guerre n’est qu’un jeu de hasard, quand l’histoire nous la montre, au contraire, soumise presque toujours à des lois invariables, dominée par des conséquences logiques dont l’inflexibilité nous donnerait, si nous n’y prenions garde, l’illusion d’un arrêt du destin. Il faut être confiant, lorsqu’on a, comme Nelson, toute raison de compter sur la supériorité d’organisation des vaisseaux qu’on commande ; il ne faut pas l’être trop longtemps si l’adversaire appartient à une race tenace. Les revers qui ne découragent pas aguerrissent, et l’ennemi qu’on n’a pu ni anéantir ni abattre finit par reparaître sur le champ de bataille avec les armes, avec la tactique même qui l’ont souvent vaincu. La victoire ne va pas tarder à devenir plus laborieuse pour les Athéniens. Les Péloponnésiens leur préparent déjà une surprise pleine d’audace. Athènes victorieuse, Athènes endormie, comme le Rhin du poète, au sein de ses roseaux, se trouva, le lendemain des triomphes de Patras et de Naupacte, à deux doigts de sa perte.

La flotte du Péloponnèse s’était retirée à Corinthe ; la troisième campagne de la guerre semblait terminée, quand les Mégariens suggérèrent à Cnémos et à Brasidas le projet d’enlever le Pirée par un coup de main. Ce port, le Palladium d’Athènes, était, on s’en souvient, resté ouvert du côté de la mer ; on n’en fermait même pas l’entrée par une chaîne. Tous les vaisseaux armés étaient en campagne, les autres reposaient sur la plage, tirés à sec. La moindre flotte apparaissant dans les eaux de l’Attique y eût jeté l’effroi ; mais d’où fût venue cette flotte ? Phormion vainqueur, Phormion renforcé par les vingt vaisseaux venus de la Crète, gardait trop bien, surveillait de trop près les vaisseaux refoulés à Corinthe. Ne pouvait-on donc pas traîner ces vaisseaux à travers l’isthme et les faire déboucher à l’improviste du golfe de Crissa dans le golfe d’Égine ? Les trières ne franchissent pas de semblables distances sans les plus grands efforts. Si elles l’eussent tenté, Athènes, n’en doutons pas, en eût été sur-le-champ avertie ; ses vaisseaux de réserve se seraient trouvés prêts à faire un rude accueil à l’escadre du Péloponnèse. Le projet des Mégariens était beaucoup plus ingénieux. La flotte, ils la possédaient, bien qu’ils l’eussent laissée dépérir et qu’ils n’eussent pas le moyen de l’armer. Ils la mettaient à la disposition des généraux de Sparte. Que ces généraux envoyassent à Nisée, le port de Mégare, les équipages que Phormion bloquait à Corinthe, et toute une escadre, une escadre bien inattendue cette fois, allait descendre, au nombre de quarante trières, des chantiers où la jalousie d’Athènes croyait l’avoir condamnée à pourrir. Le plan des Mégariens sourit aux généraux de Sparte ; quarante équipages s’apprêtèrent à se rendre par terre à Mégare. Chaque matelot prit sa rame, son estrope et jusqu’au coussin de basane dont les rameurs avaient coutume de garnir leur banc. On arriva ainsi de nuit à Nisée. Les quarante vaisseaux furent sur-le-champ mis à flot. La sécheresse avait ouvert leurs coutures, et ils faisaient eau de toutes parts. Cet état de délabrement paraît avoir beaucoup refroidi l’ardeur des Péloponnésiens. C’est toujours par quelque infime détail que les grandes entreprises échouent. Le vent, dit-on, était contraire. Toujours est-il qu’au lieu de faire route sur le Pirée, on se dirigea sur Salamine. .Des feux allumés au sommet de l’île apprirent aux Athéniens l’étrange et terrifiante nouvelle du débarquement de l’ennemi. La consternation dans Athènes fut telle, que les préparatifs de défense en furent un instant paralysés. Peu à peu cependant on se rassura ; la population en masse se porta au Pirée. Dès le point du jour les vaisseaux de réserve, lancés à la mer, trouvaient des équipages dans ces citoyens qui maniaient tous avec la même aisance la lance et l’aviron. On laissa quelques troupes d’infanterie pour garder le port, et on courut à toutes rames tiers Salamine. Les Péloponnésiens n’y étaient déjà plus. Après avoir pillé l’île et s’être emparés de trois vaisseaux de garde qui surveillaient habituellement le port de Nisée, ils s’étaient empressés d’opérer leur retraite. Arrivés à Mégare, ils reprirent à pied le chemin de Corinthe. Le butin était maigre, et cette entreprise, qui éveilla un instant de si hautes espérances, n’avait procuré en somme aux alliés que l’occasion d’un nouvel échec. La leçon cependant ne fut pas perdue pour les Athéniens. A dater de ce jour, ils fermèrent plies soigneusement leur port et ne le laissèrent jamais sans une escadre de garde. — Il n’était donc pas si superflu qu’on l’a bien voulu dire de fortifier Portsmouth. Les Anglais sont des maîtres en marine ; ce sont aussi des maîtres en fait de prévoyance.

Avec la tentative faite sur le Pirée, expédition de flibustiers maladroits, commence la seconde période de la guerre du Péloponnèse. Les Lacédémoniens ont une marine ; ils viennent de montrer qu’ils songent sérieusement à en faire usage. Rien n’est encore compromis cependant. Athènes a été élevée par Périclès à un tel degré de puissance que tous les efforts de ses ennemis viendront se briser contre sa fortune. Les épreuves mêmes que le sort lui réserve, défections d’alliés, échecs partiels, dissensions intérieures, tout cela ne servira qu’à mieux faire ressortir la justesse avec laquelle le grand citoyen avait su apprécier les forces de la république.