LA MARINE DES ANCIENS

LA BATAILLE DE SALAMINE ET L’EXPÉDITION DE SICILE

 

CHAPITRE VIII. — LA TRIÈRE.

 

 

La guerre du Péloponnèse ne présente pas l’unité majestueuse de la guerre médique. Elle émeut moins : ce n’est pas une épopée ; elle instruit peut-être davantage. C’est elle qui nous fera connaître la tactique navale des Grecs. Les combats des Corinthiens et des Corcyréens n’avaient été, comme la bataille de Salamine, que des mêlées, un grand fracas de rames et de coques. Là où l’embolon, — le rostrum des Romains, l’éperon de l’amiral Labrousse, n’avait pas joué son rôle, — si tant est qu’à cette époque l’embolon fût déjà inventé, — on avait combattu brutalement, sans art, sans manœuvres, à la façon antique. Les tillacs étaient couverts d’hoplites, d’archers, de gens de trait. On s’était accroché, et on avait lutté de pied ferme, pendant que les vaisseaux restaient immobiles. Avec la guerre du Péloponnèse, nous allons voir apparaître tout un ordre de combinaisons qui rappelle à s’y méprendre nos évolutions actuelles. Une escadre cuirassée s’efforcera généralement de gagner sur l’ennemi la position de chasseur et de lui imposer la position de chassé. Elle aura pour objet de se présenter de pointe à des navires qui ne pourront plus essayer de reprendre une situation offensive sans courir le risque de se découvrir et de prêter par la moindre embardée le flanc à l’attaque. Ce procédé de combat, les trières d’Athènes l’ont inauguré, quatre cent vingt-neuf ans avant notre ère, dans la baie de fatras. L’évolution comprenait alors, tout comme aujourd’hui, deux temps très distincts : on traversait d’abord la ligne de son adversaire ; on se retournait ensuite brusquement, par un mouvement d’ensemble, tenant ainsi la flotte qu’on avait percée et deux fois surprise à demi vaincue sous son éperon. Au temps de la marine à voiles, les Suffren, les Howe, les Rodney, les Nelson, ont opéré d’une façon différente. Ils n’ont pas cherché à pénétrer de toutes parts le front opposé ; ils se sont appliqués à le rompre sur un ou plusieurs points, et ils en ont ensuite enveloppé les tronçons avec des forces supérieures. La faiblesse de la brise ou le vent contraire a presque toujours secondé leurs calculs. Les divisions qu’ils avaient rejetées en dehors du combat faisaient de vains efforts pour se porter au secours des vaisseaux assaillis. La vapeur déjouerait aisément semblable tentative. Avec la rapidité qui lui est propre et qui, sur le champ de bataille, supprime en quelque sorte les distances, elle ferait affluer les renforts sur les points où l’unité brisée paraîtrait amener des luttes trop inégales. La rame et la vapeur ont des facultés analogues. Cependant, si le front de bataille occupe une très grande étendue, l’intervention du bâtiment à rames peut devenir tardive. Une flottille à vapeur elle-même, douée d’une vitesse bien moindre que la vitesse qu’il nous est permis de supposer à une escadre cuirassée, couvrant des lieues entières de ses mille chaloupes, aurait d’autres assauts à combiner ou à soutenir que ceux dont furent témoins les rivages de l’Acarnanie, de l’Achaïe et de l’Élide. Le diecplous et l’anostrophé, — c’est ainsi que les Grecs désignaient les deux mouvements que vous trouverez inscrits au livre officiel de nos signaux sous ce double titre : traverser la ligne ennemie, puis venir tout à la fois de seize quarts sur tribord ou sur bâbord, — ne conviennent qu’à une réunion assez limitée de navires. Quand nous parlons ici de flottilles, nous n’avons plus en vue les grandes agglomérations que nous avons montrées à l’œuvre sous Xerxès ; nous oublions également celles qui s’apprêtaient à prendre la mer au premier signal de Napoléon. Les flottilles de la guerre du Péloponnèse se composaient d’un nombre infiniment moindre de trières : voilà comment les manœuvres qu’elles ont exécutées peuvent encore offrir un certain intérêt aux officiers qui se chargeront de conduire au feu nôs escadres. Les géants feront fort bien, à mon gré, de prendre quelquefois exemple sur ces mirmidons. La guerre du Péloponnèse a d’ailleurs d’autres enseignements que les vieux souvenirs d’une tactique étonnée de revoir le jour ; elle peut fournir à cette grande science morale, que je me permettrai d’appeler la philosophie du commandement, l’inappréciable tribut d’un long martyrologe. Jamais le commandement ne s’est exercé dans des conditions plus délicates ni plus périlleuses qu’au sein des sociétés démocratiques de la Grèce.

Il est à regretter que Thucydide ne nous ait pas transmis des détails plus précis sur la construction des navires que la guerre du Péloponnèse allait faire entrer en lice ; il aurait évité bien des veilles et bien des soucis à l’érudition moderne. Thucydide, par malheur, se borne à nous apprendre qu’au temps de la guerre de Troie, les flottes se composaient en majeure partie de pentécontores ; que les tyrans de Sicile et les Corcyréens possédèrent les premiers de nombreuses trières ; que les Athéniens en construisirent à leur tour, sur les conseils de Thémistocle, dans l’attente de l’invasion des Barbares. Plus propres au combat que les pentécontores, les trières de Salamine n’étaient cependant pas encore complètement pontées. Les trières qui prirent part à la guerre du Péloponnèse se présentèrent au contraire sur l’arène pontées de bout en bout. Cent cinquante matelots composaient la chiourme, quelquefois mercenaire, le plus souvent nationale, de la galère grecque. De quelle façon, sur combien d’avirons avait-on distribué ces cent cinquante rameurs ? Thucydide et Xénophon ne nous en disent rien. J’oserais peut-être essayer d’interpréter respectueusement leur silence, si l’on voulait seulement me permettre de raisonner, en pareille matière, par analogie. Quand nous armons les chaloupes de nos vaisseaux de douze avirons de chaque bord et que nous leur donnons un équipage de quarante-huit rameurs, nous vient-il jamais à la, pensée d’ajouter qu’on devra placer quatre hommes sur chaque banc et deux hommes sur chaque rame ? Les galères subtiles destinées par les Génois aux voyages de Roumanie et de Syrie, ces, galères que les statuts maritimes du quatorzième siècle nous représentent armatæ ad tres remos ad banchum, avaient, à peu de chose près, deux fois la longueur de nos chaloupes. Elles portaient, outre cent soixante-seize rameurs, dix arbalétriers, quatre pilotes et un sénéchal. Je gagerais fort que ces navires à rames du moyen âge ne différaient pas beaucoup des trières de Thucydide.

La trière nous embarrasse : que serait-ce donc s’il nous fallait expliquer, autrement que par le chiffre des rameurs affectés à chaque aviron, les noms de pentère, d’hexère, d’heptère, d’ennère, de décère ? L’histoire ne fait-elle pas mention d’édifices plus gigantesques encore, de vaisseaux à seize rangs, à quarante rangs de rames ? La foi la plus robuste ici s’épouvante. Tout Paris viendrait nous affirmer que les bains de la Samaritaine sont partis en course avec quatre mille rameurs et trois mille soldats, que nous serions vraiment tentés de croire, quoique nous ne fassions certes pas profession de scepticisme, que tout Paris se trompe, et cependant ce n’est pas à de moindres prodiges qu’on voudrait, texte en main, nous contraindre de donner créance. Ainsi acculé par les érudits de son temps, un vieux capitaine de galères, le sieur Barras de la Penne, leur répondait, avec la vivacité d’un homme de métier qui ne voit ‘pas sans quelque impatience les savants mettre à la légère le pied sur son terrain : C’est le mot de remus qui vous abuse. Quand on vous parle de sexdecim versus remorum, ne comprenez pas seize étages de rames, entendez avec moi seize files de rameurs. — Mais, lui répliquait-on, que faites-vous des thranites, des zygites et des thalamites ? Vous n’avez donc jamais lu la comédie des Grenouilles ? Conclure d’une grossière plaisanterie d’Aristophane que les bancs sur lesquels étaient assis les rameurs devaient nécessairement se trouver étagés les uns au-dessus des autres, c’était jusqu’à un certain point chose permise à des hellénistes ; l’officier qui avait passé sa vie au milieu des odeurs nauséabondes de la chiourme ne pouvait se laisser convaincre aussi aisément. Barras de la Penne avait réponse à tout. Les thranites, les zygites et les thalamites, disait-il, n’étaient pas placés sur des gradins distincts ; ils étaient rangés, les uns devant les autres, sur toute la longueur du navire. Les rameurs qui étaient voisins de cette partie de la poupe qu’on nommait thranos en prirent le nom de thranites, de même que nous appelons aujourd’hui espaliers les deux vogue-avants les plus proches de l’espale. Les rameurs du milieu reçurent également le nom de zygites du lieu où ils étaient placés. C’était en effet en cet endroit qu’on mettait le mât du navire. Zygia en grec est une espèce d’arbre que nous nommons érable ; arbre de haute futaie et par conséquent propre à servir de mât clans une galère. Les rameurs enfin de l’ordre inférieur se seront appelés thalamites, parce qu’ils voguaient à proue, dans l’endroit le plus bas, en d’autres termes le plus rapproché de la mer que les Grecs nommaient thalassa. Cette différente élévation des rameurs produisait l’inégalité des rames. Les thalamites maniaient les plus courtes, les thranites les plus longues.

Il ne m’avait pas encore été donné connaissance des manuscrits du sieur Barras de la Penne, que déjà mon instinct de marin s’était spontanément arrêté à la solution dans laquelle se complaisait, en 1715, la vieille expérience du capitaine des galères du roi. Je n’avais, hélas ! effleuré que la surface du problème : la colonne Trajane, le vase de terre cuite trouvé dans Agrigente, Virgile, Lucain, Silius Italicus, le commentateur anonyme de la comédie des Grenouilles, Appien au livre V des Guerres civiles, Hirtius le continuateur de César, Athénée, Plutarque, Constantin Porphyrogénète, Polybe au livre XVI de son recueil, le continuateur des Tactiques d’Ælien, Diodore, Strabon, Tite-Live, Dion, Pétrone, Arrien, Suidas, Memnon cité par Palmerius, Végèce, Pausanias, Zozime, l’empereur Léon et son traducteur M. de Maizeroy, Aristote lui-même avec ses rames tronquées, les statuts génois avec leurs terzoli, Galien, le médecin de Bergame, avec sa main humaine dont les doigts inégaux rappellent, s’il faut l’en croire, la vogue de la trirème, Hesychius, Saumaise, Scaliger, Snellius, Smith, Raphaël Fabretti, — j’en passe, et des meilleurs, — se sont, comme autant de fantômes indignés, dressés devant moi. Pour échapper à la nécessité d’admettre la superposition des rames, il ne m’est resté que deux appuis Bayfius et Stewechius. Ceux-là, on n’a jamais pu les ébranler, et ils savaient ce que vaut un texte grec ou latin, je suppose ! Pour eux, comme pour Barras de la Penne, le thranite est celui qui est à poupe, le zygite au milieu ; le thalamite à proue. Les auteurs ont beau employer les mots : dessus et dessous, supra et infra, άνω et κάτω, Bayfius et Stewechius n’amènent pas leur pavillon.

Je ne veux rien dissimuler. Toutes les médailles du monde, tous les vases de terre cuite de Sicile ; tous les bas-reliefs de bronze ou de marbre n’auraient pu réussir à changer le cours de mes convictions raffermies par ces deux grandes autorités, Bayfius et Stewechius, à vaincre des scrupules qu’entretenait encore la résistance opiniâtre d’un savant espagnol du dix-huitième siècle, don Antonio de Capmany y de Monpalaù, savant qui se connaissait en galères presque aussi bien que le capitaine Barras de la Penne, si un marin comme moi et un critique plus autorisé que je n’ai jamais eu l’espoir de l’être, M. Jal, en un mot, n’eût jugé à propos de prendre parti contre Barras de la Penne et contre Antonio de Capmany, contre Bayfius et contre Stewechius. Suivant M. Jal, thalamos n’a rien de commun avec thalassa. — C’est la chambre du triérarque ; — thranos, c’est le siège du capitaine ; zygos, c’est la poutre principale qui, au maître couple, servait de liaison aux deux côtés du navire. Bien des savants ont disserté sur la marine des anciens ; M. Jal seul a eu la bonne fortune de pouvoir faire construire, d’après lés données que lui avaient fournies ses laborieuses recherches, un navire antique. La trirème qu’édifia, sous les yeux de l’auteur de la Vie de César, le grand ingénieur qui venait de renouveler la face de notre matériel naval, avait cent trente rames maniées chacune par un homme, trois cents hommes d’équipage, trente-neuf mètres vingt-cinq centimètres de longueur à la flottaison, cinq mètres cinquante centimètres de largeur au maître bau, deux mètres dix-huit centimètres de creux et deux cent vingt tonneaux de déplacement. La trirème a marché, tout Paris l’a pu voir, et l’érudition allemande s’est elle-même déclarée satisfaite. L’Empereur seul paraît avoir, si mes informations sont exactes, conservé encore quelques doutes. Quoi qu’il en puisse être, il est à peu près admis aujourd’hui que les trirèmes romaines étaient des vaisseaux à deux mâts et à trois rangs de rames manœuvrées par cent soixante-dix rameurs. Au rand supérieur voguaient soixante-deux thranites, cinquante-quatre zygites au rang du milieu, autant de thalamitès au rang inférieur. Chaque rame était maniée par un seul homme. Les trous n’étaient pas percés verticalement les uns au-dessus des autres ; ils étaient disposés en échiquier. Le thalamite se trouvait assis sur le pont même et tout près du bord. Le trou dans lequel manœuvrait sa rame s’ouvrait presque au niveau du pont et deux pieds à peine au-dessus de l’eau. Quatorze pouces plus rapproché de la proue et quatorze pouces plus haut que la rame du thalamite, on rencontrait le sabord de nage du zygite. Le zygite n’était pas assis, comme le thalamite, à plat-pont ; il avait un banc d’où il pouvait faire agir sa rame dans l’angle formé par la tète et par le bras du thalamite qui voguait devant lui. Une plate-forme s’étendait, pour l’usage des thranites, d’un bout de la trirème à l’autre, faisant légèrement saillie en dehors de la muraille ; passant au-dessus de la tête des thalamites et s’arrêtant en dedans du navire, à l’épaule des zygites. Ce dernier rang de rames ne devait, pas avoir plus de cinq pieds d’élévation au-dessus de la mer. Les rames des thranites, telles que les décrivent les tables attiques, pouvaient donc darder encore leur efficacité, avec une longueur évaluée à quatorze pieds. Nos avirons de chaloupe ont près de vingt-deux pieds de long ; ceux de nos canots-majors, dix-sept ou dix-huit. M. Jal crut devoir donner à la rame de ses thranites une longueur de sept mètres vingt centimètres environ.

Après cette minutieuse description, non pas précisément de la trirème conçue par M. Jal, mais de celle qui peut arborer fièrement aujourd’hui le drapeau de la critique allemande, j’aurais mauvaise grâce à persister dans mon hérésie, Il me reste cependant une ressource, et j’en use. C’est une trirème et non pas une trière qu’on a voulu construire sur les chantiers d’Asnières. C’est une trirème également que nous laissent entrevoir, en se dégageant complaisamment devant nous, les brouillards de la Sprée. Celui qui inventa cette belle machine peut fort bien avoir été un Romain ; il ne s’est jamais appelé Thoïque de Samos ou Aminoclès de Corinthe. Quand le lecteur aura suivi, ainsi que je l’ai fait, les trières de la guerre du Péloponnèse sur le champ de bataille, il sera, j’en suis sûr, de mon avis. Les bâtiments à rames qui ont combattu dans le golfe de Patras, à Pylos, en Sicile, à Ægos-Potamos, étaient des vaisseaux essentiellement maniables. La facilité de leurs mouvements, la rapidité de leurs manœuvres suffisent à éloigner toute idée d’un appareil de propulsion compliqué. Faire simple est le premier besoin des gens qui, vont jouer leur vie et leur réputation. Combien de chinoiseries dont on fait grand état en temps de paix s’évanouissent comme par enchantement au premier bruit du canon ! La tactique des Grecs est sans contredit le meilleur éclaircissement que l’on puisse souhaiter des doutes qui subsistent encore au sujet de leur architecture navale. Irons comprendrons trop bien leurs combats pour que leurs navires nous demeurent, dans leurs procédés de locomotion, incompréhensibles.