LA MARINE DES ANCIENS

LA BATAILLE DE SALAMINE ET L’EXPÉDITION DE SICILE

 

CHAPITRE VII. — LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE ET LA PERTE D’ATHÈNES.

 

 

Xénophon prétendait que les factions auraient eu moins d’empire dans la république athénienne si les Athéniens avaient habité une île. Les raisons qu’il en donne, — nous jugeons superflu de les reproduire, — ne sembleraient peut-être pas sans réplique. Il est certain que les Corcyréens avaient l’avantage qui manquait aux citoyens d’Athènes, et que Corcyre devait encourir la juste accusation d’avoir, la première, donné à la Grèce l’odieux spectacle des séditions et des massacres populaires. Rien ne sert d’être entouré d’eau quand on a au cœur les passions de, la guerre civile ; l’exemple du régicide n’est pas venu d’une terre continentale. Ces mêmes Corcyréens qui, au dire de leurs ennemis, n’avaient jamais voulu d’alliés, afin de n’avoir pas de témoins de leurs iniquités, trouvèrent moyen un beau jour, en l’an 436 avant la naissance de Jésus-Christ, de mettre, par leur politique inconsidérée, le feu à la Grèce. Corcyre était une colonie ; Épidamne, — aujourd’hui Durazzo, sur l’Adriatique, — était une colonie de Corcyre. De cet enchevêtrement naquirent, quarante-trois ans après la bataille de Platée, des prétentions rivales et finalement la guerre entre Corcyre et Corinthe. Il y avait alors en Grèce trois grandes marinés : la marine d’Athènes, celle de Corcyre et celle de Corinthe. Les Corcyréens possédaient cent vingt trières ; ils en armèrent quatre-vingts et ouvrirent les hostilités. Les Corinthiens leur opposèrent soixante-quinze vaisseaux et deux mille hoplites. Le combat s’engagea devant Actium, à l’entrée du golfe d’Ambracie, lieu singulièrement propice aux batailles navales, car à toutes les époques de l’histoire des flottes s’y sont rencontrées. Corcyre remporta une victoire complète ; pendant deux années entières elle resta maîtresse de la mer dans ces parages. Les Corinthiens, toutefois, n’avaient pas perdu tout espoir de revanche. Ils construisirent des vaisseaux et rassemblèrent à prix d’argent des rameurs qu’ils firent venir de tous les points de la Grèce. Ils se trouvèrent ainsi en mesure de cingler vers Corcyre avec cent cinquante vaisseaux. On avait déjà vu sur mer des Grecs opposés à des Grecs, — les Éginètes entre autres pleuraient leur marine anéantie par les Athéniens ; — à aucune époque on ne vit, dans ces luttes regrettables, un pareil déploiement de forces. Le sort, cette fois, se prononça en faveur des Corinthiens : Les vainqueurs ne s’arrêtèrent pas à remorquer, suivant la coutume, les coques des vaisseaux submergés.

Ce n’était pas de trophées qu’ils étaient avides, c’était de carnage et de vengeance. Leurs trières parcouraient en tous sens la mer couverte au loin de débris et de naufragés. Tout ce qui se montrait à la surface était achevé sans pitié ; plus d’un Corinthien reçut la mort de la main de ses compatriotes. La flotte de Corinthe avait quitté la côte avec trois jours de vivres ; elle ne pouvait songer à poursuivre son triomphe avant d’avoir touché barres au continent voisin pour y remplacer les provisions consommées. Un autre soin plus exigeant encore l’eût d’ailleurs retenue. Il lui fallait ensevelir ses morts. Nul devoir ne s’imposait alors plus impérieusement au général victorieux ; c’eût été jouer sa vie que de se laisser entraîner par l’ivresse du moment à le méconnaître. Tous ces délais donnèrent aux Athéniens le temps d’accourir au, secours de Corcyre, car c’était en faveur de Corcyre que le peuple d’Athènes, sollicité par les deux partis, avait jugé à propos de se prononcer. Les Corinthiens venaient d’entonner le péan pour l’attaque, quand tout à coup ils se mirent à voguer en arrière. Les Corcyréens se demandaient en vain ce que pouvait signifier cette étrange manœuvre. Ils se l’expliquèrent quand ils eurent découvert à leur tour vingt vaisseaux athéniens qui se dirigeaient de toute leur vitesse vers le champ de bataille. Bien que cette intervention n’eût guère eu pour effet que de séparer les combattants, Sparte ne pardonna pas à la grande cité dont la prospérité excitait depuis longtemps son envie, d’avoir, sans la consulter, assumé le rôle d’arbitre dans une querelle qui intéressait la Grèce tout entière. Les esprits s’aigrirent, les pourparlers engagés s’envenimèrent, et bientôt il fut évident qu’un conflit général allait mettre aux prises, d’un côté l’Attique et les îles, de l’autre Lacédémone et le reste de la Grèce.

Le conflit cependant était- si grave, que l’explosion eût pu se faire attendre longtemps encore, si les Athéniens, impatients de prendre leurs sûretés, ne fussent venus, par un excès de précaution, redoubler les alarmes des Péloponnésiens. Le golfe de Salonique est séparé du golfe de Cassandre par l’isthme de Pallène. A toutes les époques cette position a été jugée importante. Elle était, au cinquième siècle avant notre ère, occupée par la ville de Potidée, colonie corinthienne, mais colonie passée, par suite des obligations contractées après la guerre médique, sous le joug d’Athènes. Les Athéniens voulurent mettre Potidée à la merci dé leur flotte pour la mieux retenir dans leur alliance. Ils exigèrent la démolition des murailles qui protégeaient la ville du côté de la mer. Les Potidéens se réclamèrent sur-le-champ de Corinthe, et Corinthe leur envoya seize cents hoplites. A cette défection, qui pouvait être d’un si fâcheux exemple, les Athéniens répondirent par l’investissement de Potidée. Ce fut le coup de canon de Sinope ; ce coup de canon de l 8â4, qui f t évanouir en un clin d’œil les derniers scrupules de la Grande-Bretagne. Des Doriens assiégés par des Ioniens 1 C’était tout le contraire qu’on" voyait autrefois. La race dorienne était-elle donc si dégénérée ? Où s’arrêterait Athènes dans ses empiétements ? Il n’était que temps de songer à sauver la liberté de la Grèce. S’attaquer à la puissance d’Athènes n’était pas cependant une mince affaire. Les Lacédémoniens ne possédaient pas de trésor public ; les Péloponnésiens, à l’exception de Corinthe, adonnée au commerce, vivaient de la culture de leur territoire. On avait, il est vrai, la ressource de s’emparer des fonds déposés à Delphes et à Olympie ; mais ces fonds, il faudrait tôt ou tard les restituer. Un secret espoir qu’on n’avouait qu’à demi laissait entrevoir la possibilité d’obtenir les secours du grand roi. Cet espoir seul était un aveu d’impuissance et une honte indélébile pour le Péloponnèse. En temps de guerre civile, on n’y regarde pas de si près ; la ligue s’adresse à l’Espagne, Henri IV à Élisabeth. Avec l’or d’Artaxerxés, on enlèverait aux Athéniens une partie de leurs rameurs, on ferait venir des vaisseaux d’Italie et de Sicile, on en construirait dans les ports de la Laconie ; les alliés se trouveraient ainsi en état de soutenir une guerre maritime. C’était chose nouvelle pour les Spartiates, peu habitués à s’éloigner de leurs foyers, et dont toute l’ambition avait jusqu’alors consisté à opprimer leurs voisins. On comprend donc les hésitations qui devaient arrêter les vaillants hoplites convoqués dans les champs de Sparte par les éphores. L’éloquence des députés de Corinthe ne parvint pas sans peine à leur arracher une détermination dont ils mesuraient les conséquences, avec une inquiétude qui ne fut que trop justifiée.

Le vrai courage ne se lance pas à la légère dans les aventures. Ce n’est pas sur les fautes présumées de l’ennemi qu’il fonde ses espérances ; il délibère avec calme, parce qu’il se propose, le moment venu, d’agir avec vigueur. Plus un général montrera de mesure dans les conseils, plus on pourra compter sur son énergie pour exécuter ce qui aura été résolu. Il se rencontre par malheur, en tous pays, nous apprend Thucydide, une jeunesse ardente, d’autant plus portée à essayer de la guerre que son inexpérience lui en laisse ignorer les périls. Ce n’est pas la coalition de 1793 que nous aurons à combattre, écrivait en 1840 le roi Louis-Philippe, ce sera la coalition de 1813. Qui ne traitait alors ces appréhensions si sages de craintes pusillanimes ? Qui n’a reproché à l’empereur Napoléon III de s’être arrêté en 1859 devant le quadrilatère autrichien et devant les menaces de plus en plus accentuée de l’Europe ? Laissez donc l’action aux jeunes gens, le conseil aux vieillards ; c’est ainsi que Rome a conquis le monde. A Sparte comme à Rome, on faisait profession d’honorer la vieillesse ; je doute qu’en cette circonstance on ait tenu un compte suffisant de son avis.

La guerre, fut votée à Lacédémone par acclamation. On la vota, s’il est permis d’emprunter à nos habitudes parlementaires leur langage, au scrutin de division. Ceux qui jugèrent que la paix était rompue passèrent d’un côté, ceux qui voulurent exprimer l’opinion contraire se portèrent du côté opposé. Les alliés convoqués ratifièrent la décision de Sparte. Cédant à un entraînement funeste, conduite par d’impétueux conseils, contre lesquels il eût été inutile et peut-être imprudent de vouloir réagir, la Grèce, au printemps de l’année 432 avant notre ère, se trouva tout à coup partagée en deux camps ennemis. Les Argiens et les Achéens gardaient seuls une neutralité attentive. Du côté des Lacédémoniens figuraient tous les peuples du Péloponnèse, les Mégariens, les Phocéens, les Locriens, les Béotiens, les habitants d’Ambracie, de Leucade et d’Anactorium, aujourd’hui Vonitza. Athènes avait pour elle Chio, Lesbos, Platée, Naupacte, l’Acarnanie, Corcyre, Zacynthe, la Carie maritime, l’Ionie, l’Hellespont, la presqu’île de Thrace, les Cyclades, à l’exception de Milo et de Santorin.

Il ne restait plus qu’à poser aux Athéniens un ultimatum. Les alliés demandaient la levée immédiate du siège de Potidée ; ils exigeaient en outre qu’Athènes rendît l’indépendance à Égine et rapportât le décret qui interdisait aux citoyens de Mégare, avec l’accès des marchés de l’Attique, celui des ports soumis à la domination athénienne. Ces propositions hautaines furent rejetées, et elles devaient l’être. Si nous cédons cette fois, avait dit Périclès aux Athéniens convoqués pour en délibérer, nous n’éviterons pas pour cela les calamités de la guerre ; notre faiblesse n’aura fait qu’encourager de nouvelles injonctions. Examinez bien aujourd’hui ce que vous voulez résoudre. Il ne faut pas qu’un jour, portant vos regards en arrière, vous éprouviez le regret d’avoir renoncé à la paix pour un motif futile.

L’isthme de Corinthe était le rendez-vous assigné aux alliés de Sparte : Investi du commandement militaire, de concert avec neuf autres généraux, Périclès pressentit, la prochaine invasion de l’Attique et ne s’en effraya pas. Il conseilla aux Athéniens, de livrer leurs campagnes aux ravages de l’ennemi, de se renfermer dans l’enceinte fortifiée d’Athènes et de placer leur espoir dans les trois cents trières rassemblées au Pirée. Maîtresse de la mer, cette flotte serait le gage de la fidélité des alliés de la République. Tant qu’Athènes aurait des alliés fidèles, l’argent ne lui manquerait pas pour solder les dépenses de la guerre.

Les Athéniens, nous l’avons déjà dit, pouvaient mettre en campagne treize mille hoplites. Ce n’était pas assez pour affronter les Péloponnésiens en plaine, c’était plus que suffisant pour les braver dans les eaux de l’Archipel ; car, remarquons-le bien, la tactique navale est à la veille d’éclore, non pas avec les combinaisons chimériques et compliquées que trop souvent on lui prête, mais avec les lignes régulières sur la solidité desquelles elle a le droit de compter, avec les mouvements prévus à l’avance qui peuvent donner à une flotte le commandement sur la flotte ennemie. Les combats corps à corps ne seront dans la guerre du Péloponnèse que l’exception ; les combats de choc, conduits avec ensemble, laisseront la victoire aux mains du parti qui aura eu le moins de vaisseaux fracassés.

An début de la plupart des guerres, les adversaires font généralement preuve d’une certaine gaucherie. Le plan manque ; de part et d’autre on se borne à se molester. Les Péloponnésiens, au printemps de l’année 431, fondirent sur l’Attique et vinrent ravager la campagne d’Athènes ; les Athéniens envoyèrent cent vaisseaux dévaster les côtes du Péloponnèse. L’année suivante, les mêmes opérations se renouvellent ; le génie- de Périclès ici se montre. Quatre mille hoplites ne lui suffisent pas pour assurer le succès des descentes qu’il médite ; il lui faut aussi trois cents cavaliers. Périclès les fait embarquer sur de vieux navires de combat convertis en transports. C’étaient les premiers navires-écuries qu’on eût vus en Grèce[1]. Les territoires d’Épidaure, de Trézène, d’Halia, d’Hermione, toute la côte orientale du Péloponnèse, sont mis à sac ; l’Attique, évacuée par les Péloponnésiens, est amplement vengée. La peste qui désole Athènes n’a malheureusement pas épargné la flotte. Les Péloponnésiens ont fait leur expédition de la Dobrutcha ; ils se retirent épouvantés devant le fléau ; les Athéniens ramènent au Pirée leurs vaisseaux aussi décimés que le fut, en 1854, la flotte de Baltchik.

J’ai déjà signalé l’impuissance de la marine contre une nation qui vit de son sol et non de son commerce, quand l’action de la flotte se trouve strictement limitée à l’occupation de la mer. Les deux campagnes des cent vaisseaux expédiés par Périclès autour du Péloponnèse, — Corcyre avait joint à cette flotte athénienne cinquante navires, — nous démontrent en outre la stérilité dés descentes opérées avec dés forcés insuffisantes pour tenir la campagne. Les Péloponnésiens ravageaient l’Attique, les Athéniens saccageaient les côtes du Péloponnèse ; inutiles dégâts qui ne faisaient qu’irriter les deux belligérants et ne conduisaient pas au grand but de la guerre : à la paix. Lorsqu’une flotte se proposera de débarquer une armée sur le territoire ennemi, il faudra qu’elle la débarqué assez nombreuse, assez complète dans toutes ses parties ; pour que cette armée, séparée des vaisseaux qui l’auront jetée sur la plage, puisse aller se pourvoir au loin, et se pourvoir surtout sans délai, des ressources dont tout corps d’invasion, quelque soin qu’on apporte à le bien munir, ne saurait cependant se passer.

Les Athéniens n’avaient pas le projet de marcher sur Sparte ; ils auraient voulu du moins s’emparer d’une hase d’opérations sur le littoral. Ils attaquèrent successivement Modon et Épidaure ; dans ces deux tentatives, qui ne semblaient pas exiger un grand déploiement de forces, ils échouèrent. Les machines de guerre qu’aurait pu, à la rigueur, transporter leur flotte n’eussent pas, à elles seules, résolu la question, car il n’existait point, à cette époque, de machines capables de brusquer la prise de la moindre enceinte. L’artillerie a plus d’efficacité, et ce ne seront pas les pièces de siège qui manqueront aujourd’hui à une armée débarquée, si cette armée a seulement le moyen de les traîner. Là, par malheur, gît la difficulté. Les attelages se dérobent devant des troupes qui ne sont pas en état de livrer bataille en rase campagne, dé marcher et de demeurer, par un premier avantage, maîtresses du pays : Et comment oser sortir de ses retranchements, si l’on n’a ni artillerie attelée, ni équipages de train, ni cavalerie ! Le premier consul avait prévu toutes ces nécessités ; ce sera toujours son incomparable génie qu’il faudra consulter quand -on voudra combiner- les opérations d’une armée et d’une flotte. Les archives de Boulogne resteront longtemps encore la loi vivante de semblables projets. Ajoutons cependant que bien des détails se sont simplifiés depuis 1804. Je ne veux pas seulement parler ici de l’appareil de propulsion ; j’ai surtout en vue le perfectionnement graduel des armes de guerre. Le canon à main, le vieux canon du moyen âge, ce premier-né des tubes chargés de poudre, que les Chinois braquaient encore, il y a vingt ans, sur l’épaule de leurs coulies, pourra fort bien ; dans un avenir qui n’est peut-être pas très éloigné, suppléer dans une certaine mesure l’artillerie attelée.

N’anticipons pas néanmoins sur le temps présent ! Si jamais on construit en France une flottille, il sera sage, avant de se demander combien on pourra transporter de soldats, de s’inquiéter du transport et du débarquement cent fois plus difficiles des chevaux. Indispensables et gênants auxiliaires qu’on doit conduire parla bride au rivage, qui se défendent si on ne leur offre une rampe douce pour descendre du chaland et qui s’obstinent à nager au large quand on prend le parti de les jeter à la mer ! J’ai eu ma part au débarquement d’Old-Fort ; j’ai présidé à celui de Kerich et à celui de Kinburn ; j’ai fait transporter des escadrons entiers de l’île de Sacrificios à Vera-Cruz. Il m’est resté de ces opérations une rancune invincible contre les animaux les plus nerveux et les plus maladroits de la création. C’est par leur faute, uniquement par leur faute que nous avons engravé et perdu tant de chalands. La mer était belle, la journée singulièrement propice. A dix heures du matin la brise du larde s’élevait, la brise des jours d’été, tiède et caressante. C’en était assez pour border la rive d’une légère frange d’écume. Impossible de mettre, à partir de ce moment, un cheval à terre. Le débarquement se trouvait suspendu. Les officiers erraient impatients sur la plage, s’en prenant parfois à la marine, qui n’y pouvait rien. On faisait un effort, et le chaland allait tout simplement s’emplir d’eau et de sable jusqu’au bord. Nous opérions dans des parades d’une clémence inouïe ; qu’eût-ce été s’il eût fallu agir dans la Manche ou dans la mer du, Nord ? Qu’il nous soit donc permis d’insister encore une fois sur ce point. Nous ne possédons pas le moyen de débarquer des chevaux. Les chalands ne peuvent se coller que sur les flancs des plus gros navires, et, quand on s’est donné l’embarras de les emmener sur les lieux, on est tout étonné de s’apercevoir qu’on n’en peut faire usage. Qu’est donc devenue la péniche de Boulogne ? Le premier consul ne la destinait qu’à porter au rivage ses soldats ; j’aurais quelque idée de lui confier, en la perfectionnant, nos chevaux. Le temps ne nous manque pas pour étudier ce problème, car, grâce à Dieu, on n’entend gronder, que je sache, nul orage. Nous pouvons donc tout mener de front à loisir : la construction de la flotte sans laquelle la flottille ne pourrait sortir du port, l’étude de la flottille, seul moyen de mettre l’armée de mer en mouvement. Quand nous aurons tout cela, je serai encore d’avis, si la chose est honorablement possible, de suivre le conseil de Cinéas et de rester chez nous. Pour récompenser notre sagesse, l’équité de l’Europe nous viendra peut-être en aide.

Ah ! si la guerre n’était que le champ de bataille, on pourrait s’y engager sans tant de réflexions ; mais la guerre a toujours son terrible cortège, même quand elle est heureuse. Le moindre des maux qu’elle traîne presque invariablement après elle, c’est la peste. Quand le fléau apporté d’Éthiopie eut gagné du Pirée la ville haute, quand la contagion eut rendu la compassion envers les malades et la piété envers les morts périlleuses, quand on vit des millions de malheureux se rouler dans les rues autour des fontaines, sans secours, sans amis, tordus par la douleur, dévorés par la soif ; quand les temples, asiles de toute cette foule qui avait, sur l’ordre de Périclès, abandonné le toit paternel, regorgèrent de cadavres privés de sépulture, Athènes perdit courage, et, dans l’excès de son désespoir, chercha autour d’elle une victime. Qui pouvait-on rendre responsable de ces maux, sinon l’homme qui par son influence avait décidé le peuple à relever fièrement le défi que lui jetait le Péloponnèse ? Périclès fut traduit devant l’opinion publique par Cléon. Voilà les épreuves où se font reconnaître les grands hommes. Le marin le plus médiocre peut se croire et se dire habile pilote quand ne souffle pas la tempête. Périclès parut sans pâlir devant le redoutable tribunal. Il ne s’abaissa pas aux prières ; il ne porta pas non plus avec arrogance le deuil de la cité. Son langage fut empreint de la noble énergie qu’inspirent aux véritables patriotes le culte du devoir et la foi dans une autre existence. Les sacrifices étaient douloureux, on les devait supporter, sans murmure et sans abattement, pour la grandeur d’Athènes. Après avoir suivi mes avis dans la prospérité, dit le fils de Xantippe aux Athéniens, vous vous repentez dans la souffrance. Je m’y attendais, et votre colère ne me surprend pas. Vous avais-je dissimulé les épreuves que vous auriez à subir ? Le seul mal qui ait dépassé notre attente, c’est la peste, et ce fléau ne nous est venu que du courroux des dieux. Je vous avais dit qu’avec les ressources de votre marine, il n’était personne, peuple ou roi, qui pût arrêter l’essor de votre flotte. Vous ai-je trompé ?

Il fallait que l’affection du peuple pour ce séduisant favori fût bien grande ou que l’éloquence de Périclès fût bien persuasive pour qu’on se soit contenté de le condamner à une amende de trois cent trente et un mille francs ; la colère d’un peuple ne s’apaise pas généralement à si peu de frais. Périclès était nécessaire ; les Athéniens eurent le bonheur et le mérite de le comprendre. Ils l’avaient à peine frappé qu’ils le réélurent général et remirent entre ses mains, comme par le passé, les intérêts de la République. Quand il faut subir le gouvernement de la multitude, c’est encore quelque chose que cette multitude soit intelligente. On ne court pas au moins le risque d’être bêtement écrasé par un pied lourd et brutal.

Les Lacédémoniens faisaient une guerre atroce. Irrités de leur infériorité maritime, ils arrêtaient tous les navires, neutres ou alliés d’Athènes, qui passaient à portée de leurs côtes, et ils en massacraient sans pitié les équipages. Les Athéniens se crurent en droit d’user de représailles. Ils se firent livrer par les Thraces deux ambassadeurs que Lacédémone voulait faire passer en Asie. Le jour même où ces ambassadeurs entrèrent dans Athènes fut le jour de leur exécution. Sans les juger, sans vouloir les entendre, ou les jeta, dans un gouffre immonde, réservé comme lieu de sépulture aux pires malfaiteurs. Après cet acte de violenté sans exemple dans les fastes d’un peuple qui n’était pas généralement cruel, il ne pouvait plus être question d’adresser à Sparte des ouvertures de paix, comme on en avait eu un instant l’idée dans les heures de détresse. Il ne restait plus qu’à poursuivre, avec un redoublement de vigueur, les opérations engagées. La plus sérieuse de ces opérations était sans contredit le siège de Potidée. Les Péloponnésiens s’étaient imaginé qu’il leur suffirait de ravager l’Attique pour obliger les Athéniens à rappeler leurs troupes et à évacuer l’isthme de Pallène. Cet espoir fut déçu ; les troupes athéniennes demeurèrent impassibles, tant était grand l’ascendant que Périclès avait su conquérir sur ses concitoyens. L’hiver même ne fit pas abandonner aux hoplites ces rivages glacés. Après deux ans de siège, Potidée, perdant tout espoir d’être secourue, prit le parti de céder à la faim. Elle capitula.

Périclès ne survécut que quelques mois à cet important triomphe. A l’âge de soixante-cinq ans, deux ans et six mois après l’ouverture des hostilités, en l’année 429 avant notre ère, il descendit dans la tombe, plus heureux que ne le sont d’habitude les chefs populaires, avec toute sa renommée et avec toute sa gloire. Il avait prédit aux Athéniens que, s’ils se contentaient de repousser les hostilités dirigées contre eux par une coalition injuste, s’ils s’appliquaient uniquement à maintenir leur suprématie  maritime, sans chercher dans la guerre l’occasion d’étendre leur domination, ils sortiraient victorieux de la lutte. La première phase de la guerre du Péloponnèse justifia ses prévisions. Le prestige de Sparte en reçut une notable atteinte. Périclès était mort quand les alliés d’Athènes commencèrent à se détacher de la République ; on avait oublié ses conseils quand on décida l’expédition de Sicile. Tant qu’il vécut, le gouvernement ne fut démocratique que de nom ; le pouvoir était en réalité dans ses mains. Pour être un gouvernement de persuasion, ce genre de gouvernement, lorsqu’il est exercé par un Lincoln ou par un Périclès, n’en a pas moins toute la force et toutes les qualités du gouvernement absolu. Mais a-t-on vu le ciel, en ces heures de clémence, départir aux peuples livrés à eux-mêmes beaucoup de ces favoris généreux qui savent résister au besoin, résister avec autorité et même avec colère, modérer dans la prospérité une insolente confiance, relever dans l’adversité les courages abattus ? Les Périclès sont presque aussi rares que les Napoléon. Joindre la sagesse à un ardent amour de la gloire, mettre au déclin de l’âge sa plus grande jouissance à mériter le respect, ce n’est pas le rôle d’un ambitieux. Ce n’est pas davantage le rôle d’un philosophe. Pour y aspirer, il faut avant tout aimer sa patrie, l’aimer d’un amour jaloux et croire sa grandeur aussi nécessaire que la lumière du soleil à l’existence du monde. Platon s’abstint soigneusement, marré le crédit incontestable dont il eût pu jouir, de prendre part aux affaires publiques. C’était sans doute montrer une humeur bien morose que d’oser prétendre que les Athéniens ne pouvaient plus être conduits au bien par la persuasion ou par la force. Voltaire, à sa place, eût été sans doute plus indulgent ; on ne l’aurait pas vu cependant gravir les degrés du Pnyx. Le Pnyx, avec sa tribune aux harangues, c’était la roche Tarpéienne d’Athènes.

 

 

 



[1] Chacun de ces navires portait une trentaine de chevaux.