LA MARINE DES ANCIENS

LA BATAILLE DE SALAMINE ET L’EXPÉDITION DE SICILE

 

CHAPITRE VI. — LE GOUVERNEMENT DE PÉRICLÈS.

 

 

L’humeur intraitable de Pausanias avait dégoûté à jamais les alliés du commandement rigoureux d’un général spartiate ; les Lacédémoniens, de leur côté, éprouvaient le désir de se débarrasser de la guerre médique. Le Péloponnèse avait moins à craindre que l’Attique et les îles un retour offensif du grand roi ; il était donc naturel que les Athéniens restassent chargés d’écarter par leur vigilance le danger qui les menaçait entre tous les Grecs. Les Athéniens ne pouvaient pourtant supporter à eux seuls les frais qu’allait entraîner la poursuite des hostilités. Un compromis intervint : il fut convenu que chaque ville contribuerait par un apport annuel de vaisseaux ou d’argent aux dépenses d’armement qui seraient jugées nécessaires. Cet apport prit le nom de phoros. Ce fut un tribut régulier que la flotte athénienne dut aller chaque année récolter d’île en île. Cette coutume s’est prolongée à travers les siècles, sous l’empire de Byzance, comme sous celui de Mahomet II. Il n’y a pas soixante ans qu’on eût pu voir les capitans-pachas parcourir ainsi, dès les premiers jours du printemps, les deux archipels des Cyclades et des Sporades pour exercer, à l’exemple des hellénotames, leurs fonctions de collecteurs de taxes. Fixé au début à deux millions et demi de francs environ, le phoros fut d’abord déposé dans le temple de Délos. Les délégués des alliés s’assemblaient à des époques déterminées d’avance dans cette île, et y réglaient d’un commun accord l’emploi du subside. Ce contrôle dura peu. Le trésor de Délos ne tarda pas à être transporté dans Athènes, et la contribution volontaire devint un impôt que les Athéniens, plus impitoyables dans leurs exigences que ne l’eût probablement été Xerxès, continuèrent de percevoir avec une extrême rigueur. De tous les jougs qu’un peuple peut subir, le plus dur est, sans contredit, celui que parvient à lui imposer un autre peuple. La Nouvelle-Angleterre n’eût peut-être jamais songé à se révolter, si l’autorité du parlement ne se fût substituée dans les colonies britanniques au gouvernement direct de la couronne.

Les mécontentements des alliés, traités par l’arrogance d’Athènes bien moins en égaux qu’en sujets, éclatèrent d’abord en murmures, puis bientôt en réclamations ; le jour vint où ils se manifestèrent par un refus absolu de payement. C’était là qu’Athènes, déjà sûre de ses forces, tranquille et fière à l’abri de la haute enceinte qu’elle venait de relever, attendait les auxiliaires dont elle avait plus d’une fois gourmandé la tiédeur. Quelle occasion meilleure d’asseoir solidement sa puissance ? La rébellion ouverte allait autoriser et, en quelque sorte, justifier l’exploitation sans merci. L’île de Naxos revendiqua la première son indépendance, et l’île de Naxos fut la première envahie et soumise. La plupart des îles de l’Archipel, successivement coupables du même déni de concours, éprouvèrent l’une après l’autre le même sort. La mollesse s’en mêla. Il parut doux à ces heureux Ioniens de ne pas quitter leurs foyers, d’échanger les périls du service militaire pour une redevance en argent. Bien peu d’îles continuèrent à fournir des vaisseaux ; presque toutes se rachetèrent de cette obligation par l’offre équivalente d’un subside. C’est ainsi que le phoros se trouva porté, en premier lieu, à 3.336.000 francs pour atteindre, en dernier ressort au chiffre vraiment énorme à cette époque de 6.672.000 francs.

La richesse est chose relative. Quand les revenus du royaume de France se montaient, sous François Ier, à 16 millions, la livre de pain bis se payait à peine 1 centime ; elle en eût coûté 9 ou 10 à la veille de la révolution, 14 à la fin du règne du roi Louis-Philippe. De plus érudits vous diraient ce qu’elle valait au temps de Périclès. On la peut évaluer, je crois, à 4 ou 5 centimes. Nous n’avons pas heureusement besoin de posséder à cet égard un renseignement précis, irréfutable, pour rester convaincus qu’au cinquième siècle avant notre ère l’opulence d’Athènes ne connaissait pas de rivale en Europe. Aussi est-ce en Asie qu’on verra bientôt Sparte, oublieuse de la gloire des Thermopyles, de Platée, de Mycale, aller solliciter des secours. L’Asie puisait l’or à pleines mains dans ses fleuves, et il lui eût été facile de faire pencher la balance du côté qu’elle eût sincèrement favorisé ; mais le grand roi ne se riait qu’à demi aux Grecs. Il devait trouver plus de profit à entretenir leurs luttes intestines qu’à hâter le triomphe d’un de ses anciens adversaires. L’or perse n’en joua pas moins un grand rôle dans cette guerre où l’on en vint à se disputer les rameurs à prix d’argent. 11 n’y a pas longues années que nos matelots n’étaient guère mieux rétribués que ceux de Lysandre ou d’Alcibiade. 27 francs par mois ? c’est à peine aujourd’hui la solde d’un novice ; sous la Restauration, c’était presque la paye d’un gabier. Si le métier de rameur était dur, la profession, on en conviendra, devenait lucrative.

Les événements exigent quelque temps pour mûrir ; il s’écoula près d’un demi-siècle entre la fin de la guerre médique et le commencement de la guerre du Péloponnèse. Pausanias sacrifié, deux ans après la bataille de Platée, Thémistocle banni, cinq années après la. bataille de Salamine, il ne restait plus de chefs ayant figuré au premier rang dans fa lutte mémorable qui rassembla, pour un suprême effort, la Grèce confédérée, que le fils de Lysimaque, Aristide. Si l’on peut adresser quelque reproche à la grande mémoire de ce juste, c’est un reproche qui lui sera commun avec plus d’un personnage soucieux de conserver l’affection populaire. Aristide, depuis son rappel de l’exil, ne fit plus ombrage à personne ; on serait tenté de croire qu’un premier bannissement l’avait rendu à l’excès circonspect. S’agissait-il de méconnaître les clauses d’un traité garanti parles plus horribles serments ? Détournez sur moi, Athéniens, disait Aristide, les peines que mériterait votre parjure. — Faut-il suivre l’avis des Sauriens ? lui demandait-on dans une occasion analogue. — Cet avis, répondait le fils de Lysimaque, est injuste, mais il est utile. — Est-ce là, de bonne foi, ce que le plus intègre des Grecs aurait dû répondre ? L’abbé Barthélemy pense que, dès cette époque, l’ambition commençait à corrompre la vertu même. Je ne vois pas, pour ma part, dans Aristide un ambitieux ; il me plaît davantage et il est probablement plus juste d’imputer ses faiblesses au désir de ne pas perdre une seconde fois les sourires de la multitude.

L’égalité parfaite était devenue, en dépit des lois de Solon, la loi fondamentale de la république athénienne. Il n’y était point de fonction qui ne fût accessible au moindre habitant de la cité. On n’en continuait pas moins de compter dans Athènes quatre classes de citoyens, cinq, si l’on y veut comprendre les métèques, étrangers admis à la naturalisation. Les pentacosia-médimnes devaient posséder un revenu annuel de cinq cents mesures de froment ; les chevaliers en récoltaient trois cents ; les zeugites ne pouvaient prétendre à ce titre qu’à la condition de produire au moins cent cinquante mesures ; les thètes, véritables prolétaires, n’avaient à offrir à la patrie que leurs bras et n’en jouissaient pas moins, dans toute sa plénitude, du droit de suffrage. Attirés par l’appât d’une solde élevée, les zeugites et les thètes formaient généralement l’équipage des vaisseaux ; les pentacosia-médimnes et les chevaliers combattaient de préférence sur terre. Le service maritime a, de tout temps et en tout pays, été le lot des cadets de famille.

L’inégal partage des jouissances et des charges avait fini par diviser Athènes en deux factions. La démocratie athénienne était douce aux pauvres et aux humbles. Il n’était pas permis dans Athènes de frapper un esclave sur la voie publique. Ne pas le frapper, passe encore ; mais lui permettre de mener grand train, de vivre dans le luxe, de s’habiller comme un citoyen, les disciples de Socrate ne laissaient pas de s’en étonner. Un esclave, écrivait soixante ans après la mort de Périclès le célèbre auteur de la Retraite des Dix-Mille, ne se dérange pas ici pour vous ! Voilà ce qu’on n’eût jamais toléré à Sparte et ce qu’on ne devait pas voir à Rome. Cependant, comme il faut toujours à l’homme quelque victime, le peuple athénien prenait sa revanche, sur tout ce qui était grand par l’esprit, par la naissance, par la richesse ou par le caractère. Je pardonne au peuple, disait encore en ce temps-là Xénophon, son amour pour la démocratie. Rien de plus légitime et de plus naturel que de songer d’abord à son bien ; mais quand un homme qui n’est pas du peuple aime mieux vivre dans une démocratie que dans une oligarchie, c’est qu’il a des vues criminelles. Le christianisme ne l’entend pas ainsi. Il permet sans doute qu’on songe à son bien ; il n’autorise pas ses fidèles à demeurer indifférents au bien des autres. Lorsqu’elle fait avec tant d’acharnement la guerre au christianisme, la démocratie, à coup sûr, se trompe. Xénophon n’était pas chrétien ; il était philosophe, comme Tacite et comme Pline le Jeune. Qui a vu condamner Socrate ou proscrire Thraséas est, jusqu’à un certain point, excusable de faire un soupçonneux accueil à ce niveau aveugle sous lequel toutes les tiges, s’il ne leur convient de se voir fauchées, sont tenues de courber la tète. Il est vrai que dans les occurrences graves, il se trouve toujours quelque tige rebelle qui s’insurge, quelque pousse vivace qui relève le front. Les démocraties et les oligarchies, les monarchies et les républiques se mettent alors d’accord pour se personnifier dans un homme : dans Lincoln ou dans Henri VIII, dans Cromwell ou dans Périclès, dans Pitt ou dans Napoléon. Les diverses races répandues sur la surface du globe n’ont pas, je le confesserai volontiers, au même degré le goût de l’abdication ; toutes y arrivent, quand le péril devient vraiment pressant. Cette facilité universelle à s’absorber dans une individualité puissante n’empêche pas la lutte entre les principes contraires ; elle donne seulement à la compétition une forme mieux définie. Les dissensions dont furent agitées la société grecque et la société romaine ont un nom qui dit tout, quand nous les appelons la querelle de Sylla et de Marius ; nous en saisissons moins bien la cause et les effets lorsqu’il nous faut les démêler dans la rivalité de Sparte et d’Athènes. Néanmoins c’est toujours le même conflit, le conflit du parti populaire et de la faction oligarchique. Ces calamités, disait avec raison Thucydide, se renouvelleront tant que la nature humaine n’aura pas changé.

Dès l’année 470 avant Jésus-Christ, dix ans seulement après la fin de la guerre médique, la puissance maritime d’Athènes était fondée ; les capitulations de conscience d’Aristide y avaient bien eu quelque part. Après Aristide, un autre marin, favorable comme lui à la faction des riches, vint asseoir cette suprématie navale sur une base qu’on aurait pu croire indestructible : Au nombre des capitaines qui s’étaient distingués à la bataille de. Salamine se trouvait Cimon, le fils de Miltiade. Issu de cette opulente maison où, depuis plusieurs générations, on courait à Olympie en chars à quatre chevaux, Cimon hérita de la haute influence qu’avait jadis exercée Thémistocle. Ce fut lui qui acheva la ruine de. la marine phénicienne. Il prit, en un seul jour, aux Perses, sur les côtés de la Pamphylie ; deux cents trières. Rentré dans Athènes avec les dépouilles de Chypre et de l’Asie, il y menait la vie libérale et fastueuse d’un grand citoyen. Le peuple entier avait part à ses largesses, et jamais André Doria, aux jours de sa splendeur, ne reçut dans Gènes plus d’hommages. Il fallait une leçon à cette bienfaisante fortune ; cinq ans d’exil se chargèrent de la lui donner. Cimon ne fut rappelé dans sa patrie que lorsqu’un revirement soudain de l’opinion-y eut fait prévaloir la politique qui cherchait dans l’alliance de Sparte un point d’appui pour la faction des riches. Les deux gouvernements ombrageux et rivaux déposèrent un instant leurs inimitiés, et l’indépendance des villes de l’Ionie fut le fruit de cette union passagère. Inquiet des progrès de Cimon dans les eaux de la Cilicie, le fils de Xerxès abandonna par un traité solennel les droits qu’il s’était arrogés jusqu’alors sur les colonies de’ la Grèce en Asie.

Cimon mourut à Chypre pendant le cours d’une dernière expédition. Sa mort laissait la place libre à Périclès, qui lui avait jusqu’alors disputé, avec des phases diverses, le pouvoir. La multitude a ses caprices ; si volage qu’elle soit, elle n’en peut pas moins rencontrer un maître. Seulement il faut que ce maître soit constamment heureux et constamment adroit. Périclès jouit, pendant près de trente ans, de ce double privilège. Avant d’être homme d’État, on devait, dans la république athénienne, être marin. Athènes eût dédaigné un chef qui n’eût point été en mesure de commander ses flottes. Orateurs, philosophes, citoyens, tous, dans la cité de Minerve, apprenaient, dès l’enfance à manier l’aviron ; la plupart étaient de force .à remplir les fonctions de pilote. Fils de marin, — Xantippe, son père, commandait la flotte athénienne au combat de Mycale, — Périclès paraît avoir été lui-même un homme de mer consommé. Il conquit, l’Eubée, établit la démocratie à Samos et soumit Mégare. La prospérité de la République ne fut pas uniquement son ouvrage ; il en doit partager l’honneur avec Thémistocle, avec Aristide et avec Cimon ; mais si le fils de Xantippe n’eût point su caresser avec tant d’adresse le lion populaire, flatter dans la multitude les nobles penchants, éveiller dans toute âme l’amour de la gloire, l’orgueil de la cité, les chefs-d’œuvre de l’art n’auraient jamais rempli la ville de Minerve, et on ne dirait point aujourd’hui, pour caractériser une des plus grandes époques de l’esprit humain : le siècle de Périclès.

Nous tenons de Périclès lui-même l’exposé minutieux de la puissance financière dont son administration sage et prévoyante avait réussi à doter la République. C’est par cet exposé qu’il décida, quatre ans avant sa mort, les Athéniens à braver les menaces de la Grèce conjurée. Le trésor déposé dans l’Acropole avait renfermé un instant cinquante-quatre millions de francs. Périclès sut faire comprendre au peuple qu’il y avait excès de précaution .à garder inactive une pareille réserve. Vingt millions furent employés à donner aux dieux un asile digne des dieux d’Athènes, au peuple athénien les monuments publics dont peut difficilement se passer un peuple habitué à traiter les affaires de l’État en plein air. Les intérêts de la marine ne furent pas oubliés, car la marine n’était pas seulement la grandeur, elle était la sécurité d’Athènes. Trois cents trières, prêtes à prendre la mer, remplirent bientôt les ports de la République. Une galère de vingt-cinq bancs coûtait au roi de France, en 1689, quatorze mille livres sans ses agrès, vingt-trois mille quand elle était complètement équipée[1]. La flotte athénienne ne pouvait, suivant mes calculs, représenter une valeur moindre de quatre ou cinq millions de francs. On avait garanti cette flotte et la ville de toute attaque venant du continent. Quarante-huit kilomètres de murailles, épaisses à y faire passer deux chars de front, hautes de cinquante-six pieds, enveloppaient Athènes, Phalère, Munychie, le Pirée. Il fallait seize mille hommes pour les garder. Grâce à ces enceintes, Athènes était devenue une île ; on ne pouvait l’assaillir que par la mer, et la mer était athénienne. Pas plus sous Périclès que sous Agamemnon les villes fortifiées n’avaient à redouter une attaque de vive force. On pouvait bien battre le pied des murs à coups de bélier, cerner la place assiégée par des retranchements, élever en face des tours et des courtines la terrasse, ce fameux cavalier de terre qu’ont tant de fois édifié les Romains, et que les Turcs, flegmatiques gardiens du passé, construisaient encore il y a deux siècles ; du haut de la terrasse lancer à niveau des parapets les traits et les javelines sur l’ennemi ; les sièges n’en duraient pas moins dix ans, et les villes ne capitulaient, quand elles n’étaient pas livrées, que devant la famine. Athènes et le Pirée étaient donc considérés à bon droit comme inexpugnables.

Aux ressources que gardait le trésor de l’Acropole, la République eût ajouté sans peine deux millions sept cent quatre-vingt mille francs résultant des offrandes privées, des dépouilles des Mèdes, des vases sacrés affectés aux cérémonies et aux jeux. Elle pouvait emprunter en outre près de trois millions aux temples et aux draperies d’or dont on avait paré la statue de Minerve. Le fonds de réserve, le trésor de guerre, si nous l’appelons du nom qu’on lui donnerait aujourd’hui, se serait trouvé de cette façon reporté au chiffre de quarante millions de francs. Le revenu annuel dépassait trois millions.

La République n’eût pas osé prétendre sur la terre ferme à la suprématie que lui assurait sa flotte partout où les vents consentaient à la conduire. Athènes avait cependant rassemblé plus d’une fois et dans un bref délai treize mille hoplites, douze cents cavaliers et seize cents archers. L’hoplite, c’était le sergent d’armes du moyen âge. Une armée de treize mille hoplites supposait une suite au moins égale en nombre de valets. On voit que Périclès, tout en s’occupant fort d’encourager les poètes, les sculpteurs et les peintres, s’était bien gardé de négliger la défense du pays. Si, comme Louis XIV, il aima trop la guerre et le bâtiment, il ne laissa du moins rien bâtir qui ne fût un modèle pour les siècles futurs, et il déploya dans la conduite de la guerre une perspicacité qui n’eut d’égale que son indomptable persévérance. Tenir son pouvoir de liens. si précaires, se voir obligé de le raffermir chaque jour par la persuasion, et accomplir, par l’effort de son seul génie, de telles choses, ce sont assurément des titres à prendre rang à côté des plus grands monarques.

 

 

 



[1] En 1342, le prix de construction d’une galère catalane fut réglé au prix de seize cent soixante-dix livres barcelonaises ; en 1599, ce prix s’était élevé à quinze mille livres. Deux siècles et demi avaient suffi pour faire varier la proportion de 1 à 9.