LA MARINE DES ANCIENS

LA BATAILLE DE SALAMINE ET L’EXPÉDITION DE SICILE

 

CHAPITRE II. — LES COMBATS D’ARTÉMISIUM.

 

 

Les populations étaient peut-être autrefois plus denses ; leurs souverains, à coup sûr, les trouvaient plus dociles. Aussi ce que l’antiquité est venue à bout d’achever nous laisse-t-il parfois, en dépit des témoignages les plus irrécusables, incrédules. Jeter deux ponts de bateaux d’Abydos à Sestos, mettre des entraves à l’Hellespont, contenir ce courant de foudre lancé par la main du ciel, nous savons qu’on l’a fait ; mais nous ne le comprenons pas. Notre premier mouvement serait de le nier. Comment les ancres ont-elles mordu le fond ? Comment même, dans ce gouffre qu’on appelle aujourd’hui le passage des Dardanelles, ont-elles pu l’atteindre ? A-t-il suffi, pour assujettir les barques rétives, de tresser des câbles de deux cordes de lin et de quatre de byblus, de les tendre et de les roidir, à l’aide de cabestans, d’une rive à l’autre ? La largeur du détroit est de près de mille huit cents mètres ; quel fleuve débordé a jamais présenté entre ses deux rives un pareil intervalle ? Après un long et persistant labeur, la nature est vaincue, les ponts sont achevés. Une tempêté les emporte ; on les rétablit. C’est l’ordre du maître.

A l’autre extrémité de la Thrace, le mont Athos, sapé depuis deux années à sa base, est devenu une île. On ne le doublera plus ; on le tournera. La précaution, à notre avis, était sage, bien qu’Hérodote n’y veuille apercevoir que l’ostentation d’un vain orgueil. A-t-on assez abusé de cette vieille figure de rhétorique, l’orgueil des rois ! Cet orgueil a fait bien souvent la grandeur et la sécurité dès peuples. Il eût été plus simple, nous dit l’historien d’Halicarnasse, de tirer la flotte à travers l’isthme. Plus simple, peut-être ! aussi sûr, nous ne le croyons pas. Les bâtiments souffrent à voyager ainsi. sur un élément pour lequel ils n’ont pas été construits. C’eût été une très grosse affaire que d’avoir à calfeutrer à nouveau quatre mille barques, sans compter que ; pour les traîner d’un golfe à l’autre, il eût fallu préalablement les décharger. Tout est grand, tout est gigantesque dans ce que commande Xerxès ; rien n’est inutile, rien ne demeure au-dessus des forces de son empire.

On a brûlé sur les ponts des parfums, on a jonché les planches de branches de tamaris ; le jeune souverain fait les libations, et le défilé commence. Ce défilé dure sans interruption sept jours et sept nuits ; l’Asie est passée en Europe. La possession de Sestos eût de toute façon assuré aux Barbares un débarquement facile. Sestos entre les mains des Perses, c’était Calais aux mains des Anglais. A la nouvelle du passage effectué, la terreur règne en Grèce. Les difficultés qui attendent l’armée d’invasion ne sont pas loin cependant d’apparaître. Déjà la multitude qui s’avance a tari les fleuves ; si la flotte qui l’accompagne la perdait un instant de vue ; ce ne sont pas les sauvages contrées des Ciconiens, des Bistones, des Sapéens, des Derséens, des Édones et des Satres qui pourvoiraient à sa subsistance. Arrivé dans Acanthe, Xerxès congédia la flotte, et lui donna l’ordre de l’aller attendre à Therma, au fond du vaste golfe qui porte aujourd’hui le nom de golfe de Salonique. D’Acanthe à Thermal la côte était trop découpée, déchiquetée par trop d’échancrures, pour que les vaisseaux et l’armée pussent plus longtemps demeurer en contact. L’armée prit à travers la Thrace, la flotte franchit le canal de l’Athos et passa du, golfe de Monte-Santo au golfe de Cassandre, — pour être mieux compris, employons les noms modernes, — du golfe de Cassandre au golfe de Salonique. Soldats et matelots se retrouvent enfin sur les bords du Vardar, à l’embouchure de l’antique Axios.

L’armée se repose ; le roi veille. Examen fait des lieux, Xerxès se décide à prendre la route haute, par le territoire des Macédoniens. Une fois en Thessalie, il ne manquera pas d’herbe pour ses chevaux. A toutes les époques de l’histoire, des milliers d’escadrons se sont rassemblés, dès les premiers jours du printemps, sur les rives verdoyantes du Sperchius. Là ont campé les chevaliers francs, les soldats de la grande compagnie catalane, les kaïmakans de Mahomet II et les vizirs de Mahmoud. La mer, par ses apports, a élargi aujourd’hui le défilé des Thermopyles ; en l’année 480 avant notre ère, ce défilé ne présentait entre les derniers contreforts de l’Œta et le golfe Maliaque, devenu aujourd’hui la baie de Zeitoun, qu’une chaussée étroite, à peine aussi large que le pas de Roland dans les Pyrénées. Deux chars de front n’y auraient pu trouver passage ; une poignée d’hommes, un rempart de terre suffisaient pour en interdire l’accès. Les Grecs avaient renoncé à défendre la vallée de Tempé ; ils résolurent de tenir ferme aux Thermopyles. L’armée de Xerxès se trouve arrêtée. Pas plus que l’armée, la flotte qui longe la côte ne peut passer outre. Ses éclaireurs viennent de lui apprendre que les vaisseaux grecs ont pris position à la pointe septentrionale de l’Eubée. Parties de l’embouchure du Vardar onze jours après Xerxès, les mille deux cents trières ont navigué tout le jour. La nuit venue, au lieu dé s’engager dans le canal qui sépare l’île de Skiathos du continent, elles abordent et vont jeter l’ancre non loin du cap Sépias. Jusqu’aux premières lueurs du matin, la mer fut tranquille. Avec le soleil, le vent de l’Hellespont s’élève. Heureux le capitaine qui, au premier soufflé de ce vent redouté, se trouva en mesure de haler son vaisseau à terre l La plage le sauvera de la tempête ; mais la plage est peu étendue, et les trières avaient dû mouiller sur huit rangs de profondeur. Quatre cents navires sont jetés à la côte : Fiat voluntas ! c’est le mot de Charles-Quint sur le rivage d’Alger. Germanicus, en pareille occasion, voulait se précipiter à la mer. Il avait grandement tort ; les désespoirs des chefs ne remédient à rien. César ; sur les rivages de la Grande-Bretagne, montra plus de sang-froid ; Bonaparte, en Égypte, se : hâta d’oublier l’anéantissement de sa flotte sur la rade d’Aboukir. Xerxès avait beaucoup fait pour prévenir ce cruel accident. C’était par ses ordres que l’isthme du mont Athos présentait une brèche là où les dieux avaient jeté un isthme ; il ne dépendait pas du fils de Darius de supprimer tous les caps. La catastrophe survenue devait d’ailleurs être entrée dans ses prévisions, car ce n’était pas merveille qu’un naufrage au temps où les Perses envahissaient la Grèce. Confiance ou découragement, qu’importait au destin ? Mieux valait donc ne pas être découragé. Rien. ne semble indiquer dans le récit d’Hérodote que le roi des Perses ait songé un instant à l’être. Au bout de trois jours, — c’est généralement la coutume du vent de l’Hellespont, — la tourmente s’apaisa. Les Perses remirent à la mer les nombreux vaisseaux qu’ils étaient parvenus à sauver, puis ils longèrent à la. rame le continent, doublèrent le cap Sépias et allèrent s’établir au mouillage des Aphètes, en regard de la rade foraine que les Grecs occupaient avec deux cent trente-trois trières et neuf pentécontores. Les Grecs gardaient ainsi le flanc des Thermopyles et se ménageaient une retraite entre la côte des Locriens et l’Eubée, par le canal de l’Euripe. Un intervalle de quelques milles à peine séparait les deux flottes ennemies.

Un Spartiate, un hoplite étranger au métier de la mer, Eurybiade, commande en chef l’armée navale des Grecs. Toujours, chez les alliés, la jalousie d’Athènes ! La flotte athénienne a pour amiral Thémistocle, élevé récemment à la dignité de navarque et âgé, comme Dumouriez, de plus de cinquante ans. Quand la victoire a déployé son aile, il faut l’agilité des jeunes capitaines pour la suivre. Dans lés débuts douteux, si l’esprit d’entreprise a sa place, l’expérience et la ténacité sont plus essentielles encore. L’Angleterre n’a pas eu. à regretter que Nelson ne soit venu qu’après Howe et Jervis ; Tourville et Duguay-Trouin ont marché plus sûrement dans le sillon qu’avait tracé Duquesne ; les leçons de tactique de d’Orvilliers n’ont pas été inutiles à Suffren ; de Grasse eût sagement fait de ne les pas oublier.

Les Perses ont déjà enlevé quelques trières isolées, et la côte septentrionale de l’Eubée en a reçu le nom de la reine Artémise. Les bords du Thermodon ne sont pas les seuls à nourrir des Amazones. Veuve et chargée de la tutelle de son fils, la reine d’Halicarnasse avait voulu commander elle-même les cinq vaisseaux fournis par ses États, les vaisseaux d’Halicarnasse, de Cos, de Nisyre et de Calydné. Ces cinq vaisseaux étaient les meilleurs de la flotte, si l’on excepte les navires sidoniens. Indignés qu’une femme, osât les combattre, les Grecs mirent la tête de la reine à prix ; aucun d’eux ne se montra de taille à mériter la récompense promise. Artémise était une colombe qui avait les serres d’un aigle. Les Perses, pendant que les deux flottes demeuraient en présence, eurent le loisir de compter leurs ennemis. Ils projetèrent de les envelopper et d’enlever ainsi d’un seuil coup toute la marine grecque. Ce sont là les faiblesses et les illusions du nombre ; une confiance exagérée conduit souvent à l’éparpillement des forces. Deux cents vaisseaux vont donc passer en dehors de Skiathos ; les vigies d’Eurybiade ne les verront pas. Ce détachement fera le tour de l’Eubée et pénétrera dans l’Euripe, aussitôt qu’il aura doublé le cap Doro, — nous voulions dire la baie de Caryste. — Le gros de la flotte médique, le mouvement tournant effectué, attaquera de front.

Malgré les larges coupures pratiquées par la tempête dans leur flotté, les Perses pouvaient croire encore que le destin leur restait favorable. Ils avaient immolé la première victime, un jeune Grec qu’ils venaient de faire prisonnier sur un des navires de Trézène. Cette victime était d’une beauté remarquable ; les Perses l’égorgèrent sur la proue de la trière conquise, tirant de sa beauté même un heureux augure ; le sacrifice n’en pouvait être en effet, dans les idées du] temps, que plus agréable aux dieux. Cependant l’heure est venue où les présages vont céder la parole aux événements. Un peu avant le coucher du soleil, les Grecs ont levé l’ancre ; là flotte perse se porte à leur rencontre. Les Barbares, — c’est ainsi que les Grecs nommaient les étrangers, — ignorent que l’ennemi a été secrètement informé du désastre du cap Sépias et du détachement considérable fait au sud de l’Eubée. Ils s’étonnent de l’excès d’audace qui menace de déconcerter leurs plans. Sur la capitane d’Eurybiade, le porte-flambeau élève tout à coup en l’air le bouclier. Le porte-flambeau est le chef de timonerie de l’époque, le héraut de l’armée navale ; ses fonctions l’investissent d’un caractère sacré. Le bouclier dressé est le signal du combat. Dans toutes les tactiques du monde, ce signal peut dispenser dés autres. La vogue sur-le-champ s’accélère, les vaisseaux serrés à distance de rame, la proue vers l’ennemi, font bouillonner l’onde. Du premier choc, trente vaisseaux perses sont fracassés. Les Grecs n’avaient voulu tenter qu’une reconnaissance ; l’obscurité, comme ils l’avaient prévu, sépara les combattants. Chaque flotte alla reprendre son ancien poste.

On était au cœur de l’été. Toute la nuit l’orage gronda autour du Pélion ; le vent venait de ferre, et la mer heureusement était calme ; mais les éclairs ne cessaient de sillonner lé ciel, et la pluie tombait sans relâche. Au milieu des éclats répétés de la 1 foudre, les courants entraînèrent vers la rade des Aphètes, où stationnaient les Perses, des débris de navires et de nombreux cadavres. Les corps, rendus à la surface par les gouffres qui les avaient engloutis pendant la tempête du cap Sépias, s’agitaient sous les proues et allaient s’accrocher à l’extrémité des rames. Les champs de bataille n’avaient pas alors cette horreur que leur impriment aujourd’hui les ravages de notre artillerie. Des guerriers couchés sur leur bouclier, les Perses les auraient vus sans frémir ; ces noyés accrochés à leurs rames, ces cadavres à la pâleur verdâtre, à la face bouffie, aux jambes et au corps enflés, les glacèrent de terreur. La flotte de Xerxès ne connaissait pas cependant toute l’étendue de ses pertes. L’orage qui lui jetait les funèbres épaves n’avait pas épargné la division qui devait prendre les Grecs à revers. La plupart des vaisseaux dont se composait cette escadre furent brisés sur les rochers de la côte orientale de Négrepont. Décidément la mauvaise fortune insiste trop. Quand les incidents de ce genre se répètent à intervalles aussi rapprochés, il est bon de réfléchir.

La flotte des Perses diminuait rapidement ; celle des Grecs commençait à grossir. Cinquante-trois vaisseaux partis de l’Attique vinrent cette nuit même renforcer Thémistocle. Quant aux Corcyréens, sur le concours desquels on croyait pouvoir compter, ils avaient pour manquer à ce rendez-vous une excuse toute prête. Les vents étésiens empêchaient leurs soixante vaisseaux de doubler le cap Malée. Les Grecs néanmoins se crurent assez forts pour renouveler l’attaque qui leur avait si bien réussi la veille. A la même heure, jugeant non sans raison le coucher du soleil singulièrement propice à leur dessein, ils quittèrent de nouveau la rade d’Artémisium. Cette fois c’est aux vaisseaux ciliciens qu’ils s’adressent. Ils fondent sur eux à l’improviste, et se retirent avant que les Perses aient eu le temps de se reconnaître. Le troisième jour, l’ennemi ne les attend pas ; il se décide à prendre à son tour l’offensive. La flotte de Xerxès n’a pas seulement l’avantage du nombre ; ses vaisseaux sont plus forts, mieux construits, munis d’une vogue plus exercée. A l’exception des Ioniens ; dont l’attitude n’a jamais cessé d’être suspecte, les équipages continuent de se montrer remplis de la plus belliqueuse ardeur. On n’est pas sujet du grand roi, on n’est pas descendu des monts de l’Hyrcanie pour subjuguer le Mède à la chevelure flottante et pour asservir l’Asie, sans avoir gardé au fond du cœur le sentiment de sa supériorité sur les autres nations. Or sur chaque trière trente Perses ont pris place. Xerxès recrute ses rameurs et ses pilotes partout ; il ne confie la garde de ses vaisseaux qu’à ceux auxquels il remettrait sans crainte la garde de sa personne. Ce sont dans la flotte des P1léniciens, des Égyptiens, des Ciliciens, des Paphlagoniens, des Cariens, des Ioniens, des Grecs même qui voguent et qui tiennent le timon : les Perses seuls combattent ; les Perses seuls commandent. Dans cette troisième journée où la flotte de 7ierxès poussa son attaque à fond, le succès fut chaudement et opiniâtrement disputé. Il resta indécis. La reine Artémise se multiplia en vain. Sa vaillance fit l’admiration de l’armée ; elle ne parvint pas à fixer la fortune.

Les Grecs demeurèrent en possession du champ de bataille. Épuisés cependant par un triple combat, ils renoncèrent à défendre plus longtemps le passage de l’Euripe et les abords des Thermopyles. Pourquoi d’ailleurs auraient-ils prolongé davantage leur résistance ? Les Thermopyles venaient de tomber au pouvoir de l’ennemi. Un grand général a dit que la guerre n’était qu’une succession d’effets moraux. L’effet moral de cette première défaite était tout en faveur de la Grèce. Quatre mille hommes avaient arrêté pendant plusieurs jours une armée. Au pied des retranchements gisaient trois cents Spartiates, le visage encore tourné vers l’ennemi. Je sais leurs noms ! s’écrie Hérodote. Il aurait dû nous les dire. C’étaient tous gens de cœur, pleins d’un sang généreux et criblés de blessures. Nul ami n’a pris soin de glisser dans leur main glacée l’obole’ indispensable. Ne sois pas trop exigeant, Charon ; saisis au plus vite ta rame et hâte-toi de leur faire traverser le fleuve ; Achille s’impatiente aux champs Élysées et se demande déjà pourquoi tu les retiens si longtemps sur la rive. Tu n’as pas souvent, vieux nocher des enfers, de semblables aubaines. Bien des siècles s’écouleront avant que tu puisses recevoir dans ta barque des passagers dignes d’aller rejoindre ceux qui se présentèrent ce jour-là sur les bords du Styx. Il faut que tu attendes deux mille trois cent trente-cinq ans les zouaves du pont de Traktir.

La nation grecque se trouva montée par l’exemple de Léonidas et de ses compagnons à un paroxysme d’énergie. Et pourtant les Perses aussi s’étaient bien battus. La garde impériale de Xerxès, les Immortels, avaient assailli de front la position que d’autres tournaient. Leurs cadavres pressés auraient dit l’acharnement dont ils avaient. fait preuve, si Xerxès ne se fût hâté de les faire inhumer. Le spectacle d’une pareille hécatombe donnait une trop haute idée des sacrificateurs. Que pensez-vous, milord, de ces nobles cicatrices ? demandait le régent de France à l’ambassadeur d’Angleterre, en lui montrant les vétérans abrités sous le dôme des Invalides. Je pense, répondit lord Stairs avec son flegme hautain, à ceux qui les ont faites. Un soldat mutilé assistait silencieux à cet entretien ; ses lèvres frémissantes laissèrent échapper involontairement la réplique : Ceux-là sont morts, dit-il. Les enfants de Sparte aussi étaient morts, mais ils n’étaient que trois cents, et près d’un million d’hommes les avaient assaillis.

Les vainqueurs trouvent toujours des alliés : la marche de Xerxès à travers la Doride, la Phocide et la Béotie fut une marche triomphale. Avides de pillage, irrités par de vieux griefs, les Thessaliens conduisaient l’invasion. Xerxès ne rencontrait plus que des gens du parti mède ; la cause d’Athènes était aussi abandonnée que le fut en 1793 celle de la Convention. Reculant partout sur terre et sur mer, les Grecs semblaient concentrer désormais leur espoir dans la défense du Péloponnèse. L’armée navale s’était retirée dans la baie de Salamine, les habitants de l’Eubée avaient fui, les Athéniens fuyaient à leur tour. Pour beaucoup, Salamine ne paraissait pas un asile encore assez sûr ; les uns allaient chercher un refuge à Trézène, d’autres demandaient l’hospitalité à Égine. Par bonheur, la flotte n’avait fait de pertes que dans les combats ; la tempête, si cruelle aux Perses, l’avait épargnée, De toutes parts lui venaient en cette extrémité terrible des renforts. L’équilibre du nombre tendait insensiblement à se rétablir entre les deux adversaires qui s’étaient mesurés pendant trois jours sur la rade d’Artémisium. Au moment où les généraux se demandaient s’ils n’abandonneraient pas Athènes à son sort, on comptait devant Salamine quatre-vingt-neuf vaisseaux du Péloponnèse, cent quatre-vingts d’Athènes, quatre-vingt-dix-sept de Mégare, d’Ambracie, de Leucade,  d’Égine, de Chalcis, d’Érétrie, de Céos, de Naxos, de Styros, de Cythnos, de Crotone. — Serpho, Siphante et Milo n’avaient envoyé que des pentécontores. — Trois cent soixante-six vaisseaux sérieusement résolus à combattre, s’appuyant à leur territoire, peuvent en braver six cents ébranlés par toutes les épreuves qui n’avaient cessé d’affliger les Perses. Le point important était de bien choisir le terrain sur lequel on résisterait. La côte était alors la base obligée de tout ordre de bataille. On se battait autant que possible à portée de trait du rivage. Si la trière était fracassée, les naufragés gagnaient le rocher le plus voisin, la grève la plus proche, à la nage. Vaincus en vue de Salamine, les Grecs n’avaient pour refuge qu’une île où il serait facile au vainqueur de les bloquer ; défaits près de l’isthme qui sépare le golfe de Corinthe de la mer d’Égine, ils avaient tout le Péloponnèse derrière eux. C’était donc vers l’isthme qu’inclinaient généralement les projets de retraite ; les Athéniens seuls ne pouvaient se décider à s’éloigner de l’Attique. Mais l’Attique n’était-elle pas irrévocablement perdue ? Ravagée tout entière par le fer et la flamme, elle ne présentait plus qu’un monceau de ruines. Athènes même, laissée sans défenseurs, venait d’être occupée. A quoi bon s’obstiner à rester soles ses murs ? Déjà les généraux du Péloponnèse avaient peine à contenir leurs équipages. Sur ces navires où s’entassaient plus de deux cents hommes, rameurs et hoplites, on devait, comme on peut aisément le supposer, se trouver fort à l’étroit. Aussi était-ce à terre -que se passait le plus souvent la nuit, à terre que se prenaient les repas. Dès que les marins des vaisseaux confédérés ont appris que l’Acropole est aux mains des Perses, ils courent à la plage, remontent sur leurs navires, et, pour mieux faire connaître à qui les commande leurs intentions, ils s’empressent, sans lever l’ancre encore, sans larguer les amarres qui attachent la trière au rivage, de déployer leurs voiles. C%est ainsi que les flottes chinoises délibèrent et se mettent en mesure de compter les suffrages. Toute jonque qui montre une voile hissée est d’avis de partir, tout bateau qui laisse ses antennes amenées opine pour que la flotte continue de rester au mouillage. Les Péloponnésiens avaient beau multiplier ces manifestations séditieuses, Thémistocle insistait toujours pour qu’on n’en tînt pas compte. S’il eût été à la place de Morard de Galles, il ne se serait pas laissé si aisément ramener du mouillage de Quiberon. Rien ne l’ébranlait, ni les démonstrations en masse, ni lés injures que ses collègues ne lui épargnaient pas. Les débats des Grecs ont toujours été orageux. Colocotroni, s’il en faut croire les chroniqueurs de la guerre de l’indépendance, jetait dans ces occasions des écorces de citron à la face de ses contradicteurs ; le général des Corinthiens, Adimante, menaça, dit-on, du bâton Thémistocle. Mais l’amiral d’Athènes parlait au nom de cent quatre-vingts vaisseaux. Les Péloponnésiens pouvaient faire route pour l’isthme, si bon leur semblait ; les Athéniens ne les y suivraient pas. Tout restait en suspens, confus et agité, quand les Perses parurent. L’armée navale des Perses avait franchi l’Euripe que la flotté grecque ne défendait plus ; trois jours -après, elle se déployait dans la baie de Phalère.