L’HÉRITAGE DE DARIUS

 

CHAPITRE XXX. — DÉTENTION PROLONGÉE ET MORT DE CALLISTHÈNE

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

La conspiration avortée des adolescents venait d’avoir son dénouement tragique ; il semblait difficile d’y impliquer Callisthène. Les conjurés avaient eu toute liberté pour présenter leur défense ; la plupart se turent, aucun ne dénonça de complice ; tous, au contraire, affirmèrent, dans les tortures même, que Callisthène ne connut jamais leur projet, et fut, par conséquent, dans l’impossibilité de s’y associer : Callisthène, toutefois, ne fut pas rendu à la liberté, fl y eut là un excès de pouvoir, regrettable sans doute, mais qui ne s’explique malheureusement que trop par les idées étranges qu’on se faisait alors de la justice. On aurait peine à croire que le sort de ce philosophe soit resté pour ses contemporains et demeure encore aujourd’hui un mystère. Rien n’est plus vrai pourtant : Aristobule et Ptolémée nous ont transmis à ce sujet deux versions tout à fait différentes. Selon Ptolémée,  Callisthène aurait fini ses jours sur la croix. Aristobule raconte, au contraire, qu’on se contenta de charger de chaînes le malheureux philosophe, et qu’on le traîna ainsi, quand Alexandre quitta la Bactriane, à la suite de l’armée. Si la rancune du roi lui réservait un plus dur supplice, il ne paraît pas, d’après ce récit, qu’elle ait eu le temps de le lui infliger.

Pour peu qu’on veuille admettre comme authentiques les lettres si souvent citées par Plutarque d’Alexandre à Antipater, le témoignage d’Aristobule serait celui auquel il faudrait nous tenir. Alexandre aurait, en effet, écrit au gouverneur de la Macédoine : Les jeunes gens ont été lapidés par les Macédoniens ; quant au sophiste, je le punirai avec ceux qui me l’ont envoyé. Ces paroles contenaient-elles une menace indirecte contre le philosophe de Stagyre, trop indulgent pour les menées séditieuses qui, à cette époque, agitèrent la Grèce? Charès de Mitylène l’a pensé : Callisthène, dit-il, devait être jugé en présence d’Aristote. Retenu, en attendant cette confrontation, dans les fers, il mourut dans l’Inde, sept mois après son arrestation. Nous n’avons, en réalité, aucun moyen certain de résoudre ce problème historique : l’assertion de Ptolémée serait assurément d’un grand poids, si Ptolémée eût donné à un événement de cette importance le développement qu’il n’a pas refusé à des incidents beaucoup moins faits pour frapper les esprits. Le supplice d’un philosophe qui paraît avoir tenu un haut rang dans la science et dont la mort devait émouvoir si douloureusement la Grèce est déjà bien invraisemblable ; il le devient cent fois plus encore quand je le vois laisser sans émotion le futur roi d’Égypte. Un manuscrit tronqué ou défiguré, telle est la seule explication plausible que je trouve à l’indifférence apparente de cet ami aussi généreux qu’éclairé des lettres. Accorderai-je plus de foi à l’avis menaçant que Charès ne craint pas de faire adresser à un précepteur qui mettait si justement son orgueil dans la gloire de son royal élève ? Aristote, selon toute apparence, avait plus à craindre les vengeances de la réaction athénienne que le courroux soupçonneux d’Alexandre. Qu’il me soit donc permis, à mon tour, d’essayer de déchiffrer l’énigme qui a embarrassé Arrien et Plutarque. Callisthène, suivant moi, a été effectivement arrêté et soumis à une détention sévère. Le désir de rendre Aristote juge entre le sophiste et le roi me semble également probable. Je crois qu’Alexandre suspendit ce procès à l’issue duquel était intéressée sa bonne renommée, avec l’intention de prendre un jour Aristote pour arbitre ; je ne crois pas qu’après un si long délai, il eût voulu donner cours à de stériles et odieuses représailles. La mort de Callisthène frustra sa générosité. Le philosophe ne mourut pas sur la croix ; il mourut plus vraisemblablement, comme l’affirme Charès, d’obésité et d’une maladie pédiculaire.

Ne se dégage-t-il pas néanmoins de cet épisode une grande leçon pour les hommes de gouvernement ? Ils doivent, ce me semble, y regarder à deux fois avant de toucher aux gens d’esprit. La mémoire d’Alexandre a plus souffert de la mort de Callisthène que de la condamnation de Philotas et du meurtre de Parménion ; tout ce qui faisait, à cette époque, métier de buriner l’histoire, prit, d’un accord tacite, parti pour la victime. Les écrivains modernes eux-mêmes se sont cru, sur cette question brûlante, obligés de serrer leurs rangs ; on eût dit qu’on venait de frapper un des leurs. Le roi, dans sa colère, ne voyait qu’un homme à châtier ; il armait contre lui une légion ; l’empereur Julien n’eût pas commis cette faute. Armé, comme Alexandre, de la puissance souveraine, l’auteur du Misopogon ne voulut se venger des habitants d’Antioche que par une satire.

Le grand apostat n’en restera pas moins dans l’histoire, quelque protection que puissent lui accorder les bruyants partisans de la liberté absolue des lettres, bien au-dessous de l’élève d’Aristote. Ce vaillant émule de Marc-Aurèle, ce héros austère, qui donna sur le trône l’exemple de toutes les vertus, n’était pas fait, dans sa philosophie étroite, pour atteindre à la hauteur morale où nous verrons s’élever, de degré en degré, Alexandre. Le fils de Philippe est le seul conquérant dont les v vaincus aient porté le deuil : semblable gloire ne sera jamais à la portée de l’intolérance d’un sectaire. Les premiers colonisateurs du monde, possesseurs d’un empire qui semble devoir rivaliser un jour d’importance avec l’Inde anglaise, les Hollandais , s’il faut appeler ce petit peuple qui a fait de si grandes choses par son nom, regrettent-ils encore d’avoir pris Alexandre plutôt que Julien pour modèle ? Lequel des deux, je le demande à nos soldats comme à nos philosophes, devons-nous, en Algérie, songer à imiter ?

 

FIN