L’HÉRITAGE DE DARIUS

 

CHAPITRE XXII. — L’AMBASSADE PERSANE DE 1851. D’ASTERABAD À KHIVA. LES QUARTIERS D’HIVER D’ALEXANDRE À BACTRES

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Les admirables travaux de nos orientalistes, de M. Charles Scheffer en particulier, nous ont plus d’une fois introduits au sein de ces immenses solitudes où 30.000 Turcomans, divisés en tribus hostiles, suffisent pour rendre la traversée de la mer Caspienne à l’Oxus presque impraticable au commerce. Vous vous imaginez, disait en 1851 le beylerbey d’Asterabad à Riza Kouli-Khan, envoyé par le schah de Perse Nacir-Eddin près du khan de Khiva, que les routes du Kharesm ressemblent à celles du Mazandéran. Vous allez parcourir un désert où l’on court plus de danger que sur une mer orageuse. Il vous faudra marcher pendant quarante jours, au milieu de peuplades adonnées au meurtre, sanguinaires, féroces et vindicatives, sans trouver ni eau, ni fourrages, ni trace de culture. Riza Kouli-Khan fit mentir les prévisions sinistres du beylerbey ; il accomplit son voyage en vingt-deux jours, et il l’accomplit sans encombre ; mais il lui arriva souvent de parcourir jusqu’à trois étapes en vingt-quatre heures. C’est donc bien quarante journées de marche tout au moins, comme le calculait le beylerbey, qu’aura en perspective l’armée ou la caravane qui voudra se rendre par la voie la plus courte et la plus directe d’Asterabad à Khiva.

J’ai déjà fait un voyage analogue avec Jenkinson[1], mais les renseignements rapportés par Riza Kouli-Khan et traduits par M. Scheffer sont bien autrement précis que ceux du voyageur anglais du xvie siècle. Il n’est pas un état-major général opérant dans ces contrées désolées qui ne trouvât profit à consulter cette intéressante relation de l’ambassade persane au Kharesm. Parti d’Asterabad le 9 mai, Riza Kouli-Khan traverse, près d’Ak-Kalèh, la rivière de Gourghan, et le 13 mai s’enfonce dans l’immensité du désert. De la station d’In Tchekèb il arrive sur les bords de l’Atrek, fleuve extrêmement profond et qu’on ne peut jamais traverser à gué. La caravane voyage le jour et la nuit ; elle suit l’itinéraire qu’ont jalonné les puits connus des Turcomans. Elle passe ainsi de la plaine de Kouh-Ky aux stations d’Alah et de Kassik-Minaret — le minaret brisé ; — du puits de Dach-Verdi à la source d’Adoun Ata, de cette source à celle de Kara-Eteklik. C’est là que commence le Kharesm.

Kiriman-Ata et Gouklan Kouyou ne réservent au voyageur que de l’eau salée ou saumâtre ; le 24 mai, la caravane gravit la haute montagne de K api an-Kir y, et sur le versant opposé, trouve enfin à Tchirichly de Peau douce. Le sol de la plaine cependant est encore imprégné de sel, et le Khari-Choulour — l’épine du chameau — est la seule végétation qu’on y rencontre. De Ganghèh-Tchachkin à Châh-Sanem — l’idole du roi — où exista jadis une ville fortifiée de quelque importance, la plaine ne cesse pas d’être aride et sablonneuse ; l’eau y est plus amère que le suc de la coloquinte. Sakar-Tchèkèh — la plaine de l’enfer — est encore un plateau salé ; pour l’atteindre, il faut franchir une montagne calcaire, remarquable, assure Kouli-Khan, par sa blancheur.

La chaleur, déjà forte au départ, est devenue maintenant excessive, et ce n’est pourtant pas avant le 28 mai que l’on peut, à la station d’Ouchak-Kouyoussy, se procurer une eau qui soit rigoureusement potable. Les terres cultivées du Kharesm ne sont plus par bonheur très éloignées ; le 30 mai, néanmoins, lorsqu’après avoir traversé Ayrtam, on se dirige vers Pey-Chakry, dans l’espoir d’y camper sur les bords d’un canal dérivé de l’Oxus, on éprouve la cruelle déception de ne voir se dérouler devant soi qu’un large fossé dont le lit est à sec. Le lendemain, en revanche, on aperçoit de loin de nombreux cours d’eau et une grande quantité d’arbres, parmi lesquels beaucoup de peupliers.

Le 2 juin, Riza Kouli-Khan fait son entrée dans la banlieue de Khiva. Là, malgré le froid rigoureux de l’hiver et les chaleurs insupportables de l’été, tout est à vil prix, et les fruits savoureux abondent. Il en faut rendre grâce au canal qui amène, d’une distance de soixante-douze kilomètres environ, les eaux de l’Oxus jusqu’aux portes de la ville.

Qu’on nous raconte qu’Alexandre va parcourir avec ses colonnes mobiles les grandes solitudes de la Sogdiane et de la Bactriane, ou que les Russes viennent de traverser Sarakhs, se dirigeant sur Paudjeh et Saryk, nous aurons toujours besoin de recourir aux relations des Kouli-Khan, des Burnes, des Fraser, des Ferrier et des Vambéry, pour nous faire une idée exacte des difficultés qui attendent les soldats du roi de Macédoine et ceux de l’empereur de. Russie. Nous admirions pour ainsi dire de confiance les Ptolémée, les Cœnus et les Skobeleff. Suivons les caravanes, écoutons le récit de leurs fatigues et de leurs, misères, nous trouverons, j’en suis sûr, qu’on n’a rendu encore qu’une justice incomplète à des campagnes qui mettent à si forte épreuve les plus rares côtés du courage humain.

Toutes ces opérations que nous avons décrites, de l’Oxus au Jaxartes, du Jaxartes au Polytimète, avaient employé les derniers mois de l’année 329 avant Jésus-Christ. Alexandre laissa dans la Sogdiane trois mille hommes d’infanterie sous les ordres de Pencolaüs et se replia sur Bactres, pour y prendre ses quartiers d’hiver. A chaque page de l’histoire de cette mémorable campagne nous trouvons mentionnée l’arrivée de renforts ; le séjour de Bactres ne fut pas seulement un temps de repos, ce fut un intervalle qui profita grandement à la recomposition de l’armée. On ne saurait trop insister sur la facilité apparente avec laquelle des détachements souvent peu nombreux traversent dans toute son étendue l’empire de Darius et les provinces récemment conquises. La route devait être gardée par un service régulier d’étapes, ou il faudrait supposer, de la part des populations si brusquement transférées d’une domination séculaire à ce pouvoir dont elles avaient à peine eu le temps d’apprendre le nom, le plus étrange penchant à la soumission. Rien de semblable ne s’est passé à aucune époque, en aucun pays, même en Chine, où le peuple n’a jamais pris grand souci des conquêtes qui respectaient ses institutions municipales et ne le troublaient pas dans son labeur. Nous savons d’ailleurs parle témoignage de Strabon que le séjour prolongé d’Alexandre aux extrêmes confins de l’Asie lâcha la bride à toutes les turbulences et encouragea des désordres dont la gravité ne tarda pas à se traduire, notamment en Médie et dans la Perside, par les pillages les plus sacrilèges. La marche de petits corps de troupes à travers des contrées aussi troublées, sur un parcours de près de trois mille kilomètres, ne s’expliquerait pas si l’on n’admettait l’existence de postes échelonnés de la Méditerranée à la Caspienne et de l’Hyrcanie à la Bactriane. Il y a là bien évidemment des miracles de prévoyance qui nous échappent, des prodiges de bonne administration militaire dont la preuve nous manque, mais dont le soupçon s’impose.

Epocilius, Mélamnidas, Ptolémée, général des Thraces, avaient escorté jusqu’à la mer les alliés congédiés et un convoi d’argent confié à Menés ; ils ramenaient delà côte maritime 3.000 fantassins et 1.000cavaliers de troupes mercenaires ; Asandre et Néarque arrivaient de la Grèce, expédiés par Antipater, avec 8.000 Grecs et 500 chevaux. La Syrie, la Lycie, étaient aussi mises à contribution : la première envoyait, sous la conduite d’Asclépiodore, préfet du littoral, 500 chevaux et 3.000 fantassins ; la seconde fournissait un contingent égal, placé sous les ordres d’un satrape dont le nom ne nous est pas bien connu. Les pertes subies par l’armée, dans le passage du Paropamisus et au cours de l’année 329 avant Jésus-Christ, se trouvaient ainsi plus que réparées ; la campagne de l’année 328 s’ouvrirait dans d’excellentes conditions.

Quand l’empereur Napoléon campait sous les murs de Moscou, il n’est pas un stratégiste qui ne trouvât cette pointe bien hardie et qui ne se sentît tenté de la taxer d’aventure téméraire ; la témérité était bien plus grande de la part d’Alexandre, le jour où il vint s’établir entre l’Oxus et le Jaxartes. Jamais le roi de Macédoine n’avait manœuvré sur un terrain aussi périlleux. Prenez la ville de Balkh pour centre, et, de ce point, décrivez un cercle qui embrasse Khodjend, Bokhara et Merv, vous aurez, à très peu de chose près, circonscrit le théâtre des opérations qui vont être entreprises, aussitôt que la saison permettra de sortir de Bactres. Enveloppez ce cercle par une autre courbe qui touche à Kashgar, au fort Perowski, à Urghendj, au bord oriental de la mer Caspienne, vous traverserez successivement les territoires des Saces, des Scythes, des Khofasmiens, des Dahiens ; vous raserez celui des Massagètes. C’est de ces profondeurs indéterminées que débouchent à chaque instant de nouvelles irruptions. Comme nous le fait observer avec raison Arrien, ces peuples pauvres, sans villes, sans retraites fixes, n’ayant rien à perdre, sont toujours prêts à guerroyer. Un seul revers sérieux, et tout croule. Cyrus, nous dira-t-on, a bien pu trouver la mort chez les Massagètes, sans que l’empire des Achémémides en fût ébranlé. Il n’y a, suivant la remarque judicieuse du prince de Talleyrand, que les vieilles monarchies qui puissent impunément subir de semblables secousses. L’empire d’Alexandre n’est vieux que de quelques mois ; il date à peine de la mort de Darius. Sur plusieurs points deux satrapes se trouvent en présence : le satrape jadis institué par Bessus et celui d’Alexandre. La Parthiène obéira-t-elle à Barzanes ou à Phratapherne ? L’Arie admettra-t-elle définitivement le gouvernement d’Arsamès où celui de Stasanor ? Autophradatès peut-il répondre de la fidélité des Mardes et des Tapuriens ? Est-on bien sûr qu’il soit lui-même plus fidèle qu’Oxydatès, le gouverneur suspect de la Médie ? Et Mazée, que l’on dit mourant, qui sera de taille à le remplacer dans Babylone ? Pour que l’armée ne soit point engloutie parla vague toujours prête à se refermer sur elle, il faut deux choses, dont l’une dépend des dieux et l’autre de la sagesse des Macédoniens. Il faut d’abord qu’Alexandre vive, il faut aussi que les pays subjugués ne conçoivent point d’alarmes au sujet du respect promis à leurs coutumes religieuses et à leurs institutions sociales. C’est un grand deuil pour une âme supérieure, éprise d’un but sublime, que de n’être point comprise de la foule impatiente et frondeuse. Quel est l’homme d’État qui n’ait eu, en sa vie, besoin des trois jours que Colomb demandait à ses équipages ?

 

 

 



[1] Voir les Marins du XVe et du XVIe siècle. E. Plon et Cie, éditeurs.