L’HÉRITAGE DE DARIUS

 

CHAPITRE X. — LA 20e SATRAPIE. - SUITE DU VOYAGE DE FERRIER. D’HÉRAT ET DE FERRAH À KANDAHAR

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Darius fils d’Hystaspe avait divisé l’empire en vingt grands gouvernements ou satrapies ; la 20e satrapie comprenait, outre l’Arachosie, tout le pays situé entre la rive droite de l’Indus et les sources de l’Etymander, — l’Hirmend des géographes modernes ; — en d’autres termes, la Paropamisade : si nous disions la région montagneuse connue aujourd’hui sous le nom d’Afghanistan, nous nous ferions peut-être mieux entendre. Arrien a résumé en quelques lignes la conquête de cette province située aux extrêmes limites de l’empire : Alexandre, dit-il, marche sur Bessus dans la Bactriane ; il soumet en passant la Drangiane et la Gédrosie, l’Arachosie, à laquelle il impose Ménon pour satrape. Il subjugue ensuite les tribus indiennes dont le territoire confine à celui des Arachotes, sans se laisser arrêter par les neiges, par le manque de provisions, par les fatigues incroyables du soldat Arrivé au pied du Caucase des Indes, il y bâtit une ville qui porte encore son nom, et franchit enfin les sommets qui le séparent de la Bactriane. La campagne si brièvement racontée par Arrien eût mérité de plus longs détails : elle employa tout l’automne de l’année 330 avant Jésus-Christ et les premiers mois de l’année 329. Nous n’en pourrons bien apprécier les difficultés que par l’étude des campagnes modernes, car Diodore de Sicile, Quinte-Curce, Justin et Plutarque sont entrés eux-mêmes dans peu de développements et ne nous ont rien appris qui ne se trouve en substance dans le récit sommaire de l’Anabase.

La population actuelle de l’Afghanistan est de quatre millions d’âmes. Je ne sais ce qu’elle pouvait être au temps d’Alexandre : qu’elle se soit accrue ou qu’elle ait sensiblement diminué, peu importe ; la superficie du pays est restée la même, et c’est déjà quelque chose que d’avoir eu à sillonner avec une armée pareille étendue de terrain. La statistique officielle attribue en effet à l’Afghanistan une surface de 720.000 kilomètres carrés ; elle n’en donne que 528.000 à la France.

D’Hérat à Kandahar, les Anglais comptent généralement 597 kilomètres ; de Kandahar à Caboul, 531 ; de Caboul à Peshaver, 275 ; de Peshaver à l’Indus, 70. La distance totale entre Hérat et le fleuve serait, par conséquent, suivant leurs calculs, de 1,473 kilomètres environ. Eratosthène et Pline évaluaient le chemin à parcourir pour se rendre d’Alexandrie sur l’Arius à la frontière de l’Inde à 1,500 ou 1,600 kilomètres. L’accord sans doute est loin d’être complet ; on eût pu cependant appréhender une plus grande divergence. Remarquons d’ailleurs que, de Kandahar à Hérat, si l’on passe par Gerishk et la vallée de l’Etymander, ce n’est plus, au rapport de M. Ferrier, 597 kilomètres, mais bien 684 au moins qu’il faut compter. La longueur du trajet, après tout, n’est pas ce qui nous intéresse le plus ; la nature du terrain, le climat, les ressources que présente la route, ont droit de nous préoccuper davantage. On trouve partout dans l’Afghanistan, nous apprend Ferrier, des joncs nains assez tendres, dont les chevaux s’accommodent volontiers, à défaut de paille. Un voyageur peut donc se dispenser de charrier du fourrage pour ses montures ; il lui suffit d’avoir une provision d’orge. Il n’en est pas de même pour sa propre nourriture ; il s’exposerait à mourir de faim dans les steppes, s’il n’emportait pas ses vivres. Il lui faut aussi transporter de l’eau pendant l’été. Sans cette précaution, on mourrait infailliblement de soif dans ces brûlantes régions. Nous voilà suffisamment avertis : si nous sommes de force à doubler, à tripler, à quadrupler même quelquefois les étapes ordinaires, nous arriverons d’Hérat à Kandahar en douze jours. Ferrier n’a pas mis plus de temps pour s’y rendre ; mais quelles enjambées d’Adreskian à Kach-Djabérâne, de Kach-Djabérâne à Guiranèh, de Guiranèh à Tchah-Guèz ! Des marches de 78 et de 84 kilomètres, c’est plus assurément qu’on ne saurait demander, même à des Agriens. Je me souviens à ce propos d’avoir entendu citer comme une traversée rapide la marche d’un régiment suisse qui se rendit, au mois de juin 1562, de Dijon à Paris en seize jours, et la distance entre ces deux villes n’est cependant que de 315 kilomètres, la moitié à peu près de celle qu’il faut franchir pour aller d’Hérat à Kandahar par Gerishk. Telle est la route que conseille Ferrier à une armée qui voudrait gagner Kandahar en été, et tel est aussi probablement le chemin que suivit Alexandre, quand, après avoir passé de la Drangiane chez les Agriaspes Evergètes et poussé une pointe dans ce désert de la Gédrosie que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de Beloutchistan, il prolongea son mouvement, le long de l’Hirmend, vers l’Arachosie.

Si Alexandre s’est arrêté quelque temps sur les bords de l’Etymander, il n’a pu y choisir, pour asseoir son camp, situation plus favorable que l’éminence sur laquelle nous voyons s’élever aujourd’hui la forteresse moderne de Gerishk. Ferrier a fait là un assez long séjour. Trois fois les aventures de sa périlleuse odyssée le ramenèrent à Gerishk. L’endroit, nous dit-il, a son importance ; on y trouve un bac pour traverser le fleuve. A 12 kilomètres au-dessus et au-dessous de ce point fortifié, on voit encore, sur les deux rives de l’Hirmend, d’immenses ruines et des monticules qui marquent l’emplacement d’anciennes villes.

Ferrier évalue à 558 kilomètres la distance d’Hérat à Gerishk, à 126 la distance de Gerishk à Kandahar. Le soin avec lequel a été rédigé son itinéraire en fait un document du plus haut intérêt pour les armées qui auraient à opérer dans ces contrées. Nous le voyons d’abord traverser l’Hirmend à gué, un quart d’heure environ après avoir quitté la forteresse de Gerishk. Il n’est, remarque-t-il, possible de franchir ainsi ce fleuve que pendant les trois mois d’été. Le reste de l’année, l’Hirmend est tellement gonflé par les pluies ou par la fonte des neiges, qu’il faut le passer dans un bac.

Sept heures de marche à travers un pays dénudé ont fini par conduire Ferrier au bord d’une mare d’eau bourbeuse. Un village, dit-il, se trouvait à une demi-heure au delà, sur la droite ; mais les fièvres pernicieuses y faisaient de grands ravages. A la suite d’une seconde, étape, il arrive à un caravansérail bâti par les Anglais, le caravansérail de Kichk-Noukhoud. Là se rencontrent encore une ou deux maisons habitées et des vergers qu’arrose un aqueduc souterrain.

Ferrier vient de traverser une plaine déserte et sans eau, uniquement couverte de broussailles ; la rivière d’Urghend-Ab est cependant déjà peu éloignée. La caravane, laissant l’Urghend-Ab sur sa droite, des montagnes d’un aspect triste et tourmenté sur sa gauche, continue d’avancer au milieu des sables mouvants à la teinte rougeâtre que lèvent du midi accumule jusqu’au pied de ces collines rocheuses. Ferrier met pied à terre près d’Haouz, chétive localité qui doit son nom à un vaste réservoir dont l’eau désaltérait probablement les chameaux du désert, longtemps avant que Kandahar fût fondée. Notre courageux compatriote a parcouru d’une seule traite 48 kilomètres ; il descend de cheval, exténué de fatigue, mourant de chaleur, de soif et de faim. Ajoutons, pour ne rien omettre, qu’il a remarqué, en passant, de vastes ruines auprès de Kichk-Noukhoud, ce qui tendrait à prouver que cette région désolée a connu, dans le cours d’un âge antérieur, de meilleurs jours et peut, par conséquent, en espérer encore.

Il ne reste plus que 36 kilomètres à franchir pour atteindre Kandahar. Pendant trois heures la caravane chemine au milieu d’un désert ; mais à peine a-t-elle touché la rive d’un des bras de l’Urghend-Ab, que l’aspect du pays change brusquement ; le sol se montre partout couvert d’habitations, d’arbres et de cultures. Ferrier traverse l’Urghend-Ab, une heure et demie avant d’arriver à Kandahar. Le lit de la rivière est en ce moment presque à sec et ne contient plus que quelques flaques d’eau réfugiées dans les bas-fonds. Le soleil de juin n’est pas la seule cause de cette détresse ; l’irrigation y a beaucoup contribué, par les larges et nombreuses saignées que, durant tout l’été, elle est obligée de faire au fleuve. La ville, en revanche, est comme étouffée au milieu de cultures, de jardins, de vergers, de plantations d’arbres, coupés ça et là par des cours d’eau limpides. Les fruits et les légumes, dit Ferrier, poussent ici de toute part en abondance ; les grenades n’ont pas leurs pareilles au monde, les pastèques et les raisins méritent également d’être cités, le blé est d’une blancheur et d’une beauté rares. Qu’on aborde Kandahar du côté de l’Arie ou du côté de l’Inde, l’impression est la même. S’il en faut croire le docteur Kennedy, les fruits de Caboul firent oublier à l’armée anglaise les riches et féconds vergers de Kandahar ; mais, à leur première apparition, les prunes et les abricots de l’Arachosie furent déclarés au-dessus de tout éloge.

Kandahar, — l’Alexandrie des Arachotes, le Gandaræ de Ptolémée, le Quoundouhar des géographes arabes, — est située par 31° 36’ de latitude nord ; son élévation au-dessus du niveau de la mer ne dépasse pas un millier de mètres. Suivant M. Ferrier, les chaleurs, assez fortes en été, y sont tempérées par les vents du nord-est, qui soufflent alors constamment et se rafraîchissent au contact des cimes neigeuses de la Paropamisade. La neige à Kandahar ne tombe pas tous les hivers ; elle fond presque aussitôt qu’elle a touché le sol. » Les observations du médecin en chef de la division anglo-hindoue qui partit de Bombay le 21 novembre 1838, pour marcher par la passe de Bolan sur Caboul, nous laissent, au sujet des alternatives de température auxquelles est exposée la capitale de l’Arachosie, sous une impression un peu moins favorable. Richard Hartley Kennedy arrivait devant Kandahar le 4 mai 1839. Le climat avait alors la douceur du printemps ; mais bientôt les journées commencèrent à devenir brûlantes. Au milieu du mois de juin, les nuits mêmes étaient étouffantes ; le thermomètre s’élevait, sous la tente, jusqu’à 40 degrés centigrades, et ne s’abaissait jamais au-dessous de 18 degrés. Le 30 juin, la température rappela celle de l’Inde au solstice d’été. A midi, nous apprend un autre médecin, M. Atkinson, la chaleur au soleil atteignait 60 degrés centigrades. C’est aussi au mois de mai que M. Charles Masson visita Kandahar, en l’année 1827. Ses renseignements s’accordent, en ce qui concerne du moins la clémence de l’hiver, avec les assertions de notre compatriote. La neige, dit M. Masson, couvre les hauteurs dont est entourée Kandahar ; elle respecte généralement la plaine ; si parfois ses flocons s’abattent sur ce sol privilégié, ils s’y fondent et disparaissent aussitôt.

Kandahar est le point central où viennent aboutir les routes d’Hérat, du Sistan, de l’Inde et de Caboul. Ces routes sont-elles praticables pour l’artillerie ? Telle est la première question qu’une armée d’invasion aurait à se poser. Les armées des anciens étaient, sans aucun doute, moins encombrées de bagages que les nôtres ; elles n’avaient pas surtout de canons à traîner. Les machines avec lesquelles le vieux Denys leur avait appris à battre les murs des places fortes, les contemporains d’Alexandre les construisaient la plupart du temps sur place. C’est un exemple que les Turcs trouvèrent souvent opportun d’imiter ; on les vit, en plus d’une occurrence et jusque sous le règne de Soliman le Grand, fondre leurs pièces de siège devant les murailles mêmes qu’ils prétendaient renverser. Le procédé n’est peut-être pas si impraticable qu’à première vue on pourrait le supposer ; mais ici, que les armées de l’Occident se rassurent ! S’il leur prend un jour fantaisie de venir assiéger Kandahar, elles pourront amener jusqu’aux portes de cette ville leur artillerie de siège et leur artillerie de campagne. Nadir-Schah n’aurait jamais songé, en 1738, à se présenter devant Kandahar, s’il n’eût réussi à se faire suivre des pièces qui lui avaient déjà valu la possession d’Hé rat. Nadir mit, il est vrai, dix-huit mois à pratiquer une brèche dans ces remparts, qu’il finit par escalader. La longueur de la résistance fait honneur aux remparts ; elle ne prouve pas que les pièces aient été d’un calibre insuffisant ou que les canonniers persans montrassent peu d’aptitude à s’en servir. Cent ans plus tard, en 1838, le major Todd, de l’artillerie du Bengale, fut député de Kandahar à Hérat avec des canons destinés à garnir les murailles d’une ville que l’Angleterre tenait à mettre le plus tôt possible en état de défense. Le major Todd accomplit sa mission sans encombre.

Ainsi donc on peut considérer comme un fait acquis la possibilité de se mouvoir avec des pièces de siège sur ces routes qui sont restées les avenues principales de l’Inde. Quant à la ville qu’assiégea Nadir-Schah et qu’avait, assure-t-on, fondée Alexandre, elle n’arrêtera plus sous ses murs aucune armée. Kandahar, en 1738, occupait, dit Ferrier, une forte position sur une très haute montagne. Elle se composait, à cette époque, de trois parties distinctes, assises sur des éminences qui se défendaient l’une par l’autre. Nadir-Schah, lorsqu’il eut résolu de passer l’Indus, ne voulut pas laisser une place de cette importance derrière lui ; il la fit raser et ruiner de fond en comble ; mais en même temps il autorisait les habitants à reconstruire un peu plus bas, dans la plaine, une autre ville qui prit de son fondateur le nom de Nadir-Abad. La mort du conquérant persan rendit aux Afghans leur indépendance ; les anciens habitants de Kandahar ne virent plus de raison pour se contenter de la ville ouverte où les avait confinés la volonté d’un maître étranger : Nadir-Abad fut évacuée à son tour, et une troisième ville se dessina bientôt, toujours dans la même plaine, mais à quatre ou cinq kilomètres plus à l’est. La dynastie des Dourânis, en ce moment, se fondait. Ahmed-Schah Sudozéhi, que les serdars afghans venaient d’élever sur le pavois, fit entourer la nouvelle cité de fossés et la flanqua, pour y mieux assurer son autorité, d’une citadelle. Nulle part je n’ai vu dans l’Inde, raconte le docteur Kennedy, de plus misérable endroit. On estime la population à 30.000 âmes, mais la ville même n’est qu’un assemblage de huttes en terre battue qui n’ont le plus souvent qu’un étage, le tout placé sous la protection d’une enceinte sans glacis, sans ouvrages avancés, et de quelques tours branlantes. Jamais l’éclat d’un ancien nom ne couvrit plus de pauvreté et plus d’impuissance.

Dans les conflits que l’avenir tient, dit-on, en réserve, je ne prends parti ni pour l’Orient, ni pour l’Occident ; mais je fais toujours des vœux contre les Barbares. Si les Anglais reculent devant l’occupation de l’Afghanistan, je souhaite sans hésiter qu’une autre ambition s’en charge. Il est indigne du monde civilisé, avec la puissance incontestable dont la civilisation aujourd’hui dispose, de tolérer qu’une des grandes routes de l’Inde, la route la plus facile et la mieux indiquée, continue d’être interceptée par l’intolérant fanatisme de hordes vouées par état et par goût au brigandage. Il existe, il est vrai, une politique qui se flatte d’arriver à cimenter un jour une alliance anglo-afghane. La plupart des voyageurs n’ont vu dans cet espoir naïf que le rêve innocent d’esprits déshabitués des résolutions viriles. Suivant eux, les Afghans, en fait d’alliance, n’en rechercheront jamais qu’une : celle qui leur promettra le pillage de l’Inde. Un corps expéditionnaire, dit Ferrier, qu’on aurait débarqué au sud de la mer Caspienne, traverserait sans difficulté le Khorasan, pays bien peuplé et très fertile. Concentré à Hérat, ce corps y rencontrerait des approvisionnements abondants. Pour gagner Kandahar par Kach-Djabérâne, Guiranèh, Bakoua, Wachir et Gerishk, la fin de l’hiver ou le commencement du printemps serait la saison la plus propice.» Dans l’opinion de Ferrier, opinion que nous avons déjà rapportée au début de ce livre, une armée de 35.000 ou 40.000 Européens suffirait pour marcher à la conquête de l’Inde, surtout si, avant de se lancer dans cette entreprise, on prenait soin de s’assurer la possession de Khi va, de Bokhara et de Balkh. Souhaitons que l’Inde anglaise ne se voie jamais exposée à ce péril, mais souhaitons aussi que, pour s’en garantir, elle trouve un plus sûr moyen que ses alliances afghanes. Son meilleur allié, ce sera — ne le pensez-vous pas ? — le commerce du monde, quand elle aura su, en nous ayant tous pour complices, aplanir, devant les locomotives qui attendent, la voie embarrassée par les derniers débris des hordes de Gengis-Khan.