L’HÉRITAGE DE DARIUS

 

CHAPITRE IX. — CONSPIRATION DE DYMNUS, SUPPLICE DE PHILOTAS. MEURTRE DE PARMÉNION

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Parménion avait été laissé en Médie avec un milliard et un corps d’élite compose de 6.000 Macédoniens, de 200 jeunes gens appartenant aux plus nobles familles de la Macédoine et de 5.000 Grecs, dont 200 cavaliers. Son fils aîné, Philotas, commandait, dans l’armée de la Drangiane, la cavalerie des hétaires. Déjà redoutable avant la mort de Darius, la puissance de cette famille illustre n’était-elle pas cent fois plus à craindre encore depuis que l’Asie soumise remplissait toute l’armée de pensées de retour ? Dans Parménion, les mécontents trouvaient enfin un chef. Alexandre n’avait pas d’enfants : qu’il disparût, la succession au trône de Macédoine devenait vacante ; un conspirateur heureux pouvait y aspirer. Ce ne sont ni des Turenne, ni des Wellington que nous avons à juger ; ce sont, qu’on ne l’oublie pas, des Guise et des Douglas. Leurs actes malheureusement ont été appréciés par des rivaux, et c’est là, je l’avoue, ce qui me trouble un peu quand je m’apprête à faire le procès à leur mémoire.

L’armée campait, depuis neuf jours, dans les plaines de la Drangiane ; un dangereux complot, détestable dessein, mystérieusement tramé dans des régions obscures, arrive, par une confidence imprudente de Dymnus, le chef des conjurés, à la connaissance de Nicomaque. Qu’était ce Nicomaque ? Un jeune officier sans consistance et que son rang inférieur dans l’armée n’autorisait pas à se présenter, sans y être invité, devant Alexandre. Epouvanté du dangereux secret dont il porte le poids et dont il ne sait comment se décharger, Nicomaque consulte son frère Ceballinus. Tous deux reconnaissent qu’il n’y a pas un instant à perdre, et qu’il faut, avant tout, mettre, par un prompt avis, le roi sur ses gardes. Philotas avait à toute heure accès près du souverain ; c’est à Philotas que Ceballinus s’adresse. Philotas, le commandant de la cavalerie des hétaïres, l’ami d’Alexandre, est averti ; sans doute Alexandre lui-même va l’être. Deux jours se passent, Philotas voit le roi, l’entretient de divers sujets ; il ne lui dit rien du complot. Prend-il du moins quelques dispositions pour écarter du héros confiant le danger qui menace à chaque instant sa vie ? Philotas laisse son maître, son roi, son général, l’homme qui l’honore de son amitié, exposé pendant deux jours aux coups des assassins sans rompre le silence, sans éveiller la vigilance des gardes ! Trahison plus flagrante s’est-elle jamais produite, je ne dirai pas, dans une cour, je dirai, pour mieux faire comprendre ma pensée, au sein d’un état-major ?

Ceballinus, inquiet, ne voyant donner aucune suite aux avis pressants que son anxiété réitère, se résout à faire prévenir Alexandre par Métron, que Vangelas, un des traducteurs de Quinte-Curce, appelle le chef de la garde-robe, mais dont les fonctions me paraissent avoir eu, en réalité, beaucoup plus de rapport avec celles de Duroc, le grand maréchal du palais sous le premier empire. Métron, — combien la conduite de ce serviteur fidèle rend plus choquante encore l’indifférence coupable de Philotas ! — Métron commence par s’assurer de la personne de Ceballinus et court incontinent chez le roi. Il le trouve au bain. Dès les premiers mots que Métron prononce, Alexandre, assiégé depuis longtemps des plus affligeants soupçons, comprend la gravité de la communication ; avec sa présence d’esprit habituelle, il donne sur-le-champ ses ordres. Qu’on aille arrêter Dymnus. Maintenant où est le dénonciateur ? Le roi ne veut laisser à personne le soin de l’interroger. Ceballinus voit à peine entier Alexandre dans l’appartement où Métron Fa renfermé, qu’il s’écrie : Ô mon roi ! je te revois donc sain et sauf ! Les dieux t’ont arraché aux mains impies des traîtres ! Tout ce qu’il a pu apprendre du complot, Ceballinus à l’instant le révèle. Depuis combien de temps, lui demande Alexandre, savais-tu qu’on en voulait à ma vie ?Depuis trois jours, répond le frère de Nicomaque. — Et c’est aujourd’hui seulement que tu me préviens ! Une information si tardive pouvait-elle venir d’un soldat loyal ? N’indiquait-elle pas plutôt un conjuré hésitant, indécis, et qui ne se résignait à livrer ses complices que par la crainte d’une découverte qui l’aurait perdu lui-même ?

A cette imputation, Ceballinus proteste : sa contenance, son accent sont empreints d’une sincérité qui ne saurait échapper au regard pénétrant d’Alexandre. Dès que Nicomaque s’est ouvert à lui, Ceballinus n’a eu garde de perdre un instant pour chercher le moyen d’arriver jusqu’au roi ; il a tout rapporté à Philotas. Les rois n’ont pas d’amis r Louis XIV et Napoléon se le sont bien souvent répété avec amertume. Il est cependant des noirceurs que leur cœur ne soupçonne jamais. Alexandre fait appeler Philotas. Sur le complot de Dymnus il n’avait plus de doutes : Dymnus, au moment où les gardes allaient le saisir, s’est donné la mort. Mais que faisait au roi le projet criminel de Dymnus ? Ce qui intéressait le prince, et l’armée, et l’Asie, c’était le silence gardé pendant trois jours par le fils de Parménion. Si Alexandre eût pu obtenir de Philotas cet aveu que Henri IV essaya vainement d’arracher au maréchal de Biron, se serait-il déclaré satisfait ? Je n’oserais me permettre de le croire : la raison d’État a des exigences souvent inflexibles, et jamais les intrigues de Philippe II n’ont mis la France dans on péril égal à celui que courut en ce jour l’armée de Macédoine. Philotas, en tout cas, n’avoua rien ; il embrassa le roi, s’excusa d’un air dégagé de sa négligence, et crut avoir tout dit quand il eut rappelé, pour se faire pardonner, ses services passés. Le malheureux osait follement se flatter de pouvoir rentrer dans ce cœur d’où la méfiance venait de le chasser à jamais. Alexandre lui tendit la main, l’invita même, assure-t-on, à souper ; dans la nuit, lorsque les feux du camp furent éteints, il fit investir sa tente par trois cents hommes ; le lendemain, six mille soldats s’assemblaient pour juger le fils de Parménion.

Les vieux usages de la Macédoine réservaient à l’armée en campagne ce droit de vie et de mort que la république athénienne attribuait au peuple. Le rôle d’accusateur était le seul qui appartint à l’autorité royale. Qu’importe ce partage ? Dans les jugements déférés à la multitude, la responsabilité ne reste-t-elle pas tout entière à celui qui accuse ? Philotas eût été lapidé séance tenante si Alexandre n’eût jugé bon de faire suspendre jusqu’à plus ample informé la sentence. Une lettre de Parménion, saisie parmi les effets de son fils, contenait des expressions vagues dont le double sens pouvait être interprété comme la preuve d’une complicité secrète : Philotas cependant n’avait jamais cessé de protester de l’entière innocence de son père ; Cratère, Éphestion, Cœnus, insistèrent pour qu’on recourût à la torture. Au milieu des tourments, Philotas confessa le crime réel ou imaginaire que méditait le commandant de l’armée de Médie. Les supplices raffinés dont les tortionnaires se sont transmis d’âge en âge les atroces secrets, ont de tout temps arraché aux infortunés qui demandaient à grands cris la mort comme une délivrance, les aveux dont on voulait se faire une arme contre eux. L’histoire n’a jamais tenu compte de ces confessions douloureuses. Néanmoins les détails dans lesquels, s’il faut en croire Quinte-Curce, entra, au sortir des mains du bourreau, Philotas, portent un caractère bien étrange de précision et de vraisemblance, Ni lui ni son père, raconta l’infortuné patient, n’avaient trempé dans l’obscur complot de Dymnus, mais de mutuels serments les liaient à Hégéloque, depuis le jour où Alexandre s’était laissé proclamer le fils de Jupiter. Hégéloque, on s’en souviendra peut-être, était ce général qui, au mois de janvier de l’année 331 avant Jésus-Christ, amena en Égypte[1] les prisonniers de Chio et de Mitylène. Ce Grec sceptique et frondeur parvint-il, en effet, à ébranler la foi du vétéran qui avait tant contribué à placer et à raffermir Alexandre sur le trône ? Comment expliquer alors qu’avec ce puissant concours le sinistre dessein eût été si longtemps ajourné ? On avait voulu, disait Philotas, attendre que le triomphe des Macédoniens fût couronné par la capture ou par la mort de Darius. Le crime de Bessus était venu affranchir les conjurés de tout scrupule ; ils se préparaient à jeter le masque, quand Hégéloque, l’âme et l’instigateur du complot, tomba frappé sur le champ de bataille. Cet événement, loin de changer le cours des idées de Philotas, ne lit au contraire que stimuler son impatience. Parménion allait entrer dans sa soixante et onzième année ; si la mort le surprenait avant qu’Alexandre fût revenu de la Bactriane, qui pourrait mettre encore l’armée de Médie et les trésors d’Ecbatane au service d’une conspiration dont le succès même ne s’affirmerait pas sans débat ? Que Dymnus ou tout autre portât le coup mortel, Philotas et ses amis se seraient trouvés, grâce à un plan qui subsistait dans l’ombre, les seuls en mesure d’en profiter.

Comment admettre, si le récit recueilli par Quinte-Curce n’a pas été forgé à plaisir, que Philotas ait pu prendre tant de peine à se charger lui-même, qu’il ait eu le sang-froid, brisé, à demi mort, tout haletant encore des angoisses de la gène, de construire de toutes pièces une histoire que la malveillance de ses ennemis n’aurait jamais pu rêver plus plausible et plus vraisemblable ? On comprend aisément qu’après de tels aveux, Cratère, Éphestion et Cœnus se soient retirés satisfaits. Alexandre fit lire les déclarations de Philotas devant les soldats assemblés ; une acclamation unanime prononça la sentence. Tous ceux que Nicomaque avait accusés furent, avec Philotas, lapidés sur-le-champ.

Philotas, dit Quinte-Curce, n’obtint pas même la pitié de ses amis. Mais l’armée n’avait pas seulement condamné Philotas ; elle avait en même temps voté la mort de Parménion. L’arrêt était rendu ; il s’agissait de l’exécuter. Les soldats de l’armée d’Italie auraient bien pu cent fois décréter contre Moreau la peine capitale, il n’en eut pas été pour cela plus facile d’aller saisir le rival de gloire de Bonaparte au milieu dos vieilles légions de l’armée du Rhin. Alexandre pouvait, il est vrai, revenir sur ses pas, le décret de proscription à la main, rentrer à la tête de ses cohortes en Médie, sommer les troupes qui gardaient Ecbatane d’abandonner un traître et livrer en dernier ressort bataille à Parménion. Voilà ce que nous étions peut-être en droit d’attendre d’un héros. Alexandre se conduisît autrement : ne l’accusons pas d’avoir agi cette fois en Asiatique ; il n’agit pas même en Macédonien, c’est-à-dire en demi-Barbare ; les éphores de Sparte ne l’auraient pas désavoué. Ce qu’il fit ne fut ni un emprunt aux mœurs des vaincus, ni un ressouvenir des perfidies paternelles ; ce qu’il fit, la Grèce en avait maintes fois donné le spectacle : il fit assassiner Parménion.

Atroces exigences du salut de l’État, il ne m’appartient pas de vous absoudre ni de vous condamner ; je ne suis pas, grâce à Dieu, un homme politique, et je plains sincèrement ceux que des considérations trop cruelles pour mon cœur, peut-être aussi trop hautes pour mon intelligence, obligent à fouler aux pieds, comme autant de faiblesses coupables, les scrupules qui pourraient arrêter un esprit vulgaire. Il n’en est pas moins vrai que la conscience s’alarme quand on lui demande de reconnaître deux morales : l’une absolue et laite pour la grande masse humaine, l’autre réservée aux hommes de gouvernement. Les conséquences qu’aurait pu avoir la moindre hésitation après le supplice de Philotas ne sont pas douteuses : la guerre renaissait en Grèce, l’Asie se soulevait, encouragée par les divisions des vainqueurs ; un vaste écroulement succédait à la conquête à peine ébauchée. Alexandre ne voulut pas exposer l’univers à cette anarchie ; il le sauva aux dépens de sa gloire. Hercule en personne, pendant, qu’il supportait le ciel sur ses épaules, dut quelquefois trouver la tâche d’Atlas bien lourde ; j’aurais préféré, je l’avoue humblement, qu’Alexandre laissât choir le monde plutôt que de se résoudre à le soutenir d’une main cauteleuse et sanglante. Le meurtre de Parménion fut sans doute conforme aux habitudes politiques de l’époque ; ce n’en est pas moins une exécution à la turque.

Un des plus chers compagnons du vieillard, Polydamas, franchit en onze jours les 1.400 kilomètres qui séparent la Drangiane de la Médie. Qu’on ne mette pas en doute cette rapidité merveilleuse ; le jambaz, ou chameau de course, réalise tous les jours de semblables prodiges. Accompagné de deux Arabes et prenant à travers le désert la route que devait, deux mille ans plus tard, faire jalonner par des tours de brique Nadir-Schah, Polydamas se tenait assuré de devancer tous les avis qui auraient pu mettre Parménion sur ses gardes. Il portait deux lettres d’Alexandre, l’une adressée au commandant de l’armée de Médie, l’autre destinée à Cléandre, un des généraux qui, dans cette même armée, servaient en sous-ordre. La première lettre contenait l’exposé affectueux et confiant des opérations projetées ; la seconde enjoignait à Cléandre d’exécuter la sentence de mort portée contre le proscrit. Polydamas arrive de nuit à Ecbatane et s’y glisse sans être remarqué, grâce au déguisement qui, depuis le départ de Prophtasia, dissimulait sa qualité véritable. Vers trois heures du malin, il va se présenter chez Cléandre. Un ordre du maître sanctionné par l’armée ne laisse à ce soldat, désigné au choix d’Alexandre par son naturel ambitieux et féroce, aucune hésitation. Cléandre ne demande que le temps de réunir le nombre de complices nécessaire ; il les cherche et les trouve parmi les généraux qui ont, ainsi que lui, un facile accès auprès de la victime. Dès le point du jour, tous ces exécuteurs dociles d’une volonté tenue pour sacrée se rencontrent dans le parc royal d’Ecbatane. C’est là, sous les magnifiques ombrages qui ont vu passer les courtisans de Cyrus, que Parménion vient goûter d’ordinaire la fraîcheur matinale et entendre, tout en poursuivant sa promenade, les rapports de ses lieutenants. Cléandre et les autres conjurés l’abordent ; Polydamas lui fait savoir qu’arrivé le matin même de la Drangiane, il n’attend que son bon plaisir pour se présenter devant lui. Un messager du roi ! un ancien frère d’armes ! qu’on l’introduise à l’instant ! Polydamas s’avance, l’air riant et joyeux ; Parménion lui fait de la main signe d’approcher. Le traître accourt, impatient, semble-t-il, de donner à son général, après six mois d’absence, ce baiser de paix qui était le salut familier de l’époque. Parménion, sans défiance, lui a ouvert les bras. Polydamas remet à Parménion la lettre écrite de la main d’Alexandre. Le vétéran rompt le sceau de la dépêche royale et en parcourt rapidement le contenu. Le roi, dit-il, se dispose à marcher sur l’Arachosie. Quel homme ! quelle activité ! Ne serait-il pas temps cependant que, satisfait de la gloire acquise, il songeât à ménager sa vie ? Est-ce uniquement un intérêt affectueux et presque paternel qui dicte ces paroles ? N’y découvrez-vous pas comme un mélange suspect d’admiration et de blâme ? La réflexion que Parménion fait ainsi à voix haute n’est-elle pas le thème favori des découragés et des séditieux ?

En ce moment, Polydamas tendait au vétéran une prétendue lettre de son fils, dont un habile faussaire avait imité soigneusement l’écriture. Le visage de Parménion, dès les premiers mots, témoigne de la joie que cette lecture lui cause. Pendant que son attention est ainsi absorbée, Cléandre lui porte soudain un violent coup d’épée dans le flanc ; d’un second coup, il l’atteint à la gorge. Les autres conjurés se précipitent sur le malheureux vieillard et l’achèvent. Parménion ne respirait plus, qu’ils le frappaient encore. L’infortuné avait, aux premiers jours du règne, secondé Hécatée dans le meurtre d’Attale ; il eut à son tour le sort qui attendait Guise, Ali-Pacha, Wallenstein. Mais combien Alexandre me semblerait déchu, s’il me fallait l’excuser par l’exemple d’un Henri III, d’un Mahmoud ou d’un Ferdinand II ! J’aime mieux m’en prendre au caractère barbare des temps où il vécut. Si grand qu’on soit, on ne s’affranchit jamais complètement de la fatale influence de l’air ambiant. La mort de Parménion, en dépit des formalités qui prétendaient lui avoir donné une sanction légale, fut un crime. Il nous est difficile d’apprécier aujourd’hui si ce fut une faute. On ne saurait cependant méconnaître les funestes effets que cette justice sournoise, qui ressemblait si bien à un attentat, devait infailliblement avoir sur la discipline de l’armée. Il est toujours mauvais d’ériger des soldats en juges et de leur rendre le commandement suspect ; plus désastreux encore de leur montrer l’autorité souveraine occupée à opérer dans l’ombre et par des moyens inavouables. L’alarme était dans le camp ; chacun tremblait et interrogeait avec une secrète anxiété ses souvenirs, se demandant s’il ne s’était pas, à son insu, compromis par quelques fâcheux propos. Bien peu auraient osé interroger leur cœur, car la réponse eût pu être un murmure. Le grand art du pardon consiste à rassurer à fond les consciences malades : vous promettrez en vain voire indulgence aux gens qui vous ont trahi, si vous ne parvenez à bien les convaincre que vous ignorez les noms des traîtres. Les malheureux ! ils croient que nous le savons ! est un mot charmant ; c’est en même temps un mot fort habile, un mot profondément politique.

Alexandre jugea non sans raison que la sourde inquiétude qui lui était de toutes parts signalée devenait un symptôme de mécontentement infiniment plus grave que ne l’eût été le tumulte passager d’une sédition ouverte. Une loi sauvage, propre à la Macédoine, rendait solidaires de tout crime capital les parents des coupables ; le roi fit proclamer que cette loi terrible ne recevrait pas son application. Plusieurs des amis de Philotas, dans le premier moment d’effroi, avaient pris la fuite : ramenés an camp, ils eurent toute liberté pour plaider leur cause, et l’armée, par un de ces revirements soudains sur lesquels néanmoins il sera toujours imprudent de compter, trouva bon d’écouter avec une certaine faveur leur défense ; elle se donna même le royal plaisir de les absoudre.

Cette disposition à la mansuétude fut malheureusement de courte durée. Alexandre Lynceste, gendre d’Antipater et ami d’Antigone, fit la cruelle épreuve des mouvements capricieux des foules. Depuis trois ans, il était détenu, sous la prévention d’avoir, en Cilicie, tramé, à la suggestion de Darius, le meurtre du roi ; un zèle intempestif évoqua ce vieux procès. Alexandre de Lynceste comparut devant le tribunal populaire. Il s’y présentait à une mauvaise heure ; le monstre à jeun n’était plus en veine de clémence. Le trouble de l’accusé le perdit ; les soldats lui laissèrent à peine le temps de murmurer quelques mots ; ils le percèrent de traits au milieu de sa harangue.

Il se passa plusieurs mois avant que ces nouvelles lugubres parvinssent en Grèce. Atteint dans la personne de son gendre, Antipater se sentit menacé ; Plutarque l’accuse formellement d’avoir dès cette époque noué une alliance secrète avec les Etoliens. Antipater fût-il resté fidèle et résigné, qu’Alexandre ne l’en aurait pas moins tenu pour suspect ; il l’avait trop sérieusement offensé pour ne pas songer à se prémunir contre sa rancune. Le roi de Macédoine traversait une des phases presque inévitables du pouvoir absolu : la méfiance. Dans le doute universel qui l’envahit alors, le vit-on, à l’exemple des tyrans de Sicile, montrer une humeur sombre, prendre un aspect farouche, s’entourer tout à coup de gardes et de soupçons ? La trahison n’eut pas la puissance de transformer à ce point Alexandre ; elle disposa sans doute aux explosions violentes ce caractère impétueux à l’excès, elle ne changea rien aux allures ouvertes du plus séduisant des despotes. Ce dieu, dont la majesté naturelle imposait sans effort un respect superstitieux aux vaincus, ce profond politique dans lequel les Grecs s’obstinaient à ne voir qu’un conquérant vulgaire, enivré d’un orgueil touchant à la folie, resta ainsi, pour le peuple de soldats qui poussait son char, l’idole toujours radieuse que, longtemps avant l’oracle de Jupiter Ammon, il avait pris l’habitude d’adorer. Les déceptions, si cruelles, si répétées qu’elles fussent, ne mirent pas une ride sur le front souriant du héros ; elles lui inspirèrent seulement une haine plus vigoureuse encore contre les violateurs de la foi jurée.

Barsaente, à l’approche d’Alexandre, avait pris la fuite et s’était hâté de passer sur la rive gauche de l’Etymander, mais il ne put réussir à soulèveriez habitants de la Gédrosie. Ces nomades indomptés prirent tout à coup parti pour le roi victorieux qu’avec leur capricieux appui Barsaente s’était flatté de pouvoir encore combattre. Le satrape fugitif fut renvoyé par eux au camp des Macédoniens, chargé de chaînes ; Alexandre le fit à l’instant mettre à mort. Ce complice de Bessus eût peut-être trouvé grâce devant un vainqueur moins résolu à enseigner aux peuples le respect du pouvoir suprême ; Alexandre l’immola sans pitié aux mânes de Darius et a ses illusions envolées.

Dans les États héréditaires des descendants d’Astyage et de Cyrus, la population attachée au sol ne demandait que la paix et la sécurité nécessaires à ses travaux ; dans la Bactriane, on aurait à compter avec les habitudes turbulentes de tribus nomades dont la guerre était le passe-temps favori ; le pillage, la plus impérieuse des passions. Les Uzbeks, remarque avec raison le savant géographe Abdoul-Kerim-Boukhary, sont comme les boyaux du mouton qu’on ne peut purifier en les lavant. La Parthiène, l’Arie, la Drangiane, l’Arachosie, n’offraient guère des conditions meilleures. A peine Alexandre s’était-il porté au sud, vers Prophtasia, que Satibarzane rentrait sur le territoire de l’Arie avec deux mille chevaux qui venaient de lui être envoyés de la Bactriane par Bessus. L’apparition du satrape déchu et de ses féroces auxiliaires suffît pour insurger encore une fois la contrée. Alexandre, par bonheur, recevait, en ce moment critique, un secours qui ne pouvait venir plus à point : toute l’armée de Parménion, remplacée en Médie par de nouvelles levées dont Cléandre prit le commandement, avait été, par l’ordre du roi, dirigée sur la Drangiane ; l’arrivée de ces onze mille hommes permit de former une colonne volante qu’Alexandre détacha de l’infanterie grecque, et à laquelle il adjoignit un corps de six cents chevaux. Caranus et Erygius, deux hétaires, furent désignés pour conduire cette force jugée suffisante dans l’Arie ; Artabaze, fidèle à son nouveau roi, comme il l’avait été jusqu’à la dernière heure à Darius, promit d’user de son influence morale pour faire tomber les armes des mains des révoltés. Andronique, avec les anciens stipendiés reçus à merci dont il était devenu le chef à Zadracarta, Phratapherne, avec le contingent parthe, furent chargés d’appuyer le mouvement qu’allaient prononcer, en gardant Prophtasia pour base d’opérations, les deux lieutenants macédoniens. Un combat sanglant ne tarda pas à s’engager ; les Barbares au début tinrent ferme ; ils ne se décidèrent à lâcher pied que lorsqu’ils eurent vu Satibarzane, aux prises avec Erygius, tomber renversé d’un coup de lance au visage. La déroute alors fut complète, et l’Arie soumise cessa d’arrêter la marche en avant d’Alexandre.

Avant de quitter les plaines sablonneuses et brûlantes du Sistan, Alexandre avait quelques dispositions à prendre. La conjuration de Philotas venait de lui révéler le danger de laisser entre les mains d’un seul chef un commandement aussi important que celui de la cavalerie des hétaïres ; ce corps, le premier et le plus belliqueux de l’armée, fut partagé en deux divisions qu’Alexandre rangea sous les ordres de deux généraux complètement indépendants l’un de l’autre : Éphestion et Clitus. C’est à la même époque que nous voyons surgir le fils de Lagus. Un des gardes du roi, Démétrius, avait été dénoncé, au dernier moment, par Philotas ; il fut lapidé sur-le-champ par les Macédoniens : la place que sa mort laissait vacante échut à Ptolémée. Préparons-nous à entendre répéter bientôt des noms nouveaux ; les vieux soldats vont faire place aux somatophylaques ; avec la campagne de l’année 329 s’ouvre l’ère des jeunes lieutenants. Le début en fut marqué par la conquête de la 20e satrapie.

 

 

 



[1] Voir les Campagnes d’Alexandre. Le Drame macédonien. E. Plon et Cie, éditeurs.