L’HÉRITAGE DE DARIUS

 

CHAPITRE VII. — SUITE DU VOYAGE DE FERRIER. D’HÉRAT A FERRAH

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

La Drangiane, d’après Strabon, n’était qu’une annexe administrative et financière de l’Arie. Le Sistan est également, de nos jours, une dépendance naturelle de la principauté d’Hérat ; mais la Perse, l’Afghanistan, le Béloutchistan, n’ont cessé de s’en disputer la possession. Prophtasia, la capitale des Oranges, et Ferrah, le chef-lieu du Sistan, sont deux noms différents pour une localité identique. Les caravanes se transportent avec la plus grande facilité d’Hérat à Ferrah. La première étape leur fait franchir, presque à la sortie de la ville, l’Héri Roud, sur un pont de briques cuites, composé de vingt-six arches. Elle les conduit, à travers des débris de monuments, d’aqueducs, d’habitations, jusqu’à la chaîne de montagnes, prolongement du Kouh-Siah, qu’il faut inévitablement franchir avant d’arriver au caravansérail de Chabith. A Hérat, les eaux coulaient vers le nord et vers l’ouest ; sur le versant opposé du Kouh-Siah, elles prennent la direction du sud. Le Roud-Guèz serpente dans la plaine de Chabith, au milieu de forêts de tamaris, avant d’aller grossir le cours de la rivière d’Adreskian, plus connue sous le nom d’Herroud-Roud. Adreskian est le terme de la seconde étape ; la troisième journée de marche aboutit à Sebzavar. La caravane, depuis son départ d’Hérat, a parcouru tour a tour des plaines et des montagnes. La chaîne qui sépare la principauté d’Hérat du Sistan n’avait pas échappé à Strabon : La majeure partie de la Drangiane, dit-il, est au sud des montagnes. Cette province possède cependant quelques cantons situés sur le versant septentrional et dans le voisinage immédiat de l’Arie. Sebzavar n’est qu’une très petite forteresse, moitié moins grande que la forteresse de Ferrah, qui n’est elle-même que la moitié de la citadelle d’Hérat. L’importance de Sebzavar lui vient de sa position, qui la constitue, suivant la remarque de Ferrier, un des anneaux de la ligne stratégique qu’une armée russe ou persane, voulant s’avancer dans l’Afghanistan, devrait prendre comme base d’opérations.

L’Herroud-Roud le cède à peine, pour le volume de ses eaux, à l’Heri-Roud, avec lequel on le confondait autrefois. La caravane côtoie l’Herroud-Roud pendant près de huit heures ; elle s’engage ensuite dans des montagnes, qu’elle ne met guère plus d’une heure à franchir. Neuf heures après avoir quitté Sebzavar, elle atteint le petit fortin de Djedjèh. De ce fortin, pour gagner Khoch-Ava, il faut se résigner à entrer dans une succession de vallées ceintes par de hautes montagnes ; entre Khoch-Ava et Ferrah, il n’y a, au contraire, qu’une seule plaine. Dans cette plaine, on rencontre quelques villages riches, un sol bien cultivé et surtout beaucoup de ruines. Le voyage d’Hérat à Ferrah, voyage de 276 kilomètres, ne demande en somme à une caravane que six jours de marche.

Pris dans son ensemble, le Sistan est un pays plat, coupé çà et là de collines peu élevées ; le tiers de la surface se compose de sables mouvants ; les deux autres tiers sont formés de sables compactes, mêlés d’une petite partie d’argile et très riches en humus. Placé en dehors de la roule qui mène d’Hérat à Ferrah, mais sur le chemin direct d’Hérat à Kandahar, à 342 kilomètres environ d’Hérat, le district de Bakoua offre aux regards une plaine s’étendant à perte de vue dans tous les sens, et dont l’aspect monotone â’est coupé que par deux ou trois monticules semés çà et là. Les montagnes, très escarpées et très élevées, qui bordent cette plaine au nord, dit Ferrier, sont sans doute les limites méridionales de la contrée que les anciens nommaient la Paropamisade. Quant à la plaine de Bakoua, si elle était peuplée et cultivée comme elle pourrait l’être, elle deviendrait un véritable grenier d’abondance pour l’Afghanistan. »

Wachir et Gulistan sont des districts contigus, qui ont été jadis et qui sont probablement appelés à redevenir, dès que le ciel leur accordera une administration tutélaire, tout aussi riches et tout aussi fertiles. Frappé de la fécondité merveilleuse de cette vaste plaine, et probablement désireux de n’y point laisser pénétrer les bandits du désert, Antiochus Soter, au dire de Strabon, la fit ceindre d’une muraille qui n’avait pas moins de 276 kilomètres de tour. La Margiane, ajoute le savant géographe, ressemble à l’Arie, et le sol de la Margiane, comme celui de l’Arie, convient merveilleusement à la culture de la vigne. L’observation serait encore juste aujourd’hui : les fruits, les céréales, réussissent admirablement dans le Sistan ; les arbres seuls, à l’exception des tamaris et de quelques autres essences épineuses, y sont rares ; le dattier même, secoué par les vents impétueux qui désolent la plaine, n’a jamais pu s’y acclimater.

Les impressions du géographe grec et celles du voyageur français ont été confirmées par une exploration récente. Des mines innombrables, nous apprend le major Evan Smith, membre de la commission de délimitation anglo-persane, couvrent la province dans toutes les directions, sans qu’on puisse conjecturer à quelle époque lointaine on doit en faire remonter l’existence. Le Sistan est la terre classique des légendes ; il n’y a pas un endroit dont le nom ne soit lié à l’histoire du héros Roustam, de sa famille, de ses exploits, de ses souffrances. L’émir de Nasirabad prétendait faire du Sistan le jardin de la Perse : vingt mille Persans, chassés de leur pays par la famine, étaient venus, en 1871, s’établir dans cette contrée, où ils étaient certains de trouver à bas prix et en abondance tout ce qui peut être nécessaire à la vie. Si l’irrigation était perfectionnée dans le Sistan, la quantité de grain que produirait la province serait simplement énorme.

L’armée européenne qui, s’attachant à suivre les traces d’Alexandre, viendrait, comme le conquérant macédonien, prendre ses quartiers d’hiver dans la Margiane, se féliciterait sans doute d’avoir assis son camp au sein d’une région aussi productive ; aurait-elle autant à se louer du climat ? Ferrier a traversé deux fois la Margiane : au cœur de l’été et an milieu de l’automne ; les Anglais y ont passé deux mois en plein hiver. Les informations de ces observateurs par conséquent se complètent. Interrogeons-les successivement. Je laisse de côté le choléra qui ravageait affreusement le pays à l’époque où Ferrier y fit un séjour assez prolongé. Le choléra est un accident ; il n’a découragé ni l’armée de Crimée à Varna, ni l’armée d’Agamemnon en Troade. Il serait bon pourtant de savoir si le voisinage de l’Inde n’expose pas plus particulièrement le Sistan à de fréquentes visites du fléau contagieux : une armée de 35.000 ou de 40.000 hommes, comme l’était l’armée macédonienne et comme le serait sans doute une armée russe, ne subit pas impunément un déchet qui vient en réduire d’une façon trop marquée l’effectif. Mais passons : si nous écartons l’éventualité du choléra de nos calculs, il nous faudra du moins compter avec la température. Le 26 juillet, Ferrier signale une chaleur incroyable, 46 degrés centigrades à l’ombre ; trois jours plus tard, 48 degrés. Le 4 octobre, le soleil est encore de feu, le simoun maintient une atmosphère étouffante. Si Ton en croit les habitants de Ferrah, la chaleur jusqu’au 15 novembre est si forte qu’un œuf exposé au soleil durcit en une heure. De soudaines anomalies cependant quelquefois se présentent : le 8 octobre 1846, le vent du nord souffle tout à coup violemment ; la température s’abaisse, et un froid inconnu jusqu’alors dans cette contrée brûlante, un froid que ne se souviennent pas d’avoir jamais éprouvé les plus vieux habitants, vient glacer jusqu’aux os les voyageurs. Ce n’est de toute façon qu’un caprice fort inusité du temps ; le 21 octobre, Ferrier retrouve, en s’avançant de Ferrah vers le sud, a un soleil de plomb sur la tête et un sable de feu sous les pieds. La plaine reste aride et monotone ; pas un arbuste, nulle trace, nulle espérance même de végétation ; la fécondité des districts de Bakoua, de Wachir et de Gulistan ne se prolonge pas au midi de l’antique Prophtasia. En certains endroits, les premières pluies du printemps pourront couvrir la terre d’une herbe assez abondante ; le soleil de juin desséchera tout. En octobre, les rivières seront sur le point de tarir ; les puits des oasis n’ont d’eau que pendant quatre mois de l’année. De la fin du mois de mai au milieu du mois de novembre, toute opération militaire, du moins pour une armée qui ne serait pas entièrement composée d’Afghans et de Beloutchis, semble devoir être forcément suspendue.

La saison d’hiver présente des conditions meilleures ; ce sera contre le froid qu’il faudra se tenir alors en garde. On a vu le 31 janvier le thermomètre centigrade descendre, dans la nuit, à 15 degrés au-dessous de zéro ; le 4 février, le froid redevenir de nouveau intense ; le 8 du même mois, une épaisse couche de neige s’étendre sur la campagne. Dès le 10 février, la température commence à s’élever ; le 25, un orage formidable éclate. Le mois de mars amène, par intervalles, d’assez fortes chaleurs. En résumé, le climat du Sistan, pendant les mois d’été, est un climat extrême ; durant les mois d’hiver, on peut le considérer comme agréable. La neige ne tombe guère qu’une fois tous les cinquante ans à Ferrah ; le printemps est généralement rafraîchi par des pluies. Vers la fin de mai, la température serait déjà intolérable, s’il ne s’élevait à cette époque un vent presque aussi régulier, dans son apparition et dans sa constance, que les moussons de l’Inde. Ce vent règne sans interruption pendant près de cent vingt jours et procure au Sistan une seconde période qu’on peut trouver jusqu’à un certain point supportable. Ce n’est qu’au moment on diminue et finit peu à peu par s’éteindre la brise bienfaisante que la chaleur prend définitivement le dessus. L’existence, s’écrie M. Evan Smith, devient alors un fardeau.

Quand on songe qu’à 200 ou 300 kilomètres à peine plus au nord, à Hérat, la chaleur moyenne, en été, n’a jamais dépassé 28 degrés centigrades, on ne peut s’empêcher de reconnaître que le Sistan n’a pas été traité, sous le rapport du climat, comme eût du l’être un pays dont la latitude ne diffère pas sensiblement de celle du Caire. Si les aqueducs souterrains, les kariz, dont les Persans font encore un si grand usage, rendaient un jour à cette contrée désolée le manteau de verdure qui a du la couvrir autrefois, il est probable que les conditions de la température s’en ressentiraient. Nous n’avons pas de données certaines sur le climat de la Drangiane au temps d’Alexandre ; nous savons seulement, par le témoignage de Diodore de Sicile et d’Arrien, que la fécondité d’une faible portion de cette riche province suffit à sauver de la destruction l’armée de Cyrus. Non loin des Oranges, habitaient alors, sur les bords de l’Elymander, les Agriaspes Evergètes. Le grand roi qui fit passer l’empire de l’Asie aux mains des Perses, et dont toute l’existence ne fut qu’une suite à peine interrompue de campagnes, Cyrus, s’était vu, au cours d’une de ces expéditions qu’il poussa si loin vers l’Orient, arrêté dans une contrée déserte et entièrement dépourvue de subsistances. Il y courut, dit Diodore, les plus grands dangers. Pressés par la faim, ses soldats finirent par se manger entre eux. Dans cette extrémité, les Agriaspes amenèrent à Cyrus trois mille chariots de vivres. Ces Agriaspes, auxquels la reconnaissance du petit-fils d’Astyage décerna le nom d’Evergètes (bienfaiteurs), n’étaient qu’une tribu du Sistan.

Comme la province qui lui a succédé, la Drangiane s’étendait probablement jusqu’aux bords de l’Elymander. Les Afghans ont donné à l’Elymander le nom d’Hirmend. Ce fleuve n’est pas, ainsi que tant de rivières persanes, un cours d’eau insignifiant ; du Tigre à l’Indus, on n’en rencontrerait pas d’aussi considérable. L’Hirmend ne va point, il est vrai, jusqu’à l’Océan ; il se perd, comme l’Oxus et comme le Jaxartes, dans une mer intérieure, dans le lac du Sistan, Varia palus des anciens ; il n’en a pas moins un cours de plus de 1.200 kilomètres : le Rhin n’en baigne que 1.400. Encaissé dans un lit profond, nous dit l’adjudant général Ferrier, l’Hirmend traverse d’abord la montueuse contrée de la Paropamisade ; à 60 ou 70 kilomètres de Girishk, il commence à rouler sur un terrain plat. La végéta lion sur les bords de ce fleuve est aussi luxuriante que sous les tropiques. Les eaux de l’Elymander sont claires, froides et de très bon goût. La navigation pourrait se pratiquer de Girishk jusqu’à l’embouchure. La largeur du fleuve à Girishk est de 60 ou 80 mètres ; la profondeur moyenne varie d’une brasse et demie à deux brasses.

Ferrier a fait, au mois d’octobre et au mois de novembre, le tour de la mer intérieure qui reçoit et absorbe les eaux de l’Elymander. Ce lac, dit-il, n’est ni un ovale, ni un rond ; c’est une espèce de trèfle. Sa plus grande longueur est d’environ 72 kilomètres ; sa profondeur n’excède pas 4 ou 5 pieds. En 1872, après deux ou trois années de sécheresse, Evan Smith constatait qu’un grand «changement tendait à se produire dans la Drangiane. Le lac, écrivait-il, se dessèche, et on peut le considérer comme n’existant plus. Les eaux de l’Elymander ont dû, depuis cette époque, remplir de nouveau leur ancien réservoir, ou elles auront cherché, pour s’y abîmer, quelque autre bassin ; «ce qui leur est formellement interdit, c’est d’aller à la mer : la constitution géologique du Sistan s’y oppose.

Aujourd’hui, comme au temps des Agriaspes, la population se rapproche autant que possible des bords du fleuve ; l’insalubrité de terrains alternativement noyés et découverts par les eaux n’a pas réussi à en éloigner les habitants. La plus grande agglomération se rencontre dans le delta que forme, à partir de la tour d’Alem-Dar, l’Hirmend, divisé alors en plusieurs branches. Ferrier y a compté plus de vingt villages, tous riches et bien peuplés. Mais c’est là surtout, au sein de cette oasis dont la prospérité excite l’envie des districts moins favorisés qui l’entourent, que, sans lèvent violent qui souffle en été, la vie humaine, suivant l’expression d’Evan Smith, deviendrait impossible. Des moustiques, dont la trompe est de force à percer les couvertures de laine les plus épaisses, se sont établis en maîtres dans le delta ; aux derniers jours d’octobre, Ferrier les trouve encore aussi ardents à l’attaque qu’au milieu de Tété. La piqûre des mouches elles-mêmes devient, à cette époque de l’année, venimeuse ; les insectes de tout genre et les reptiles se joignent aux moustiques et aux mouches pour faire de cette terre marécageuse un enfer. L’homme résiste cependant ; la nature l’a doué d’une énergie vitale supérieure à celle des autres animaux ; il résiste, mais les chevaux, la plupart du temps, succombent. Pour les conserver, disait à M. Evan Smith l’émir de Nasirabad, il faut avoir grand soin de les couvrir de la tête à la queue. Le climat du Sistan leur est particulièrement défavorable. Avis aux généraux qui descendraient d’Hérat dans la Drangiane avant de se mettre en marche pour Kandahar.