L’ASIE SANS MAÎTRE

 

CHAPITRE XXI. — MEURTRE DE DARIUS

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Comment la majesté royale put-elle perdre à ce point son prestige dans un pays sujet aux complots ténébreux et aux meurtres domestiques, mais qui, jusqu’à ce jour, n’avait jamais donné à des populations respectueuses et dociles le spectacle démoralisant d’une sédition militaire ? En se précipitant, les événements avaient tout changé : ce n’était plus, hélas t de soldats perses que Darius marchait entouré, les immortels pourrissaient à cette heure dans les champs d’Issus et d’Arbèles ; le commandement en chef appartenait encore nominalement à un Perse ; es armes ne se rencontraient plus guère qu’aux mains des Bactriens. Artabaze, favori du roi, conservait un litre sans portée ; Bessus, en réalité, demeurait le général et le maître. J’ai peine à me figurer dans Bessus, en dépit de l’autorité d’Arrien, un parent de Darius, un satrape semblable à Tissapherne ou à Pharnabaze ; je ne puis m’empêcher de voir dans le gouverneur de la Bactriane un de ces khans uzbecks que nous a si bien décrits, au seizième siècle, le grand voyageur anglais Jenkinson[1]. Ce barbare sans merci, sans foi, sans scrupule, commandait encore à plus de trente mille hommes. Imprégné des habitudes cruelles et des mœurs farouches de la nation au milieu de laquelle il vivait, Bessus tramait depuis longtemps sa trahison. Il avait réussi à y associer non seulement tin satrape à demi sauvage comme lui, mais, ce qui était bien autrement difficile et scandaleux, un vrai Perse, Nabarzanes, le rival d’Artabaze.

Un seul obstacle arrêtait encore les conspirateurs dans l’exécution de leur plan homicide : quel parti prendraient les mercenaires grecs ? On ne pouvait exploiter avec eux, comme avec Nabarzanes, ces divisions de cour que la prospérité comprime, et qu’on voit éclater soudain, quand viennent les mauvais jours. Jetés au milieu d’un peuple étranger, n’attendant guère de pardon des compatriotes qu’ils avaient osé combattre, ces stipendiés, au nombre de quatre mille, ne connaissaient plus d’autre patrie que leur camp, d’autre devoir que l’engagement contracté envers le souverain qui les avait pris à sa solde. Ils possédaient, avec toutes les vertus guerrières qui distinguaient alors les enfants de la Grèce, la fidélité inébranlable de cette légion suisse qu’on vit jusqu’au dernier moment prête à verser son sang, sans arrière-pensée, pour Louis XVI. Leur chef, Patron, justement inquiet de l’attitude arrogante de Bessus, avait plus d’une fois fait presser en secret l’infortuné Darius de se réfugier dans les rangs des seuls bataillons qui lui restassent invariablement dévoués. Consulté par le roi, Artabaze se montra favorable à ces ouvertures. La chose évidemment avait ses dangers ; elle en écartait de plus grands. L’irrésolution d’un monarque à bon droit soupçonneux éventa les négociations ; les Grecs se sentirent menacés, aussitôt qu’ils apprirent que leur projet était découvert. Ils ne songèrent plus alors qu’à leur propre sûreté, et se dirigèrent avec Artabaze vers la Parthiène.

Délivré de la présence de ces courageux mercenaires, Bessus n’avait plus aucun ménagement à garder : sacré pour les Perses, le sang de Cyrus imposait peu à ces bandes nomades des Bactriens, des Dranges, des Arachotes, qui n’assistèrent jamais que de très loin aux pompes solennelles de la cour. Bessus trouve en eux des satellites tout prêts à seconder son usurpation. Il se saisit à l’instant de la personne de Darius, le fait jeter sur un des chariots du convoi et précipite sa course vers le fond du désert.

Alexandre averti s’était remis en marche ; de Rhagès, il se porte dans une seule journée aux pyles Caspiennes. Si les pyles Caspiennes, ainsi que le suppose et qu’à mon avis le démontre M. Ferrier, sont bien le défilé désigné aujourd’hui sous le nom de Passe de Serdari, l’étape fut à peu près de quarante-huit kilomètres. A l’issue de ce défilé ? on entre dans la fertile plaine de Khar ; on rencontre ensuite un désert qui se prolonge, sur une longueur de soixante-douze kilomètres, jusqu’à Lasguird. Avant de songer à traverser cette région désolée, il faut rassembler des provisions ; la plaine de Khar est heureusement en mesure de les fournir. Alexandre, dès qu’il a franchi les pyles Caspiennes, envoie Cœnus, avec quelques chevaux et quelques fantassins, battre la campagne. Pendant ce temps, les renseignements affluent ; on n’a que la peine d’en démêler le fil et de les contrôler rapidement l’un par l’autre. Dessus n’est plus qu’à trente-six ou trente-sept kilomètres ; son armée marche débandée et sans ordre ; Darius, bien que prisonnier, vit encore ; si l’on veut le sauver, il n’y a pas un moment à perdre. Alexandre n’attendra pas le retour de Cœnus. Il prend avec lui ses hétaires, des chevaux légers et l’élite de son infanterie ; le reste de l’armée, conduit par Cratère, reçoit Tordre de suivre à petites journées. La troupe d’Alexandre n’emporte que ses armes et deux jours de vivres ; elle marche toute la nuit et fait halle le lendemain vers midi ; dès le soir même, elle reprend sa course. Seuls peut-être entre toutes les nations militaires de l’Europe, nous avons le droit de trouver ces prodiges d’activité vraisemblables ; nos soldats d’Afrique nous y ont habitués. Pouvions-nous cependant nous attendre à rencontrer encore à l’avant-garde ce jeune roi qui déjà soutient sur ses épaules près de la moitié du monde ? Le lendemain de sa première étape, Alexandre arrive, vers le milieu du jour, près d’un village où les fuyards ont campé la veille. Là de nouveaux transfuges lui apprennent que Dessus se sait poursuivi, qu’il se propose de mettre par une marche de nuit un plus grand intervalle entre son armée et la cavalerie macédonienne. Le roi de Macédoine, par bonheur» a maintenant pour alliés tout ce qui s’intéresse au sort du roi des Perses. Les guides s’offrent en foule : on peut couper la route à Dessus ; il existe un chemin plus court que la route directe ; seulement, sur ce chemin, on ne trouvera pas d’eau. Qu’importe ? L’essentiel est d’arriver vite. L’infanterie, la chose est certaine, va retarder la marche. L’infanterie ? Qu’elle reste en arrière ! Ne fut-ce pas aussi votre avis, brave colonel Morris, le jour où il fallut poursuivre sans répit Abd-el-Kader ?

Que de souvenirs fait revivre, à chaque instant, sous mes pas, cette histoire d’Alexandre ! Dans la foule des héros qu’elle évoque, mon regard attendri croit sans cesse distinguer les traits à peine altérés des plus chers amis de ma jeunesse. Oui ! que l’infanterie reste en arrière ! Pour atteindre et vaincre Bessus, les hétaires et cinq cents fantassins montés suffiront. Accompagné de cette troupe choisie, Alexandre part vers le soir ; le jour parait avant que la distance soit franchie, et cependant la vaillante colonne ne s’est pas accordé un instant de repos. On était au cœur de l’été, par trente-six degrés environ de latitude ; un soleil de plomb pesait sur la plaine ; la colonne harassée marche toujours. Vers midi, les tortures de la soif deviennent intolérables ; l’eau portée à dos de mulet dans des outres n’a pas été suffisamment ménagée ; il en reste à peine quelques gouttes. Des soldats versent le précieux liquide dans un casque et l’offrent au roi. Au moment de porter le casque à ses lèvres, Alexandre s’arrête. Non, dit-il, je ne boirai pas. Puis-je m’exposer, en étanchant ma soif, à redoubler les tourments de tout ce monde qui m’entoure ? Où n’irait-on pas avec un tel roi ? La soif, la fatigue, tout est à l’instant oublié. Les cavaliers excitent leurs chevaux de la voix et des jambes ; les montures tout à l’heure épuisées semblent elles-mêmes avoir retrouvé leur ardeur. Cette troupe admirable venait pourtant de faire soixante-quatorze kilomètres d’une seule traite. Bientôt on croit entendre le frémissement lointain d’une armée en marche ; un nuage de poussière en signale la présence et en dérobe la vue.

Bessus et ses complices pressaient en ce moment Darius de monter à cheval, car le chariot qui portait le roi prisonnier, par son allure pesante retardait la fuite. Darius résiste, proteste, prend les dieux vengeurs à témoin : ce sont des libérateurs, ce ne sont pas des ennemis qui le poursuivent ! En fallait-il plus pour irriter et provoquer au crime des rebelles ? La colère les enflamme ; ils dardent sur le malheureux souverain leurs javelots. Les traits pleuvent sur le char, blessent les chevaux, tuent les deux esclaves qui les conduisaient et vont frapper le monarque lui-même sur son siége. Darius s’y affaisse, atteint d’un coup mortel. Epouvantés de leur attentat, les meurtriers se dispersent et s’enfuient ; Nabarzanes prend la route de l’Hyrcanie ; Bessus, avec cinq cents chevaux, se dirige vers Bactres. Alexandre pendant ce temps accourait : sans s’inquiéter du nombre d’ennemis qu’il peut avoir à combattre, il s’était lancé en avant de toute la vitesse de son cheval. Il n’y eut, dit-on, que soixante cavaliers qui arrivèrent, en même temps que lui, au camp de Darius.

Le spectacle du plus affreux désordre les y attendait : une foule de chariots, chargés de femmes et d’enfants, abandonnés par leurs conducteurs, erraient au hasard dans la plaine ; des bandes de fuyards se montraient dispersées de tous côtés. Quelques groupes plus hardis essayaient encore de se défendre, les autres jetaient leurs armes, se prosternaient aux pieds du vainqueur et demandaient merci. Où était Darius ? Comment le découvrir au milieu de cette confusion ? Les prisonniers qu’on interrogeait ne savaient répondre que par des gémissements et des larmes. Allez contempler au musée de Versailles le tableau de la prise de la Smalah, vous vous ferez une idée de la scène de désolation qui s’offrit aux regards des Macédoniens. Les cavaliers passent par-dessus beaucoup d’or et d’argent éparpillé à terre ; sans perdre de temps à ramasser ce butin que leur ardeur dédaigne, ils vont droit aux chariots épars. Darius n’est pas là ; les chevaux blessés ont traîné le char qui le porte à l’entrée d’une vallée dans laquelle ils ont fini par s’abattre.

Ce n’est pas seulement le roi des Perses que cherchent les Macédoniens ; il leur faut de l’eau, un ruisseau, une source, pour étancher la soif qui les dévore. Quelques cavaliers songent à visiter le pli de terrain vers lequel une apparence de verdure les attire. Un char abandonné, des chevaux percés de traits et se débattant dans les convulsions suprêmes, tels sont les premiers objets qu’ils rencontrent. L’un d’eux, Polystrate, s’approche, soulève les rideaux de cuir qui entourent le char et, sur les planches grossières, aperçoit étendu un mourant. Polystrate se trouve en présence de Darius ; le mourant est vêtu de la pourpre royale. Ce monarque, le plus beau des Perses, n’est pas tombé dans la mêlée ; il n’a pas, comme Cyrus, été frappé sur son char de guerre ; il gît au fond d’un sordide arabas, sans qu’un seul serviteur veille à ses côtés. Quel destin pour un si grand roi ! Darius pouvait tout prévoir, le jour où il ceignit le diadème d’azur : la trahison, la déchéance, la mort, tout, excepté l’invasion audacieuse qui a dissipé en deux années ses armées, et qui, après l’avoir chassé de sa dernière capitale, après l’avoir poursuivi jusqu’aux confins du grand désert des Parthes, arrive malheureusement trop tard pour le sauver. Darius Codoman respire encore : De l’eau ! demande-t-il d’une voix à demi éteinte. De l’eau ! c’est toujours le vœu que murmure le souffle haletant des blessés. Polystrate se hâte de courir à la source, car, ainsi que les Macédoniens l’ont prévu, l’eau jaillit claire et fraîche du flanc du vallon. Le cavalier revient, portant dans son casque l’eau qu’il a puisée. Darius plonge avidement ses lèvres dans le vase, remercie d’un regard reconnaissant Polystrate et rend le dernier soupir.

Les soldats s’étaient empressés d’aller prévenir Alexandre ; quand Alexandre arriva, Darius n’était déjà plus. La douleur du conquérant, dit-on, fut réelle. Devant un pareil exemple de l’instabilité des choses humaines, quel cœur généreux eût pu demeurer sans émotion ? Le destin cependant n’avait fait que consommer son œuvre : que fût-il advenu, si la fortune, par un nouveau caprice, eût laissé sa lugubre tâche incomplète et inachevée ? Se figure-t-on Darius tombant vivant au pouvoir de son jeune vainqueur ? Toute la magnanimité d’Alexandre n’eût pu lui suggérer un parti qui fût digne de lui et du captif que le sort des armes jetait à ses pieds. Partager l’empire était hors de question. On ne pouvait pourtant pas songer à faire de Darius ce qu’on avait fait de Mazée, d’Oxathrès, de Mazacès, d’Ammynape : un satrape. Pour les rois déchus, le moyen âge aura un jour le cloître ; notre époque même, malgré son scepticisme qui n’est qu’à la surface, ne laissera pas sans refuge leur majesté tombée et leur âme meurtrie ; l’antiquité n’avait pas réservé d’asile à ces grands malheurs. L’héritier du trône de Cyrus eut le sort qui convenait à son infortune ; il devait succomber avec le vaste empire qui s’étendait des pays que la chaleur rend inhabitables aux terres glacées du côté de l’Ourse. Corpus humo patiare tegi ! Permets qu’un peu de terre recouvre mon corps ! Voilà tout ce que le successeur des plus puissants monarques qu’ait connus l’univers se crut, à sa dernière heure, en droit de demander et d’attendre.

Ces rapprochements n’humilient pas mon être ; je croirais, au contraire, qu’ils le relèvent. J’aime la grandeur humaine dans son éclat ; je la trouve encore imposante dans ses adversités. Quoi ! cette chute qui fait trembler le monde n’est que la chute d’un homme ! Un homme peut s’abattre avec tant de fracas ! Il est donc quelque chose de plus qu’un atome. C’est quand l’arbre est à terre qu’on mesure le mieux à quelle hauteur s’élevait sa cime. Darius meurt : combien de millions d’êtres se trouvent à l’instant livrés aux feux du jour ! En même temps que Darius, supprimez par la pensée Alexandre et voyez ce que les Perses atterrés, ce que les Macédoniens emportés par leur brutale ivresse vont faire de l’univers ! Ce ne serait pourtant encore qu’un homme de moins : mais quel homme ! L’idée de la grandeur humaine, croyez-moi, n’est pas inutile. Notre génération est peut-être trop portée à exagérer sur ce point l’humilité chrétienne ; il m’a paru bon de lui montrer quelque chose d’humain qui ait été vraiment grand. Fallait-il donc pour cela remonter aussi haut le cours des siècles ? Alexandre est-il le seul roi qui ait honoré le trône ? J’avais besoin d’un nom qui ne fût pas un drapeau ; Alexandre seul appartient à l’humanité tout entière. Voilà pourquoi mon admiration entre tous l’a choisi.

Je me suis souvent demandé comment les sociétés avaient pu se fonder, quelle force, au début des temps, était intervenue pour rassembler sous une loi commune les familles dispersées qui luttaient si péniblement pour la vie ; à tort ou à raison, c’est au sentiment de l’admiration que j’ai cru pouvoir attribuer cette magique puissance. Si les hommes n’avaient jamais rien admiré, si aux âges lointains de l’histoire ils avaient déjà su se défendre des illusions dont veut nous préserver une analyse sévère, il est probable qu’à cette heure nous habiterions encore des cavernes.

 

FIN

 

 

 



[1] Voir : les Marins du quinzième et du seizième siècle. E. Plon et Cie, éditeurs.