L’ASIE SANS MAÎTRE

 

CHAPITRE XVII. — DE YEZDIKHAST À ISPAHAN, OU DU PAYS DES PARÉTAQUES À ASPADANA

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

De Yezdikhast à Ispahan, tous les voyageurs ont suivi la même route, tous ont passé par Aminabad, par Koumishah, — Koumicheh, suivant l’orthographe de M. Dieulafoy — par Mayar ; tous ont fait le trajet en quatre jours et en vingt-six heures de marche au pas ordinaire d’un cheval. Nous sommes donc fixés sur l’itinéraire, mais le pays a bien changé depuis deux cents ans, ou les voyageurs que nous consultons ne Pont pas vu avec les mêmes yeux. Morier a probablement raison d’attribuer aux Afghans toutes les ruines qu’il signale, toutes les déprédations dont il retrouve les traces. Vingt mille Afghans, n’ayant pour artillerie que quelques canons à main portés sur des chameaux, ont pris Ispahan en 1722, Chiraz en 1724. Yezdikhast fut emportée d’assaut, Koumishah subit le même sort ; dans l’une et dans l’autre ville, les habitants furent passés au fil de l’épée. Pendant six ans, une poignée de brigands tint la Perse dans la soumission et fit successivement asseoir deux de ses chefs sur le trône des sophis. Un autre brigand né dans le Khorassan délivra ce peuple asservi. Thamas-Kouli-Khan n’eut qu’à se montrer à la tête des bandes qu’il avait recrutées, pour renverser un empire éphémère ; deux batailles gagnées ramenèrent dans Ispahan l’héritier légitime d’Abbas le Grand, mais les dynasties ne vivent pas longtemps sous l’égide d’un sauveur. Thamas-Kouli-Khan — le prince esclave de Thamas — ne tarda pas à déposséder son maître. Il reprit alors le nom sous lequel il avait grandi dans le désert, et Nadir-Schah devint le fondateur d’une dynastie nouvelle. Ce n’était pas assez pour ce chef audacieux d’avoir affranchi la Perse ; il combattit les Turcs et leur apprit à respecter l’État auquel, depuis Sélim, les sultans n’avaient guère cessé de ravir chaque année quelques lambeaux de province. Quand il eut rétabli la paix sur toutes les frontières, châtié les Baklyaris, qui ne craignaient pas, avant lui, de pousser leurs incursions sauvages jusqu’aux portes de la capitale, il marcha sur l’Afghanistan. Candahar, Balkh, Caboul, Hérat, se rendirent à ses armes ; l’Indus fut franchi, et, au mois de mars 1739, les Persans entraient dans la capitale du Grand Mogol : Nadir-Schah était allé plus loin qu’Alexandre. La Perse s’étendait alors de l’Oxus à l’Indus, de la mer Caspienne au Tigre ; Nadir avait fait de Meshed sa capitale. Cette grandeur dura peu j on la vit s’éclipser avec l’aventurier qui l’avait fait naître. Nadir-Schah fut assassiné en l’année 1747, après douze ans de règne ; il n’était pas destiné à occuper le trône plus longtemps que le fils de Philippe ; on ne peut contester qu’il n’ait activement employé le petit nombre de jours pendant lesquels le pouvoir lui fut départi. A sa mort, la monarchie persane reprit insensiblement le chemin de la décadence. Les grands hommes sont utiles, quoiqu’on en puisse dire ; nous avons tort de ne pas les laisser mourir dans leur lit.

La vallée de Yezdikhast, longue de vingt lieues — sept à l’est, treize à l’ouest, — large d’une demi-lieue presque partout, est, suivant Chardin, un des plus fertiles endroits de la Perse. Cette vallée abonde en céréales, en fruits, en bétail, en bonnes eaux qui courent en travers d’un bout à l’autre et paraissent comme un gros fleuve, lorsque les neiges fondent. De Yezdikhast au grand village d’Aminabad — l’habitation sûre —le chemin est facile, l’étape de quatre heures seulement, mais la plaine est aride, entourée de tous côtés par des montagnes généralement plus basses, plus blanches, moins découpées que celles qui se sont présentées jusque-là. Tous nos explorateurs sur ce point sont d’accord. D’Aminabad à Koumishah — l’Obroalis de Ptolémée — nous ne rencontrerons pas cette unanimité d’impressions qu’il m’est si agréable de faire ressortir. Qu’on n’objecte pas la différence des saisons ! Chardin a traversé neuf fois dans sa vie la région qu’il nous va dépeindre ; il l’a traversée en hiver, au printemps, à l’automne ; si quelqu’un la doit bien connaître, c’est assurément ce Français devenu à demi Persan. Sept heures de marche et neuf lieues de chemin nous conduiront — si c’est bien à Chardin que nous accordons notre confiance — à la grande villasse de Koumishah, villasse de quatre ou cinq kilomètres de circuit, que Buckingham viendra nous décrire à son tour enveloppée d’une enceinte de briques et de boue, avec plus de la moitié des maisons en ruine. Morier l’avait déjà trouvée dans ce triste état. Nous avons traversé, nous dit-il, des rues et des bazars dont il ne reste plus que les murs tout nus ; nous sommes arrivés à la meilleure maison du lieu, mais nous n’avons pu nous en approcher qu’en passant a travers des décombres.

C’est à Morier que nous devons de savoir qu’à un mille et demi sur la gauche de Koumishah, au milieu d’un vaste cimetière, on distingue encore au-dessus d’une des sépultures un lion de pierre qui doit remonter à l’antiquité la plus reculée. Des ruines modernes, cela ne suffisait pas ; il nous en fallait de toutes les époques, pour que nous fussions assurés de suivre, sans nous en écarter, la trace qu’ont laissée derrière eux les conquérants. Avançons donc sans crainte, nous sommes sur la bonne voie. Le pays est beau, dit Chardin, tout couvert de ruisseaux et de villages. Morier, de son côté, nous signale une immense quantité de pigeonniers, ruinés pour la plupart, une rivière qu’il traverse avant d’entrer dans la ville et un grand nombre de canaux d’irrigation. Comment ces irrigations ont-elles disparu ? Buckingham ne paraît pas les avoir retrouvées. La route, nous apprend-il, suit le pied d’une haute chaîne de montagnes complètement dépouillées de verdure ; sur la gauche s’étend une plaine profonde, bornée du côté de l’ouest par une chaîne semblable à la chaîne orientale. Large de dix ou douze milles, celte plaine paraît d’une fertilité exceptionnelle, bien qu’elle soit peu arrosée.

Douze ou quinze années se passent ; Flandin vient à son tour camper dans la plaine de Koumishah. Le mal a fait des progrès ; Koumishah cette fois n’est plus qu’un amas de ruines. Et la roule qui joint Koumishah et Aminabad, qu’est-elle devenue ? En aucun pays, Flandin n’en a vu de plus monotone et de plus désolée. En Perse même, s’écrie-t-il, pays de plaines immenses et stériles ou de montagnes sauvages et arides, on en trouverait difficilement une qui fût aussi triste. Nous pensions y traverser de nombreux villages, y voir des campagnes couvertes de pâturages ou de rizières, des champs d’orge, de blé et de tabac ; notre espoir fut trompé, nous ne vîmes que quelques hameaux rares et misérables, autour de ces hameaux quelques arpents de verdure, et pendant de longues journées, des déserts sans tin, où poussent péniblement quelques touffes de genêt épineux que broutent des troupeaux de gazelles. Flandin tremblait la fièvre, quand il traçait ces lignes découragées ; pour l’honneur de Mohammed-Châh, je veux croire la note par trop mélancolique ; notre hôte de 1872, l’illustre Nasereddin, — Nasr-ed-Din, suivant M. Dieulafoy ; Nacir-Eddin, selon M. Schefer — doit avoir, en tout cas, profondément modifié à cette heure un état de choses aussi lamentable : à quoi lui aurait servi, sans cela, sa longue et coûteuse visite en Europe ?

Ce n’est pas à Yezdikhast, comme me l’indiquaient la plupart des voyageurs, c’est à Mayar qu’il faudrait, suivant Thévenot, placer la limite du Fars. Entre Koumishah et Mayar, la distance est de six heures de marche, le chemin est uni, un peu pierreux, percé entre des montagnes. Du reste, d’Ispahan au golfe Persique, on est toujours certain d’avoir des montagnes à droite et à gauche ; il n’y a que la largeur de la plaine qui varie. A Mayar, l’étranglement est des plus prononcés ; le village n’a que trois cents maisons, et il s’étend pourtant d’une montagne à l’autre ; il serait impossible d’aller plus avant sans le traverser. Buckingham avait trouvé le village de Mayar en ruine ; Flandin y signale un caravansérail bâti au dix-septième siècle par la mère de Châh-Abbas, édifice délabré qui fut jadis une des plus belles hôtelleries de la Perse. Mayar, au rapport de Pietro della Valle, en aurait pris son nom, qui signifierait, si le gentilhomme romain ne nous abuse pus par une traduction infidèle, l’ami de la grande dame.

Nous n’irons pas de Mayar à Ispahan, l’antique Aspadana, la vaste et splendide capitale d’Abbas le Grand, sans rencontrer devant nous une barrière. Une heure environ après avoir débouché de la gorge étroite qu’obstrue, en s’y étalant, le village de Mayar, nous trouvons le climax mégalé — la grande échelle des Anciens — le Kotel-Hurt-Ching — le mont du Degré des modernes Persans. — La route est escarpée et taillée dans le roc ; les schistes ont disparu, ils sont remplacés par une roche dure, au grain serré, de couleur brune, disposée en couches horizontales d’égale épaisseur et partagée en cubes oblongs. Cette montagne n’est pas haute, mais, elle est roide et âpre, surtout pour les bêles de somme. Le chemin qui passe au travers a été taillé, dit Chardin, comme l’escalier d’un hôtel. Quand nous en aurons descendu le versant, il ne nous restera plus que cinq lieues à faire. Une vaste plaine se déploie sous nos yeux ; pas une éminence dans toute son étendue ; les villages, les jardins se succèdent jusqu’aux portes d’Ispahan. On dirait la campagne semée de tours ou de minarets ; ne vous y trompez pas : ces minarets sont des colombiers ; les maraîchers persans apprécient fort l’engrais énergique qu’ils y recueillent. Dans ce pays où le bétail est rare, on a dû suppléer au fumier par la colombine. C’est au nombre de pigeons qu’il possède que le laboureur mesure en Perse l’espoir de sa récolte ; comptez les tourelles où affluent de toutes parts ces bandes d’oiseaux, redoutés, en d’autres contrées, à l’égal de la grêle, vous ne trouverez pas d’indice plus certain de la fécondité du sol. La campagne d’Ispahan est fertile ; aussi les pigeonniers y forment-ils le trait distinctif du paysage.

Nous voici arrivés aux abords d’une cité que Pietro della Valle déclarait, au dix-septième siècle, aussi spacieuse que Naples. Quand elle aurait embrassé dans son enceinte les trois quartiers extérieurs qu’Abbas le Grand y voulait comprendre, la capitale ravagée par Ta me H an et rendue à sa splendeur première par les sophis, présenterait un développement de murailles supérieur au périmètre de Rome, supérieur au circuit de Constantinople. — Cette ville est ronde, comme Paris, écrivait sir Thomas Herbert, qui la visita en 1627. Elle a neuf milles anglais — quatorze kilomètres et demi — de tour, et trois cent mille habitants. Ce n’est pas quatorze ou quinze kilomètres aujourd’hui qu’il faut dire, c’est quarante. La colonie transportée par Abbas le Grand de Tauris, les chrétiens arméniens et les idolâtres ont vu leurs habitations englobées, depuis 1627, dans la même clôture. Ispahan, écrivait Flandin en 1840, est, sans contredit, une des plus grandes villes du monde. Le chiffre de la population s’est élevé, assure-t-on, jusqu’à six cent mille âmes ; il est descendu, de nos jours, à cent mille. Nous n’entrerons dans la ville d’Ispahan que pour la traverser, car nous n’oublions pas que nous poursuivons Darius ; nous y entrerons par la porte de Chiraz et nous en sortirons par la porte d’Hamadan. La grande avenue de platanes qu’Abbas fît planter et qui porte le nom de Tchar-bag — les quatre jardins — nous conduira au pont du Zendéroud. C’est la chose la plus remarquable qui soit dans Ispahan, dit Pietro della Valle. Figurez-vous une rue de deux ou trois milles de longueur : la rue del Popolo à Rome, celles du Poggio Reale à Naples, de Monreale à Palerme, doivent lui céder la palme. Tout au milieu de la rue, il y a un fleuve qui n’est pas profond, mais qui est fort large. Formé par plusieurs petits ruisseaux qui coulent des montagnes voisines, ce fleuve se divise ensuite en mille autres cours d’eau, où il se perd enfin, sans s’emboucher dans la mer ou dans quelque autre endroit.

Le Zendéroud — la rivière perdue — est, en réalité, absorbé, à la fin de son cours, par le marais inexploré de Gavkhanah, un de ces marais salants qui occupent une portion considérable du plateau de l’Iran et qu’on y connaît sous le nom de kavirs. Les kavirs de la Perse, ce sont les chotts de l’Algérie. On a bâti sur le Zendéroud, dit Pietro della Valle, un pont tout de briques, beaucoup plus large que les ponts de Rome et trois ou quatre fois plus long. On en a même bâti deux : le pont de Djoulfa que nous traversons en venant de Mayar par le Tchar-Bagh, et le pont connu sous le nom de Poul-Kadjouk, qui met en communication le faubourg de Kadjouk et la route de Chiraz. Ce sont deux monuments dignes de l’admiration que leur ont accordée les voyageurs ; ils portent l’empreinte d’un grand règne et témoignent d’une prospérité qui n’a pas duré. Pietro della Valle les comparait aux ponts de Rome ; Buckingham fait mieux ; il les juge comparables aux ponts anglais. Long de trois cent soixante pas, large de vingt, le pont de Djoulfa franchit sur trente-trois arches le Zendéroud. Comme le Poul-Kadjouk, il ne s’est pas contenté de simples parapets, deux galeries formées chacune de soixante-dix arcades encadrent sa chaussée d’une magnifique bordure.

Rennell est d’avis qu’Ispahan fut un des endroits où les Assyriens transplantèrent les Juifs, à l’époque de la première captivité d’Israël ; ce qui m’eût importé davantage, c’eût été de savoir ce qu’était devenue Aspa ou Aspadana, en l’année 330 avant Jésus-Christ. Douillet m’affirme que cette ville était alors fort petite ; je l’eu crois volontiers sur parole, car le Dictionnaire universel d’histoire et de géographie, monument incomparable d’érudition patiente et sagace, modeste appui des faibles, qui ont peut-être un tort — le tort de dissimuler, par un faux et ingrat orgueil, ce qu’ils lui doivent, — m’a bien rarement trompé. Quoi qu’il en puisse être, hâtons-nous de passer sur la rive gauche du Zendéroud ; nous avons jusqu’ici marché trop lentement.