L’ASIE SANS MAÎTRE

 

CHAPITRE X. — LES RUINES DE PERSÉPOLIS

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Quand on étudie les ruines de Persépolis, il faut suivre le conseil de Chardin : faire, en les contemplant, ce qu’on fait quand on regarde de belles personnes que l’âge ou les infirmités ont exténuées. Par ce qu’elles sont encore, on peut s’imaginer ce qu’elles ont été. Suivant la tradition toujours vivante chez les Orientaux, Persépolis embrassait jadis l’ensemble des ruines éparses dans la plaine de Merdasht. Cette enceinte commune à la ville du peuple et à la cité royale a dû exister, en effet, à Persépolis, comme à Babylone, sans préjudice des enceintes particulières destinées à protéger les divers groupes que la politique des Achéménides avait intérêt à séparer. On emploie aujourd’hui plus d’une heure de marche, au pas ordinaire d’un cheval, pour se rendre du plateau de Tchehel-Minar au cimetière dés Guèbres. Diodore de Sicile nous représente ces deux débris du passé comme des monuments presque contigus ; il met à peine une distance de cent vingt-quatre mètres entre deux localités que séparent en réalité deux lieues de chemin. Il y a là évidemment une erreur de chiffre qui ne doit s’attribuer qu’à une étourderie de copiste. Le cimetière des Guèbres de Flandin est bien le mont Royal de Diodore ; le plateau de Tchehel-Minar ne peut être que l’emplacement de la citadelle, car la citadelle, au dire de Diodore, renfermait, outre le trésor, les appartements destinés à loger les rois et les chefs de l’année. Celte forteresse était entourée de trois murailles : la muraille extérieure avait six mètres quarante centimètres de hauteur, la muraille intermédiaire présentait une hauteur double ; la troisième enceinte, haute de vingt-quatre mètres, bâtie tout entière de pierres de taille, était carrée. Sur chacune des faces s’ouvraient des portes de bronze, défendues par des herses ou par des palissades de même métal. Quant aux tombeaux des rois, perçant le mont Royal, Diodore les décrit tels qu’on les retrouve encore. Ces caveaux funéraires étaient taillés dans le roc vif : pour y déposer les dépouilles mortelles des souverains trépassés, il avait fallu élever les cercueils, à l’aide de machines, jusqu’aux ouvertures qui donnaient accès aux chambres intérieures.

On peut se figurer l’étonnement des Macédoniens, lorsqu’à près avoir traversé l’Araxe ils débouchèrent dans la plaine de Merdasht. La plus riche vallée de la Perse, vallée longue de dix-huit lieues environ, large de deux et trois en moyenne, sur quelques points de six, » s’ouvrait devant eux. Ni Babylone ni Suse ne les avaient préparés à un aussi grand spectacle. Adossée à une h au te chaîne de montagnes, la plate-forme de la citadelle déployait ses palais sur trois terrasses étagées comme les degrés d’un amphithéâtre. Un mur perpendiculaire de dix mètres de haut bordait et soutenait ce terre-plein formé en majeure partie de terres rapportées. La cité royale semblait ainsi soulevée par des mains invisibles au-dessus du sol ; le soubassement à lui seul était une merveille. On l’avait fait de marbre, ou plutôt de basalte, — il m’a été impossible de tirer ce détail au clair. — Au dix-septième siècle, l’admirable poli de cette pierre noirâtre s’était encore si bien conservé que le chien de l’ambassadeur portugais, y voyant son image reflétée, sous les rayons d’un soleil de feu, se mit à pousser de longs aboiements. Et que dire de l’habileté de main qui avait si bien ajusté l’un à l’autre les énormes blocs, qu’on eût pu croire de loin la masse entière taillée dans le roc vif ! Admirable courtine à laquelle Chardin ne trouva pas moins de douze cents pieds de longueur sur seize cent quatre-vingt-dix de profondeur, immense polygone de figure irrégulière, formant des angles, au nombre de vingt-deux, tous de grandeur différente. Chardin ne voulut pas s’éloigner avant d’en avoir fait le tour ; il compta seize cent soixante pas de circuit, chaque pas étant de trente pouces. La montagne, nous dit-il, à l’endroit où le mur finit, est un peu en talus, mais si roide et si escarpée qu’il serait impossible d’y monter. Elle s’ouvre ainsi en forme de croissant et embrasse le tiers environ de la plate-forme.

Trois palais, des propylées, des gynécées, des portiques, deux salies destinées aux audiences solennelles et couvrant chacune, au rapport de Fergusson, autant d’espace que la cathédrale de Milan, plus d’espace que la cathédrale de Cologne, tels sont les principaux édifices qui formaient par leur assemblage la cité sans rivale dont la magnificence parait avoir suivi, dans son développement, la grandeur croissante de l’empire. Au début, les souverains se contentèrent d’une demeure modeste : on les rencontrait alors plus souvent sous la tente que dans les palais. La première résidence royale fut probablement élevée par Cambyse ; ce n’était encore qu’une habitation d’été ; on en tourna la façade au nord. Darius, fils d’Hystaspe, vint ensuite : il voulut avoir à Persépolis un palais d’hiver. Le palais de Cambyse lui servit de modèle ; il en agrandit les dimensions ; il n’altéra ni la forme ni les dispositions générales de l’architecture primitive ; il retourna seulement le nouvel édifice ; au lieu de regarder le nord, le palais de Darius s’ouvrit du côté du sud. La construction resta basse et massive ; c’est ainsi qu’on bâtit, quand on veut bâtir pour l’éternité. Le Roi des rois se fût moins préoccupé peut-être de donner une durée indéfinie à son œuvre, s’il eût pu pressentir que la dynastie de Cyrus ne durerait elle-même que deux cent trente ans. Les Chinois sont plus circonspects, le toit qui les abrite a toujours assez de solidité au gré de leur philosophie, du moment qu’il assure un confortable asile a leur âge mûr et à leur vieillesse ; leur prévoyance ne va pas beaucoup au delà. Mais ce sont là des idées touraniennes ; l’art aryen, grâce à Dieu, s’est toujours montré plus sainement inspiré ; il a constamment travaillé pour les siècles futurs. Ni sur le sol de Thèbes ni sur celui de Memphis, l’Égypte n’a laissé de débris plus vivaces, plus lents à se décomposer que les ruines de Persépolis.

Le palais de Darius eût tenu tout entier dans ce temple grec consacré à Thésée, que nous laissons sur notre gauche quand nous venons frapper aux portes d’Athènes ; il contenait à peine une douzaine de chambres ; la grande salle centrale n’avait que quinze mètres au plus de côté, sur six mètres de hauteur. Rawlinson nous montre, il est vrai, à l’intérieur de ce Louvre étroit où nos rois et leur suite n’auraient certainement pas trouvé à se loger, de légers piliers de bois revêtus d’or et d’argent, un plafond composé de poutres se croisant à angle droit et présentant des caissons incrustés de métaux précieux, des murs non moins richement décorés, des portières d’étoffes aux couleurs éclatantes, une paroi de mosaïque et de magnifiques tapis, un trône d’or sous un dais de pourpre.

C’était assez sans doute pour éblouir les yeux d’un ambassadeur Spartiate ou d’une courtisane athénienne ; c’était trop peu pour contenir le plus grand monarque de la terre. Le palais d’hiver de Darius avait dépossédé l’habitation d’été de Cambyse ; il ne tarda pas à devenir à son tour le petit palais. Le grand palais de Persépolis, ce fut le palais bâti par Xerxès. Précédé d’un portique de douze colonnes, quand le portique du palais de Darius n’en avait que six, il eut pour salle centrale un carré de vingt-quatre mètres de côté au lieu de quinze, pour supports du plafond trente-six piliers au lieu de seize. Enfin Artaxerxés Ochus vint ajouter de nouveaux bâtiments à ceux que lui léguaient ses prédécesseurs : il bâtissait encore que déjà dans Pella venait de naître Alexandre. Pas plus que les peuples, les rois n’ont jamais entendu la voix menaçante et grondeuse du flot qui devait leur apporter le déluge.

Darius Codoman n’eut pas le temps d’imiter l’exemple d’Artaxerxés Ochus, il montait sur le trône an même moment que le fils de Philippe. Qu’eût-il pu ajouter à ces résidences royales qui couvraient déjà près de deux hectares ? Palais, gynécées, propylées et portiques n’occupaient-ils pas un espace plus que suffisant pour y cacher la vie intime du souverain ? Quant à l’existence officielle, on avait pris soin de lui ménager, en dehors de tout cet ensemble, un théâtre bien autrement vaste, où la royauté, aux grands jours, pouvait se déployer dans sa pompe suprême. La gloire de l’architecture aryenne était là ; elle éclatait dans ces deux grandes salles à colonnes que l’histoire nous montre complètement réservées aux cérémonies publiques. Qu’on se représente un carré de soixante-huit mètres de côté, comprenant par conséquent près de la moitié d’un hectare, avec des murs de cinq mètres d’épaisseur, et un toit — si c’était bien un toit et non un velarium — soutenu par cent colonnes disposées sur dix rangs de profondeur. Hauts de près de onze mètres, espacés de six, ces solides piliers présentaient au regard fasciné de la foule comme une forêt de marbre. Un portique de cinquante-cinq mètres de long et profond de seize servait de vestibule à chacune de ces salles du trône.

Les ruines de Persépolis n’ont plus de mystères pour nous, depuis que nos érudits, avec une patience presque surhumaine, sont parvenus à lire et à traduire les tablettes de pierre chargées des caractères cunéiformes ; mais on comprend fort bien qu’avant cette découverte qui devait dépasser les espérances les plus téméraires, on ait contemplé avec une sorte de terreur religieuse de semblables vestiges des âges passés. Les conquérants arabes crurent reconnaître dans ces œuvres gigantesques la main des puissances de l’abîme ; les premiers voyageurs européens n’hésitèrent pas de leur côté à les attribuera ces races de géants qui passèrent si longtemps pour nous avoir précédés sur la terre. Gomment s’imaginer, en effet, que des êtres aussi faibles que nous, dépourvus des secours que nous empruntons à la mécanique, eussent jamais pu réussir à mouvoir, à superposer des blocs de quinze et dix-sept mètres de long sur deux ou trois mètres au moins d’épaisseur ? C’est avec de tels matériaux cependant qu’a été bâtie la majeure partie de la muraille qui maintient de toutes parts les terres de la plate-forme. Si le soubassement seul provoque notre admiration, les monuments auxquels il sert de piédestal l’excitent plus vivement encore. L’Égypte aussi a ses temples découpés dans le granit rose, ses hypogées, ses obélisques et ses pyramides ; ce que l’Égypte ne nous montrera sur aucun point de son territoire, ce sont les escaliers de Persépolis. De ces escaliers, sans rivaux dans le monde, les uns donnaient accès à la plate-forme ; les autres faisaient passer de la terrasse la plus basse à la ferrasse la plus élevée. Les pierres en sont si grandes, dit Chardin, qu’elles forment chacune dix on douze marches ; quelques-unes en comprennent dix-sept ou dix-huit ; les jointures sont, en quelques endroits, si serrées qu’il faut un microscope pour les apercevoir. Le principal escalier a dû paraître tout d’une pièce durant plusieurs siècles. Cet escalier est double ou à deux rampes. Il se compose en tout de cent trois marches, quarante-six marches à la rampe d’en bas, cinquante-sept à celle d’en haut La profondeur des degrés est de quinze pouces, la hauteur d’un peu plus de deux ; la pente des escaliers est si douce qu’on les peut monter à cheval, la largeur en est telle que dix cavaliers y passeraient, sans se gêner, de front.

Les sculpteurs à Persépolis ont droit à autant d’éloges que les architectes ; leur labeur seul, n’eussent-ils fait qu’ébaucher des œuvres grossières, serait encore de nature à nous étonner : ils ont littéralement brodé sous leur ciseau tous les plans inclinés qu’on leur a livrés. Le long des escaliers court une espèce de frise chargée de personnages hauts de cinquante-sept centimètres environ. Un voyageur — Le Bruyn, si je ne me trompe, — a pris le soin de compter ces figures ; il en a reconnu treize cents, plus ou moins bien conservées. Quelle bonne fortune pour les archéologues ! Ce sont ces bas-reliefs semés de tous côtés avec une si heureuse profusion qui, mieux qu’Hérodote, mieux que Xénophon, mieux que Ctésias, le médecin grec de Gnide attaché, au temps de l’expédition des Dix-Mille, à la personne d’Artaxerxés, ont appris d’une façon certaine à nos orientalistes les coutumes de la cour, qui les ont fait assister aux grandes chasses royales et ont étalé sous leurs yeux, comme dans les vitrines d’un musée, les armes offensives et défensives des Perses, les costumes de guerre des cavaliers et des fantassins, les bardes de fer et les caparaçons de mailles des chevaux. Chardin prétend qu’il n’a jamais rien contemplé de si grand et de si magnifique ; l’ambassadeur portugais Figueroa soutient que ces débris sont le seul monument au monde ou l’on retrouve l’antiquité dans son naturel ; et Flandin, dont le jugement sur ce point ne comporte pas d’appel, n’hésite pas à les déclarer aussi remarquables au point de vue de l’art qu’au point de vue archéologique.

Revenons maintenant pas la pensée aux jours d’Alexandre : le roi de Macédoine a été introduit dans la citadelle par Tiridate ; il couvre du belliqueux cortège de ses généraux, de ses écuyers, de ses gardes, les degrés de l’escalier monumental. Les portes de bronze ont crié sur leurs gonds ; c’en est fait, elles viennent de livrer passage aux vainqueurs. Les colosses sculptés dans la masse des piliers énormes voient avec étonne m en t ces guerriers inconnus pénétrer dans le riche sanctuaire dont les triomphateurs d’autrefois les avaient chargés d’interdire l’accès. Ces monstres symboliques sont encore debout : Pietro della Valle, Chardin, Rich, Buckingham les ont vus ; Flandin les a dessinés. A combien de monarques, à combien de généraux victorieux n’ont-ils pas raconté, depuis l’année 331 avant notre ère, l’instabilité trop aisément oubliée des grandeurs humaines ? Us auront probablement fini par en prendre l’habitude ; leur immobilité semble dire aujourd’hui au voyageur qui, du bas de l’escalier, les contemple : Montez ! Nous avons perdu la faculté de nous étonner.