L’ASIE SANS MAÎTRE

 

CHAPITRE IX. — LA VALLÉE DU MÉDUS

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

C’est un grand plaisir, nous dit Chardin, débouchant tout à coup par la route d’Ispahan dans la vallée qu’arrosent le Médus et l’Araxe, de parcourir ce pays, les anciens auteurs à la main. L’entrée de la plaine est telle que les anciens nous la représentent. Quels sont donc les auteurs qui ont rendu à Chardin le service que je suis obligé de lui demander à lui-même, de demander surtout aux voyageurs qui, à une époque plus récente, marchèrent avec un succès croissant sur ses traces ? Quels historiens, ayant échappé jusqu’ici à mes recherches, ont bien pu édifier sur les points qui m’arrêtent ce marchand de pierreries ? Où trouverai-je exposée, s’il est vrai que pareil document existe, la topographie de ces lieux si longtemps interdits aux regards de l’Europe, lieux fameux, je l’accorde, mais au milieu desquels, sans le secours des explorations modernes, je me serais à coup sûr complètement égaré ? Le guide providentiel que se flatte d’avoir rencontré le favori de Soliman II ne peut être Arrien. Le gouverneur de la Cappadoce le prend généralement de très haut avec ses devanciers ; il croit avoir assez fait quand il nous a dédaigneusement introduits dans Persépolis ; il nous en fait incontinent sortir. Toute cette campagne si remplie d’intérêt, ces courses périlleuses au cœur de la Perside, se trouvent condensées, avec l’embrasement de la capitale, dans deux chapitres les plus courts du livre ; le dernier de ces chapitres se compose d’une vingtaine de lignes. Arrien achève à bon compte une conquête qui a duré près de quatre mois. Justin est plus bref encore. Plutarque, — je serais presque tenté de l’en féliciter, — ne s’attarde pas aux champs ingrats de la géographie. Serait-ce par hasard à Quinte-Curce que l’heureux joaillier aurait voulu faire allusion ? Quinte-Curce, en approchant de la Perside, me paraît avoir beaucoup perdu de son assurance ; il multiplie à dessein les discours, pour rester prudemment très sobre de descriptions. Et Diodore de Sicile ? Diodore est l’inspirateur de Quinte-Curce ; la concision dont l’auteur de la Bibliothèque historique a fait preuve explique le silence résigné de l’éloquent Romain qui s’était habitué à jurer sur la parole du maître. Strabon justifiera-t-il mieux la facile gratitude de Chardin envers l’antiquité ? Strabon connaît l’Inde, il ignore la Perside ; personne, en un mot, parmi tous ces auteurs qui n’ont pu visiter le terrain qu’ils décrivent, ne m’a fait pressentir le spectacle grandiose que Flandin, Ker Porter, Rich et Buckingham vont tout à l’heure dérouler sous mes yeux. C’est que Persépolis pouvait seule, par ses ruines, raconter ses magnificences passées à ceux qui en viendraient, du lointain Occident, contempler, dessiner, mesurer les débris.

Les ruines de Persépolis, situées dans la province de Chiraz, à peu de distance de la route qui conduit d’Ispahan au golfe Persique, ont été, dès le début du dix-septième siècle, signalées à l’admiration des Européens qui traversaient les États du Sophi. De nombreux voyageurs ont été admis à les contempler ; tous en ont célébré à l’envi la grandeur et la magnificence ; tous, depuis le Père Antonio de Govea qui les visita en l’année 1611, jusqu’à Eugène Flandin qui, en 1840, les emporta dans ses cartons. Apres le passage de ce grand artiste, le sujet fut, ajuste titre, considéré comme épuisé ; mais jusqu’à cette époque, pendant plus de deux siècles, la plaine de Merdasht, arrosée par l’Araxe et par le Médus, offrant dans les décombres dont elle est couverte les vestiges de deux ou trois dominations successives, était restée pour les archéologues l’objet de fréquents et pieux pèlerinages. Là se succédèrent Dom Garcia de Sylva, ambassadeur du gouvernement portugais devenu, depuis l’année 1580, le gouvernement espagnol des Indes ; Pietro della Valle, gentilhomme romain, qui ne fit jamais difficulté de monter au plus haut sommet des rochers escarpés d’où n’approchent que les aigles, ni de descendre au fond des précipices où presque personne avant lui n’avait mis le pied ; le chevalier Chardin, ce fils d’un riche joaillier de Paris que les opérations commerciales de son père conduisirent, en 166-4, à la cour des successeurs d’Abbas le Grand, et qui finit par obtenir de la faveur de Soliman Il le titre envié de marchand du roi de Perse ; puis, dans une longue série à peine interrompue, Thévenot, Mandelslo, Struys, Le Bruyn, Kaempfer, Herbert de Jager, Ambrogio Bembo, Niebuhr, William Franklin, Ouseley, Ker Porter, Rich, Buckingham et Texier.

Quel guide, entre ces nombreux et savants voyageurs, choisirons-nous pour pénétrer dans la plaine de Merdasht ? Suivons, si vous m’en croyez, le plus sûr et le plus récent : Eugène Flandin. C’est celui, à mon sens, qui nous laissera l’impression la plus nette du terrain que nous avons intérêt à connaître avant de nous hasarder à y conduire l’armée grecque. Avec Flandin, d’ailleurs, nous voyagerons dans la saison même choisie par Alexandre ; la plaine de Merdasht, notre compatriote y est descendu, comme le héros macédonien, en hiver.

En sortant de Chiraz, Flandin nous fera d’abord traverser une vaste plaine verdoyante longée par un ravin au fond duquel on entend le Roknâbad se heurter à tous les rocs. Le Roknâbad a été chanté par Hafiz ; c’est la fontaine de Vaucluse des poètes persans. Il fournit à Chiraz une eau abondante et toujours fraîche. Quel trésor dans cette Perse, vouée sur la majeure partie de son territoire à une implacable sécheresse ! Devant nous ne va pas tarder à s’ouvrir le défilé d’Ali le Grand, — le Teng-i-Ali-Akbar, suivant Flandin, le Teng-Allah-Akbar, — Dieu est grand ! — d’après Buckingham. Ce défilé est une étroite échancrure dans la montagne brusquement coupée à pic. James Rich en place l’entrée à un kilomètre environ de Chiraz. Cette passe, nous dit-il, est fermée par une porte, et la porte est surmontée d’un petit édifice dans lequel a été déposée une copie du Koran écrite tout entière de la main de Sultan Ibrahim, fils de Sharokh, qui fut lui-même le fils de Tamerlan. Les voyageurs qui viennent de la plaine de Merdasht, comme ceux qui s’y rendent, ont ainsi l’avantage de passer sous le saint livre.

Le 9 décembre de l’année 1839, Flandin s’engageait dans le Teng-i-Ali-Akbar et débouchait dans une vallée haute. Là il commençait — retenons ce détail — à sentir le froid et la neige. Pendant qu’il suit les berges sinueuses du Roknâbadj coupé de cascades nombreuses-, le pays prend peu à peu un aspect monotone et sauvage. A cinq heures de marche de Chiraz, — Rich en a mis six pour le même trajet, — il fait halte, dans une plaine entourée d’un cercle de montagnes, au hameau de Zergoun. Si nous en croyons Rich, Zergoun est une ville longue et étroite, défendue par un mur de terre du coté de l’ouest et située au pied d’une ligne de rochers nus, fracturés en tous sens, qui conservent néanmoins l’immuable gisement persan du sud-est au nord-ouest. Quant à la plaine, Flandin nous la décrit telle qu’il l’a vue à l’entrée de l’hiver : basse et marécageuse ; on dirait un bassin où les pluies et les neiges fondues se précipitent sans trouver d’issue. Nous sommes encore à quatre ou cinq heures de marche de Persépolis. Laissons sur la droite les rochers auxquels est adosse Zergoun, et, après avoir fait un kilomètre environ dans la direction du nord-ouest, tournons brusquement au nord-est : voici une nouvelle plaine, une plaine d’un aspect étrange. Cette plaine serait aussi unie que la mer, si des traînées de rochers peu élevés au-dessus du sol ne la sillonnaient en divers endroits. Dans un pays où l’on s’attend à chaque instant à rencontrer des ruines, ces rochers de marbre à brisures prismatiques, ces longs filons fendus en tranches verticales ont dû plus d’une fois être salués de loin comme autant de colonnes.

Nous venons d’entrer dans la plaine de Merdasht ; n’oublions rien maintenant, tous les traits du tableau ont leur importance. Il n’y a guère plus d’une heure que nous avons quitté la vallée de Zergoun, et nous touchons déjà aux rives de l’Araxe. Flandin franchit ce fleuve sur un pont de trois arches ; Rich mentionne deux arches très élevées et trois arches plus basses ; l’essentiel est de savoir si l’Araxe est un fleuve ou s’il n’a jamais été qu’un torrent. C’est un profond et dangereux torrent, nous dit M. Rich ; même au mois d’août, il roulait une quantité d’eau considérable, bien qu’il demeurât confiné dans un lit étroit. — On l’a longtemps fait passer pour un fleuve, ajoute M. Flandin ; il était réputé se jeter dans le golfe Persique ; nous savons aujourd’hui que, sorti des montagnes du Loristan, l’Araxe n’a qu’un parcours peu étendu : il coule dans la direction du sud-ouest et se trouve bientôt arrêté par d’autres montagnes, au pied desquelles il forme un grand lac d’où il ne paraît pas sortir. Ses eaux, en devenant stagnantes, se saturent de sel et cessent d’être potables. Le cas est fréquent sur cette terre gypseuse, voilà pourquoi les anciens rois de Perse emportaient en campagne dans des vases d’argent de l’eau du Choaspe, la seule eau, suivant Hérodote, que ces souverains délicats voulussent boire.

Pourquoi révoquerions-nous cette histoire en doute ? La véracité d’Hérodote ne s’affirme-t-elle pas chaque jour sur les points les plus contestés ? Nos officiers, quand ils vont affronter le climat de la Cochinchine, se reprocheraient de négliger les précautions qui nous semblent excessives chez les successeurs de Cyrus ; se méfiant à bon droit de la limpidité du Meikong, la plupart ont grand soin de conserver dans les caisses en fer de la cale, pour y avoir recours pendant leur séjour sur les côtes perfides de PAnnam, une ample provision de l’eau prise à Toulon. Ce breuvage de rois peut aller de pair avec les eaux du Choaspe :

Choaspe’s amber stream the drink of none but kings.

On le considère avec quelque raison comme le préservatif le plus efficace contre l’affection dysentérique, qui n’a pas encore cessé d’être le grand obstacle aux progrès de notre lointaine colonie.

Fleuve ou torrent, l’Araxe a des allures bien faites pour justifier le nom que les anciens lui donnèrent. Ce nom, comme le nom moderne de Kour que l’Araxe de la Perside partage avec le grand neuve qui se jette dans la mer Caspienne, paraît avoir été réservé aux rivière s particulièrement impétueuses[1]. Cinq ans avant le passage de Buckingham, vers l’année 1821, l’Araxe de la Perside sortit violemment de son lit ; il submergea un pont élevé de quinze mètres au-dessus du sol, s’étendit brusquement d’une montagne à l’autre et fit de la vallée pendant plus d’un mois une vaste mer intérieure, puis, s’apaisant soudain, il resta deux ans presque à sec. Au mois d’octobre, Buckingham le trouva facilement guéable, sur le point même où l’eau présentait le plus de profondeur. L’Araxe cependant avait été depuis longtemps dompté, et l’on s’explique mal sa subite révolte. Le prisonnier de Sapor, l’empereur Valérien, apprit, dit-on, à l’impitoyable vainqueur entre les mains duquel le sort l’avait fait tomber, le secret de régler le cours des fleuves sujets à des alternatives de débordements et de sécheresse. Le Pasitigre subit le premier le joug que lui imposèrent les Sassanides ; l’Araxe, beaucoup plus tard, en l’année 977 de notre ère, vit son cours arrêté par un grand barrage, un bend, suivant l’expression persane. Le fleuve, qu’on croyait avoir ainsi maîtrisé, en prit le nom de Bend-Emir, — le barrage de l’émir. — Tous ces changements de noms, résultat du caprice ou de l’ignorance populaire, ne servent qu’à porter le trouble dans la conscience des malheureux géographes ; les plus habiles ne s’y reconnaissent plus. Le Médus, qui se jette dans l’Araxe près du pont que nous Tenons de traverser, s’appelle successivement le Mourghâb, la rivière de Sivend et le Poulbar ; chacun des villages auxquels il fait l’aumône de ses eaux a la prétention de le désigner par une appellation nouvelle.

Que de recherches m’ont causées ces misérables ruisseaux ! Un marin, je le sais, n’a pas le droit de traiter légèrement les questions de géographie ; je n’en suis pas moins quelquefois sur le point de regretter mes peines et de me demander si la clarté de mon récit y gagnera vraiment en proportion de tout le mal que je me suis donné. Nous approchons heureusement du terme. La plaine de Merdasht, arrosée par le Mourghab, qui coule entre deux murailles, rameaux des montagnes des Baktyaris, devient de plus en plus semblable aux terrains plats de la Mésopotamie ; elle se couvre peu à peu d’un réseau de canaux destinés à l’irrigation des champs de coton et de ricin. Le lit que s’est tracé le Mourghâb sur ce sol dépourvu de pente et cédant à la moindre pression est très sinueux. Au moment où l’on vient de le traverser et où l’on croit l’avoir quitté pour toujours, on le retrouve tout à coup devant soi ; la route le franchit fréquemment et souvent dans des endroits où les eaux sont profondes. Ne nous décourageons pas ! En continuant de remonter au nord et en obliquant peu à peu vers l’est, nous verrons bientôt se détacher du massif des montagnes le sommet aigu sous lequel nous devrons chercher les débris de Persépolis.

Dans la plaine de Merdasht se trouvent réunis, selon l’expression de Flandin, tous les groupes d’antiquités que nous ont légués trois ou quatre dominations successives. Ces groupes, si nous comptons bien, sont au nombre de six. En venant du sud, nous rencontrons d’abord, non loin du village moderne de Kanara, l’emplacement des palais, le fameux plateau de Tchehel-Minar — les quarante minarets, autrement dit, les quarante colonnes. — Quinze de ces colonnes sont encore debout ; on les aperçoit de quatre ou cinq lieues. La ressemblance est telle entre les édifices de Persépolis et les constructions de Suse qu’on serait tenté, nous dit M. Loftus, de les attribuer au même architecte. Ces monuments constituent un genre tout à fait à part d’architecture — l’architecture aryenne.

Longtemps avant nous les Arabes avaient reconnu dans les ruines du Tchehel-Minar les vestiges des palais des Achéménides ; ils les avaient nommées le trône de Djemchid — Takht-i-Djemchid. — Le Djemchid des légendes iraniennes, c’est l’Achéniénès d’Hérodote : son nom vénéré rappelle aux Persans les grandes luttes soutenues par les lointains ancêtres contre les Touraniens ; ils l’associent sans cesse dan» leur reconnaissance au nom de Roustâm, l’Achille et l’Hercule des poèmes orientaux. En 1621, un ambassadeur expédié de Goa, Dom Garcia de Sylvar vint, le premier des Européens, signaler à son tour à notre admiration cette superbe rangée de colonnes, ces magnifiques escaliers qui donnaient accès à un vaste carré intérieur de quatre cent trente pieds de long sur trois cent dix de large, ces énormes blocs de marbre dont on avait peine à distinguer les joints. Les innombrables sculptures dont étaient revêtues les murailles excitèrent particulièrement l’enthousiasme de l’impressionnable Portugais ; Dom Garcia crut y retrouver les traces d’une race d’hommes disparue, d’une race antérieure aux Babyloniens et aux Perses. Les pyramides de l’Égypte, écrivait-il, ne sont que des montagnes artificielles, les temples de la Grèce sont en ruine ; ici nous rencontrons l’art et la grandeur unis dans leur antique perfection.

Nous reviendrons au Tchehel-Minar ; pour le moment, nous voulons nous borner à faire une rapide inspection de la plaine. Avançons donc sans nous attarder davantage. La montagne se déploie devant nous en forme d’hémicycle, un second plateau moins vaste de beaucoup que le Tchehel-Minar nous montre dans le trône de Roustâm — Takht-i-Roustâm — le soubassement d’un monument dont le souvenir a eu plus de durée que les débris. Poursuivons : dans un angle formé par l’assemblage de trois ou quatre rochers verticaux, dans un coin, nous dit M. Rich, près duquel on pourrait passer un millier de fois sans soupçonner qu’il y ait quelque intérêt à y pénétrer, nous découvrirons le Naksh-i-Regib — le portrait de Regib. — Là, trois bas-reliefs sculptés sur le roc poli, des inscriptions grecques et des inscriptions sassanides, malheureusement à demi effacées, viendront nous rappeler que cette ville, dont, au dire de Quinte-Curce, on ne pouvait déjà plus, quand se soulevèrent les Parthes, retrouver la place, n’a été définitivement abandonnée qu’en l’année 982 de l’ère chrétienne. Une gorge sert de lit au Mourghab, à l’antique Médus ; ne craignons pas de nous y engager et de nous diriger ainsi franchement à l’est ; c’est par là que nous arriverons, sans quitter d’un instant le flanc de la montagne, au plus grand amas de décombres qui ait encore attiré nos regards. Cet amas occupe en effet un espace de huit ou neuf kilomètres de circuit. Nous voyons se succéder sous nos pas les talus et les monticules ; nous distinguons un fossé, des traces de tours et de murailles. A ces signes il est impossible de se méprendre ; le vaste périmètre a été autrefois l’enceinte d’une grande cité. Sur le plateau de Tchehel-Minar gît Persépolis, la ville royale ; sur les deux rives du Mourghab sont étalés les restes de la ville du peuple, d’Istakar.

Marchons toujours, foulons aux pieds la poussière muette ; ce qu’il nous faut, ce sont des témoignages qui nous apprennent si, après le passage d’Alexandre, l’antique capitale de la Perside restait encore capable de renaître à la vie. Pour recueillir les souvenirs de cet avatar, franchissons le Médus : voici d’abord, près du village de Hadji-Abad, les cavernes naturelles de Cheik-AIi : nous y remarquons cinq tablettes ; sur la paroi même du rocher les Parthes ont gravé l’histoire de leurs triomphes en caractères pehlvis. Les princes sassanides ont découvert une place plus favorable encore pour y inscrire les fastes de la monarchie nouvelle. A une heure de marche du Tchehel-Minar, non loin du village de Hussein-Abad, les rois achéménides avaient creusé dans de gigantesques rochers, à quinze mètres environ au-dessus du sol, leurs caveaux funéraires. Là furent inhumés Darius fils d’Hystaspe et trois de ses successeurs. Le lieu en a pris, pour les Persans modernes, le nom de cimetière des Guèbres — Kabrestân Kauroûn. — Pourquoi à cette appellation lugubre les Persans ont-ils ajouté le nom de leur héros favori ? Pourquoi après le Naksh-i-Regib, rencontrons-nous ici le Naksh-i-Roustâm — le portrait de Roustâm ? — C’est parce qu’au-dessous des sépultures royales, sept grands bas-reliefs sont venus consacrer la mémoire des splendeurs et des gloires d’une époque plus récente. Sous les pieds des chevaux qui se détachent du roc, des morts et des mourants se montrent confondus, des captifs se courbent sous le fouet ou sous le bâton, et Sapor victorieux, avec l’orgueil d’un roi suscité par le ciel pour prendre la revanche d’un peuple, du haut de sa monture, reçoit sans se baisser l’hommage suppliant de Valérien.

Il ne nous est plus permis de le mettre en doute : Persépolis n’a jamais cessé d’être une ville importante ; Peuceste y offrit des sacrifices aux mânes d’Alexandre, Antiochus Epiphane voulut la piller, et les Parthes, ces ennemis si souvent heureux des Romains, en firent avec raison le centre de leur puissance. Quinte-Curce ne nous l’a-t-il pas appris ? Il n’est pas dans l’Asie de pays plus salubre ; il n’en est pas surtout de plus facile à défendre. Dans de telles conditions, une grande capitale ne disparaît point pour quelques jours de pillage ; elle peut même survivre à un incendie.

Revenons enfin sur nos pas : c’est du haut du Tchehel-Minar, ce n’est pas du Naksh-i-Roustâm, ou des monticules d’Istakar que nous embrasserons l’ensemble de la vallée dans laquelle va bientôt opérer le fils d’Olympias. Tout est grand, tout est saisissant, nous dit Eugène Flandin, dans cet austère paysage : l’immensité de la plaine, les lignes majestueuses des montagnes, la pureté de l’atmosphère, l’azur d’un ciel profond... Assis sur son trône, le souverain apercevait au sud les montagnes du Loristan ; en face, il pouvait suivre le soleil à son déclin brisant ses rayons sur les pics élevés du Fars ; au nord-ouest ses yeux se reposaient sur les défilés presque infranchissables des monts Baktyaris et sur les citadelles d’Istakar ; au nord sur les façades funèbres des rochers excavés de Naksh-i-Roustàm, où sa sépulture l’attendait. Que de grâces nous aurions à rendre à Strabon, à Diodore de Sicile, à Quinte-Curce, s’ils nous décrivaient de ce style les pays qu’il nous font parcourir ; ce ne sont que des écrivains, et Eugène Flandin est un peintre. On le voit bien à la façon dont il manie la plume.

 

 

 



[1] Le Cyrus, qui, selon Strabon, traverse toute la Cœlé-Perside, n’est autre que le Médus, et forme avec l’Araxe, qui descend de la Parétacène, un seul et même fleuve, portant avant la jonction de l’Araxe et du Médus le nom de Bend-Emir, au-dessous du confluent le nom de Kour. Telle est, si je ne me trompe, l’opinion généralement admise en Allemagne ; nos orientalistes ont refusé de s’y ranger, mais les géographes anglais paraissent l’avoir admise sans contestation.