L’ASIE SANS MAÎTRE

 

CHAPITRE VII. — LE PAYS DES UXIENS

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Dès le début du mois de décembre de l’année 331 avant notre ère, Alexandre part de Suse. En quatre journées de marche il arrive sur les bords du Pasitigre, non loin de remplacement qu’occupe aujourd’hui, à cent kilomètres environ des ruines de Suse, la ville de Shouster. Le Pasitigre a deux bras qui se rejoignent, au-dessous de Dizful et de Shouster, à Bunde-Kyl, l’un porte sur nos cartes modernes le nom d’Ab-Zab ; l’autre se nomme le Karoun. Ces deux bras traversent les montagnes des Baktyaris ou, suivant la description de Diodore de Sicile et de Quinte-Curce, la région habitée par les Uxiens ; ils parcourent d’abord un pays montueux et hérissé de précipices, puis ralentissent leur cours en atteignant les terrains plats. Le Karoun franchi, l’armée avait devant elle la plaine de Ram-Hormouz, contrée fertile en fruits de toute espèce, dit Quinte-Curce, et arrosée par des sources abondantes ; elle avait aussi malheureusement, au débouché de la longue bande étroite qui sépare la Susiane de la Perfide, un défilé difficile à franchir[1]. Un parent de Darius, Madatès, défendait ce passage fortifié par la nature et par la main des hommes. On sait que l’empereur Napoléon faillit être arrêté sons les murs du fort de Bard, quand il voulut descendre en Italie par le col du mont Saint-Bernard ; Alexandre vint butter aux montagnes des Uxiens. Dans ces conjonctures difficiles, il n’est qu’une ressource ; il faut chercher un guide, avoir la main ouverte, et s’assurer les services dont on a besoin à tout prix. Le mulet chargé d’or vaut mieux, en pareille occurrence, que le canon, les mantelets ou la tour portée sur des roues du vieux Denys. Alexandre, avec neuf mille hommes d’infanterie, trois mille Thraces, les mercenaires grecs et les archers agriens, qui paraissent avoir été de merveilleux soldats, car on les voit constamment de toutes les fêtes, s’engage dans la vallée. Pendant qu’il presse de front les Uxiens, Cratère, conduit par quelques naturels du pays qu’on est parvenu à séduire, s’apprête à tourner la position. La colonne d’Alexandre poursuit péniblement son chemin au fond de la gorge ; elle a rencontré un terrain abrupt, un sol de graviers et de pierres roulantes qui se dérobe à chaque instant sous ses pas. Elle avance lentement, assaillie par une grêle de javelots et de flèches. Alexandre s’est porté au premier rang ; il encourage ses troupes, gourmande leur faiblesse et ne leur permet pas de reculer. La pluie de projectiles cependant devient telle, que, sourds à la voix de leur chef, plus émus du danger qu’il court que de leur propre péril, les soldats se décident à battre en retraite ; ils entourent Alexandre, forment la tortue avec leurs boucliers, et faisant de leurs corps un rempart au roi, l’emportent, malgré sa résistance, loin du champ de bataille. Eh quoi ! les vainqueurs de tant de villes s’arrêteraient devant un misérable ouvrage de campagne t Ce retranchement qu’on ne peut enlever n’est cependant qu’un premier obstacle ; en arrière se trouve un réduit, — plus qu’un réduit peut-être : une vraie forteresse ! Là il faudra faire avancer les tours, commencer un siège : les sièges, ne l’oublions pas, étaient le grand écueil des guerriers de l’antiquité. Au moment où Alexandre frémissant se disposait à renouveler l’assaut, Cratère paraît au-dessus de la citadelle. — Super arcem urbis se cum suo agmine ostendit. — Une position dominée n’est pas nécessairement une position perdue ; l’agresseur à pourtant quelque droit de compter sur l’effroi de l’ennemi qu’il est parvenu à surprendre. Les Macédoniens reviennent au combat avec plus d’ardeur ; les Uxiens sentent chanceler leur courage ; toute retraite leur est désormais fermée. La déroule commence ; Alexandre et Cratère poursuivent les fuyards à travers les précipices.

Les Uxiens terrifiés ne songent plus qu’à implorer la clémence du vainqueur. Ils ne l’auraient pas, nous assure Ptolémée, obtenue sans l’intervention de Sisygambis. Ces peuplades sauvages, qui ne permettaient aux rois de Perse de traverser leurs montagnes qu’après avoir exigé, pour prix d’une insolente et capricieuse tolérance, le payement d’un tribut, avaient trop bien pris l’habitude de l’indépendance pour qu’on pût se fier à leur soumission ; les Macédoniens les auraient sans remords exterminées ; la politique conseillait de leur donner tout au moins une leçon dont elles ne perdissent pas de sitôt le souvenir. Qu’on lise dans le Voyage en Perse de Flandin les traitements barbares qui furent infligés en 1839 aux insurgés d’Ispahan ; qu’on demande à Loftus de nous raconter les hideuses distractions de Mulla-Ali, l’ogre de l’Euphrate, on se fera peut-être une idée des droits dont la victoire pouvait, sans que la conscience des peuples se révoltât, armer, au quatrième siècle avant notre ère, dans cet Orient de tout temps résigné par essence, le bras d’un conquérant. Aux trente députés qui vinrent se jeter à ses genoux, Alexandre laissa peu d’espoir : l’arrogance des Uxiens recevrait son châtiment.

Madatès avait soulevé ces tribus, c’était à son appel qu’elles avaient pris les armes ; il voulut tenter un dernier effort pour les sauver. Marié à la nièce de Sisygambis, il fît prier la malheureuse reine d’user de son influence auprès d’Alexandre en faveur d’un peuple qui s’était, dans l’adversité, montré fidèle à la cause de Darius. Sisygambis hésita longtemps à se charger de ce rôle de protectrice, qui ne convenait guère, disait-elle, à une captive. Elle craignait, non sans raison peut-être, de lasser l’indulgence du vainqueur. Quinte-Curce peut être un méchant géographe ; je le tiens pour un philosophe fort habile à sonder les secrets replis du cœur humain. Demander de la pitié à Hécube ! Vouloir attendrir sur le sort des autres cette âme qui a connu toutes les souffrances que la fortune peut réserver à la grandeur déchue, n’est-ce donc pas une prétention singulière, une présomption qui touche de bien près à l’imprudence ? Madatès, nous dit l’historien romain, était un de ces hommes qui ne se rencontrent pas tous les jours — haud sane temporum multorum homo ; — il s’était montré résolu à tout braver pour garder sa foi à son prince. L’estime qu’une telle conduite devait inspirer finit par fléchir le cœur de Sisygambis. Alexandre traitait la reine comme sa propre mère ; la reine lui écrivit comme elle eût écrit à son fils : elle suppliait avant tout le souverain victorieux de pardonner à sa prisonnière une démarche qui allait peut-être gêner sa politique ; mais Madatès n’était pas seulement pour elle un parent ; l’affection qu’elle lui portait la contraignait à sortir de sa réserve habituelle. Elle demandait grâce pour Madatès, qui, jadis ennemi, n’était plus qu’un suppliant.

Sisygambis avait mal jugé le cœur d’Alexandre : s’excuser de venir faire appel à sa clémence, témoigner la crainte de l’importuner, n’était-ce pas faire tout à la fois injure aux sentiments d’un fils et à la générosité d’un héros ? Madatès vit sur-le-champ sa soumission accueillie ; les Uxiens obtinrent également leur pardon ; pour toute vengeance, Alexandre leur imposa un tribut annuel de cent chevaux, cinq cents bêtes de charge et trente mille têtes de bétail. Ce peuple nomade, nous apprend Ptolémée, ne connaissait ni l’usage de l’argent ni la culture du soi, et c’était là précisément ce qui le rendait si insaisissable ; il échappait au joug par sa pauvreté plus encore que par sa vaillance. Nous verrons plus tard Alexandre s’appliquer à changer les habitudes de ces montagnards, et s’efforcer de les enrichir pour parvenir à les dominer.

 

 

 



[1] Droysen rappelle à ce sujet l’opinion de John Macdonald Kinneir, capitaine au service de la Compagnie des Indes, et celle du baron Bode. Kinneir pense que le défilé des Uxiens séparait la plaine de Bebahan de la vallée de Ram-Horrnouz ; le baron Bode croit avoir retrouvé cette passe à Mal-Aroir, c’est-à-dire à quatre-vingt-neuf kilomètres environ à l’est de Dizful, sur un affluent du Karoun. (Voir la traduction de M. BOUCHÉ-LECLERCQ : J. G. DROYSEN, Histoire de l’hellénisme. Tome VI. Paris, Ernest Leroux éditeur.)