VERCINGÉTORIX

 

CHAPITRE XII. — AVARICUM.

 

 

I. Préparatifs de César. — II. Vercingétorix attaque les Boïens : plan de César. — III. Prise de Vellaunodunum et de Génabum. — IV. Premier combat, devant Noviodunum. — V. Vercingétorix décide les Gaulois à incendier le pays. — VI. Avaricum : site de la place ; comment on pouvait l’attaquer ; la terrasse. — VII. Opérations de Vercingétorix et misère de l’armée romaine. — VIII. César en face du camp gaulois. — IX. Vercingétorix accusé de trahison. — X. Défense d*Avaricum ; combats autour de la terrasse. — XI. Prise de la ville. — XII. Résumé de cette seconde campagne.

 

I

Dès son arrivée chez les Lingons, César appela à lui toutes ses troupes : aux deux légions qu’il trouva sur sa route, aux recrues qu’il amenait, vinrent se joindre les six légions de Sens et les deux légions qui surveillaient les Trévires. La concentration achevée dans la vallée de la Seine, il s’achemina vers Sens avec toute son armée, et se proposa de passer la fin de l’hiver pour préparer la campagne.

Du côté de la Province il était désormais tranquille. Brutus revint auprès de lui. Mais le proconsul laissait au sud des Cévennes et du Rhône 22 cohortes (plus de 12.000 hommes), levées dans le pays même, disposées aux meilleurs endroits, et confiées à son petit cousin et légat, Lucius César ; il pouvait également compter, pour défendre le Midi, sur le zèle des principales nations, les Helviens et les Allobroges ; la tâche de L. César était facilitée par le dévouement du chef helvien Caïus Valerius Domnotaurus, citoyen romain de naissance, et l’un des Gaulois les plus considérés de la Province : si les Arvernes étaient tentés de reprendre la route balayée par César, la vallée de l’Ardèche était bien gardée.

En revanche, à Sens, même avec ses 80.000 hommes, César était gêné. Ses adversaires le serraient de près : à 80 kilomètres de là, les Sénons, exclus de leur ville principale, occupaient Vellaunodunum (Montargis ?). Pour se donner de l’air, il lui fallait de la cavalerie. C’était ce qui lui manquait le plus.

Les escadrons qu’il avait amenés de Vienne, ceux des Espagnols auxiliaires ou de ses officiers d’état-major, étaient insuffisants comme nombre et comme valeur. Il aurait eu besoin de ces belles troupes éduennes, de ces milliers de cavaliers qui, depuis six ans, avaient frayé aux Romains les grandes routes de l’Occident. Mais les Éduens étaient chez eux, fort occupés en ce moment par l’élection du vergobret : et n’étant point d’accord, ils se préparaient à la guerre civile. Au reste, leurs chefs étaient de plus en plus travaillés par les émissaires de Vercingétorix, et ils étaient experts en trahison : dans la guerre des Helvètes, ils avaient lâché pied à dessein ; avant la seconde guerre de Bretagne, ils avaient failli déserter ; peu de jours auparavant. César avait craint d’être enlevé par eux. Il attendit, pour leur demander un concours efficace, qu’une victoire romaine les eût rendus de nouveau souples et fidèles.

Faute de Gaulois, il eut recours à des Germains. L’année précédente, il s’était aperçu de ce qu’ils valaient : deux mille Sicambres avaient été sur le point de faire main basse sur un camp romain. Les Gaulois les redoutaient fort : c’étaient des escadrons germains qui les avaient écrasés sous les ordres d’Arioviste. Les tribus du Rhin avaient, sans doute, une vilaine race de chevaux, et se souciaient assez peu des bêles magnifiques qui passionnaient leurs voisins : les leurs étaient laides, sans forme, mais soigneusement dressées et d’une endurance indéfinie. Au moment du combat, les Germains sautaient souvent à terre, pour lutter de plus près ; leurs montures demeuraient immobiles, les attendaient sans broncher, et ne repartaient que quand les cavaliers s’enlevaient sur les croupes : une troupe de ce genre avait, chose précieuse dans une guerre d’escarmouches, toute la valeur d’une infanterie montée. Les hommes, eux, étaient encore de purs sauvages : ils chevauchaient sans selles, étaient incapables de réfléchir et de craindre, ne s’arrêtaient ni devant les traits, ni devant les forêts ou les marécages, et, surtout, ne se résignaient jamais à reculer devant une troupe de cavaliers gaulois bien harnachés, si forte qu’elle parût, si peu nombreux qu’ils fussent eux-mêmes. César savait bien ce qu’il faisait quand il décida d’en grouper et d’en équiper, tout de suite, environ quatre cents, en attendant qu’il pût s’en procurer davantage.

Ce fut le premier démenti qu’il infligea à sa politique gallo-romaine. II y avait six ans qu’au nom de la liberté des Gaules il était venu rejeter les Germains au delà du Rhin : maintenant il leur ouvrait les rangs de l’armée romaine, et cette fatale catastrophe de l’invasion germanique qu’il a cru conjurer par des victoires, il l’a préparée, lui le premier, par des achats d’hommes.

La Germanie lui rendait alors un autre service. Il était à craindre pour César que les Belges ne s’insurgeassent à leur tour : il venait de rappeler les deux légions campées dans leur pays, aux frontières de ces Trévires qui étaient le plus récemment soumis de leurs peuples et le plus rebelle à toute obéissance. Mais, les légions parties, les Germains s’avancèrent, et se mirent à inquiéter les Trévires, sinon avec l’assentiment, du moins au profit de César : ceux-ci ne bougeront plus de toute l’année. Comme le dira Lucain, le Rhin est de nouveau ouvert aux nations : mais c’est pour que le peuple romain puisse reconquérir la Gaule.

Le proconsul pouvait donc ne plus songer qu’aux ennemis du Centre, à Vercingétorix, à ses Carnutes et à ses Arvernes. Seulement, il voulait attendre, pour se mettre en route, la fin de l’hiver : les chemins étaient pénibles, les greniers de Génabum appartenaient à l’ennemi, le fourrage poussait à peine ; puis, s’il s’avançait trop vers le Sud, les Éduens n’avaient qu’à trahir, à se rabattre derrière lui, pour l’enfermer avec ses légions. — La crainte ou l’espérance de la trahison éduenne pesa toujours sur les décisions du proconsul ou de son adversaire.

 

II

Vercingétorix imposa un parti à César. — L’effectif total de son armée devait atteindre cent mille hommes, le double de l’armée proconsulaire ; il avait, je crois, six à sept mille cavaliers, trois à quatre fois plus que son rival. Mais, si nombreux que fussent les Gaulois, ils ne manquaient ni de vivres ni de fourrages ; et ils avaient moins besoin de bonnes routes que les légionnaires de César. Leur chef n’avait pas fourni, comme le proconsul, trois cents lieues de course. Hommes et roi étaient en mesure d’agir, et sans doute impatients de commencer.

Quand Vercingétorix vit qu’il n’avait dans le Velay qu’un fantôme d’armée, il revint dans le pays. Le brusque retour de César à Sens fut une surprise pour lui, mais ne changea pas sa tactique. Que les légions fussent commandées ou non par le proconsul, il ne voulait pas aller à elles. Sa pensée, sur ce point, fut faite dès le premier jour et ne varia jamais : il fallait les rencontrer le plus tard possible, les heurter le moins possible. — Il reprit, à peu de chose près, la même opération qu’avant l’arrivée de César. En février, pour isoler les Éduens, il avait menacé les Bituriges, leurs alliés sur la Loire ; en mars, pour achever de les molester, il attaqua les Boïens, leurs sujets de la région bourbonnaise.

Les principales routes qui conduisaient chez les Éduens traversaient le Bourbonnais et le Nivernais, d’où les vallées de la Nièvre, de l’Aron, de l’Arroux et de la Bourbince remontaient dans leur haut pays, les massifs du Morvan et du Charolais. Mais elles étaient bien gardées contre leurs ennemis héréditaires, les Arvernes. Sur la rive droite de la Loire, ils avaient leurs places de Noviodunum et de Décétia (Nevers et Decize) ; dans l’entredeux qui sépare la Loire et l’Allier, et sur les deux rives de cette dernière rivière, ils étaient protégés par les Boïens, leurs sujets de fraîche date. — Ces Boïens venaient de la forêt Hercynienne et des extrémités du monde celtique ; ils avaient suivi les Helvètes dans leur migration ; César les avait pris ; et, ne sachant qu’en faire, comme ils étaient fort braves, il en avait fait cadeau au peuple éduen. Celui-ci avait, sur les bords de la Loire et de l’Allier, d’assez vilaines terres, boisées ou marécageuses, vaste marche déserte à la frontière des Bituriges et des Arvernes, il les donna aux Boïens, qui purent enfin s’installer chez eux après avoir vagabondé dans le monde. Fort libéralement traités par leurs nouveaux patrons, ils se montrèrent clients fidèles, et le pays devint, avec eux, le confin militaire des Éduens vers le Sud-Ouest. Il y avait là quelques milliers de soldats, très courageux, rudes paysans dans un rude pays, attachés à leurs traditions et à leurs dieux, un des coins les plus farouches de la Gaule. Leur principale forteresse, Gorgobina (La Guerche ?), se trouvait à la lisière de leur domaine, sur la gauche et non loin de l’Allier et de la Loire ; c’était, du côté biturige, un avant-poste du territoire éduen.

Vercingétorix vint assiéger Gorgobina. — Jules César, par là même, se trouvait obligé de la secourir : qu’il le voulût ou non, il lui fallait s’engager vers le Sud. Car, si Gorgobina succombait, les Éduens se croiraient abandonnés, et la Gaule dirait que l’appui de César n’était qu’une duperie, et sa force, une illusion.

D’autre part cependant, l’importance de la place n’était point telle qu’il fallût tout risquer pour s’en rapprocher : les bourrasques de mars, le manque de vivres, les surprises par derrière. — César (et ce fut par là qu’il trompa l’espérance de Vercingétorix) se résolut de marcher vers le pays boïen, non pas en droite ligne, mais en lignes brisées, de manière à pouvoir, en route, surprendre de droite et de gauche quelques villes ennemies chez des peuples différents, Sénons, Carnutes et Bituriges : et ainsi, tout en assurant sa retraite, tout en donnant de l’espace et du jeu à ses troupes, il ferait main basse sur quelques greniers et frapperait quelque grand coup sur l’imagination gauloise. La route directe de Sens à Gorgobina était droit vers le Sud : César dirigea ses légions vers le Sud-Ouest, par les plateaux du Gâtinais. Vercingétorix pouvait donc craindre d’être pris à revers : le proconsul refaisait contre lui la manœuvre des Cévennes et espérait un résultat semblable. De même qu’il avait ravagé les terres des Arvernes, il allait dévaster celles des Carnutes et des Bituriges, et sans doute obliger une seconde fois Vercingétorix à reculer et à lâcher les Éduens.

Sa résolution prise, César fit dire aux Boïens de résister jusqu’à son arrivée ; il avertit les Éduens d’avoir à lui fournir des vivres. Puis, laissant à Sens deux légions, les bagages de toute l’armée, et sans doute aussi l’inestimable Labienus, il partit un matin, de bonne heure, avec les huit autres légions et sa garde de cavaliers germains, à la conquête de la Gaule soulevée (début de mars).

 

III

Le lendemain de son départ, il fut en vue de la première ville forte ennemie, Vellaunodunum (Montargis ?), qui gardait, sur le territoire sénon et dans la vallée du. Loing, les routes d’entre Seine et Loire : petite ville sans doute, sur une hauteur insignifiante, mais ayant de bonnes murailles et pas mal de défenseurs. Car il fallut s’arrêter, décider le blocus, tracer une ligne d’investissement : cela prit deux jours. Le troisième, des parlementaires offrirent de capituler. On leur demanda de livrer les armes, les chevaux, six cents otages ; et, comme le temps pressait. César laissa dans la place son légat C. Trébonius pour veiller à ce que ces conditions fussent exécutées. Par la prise de Vellaunodunum, le quartier général de Sens se trouva complètement dégagé.

Au delà de Montargis, César abandonna tout à fait la direction du Sud, et il obliqua droit vers l’Ouest pour attaquer les Carnutes et gagner la Loire à Génabum (Orléans).

Celte fois, c’était une affaire d’importance. Génabum était la principale ville du peuple carnute, qui avait fait le signal de la révolte ; elle s’était souillée la première du sang romain ; sa situation militaire et commerciale donnait à la marche de César un motif de plus qu’une légitime vengeance. Mais les difficultés matérielles furent réduites à rien. Génabum était moins une place forte qu’un grand marché : elle était en plaine, son assiette était médiocre, un pont, sur la Loire, compliquait la défense. De plus, les gens de guerre carnutes étaient loin en ce moment ; ils croyaient que César allait être arrêté longtemps chez les Sénons de Vellaunodunum. Ils commençaient à peine à se rassembler pour tenir la ville quand les Romains, après deux jours de marche, parurent, sur le soir, aux portes de Génabum.

César établit son camp devant la ville, décida et prépara l’assaut pour le lendemain. Comme il connaissait le trouble de ses adversaires, il fit veiller deux légions sous les armes, pour s’opposer à toute tentative de fuite. César et les soldats avaient sans doute le cœur à la besogne : il leur fallait, au plus tôt et sans en perdre une seule, les victimes expiatoires exigées par les Mânes de Cita.

Un peu avant minuit, en silence, les Gaulois sortirent par la porte qui regardait la Loire : le pont était petit, il menait à une longue et étroite chaussée qui dominait les marais du Val ; il v eut vite un terrible encombrement. César prévenu fit mettre le feu aux autres portes, les deux légions de veille pénétrèrent dans la ville, et se précipitèrent, en la traversant, sur les derrières de la foule entassée aux abords du fleuve ; toute cette masse, à quelques têtes près, fut cernée et prise sans combat : superbe gain d’esclaves pour le peuple romain. Puis Génabum fut pillé par les soldats et pour leur compte. Enfin on y mit le feu, et, quittant la ville en flammes, César fit passer la Loire à son armée.

Il obliqua vers le Sud-Est dans la direction de Bourges. Encore une rude journée de marche à travers les landes fangeuses de la Sologne, et on atteignit les premiers coteaux du pays des Bituriges. Presque à la limite de leur territoire, se trouvait leur citadelle avancée, Noviodunum (près de Neuvy-sur-Baranjon ?). Un troisième siège commença, qui fut à peu près la répétition du premier. Â peine les travaux d’approche mis en train, une députation offrit de se rendre, et reçut de César la réponse traditionnelle : qu’on livre les armes, les chevaux, des otages. Les Bituriges acceptèrent ; un premier, détachement d’otages arriva au camp romain ; des légionnaires avec leurs centurions entrèrent dans la place pour prendre livraison des armes et des- chevaux. Tout à coup, à l’horizon, vers le Sud, apparut un groupe de cavaliers gaulois : c’était l’avant-garde de Vercingétorix.

 

IV

Cette fois, non pas encore les deux chefs, mais les deux principales armées se trouvaient en présence. Le roi des Arvernes, à la nouvelle que César s’approchait, avait quitté le siège de Gorgobina. — Peut-être aurait-il dû persister encore, obliger les Romains à s’aventurer plus bas dans le Midi ; mais il lui fallait compter avec ses hommes, désireux de voir enfin l’ennemi, et il les mena vers le Nord, au-devant de César, qu’ils rencontrèrent sous les murs de Noviodunum.

Les assiégés crurent qu’ils allaient être utilement secourus : quelques hommes décidés appelèrent la foule, firent prendre les armes et fermer les portes ; les murailles se garnirent de défenseurs. Mais les centurions et les soldats romains qui se trouvaient dans la ville mirent l’épée à la main, enfoncèrent les battants, et regagnèrent le camp tous sains et saufs. Le siège n’en était pas moins à recommencer.

César s’occupa d’abord de ceux du dehors. La cavalerie romaine sortit du camp, entama le combat, et, comme plus d’une fois, dut plier sous l’effort des cavaliers gaulois. Alors le général lança, pour la soutenir, son escadron germain, qui partit à bride abattue. Les Gaulois, déjà ébranlés par la première lutte, ne purent soutenir le nouveau choc, perdirent beaucoup de monde et se retirèrent en désordre vers le gros de l’armée. Dans cette première rencontre entre les hommes de César et ceux de Vercingétorix, il n’y eut d’engagé que de la cavalerie, et, vainqueurs des Romains, les Celtes furent vaincus par les Germains.

L’affaire de Noviodunum fut ensuite réglée en un tour de main. Les gens du bourg, fort effrayés, s’en chargèrent eux-mêmes. Ils rejetèrent la faute sur quelques exaltés, les conduisirent à César et livrèrent la place.

Le chemin paraissant libre ver« le Sud, César reprit sa marche et se dirigea vers Avaricum, la ville principale des Bituriges, qui était à moins de 30 kilomètres de là. Il ne s’agissait plus pour lui de délivrer Gorgobina, mais de continuer le châtiment des coupables. L’armée avait quitté la triste et marécageuse Sologne, les sentiers devenaient plus faciles, le pays était plus fertile et plus gai, les prairies plus vertes à l’approche du printemps ; sur les grasses terres du Berry, de gros villages et de belles fermes apparaissaient de toutes partis. Mais César allait avoir devant lui deux ennemis de plus, la cavalerie gauloise et l’incendie.

 

V

Cette première rencontre, si peu importante qu’elle fût, permit à Vercingétorix de montrer à ses soldats ce dont il avait été, dès le début, profondément convaincu : l’erreur qu’ils commettraient en acceptant une bataille, même de cavalerie. La chute rapide des trois places fortes lui avait rappelé que toute citadelle qui n’est protégée que par ses murailles doit succomber, surtout quand elle est menacée par ces deux formidables engins d’attaque : l’artillerie grecque et la solidité légionnaire. Enfin, il se rendait compte d’un des principes essentiels de l’art militaire : ne pas multiplier les petites garnisons, si l’on veut éviter les grandes perles. Il considéra dès lors comme un devoir de refuser à César les avantages et des assauts et des combats, de ne lui laisser que l’alternative des marches harassantes et d’un long stationnement auprès de rochers inabordables.

Au premier conseil qu’il tint après le combat, et peut-être le jour même, il exposa enfin son plan favori. — César nous donne dans ses Commentaires le discours que le roi prononça devant ses officiers. Je ne crois pas qu’il soit mot pour mot l’œuvre de Vercingétorix, mais je ne crois pas davantage qu’il ait été fabriqué de toutes pièces. César fut toujours au courant de ce qui se passa et se dit dans le conseil des chefs ; il ignora parfois les actes et les marches de Vercingétorix ; il sut fort bien le détail des délibérations auxquelles présida son adversaire : c’était un jeu pour lui, entre tant de chefs bavards et jaloux, d’en trouver un qui lui fît passer une relation fidèle. Voici ce que dit, d’après César, le général gaulois : si les paroles ne sont pas de Vercingétorix, elles expriment exactement ce qu’il voulait faire et ce qu’il fît.

Il faut désormais conduire la guerre tout autrement que nous ne Pavons fait jusqu’ici. Notre but unique doit être maintenant de couper aux Romains le fourrage et les vivres.

Rien de plus facile pour nous. Nous avons beaucoup de cavalerie. La saison nous est favorable : car le fourrage n’est pas bon à faucher, il faut que les ennemis envoient des escouades de côté et d’autre pour piller les greniers des fermes. Nos cavaliers pourront détruire chaque jour, sans laisser échapper un seul homme, tous ces détachements isolés.

Mais il y a plus. Que chacun de nous, dans l’intérêt de tous, oublie ses intérêts domestiques : brûlons nous-mêmes tous nos villages ouverts, brûlons toutes nos fermes, partout où les Romains, dans leur marche, pourront avoir h tentation 4e fourrager. Nous autres, nous ne manquerons de rien ; nous sommes nourris par ceux chez lesquels nous combattons : aux Romains, il ne restera que le choix entre mourir de faim ou courir à leur perte en s’éloignant de leur camp. Au reste, peu importe qu’on les tue ou qu’on se borne à leur enlever les bagages : sans bagages, point de guerre possible.

Enfin, ce sont les villes fortifiées elles-mêmes qu’il faut livrer aux flammes, à l’exception de celles que la force de leurs remparts et l’avantage de leur assiette rendent inexpugnables. Si vous les laissez toutes debout, vos forces s’égrèneront, chacun refusant de suivre l’armée pour s’abriter derrière les murs de sa cité ; et quand les Romains en deviendront les maîtres, ils y trouveront les vivres dont ils ont besoin et le butin qu’ils convoitent.

Tout cela vous paraît de trop durs sacrifices ? ce sont des douleurs tout autrement terribles, de voir vos femmes et vos enfants réservés à l’esclavage, et vous-mêmes à la mort. Car c’est votre lot si vous êtes vaincus.

Tous ces arguments étaient la vérité même, et le dernier n’était pas seulement le cri pathétique de l’orateur, mais une allusion émouvante au sort de Génabum. Vercingétorix rappelait ce qu’il fallait attendre de la clémence de César à ceux qui avaient oublié l’exécution d’Acco et le massacre du sénat vénète.

Les auditeurs comprirent qu’il fallait obéir, et le plan du chef fut accepté sans opposition. — Une seule question fut posée. Qu’allait-on faire d’Avaricum ?

Avaricum, grande ville fortifiée, n’était cependant pas une de ces places que Vercingétorix venait de qualifier d’inexpugnables. Elle était assise sur une hauteur fort peu importante : à la différence de Gergovie et de Bibracte, plantées sur des plateaux presque inaccessibles, c’était une cité de coteau, comme celles que les Romains bâtiront plus tard pour les Gaulois. En revanche, elle était précisément une des trois ou quatre villes de la Gaule qui offraient un butin d’une incomparable richesse ; avec ses carrefours, ses rues, son forum, ses constructions ramassées, elle présentait un aspect moderne au regard des laides bourgades perdues dans les montagnes, que leurs grands espaces vides faisaient ressembler plus à des champs de foire qu’à des résidences humaines : elle avait environ deux kilomètres de tour, pouvait loger quarante mille hommes. Sans doute des trésors s’y étaient accumulés, depuis les temps lointains où les chefs bituriges couraient le monde et commandaient à la Gaule. Pour les gens du Berry, elle était un ornement et une forteresse ; pour les Gaulois, une très belle chose, et peut-être le sanctuaire des gloires d’autrefois.

Les Bituriges ne purent consentir à la voir disparaître, incendiée de leurs propres mains. Vercingétorix insista. Ils se jetèrent aux pieds des autres chefs, attestèrent qu’ils sauraient la défendre : lés Gaulois se laissèrent fléchir, Vercingétorix demeura insensible. Alors ce fut, dans tout le conseil et peut-être dans tout le camp, une longue traînée de prières et de plaintes. Vercingétorix céda, tout en affirmant encore que l’on commettait une faute. Les Bituriges envoyèrent une garnison d’élite pour occuper la ville. Puis les ordres d’incendie furent donnés, et l’armée gauloise s’écarta, laissant passer César.

César, au lieu de cette marche facile qu’il attendait- entra comme dans une fournaise. Le même jour, plus de vingt foyers d’incendies s’allumèrent autour de lui : c’étaient vingt villages dès Bituriges qui flambaient, et au loin l’horizon s’empourpra des flammes qui brûlaient chez les Carnutes et les cités voisines. Les légions se sentirent impuissantes, un cercle de feu et d’ennemis les étouffait. Les troupes qui allaient au fourrage revenaient mutilées par l’adversaire. Les Gaulois étaient insaisissables et meurtriers partout.

Mais les Romains arrivèrent bientôt devant Avaricum, et les légions eurent en face d’elles des murailles intactes et des ennemis qui les attendaient.

 

VI

La ville de Bourges[1] était bâtie sur une colline qui s’élevait à vingt-cinq ou trente mètres tout au plus au-dessus du niveau de la plaine, et au point de rencontre de cinq rivières, dont les deux principales étaient l’Yèvre et l’Auron. Autrefois comme aujourd’hui, ces ruisseaux s’épandaient en un grand nombre de bras et de canaux, qui débordaient, en temps d’hiver et de pluie, en un marais continu : les trois quarts de l’enceinte, à l’Est, au Nord et à l’Ouest, émergeaient d’ordinaire d’un large marécage, à travers lequel couraient seulement les longs ponts des routes d’Orléans et de Sancerre. Sur un seul point, au Sud-Est, par où venait la route des pays boïen et éduen, la ville tenait à la terre ferme par un col étroit et surbaissé, mesurant 500 mètres tout au plus, à peine aussi large que la cité elle-même : c’est l’emplacement que dominent aujourd’hui la place Séraucourt et la rue de Dun-sur-Auron ; mais jadis le sol était, sur ce point, de beaucoup en contrebas, de manière à faire saillir davantage la ville et ses remparts, qui commençaient à la hauteur de l’Esplanade. Enfin, plus au Sud-Est encore, le terrain se relevait lentement dans la direction du faubourg du Château et de la Caserne d’artillerie.

César, ayant reconnu la ville et ses abords, jugea aussitôt qu’il était impossible de l’investir par la ligne d’un blocus continu : la surface entourée et occupée par les marécages était trop vaste, le sol trop bas, le terrain trop mobile. Il n’avait qu’une seule manière de s’en rendre maître : l’attaque de front (oppugnatio).

Pour forcer une place de ce genre, bâtie sur une hauteur et pourvue de murailles épaisses et solides, il fallait que les soldats pussent combattre autrement qu’au pied des remparts, autour des portes, sous la menace plongeante du feu, des traits et des pierres de l’ennemi ; il était bon qu’ils fussent, autant que possible, de niveau avec les défenseurs des murailles et des tours. A cet effet, on construisait, en face d’un secteur déterminé de l’enceinte assiégée, une énorme terrasse quadrangulaire : les flancs en dominaient à leur tour les portes de la cité ; la plate-forme en était souvent de plain-pied, sinon avec le parapet, du moins avec le terre-plein du mur opposé ; par-dessus, on élevait encore des tours, au moins égales en hauteur à celles qui leur faisaient face. Ainsi, on supprimait les inégalités qui résultaient du terrain et des bâtisses ; on dressait muraille contre muraille, tours contre tours, et presque ville contre ville. — Mais la terrasse des assiégeants avait, sur les remparts des assiégés, l’avantage d’être plus profonde, et de s’unir directement au sol qu’elle prolongeait : si bien que les soldats s’y relevaient et s’y succédaient avec la même rapidité que sur un champ de bataille aplani. En outre, les tours de bois qui la garnissaient avaient cette supériorité sur celles de l’enceinte que ces dernières étaient immobiles et ne pouvaient éviter l’attaque, tandis que celles-là, montées sur roues ou sur rouleaux, avançaient et reculaient, obéissant au commandement comme une machine de guerre. — Le jour où une ville assiégée voyait s’achever en face d’elle la terrasse ennemie, elle n’avait plus qu’à se résigner à la défaite. Tout l’effort de ses défenseurs consistait à empêcher ou à retarder la construction de ce redoutable cavalier.

César dressa son camp sur le terrain du Château et la route de Moulins, à quatre ou cinq cents mètres de la ville, et ordonna la construction d’une terrasse en face des remparts, sur le col qui joignait l’emplacement de ce camp à la colline d’Avaricum et que longeaient les marais de l’Yèvre et de l’Yévrelle au Nord-Est, ceux de l’Auron au Sud-Ouest. Il s’agissait d’une bâtisse colossale, qui par endroits devait atteindre une hauteur de 80 pieds, qui mesurerait 330 pieds de large, sur une longueur égale ou supérieure. On avait besoin d’au moins 280.000 mètres cubes de matériaux : clayonnages et terres pour former le terre-plein central, poutres et madriers pour construire sur chaque flanc un large viaduc stable et solide sur lequel s’avancerait une tour. Mais il fallait aussi construire ces deux tours, César n’en ayant pas de disponibles ; et il fallait enfin, et tout de suite, établir au pied du rempart ennemi des baraquements couverts et blindés pour protéger les travailleurs. En mettant les choses au mieux, c’était une tâche de trois semaines qui commençait pour les huit légions.

 

VII

Vercingétorix avait suivi lentement César, en évoluant sur ses flancs en étapes beaucoup plus courtes. Après ravoir presque touché, il avait peu à peu ramené à seize milles (25 kilomètres) la distance qui le séparait du proconsul. Il habituait ainsi ses soldats à refréner leur impatience de combattre.

Quand César eut assis son camp devant Avaricum, Vercingétorix établit le sien, à cette même distance de seize milles, au Nord-Est, non loin de la route de Bourges à Sancerre (entre Morogues et Humbligny ?) ; tandis que son adversaire avait pris position sur les chemins du Sud, par où les Gaulois étaient venus, il avait ressaisi derrière lui ceux du Nord, d’où les Romains arrivaient ; le cours de l’Yèvre séparait à peu près complètement les deux zones d’occupation. On eût dit que Vercingétorix tenait à demeurer en relations faciles avec la Gaule du Nord, soit pour y multiplier ses messages, soit pour fermer la route aux convois de Labienus ou à la retraite de César.

Dans cette dernière marche en chassé-croisé, les Gaulois et leur chef venaient de se montrer habiles et prudents. Ils le furent encore dans le choix de remplacement de leur camp : ils le dressèrent à l’abri des forêts et des marécages, bien protégé contre toute surprise. Enfin, à travers les marais de Bourges, ils étaient en rapport constant avec les assiégés, et Vercingétorix, de sa tente, commandait lui-même les manœuvres de la défense. Il avait d’excellents éclaireurs, qu’il avait dispersés dans la campagne, même au sud de l’Yèvre, tout autour de César. Rien de ce qui se faisait, à Avaricum ou aux abords du camp romain ne lui échappait : son service d’informations était si impeccable que César en fut étonné. Sous l’action pressante de leur chef, les Gaulois se formaient rapidement aux leçons des tacticiens romains.

La situation de César fut bientôt compromise. Sans doute il s’était mis enfin, par les routes de Nevers et de Moulins, en communication directe avec les Boïens et les Éduens, et il s’empressa de leur demander les convois de grains dont il avait grand besoin. Mais le pays boïen était pauvre et s’épuisa vite ; les Éduens, de plus en plus mal disposés, envoyèrent le moins qu’ils purent, et César avait quarante mille hommes à nourrir. Il essaya bien de fourrager au loin, mais Vercingétorix l’épiait, et le proconsul avait beau changer sans cesse les heures et les roules des expéditions ; les cavaliers gaulois se trouvaient toujours sur les points où arrivaient les Romains, et c’était chaque fois, pour César, une défaite de plus. De Labienus, il ne venait rien. César avait trop peu de cavalerie pour empêcher ses adversaires de communiquer librement avec Avaricum. Il ne tarda pas à paraître lui-même l’assiégé.

Alors arrivèrent de cruelles journées. Le pain manqua longtemps. Il fallut aller chercher des bestiaux à des distances énormes. Mais pas un légionnaire ne murmura. On en vint aux pires souffrances de la faim. César eut pitié des siens ; il se rendit dans les chantiers de la terrasse, et il offrit aux légions, à l’une après l’autre, de lever le siège. Mais les hommes s’indignèrent : César ne les avait point habitués à abandonner une lâche commencée, et les victimes romaines de Génabum n’avaient pas encore reçu toutes les offrandes réclamées par leurs Mânes. Et le travail continua : la terrasse se dressait lentement ; les deux tours, en même temps, s’élevaient et s’avançaient, comme surgissant de terre.

L’armée de Vercingétorix, elle aussi, souffrait de la disette de fourrage, et, de plus, elle s’irritait de l’inaction : elle était incapable de cette laborieuse impassibilité des légionnaires. Sur l’avis des chefs, le roi la rapprocha de la ville et de César, et déplaça son camp vers le Sud (entre Les Aix et Rians ?), le posant toujours sous la protection des marécages, et toujours en rapport avec Avaricum. Mais il se refusa quand même à combattre.

 

VIII

Un jour, il lui fut permis de faire sur cette armée impatiente une dangereuse expérience. Il arriva qu’elle vit de très près les légions, et qu’elle ne put les combattre. Il quitta le soir son camp à la tête de tous ses escadrons et de son infanterie légère, sans laisser d’autre ordre que celui de ne pas combattre, sans désigner de chef pour commander à sa place : il partit, sous prétexte de tendre pour le lendemain une embuscade aux fourrageurs romains. César apprit ce mouvement par quelque captif gaulois, peut-être par une indication voulue de Vercingétorix lui-même : il se mit en route au milieu de la nuit, pour essayer de surprendre, avec ses légions marchant en silence, le camp ennemi abandonné par son chef.

Mais des éclaireurs avaient été disposés par Vercingétorix sur la roule que César était obligé de prendre. Les Gaulois du camp furent immédiatement prévenus et eurent le temps de se mettre en état de défense, s’ils ne l’étaient pas déjà : Les gens de guerre s’établirent sur un plateau vaste et découvert, dominant la route d’une assez forte hauteur, et entouré de presque tous les côtés par un marais profond et dangereux, large de cinquante pieds ; au loin, dans l’épaisseur des bois, on avait dissimulé les bagages et les chariots ; sur le devant, les ponts étaient coupés, et à tous les gués ou passages veillaient des troupes de garde.

César déboucha le malin au pied de la hauteur. Il avait fait mettre sac à terre et préparer les armes. Mais alors il aperçut, sur le plateau, l’infanterie gauloise en rang de bataille, chaque cité sous ses chefs, chaque tribu sous ses étendards. Si Vercingétorix n’était pas au milieu d’elle, son esprit de confiance l’animait. Elle attendait de pied ferme.

Ce fut un moment étrange. César avait arrêté ses hommes au bord du marais. Il y avait à peine, entre les deux troupes, la portée d’un javelot. Mais personne ne commença la bataille. Les légions furent les premières impatientes ; elles réclamaient le signal : César leur fit comprendre qu’elles allaient à leur perte sur ce sol fangeux et dans cette montée à découvert. Les Gaulois étaient prêts à les recevoir. Si Vercingétorix avait confié à un seul chef le soin de commander en son absence, nul doute que, pour complaire à la foule, il n’eût engagé le combat. Mais faute d’ordre nouveau, ils obéirent à leur roi absent, et ne touchèrent pas à l’ennemi qu’il refusait de leur donner. Une résignation de ce genre valait, pour la Gaule, une victoire. César battit en retraite, consolant ses soldais ; il regagna son camp le jour même, et fit reprendre les travaux de la terrasse.

 

IX

Cette leçon de patience faillit coûter cher à Vercingétorix. Quand il revint au camp, il entendit de toutes parts crier à la trahison et, le conseil des chefs réuni, l’accusation fut précisée. Le camp gaulois rapproché des lignes romaines, puis laissé sans chef et sans cavalerie. César immédiatement prévenu et accourant avec ses troupes : il n’en fallait pas davantage pour convaincre ces hommes énervés et vibrants que leur général voulait les livrer au proconsul, et recevoir de lui en récompense la royauté de la Gaule, devenue vassale du peuple romain.

A son tour, Vercingétorix parla. — Il expliqua avec soin toutes les marches faites depuis Noviodunum, et dont aucune n’avait abouti à une défaite. Puis, il fouailla vigoureusement ses hommes, en leur reprochant de ne vouloir se battre que par ennui de la fatigue ; s’il n’avait délégué à personne l’autorité suprême, c’était précisément parce qu’il craignait que son lieutenant ne se laissât entraîner au combat : car, d’une bataille, il ne voulait et ne voudrait, jamais, et à aucun prix. Enfin il montra l’humiliation des Romains, reculant devant le camp gaulois ; il s’étendit longuement sur leur misère ; il fit venir de prétendus fugitifs pour attester qu’ils n’avaient ni pain ni viande ; il dépeignit cette glorieuse armée de César, rongée par la famine, se dissolvant sans combat, s’enfuyant sans défaite ; et il affirma que, grâce à ses émissaires, les nations gauloises étaient prêtes à en attendre et repousser les débris. Voilà ce qu’il avait fait, dans l’intérêt de la Gaule, et de la Gaule seule : car, pour lui, il était prêt à quitter le pouvoir suprême. — Les Gaulois ne demandaient qu’à changer d’avis : ils suivaient toujours l’impulsion du dernier qui leur parlait bien. Le discours de Vercingétorix à peine fini, l’orateur fut acclamé, et le bruit des armes se mêla aux cris de la foule accourue. Aucune voix discordante ne se fit entendre : « il n’y avait pas de plus grand chef que lui, et il était impossible de mieux manœuvrer ». Et, comme ces grands enfants étaient toujours prêts à prendre leurs rêves pour des réalités, ils crurent en ce moment si bien à la victoire, qu’ils ne purent supporter l’idée que les Bituriges en auraient seuls le mérite : ils décidèrent que dix mille hommes, empruntés aux différents peuples, seraient introduits dans Avaricum pour partager la gloire de ses défenseurs. C’est du moins ce qu’ils disaient et ce que Vercingétorix leur laissa dire. Mais l’habile homme n’ignorait pas que les assiégés avaient besoin de ce secours, et plus encore de celui des dieux.

 

X

La terrasse s’approchait de plus en plus des remparts, en dépit de l’ingénieuse résistance des Bituriges. L’arrivée de ces renforts, peut-être aussi de quelques ingénieurs transfuges, en tout cas les conseils ou les ordres de Vercingétorix, les décidèrent aux tentatives les plus hardies. Ce ne fut plus seulement la banalité des sorties et des combats, des torches jetées sur la terrasse, de la surprise des attaques nocturnes : les Gaulois déployèrent encore, au grand étonnement de César, toutes les ressources d’une imagination savante, comme si, dans l’intervalle des combats, ils avaient pris les leçons de maîtres grecs. Car, disait le proconsul, c’est une race si habile, toujours prête à faire ce qu’on lui enseigne et à imiter ce qu’on lui montre !

Les murailles de la ville, faites à la fois d’énormes madriers et de blocs de grand appareil, résistaient au feu et au choc. César avait essayé pourtant de faire donner contre elles, aux points faibles, la faux d’arrachement : mais alors des cordages, descendant du parapet, s’enroulaient autour d’elle, et, ramenés aussitôt par un treuil, la détournaient et l’enlevaient. Le proconsul avait tenté d’arriver à l’enceinte à l’aide des tranchées habituelles : des blocs de pierre, des pieux aiguisés et durcis au feu, de la poix bouillante, les rendirent vite impraticables.

Les Romains n’avaient d’espoir que dans leur terrasse. Mais les Bituriges, auxquels l’exploitation des mines de fer donnait la pratique des travaux souterrains, creusaient les galeries sous les fondations de la jetée. Menacée par-dessous, elle le fut aussi par en haut. Quand le cavalier se trouva rapproché des murs, et presque à leur hauteur, il fut dominé par une série de tours nouvelles, construites par l’ennemi sur le terre-plein du rempart, réunies peut-être entre elles par des ponts volants, et protégées contre l’incendie par un revêtement de cuirs. Enfin, quand les deux énormes tours romaines se dressèrent devant elles, les tours gauloises grandirent aussi, et chaque jour d’une hauteur égale à celle des charpentes que les ennemis ajoutaient aux leurs. Trois ans plus tard, les Marseillais, passés maîtres pourtant dans la science des places fortes, devaient faire à peine mieux que les Bituriges.

Mais les Romains supportèrent tout, les travaux les plus fatigants, les combats de nuit et de jour, des temps affreux, un froid persistant et des pluies continues, la famine, l’incertitude où les tenait la conduite de Vercingétorix, la déconvenue qui résultait de tant d’ouvrages à refaire : il ne fut pas prononcé, dans le camp de César, une parole indigne de la majesté du peuple romain.

Enfin la terrasse fut achevée, toucha presque la muraille ennemie ; les deux tours furent approchées, chacune d’une porte : on était au vingt- cinquième jour du siège. Tout allait être prêt pour l’attaque.

Ce jour-là, peu avant minuit, les soldats des deux légions de garde travaillaient encore sur la chaussée : César, à son habitude, veillait au milieu d’eux, courageux et familier, pressant la besogne. Tout à coup, jaillit de la terrasse une colonne de fumée : les Gaulois avaient réussi, à l’aide d’une mine, à y mettre le feu. Au même moment, répondant à ce signal, des cris retentissent sur tout le rempart, qui se couvre d’ennemis en un clin d’oeil ; à droite et à gauche des ouvrages romains, les portes d’Avaricum sont ouvertes, et d’autres adversaires apparaissent, allant droit aux deux tours d’attaque. D’en face, sur leurs flancs, sous leur base même, la terrasse et ses tours sont assaillies, menacées par les torches et les projectiles enflammés. — Il y eut chez les légionnaires un court moment de désordre et d’hésitation. Mais ils ne tardèrent pas à se répartir les points à défendre, tandis que, du camp réveillé, les secours arrivaient.

Le principal danger était que les deux grandes tours ne fussent atteintes. On les ramena, et on coupa derrière elles les charpentes de la jetée pour faire la part des flammes. Mais les mantelets qui abritaient les abords des tours furent brûlés, les cabanes blindées furent abîmées, les légionnaires durent combattre à découvert sous le feu des tours d’Avaricum. Tandis que les uns luttaient contre l’incendie, les autres refoulaient l’ennemi vers les portes, et les artilleurs purent enfin diriger leurs batteries contre les assaillants.

Le combat fit rage toute la nuit : pas un instant, les Gaulois ne lâchèrent pied, et il y eut peut-être chez eux, au matin, à la vue des ruines qu’ils avaient faites, une recrudescence de courage et d’espérance. C’était, pensaient-ils, le salut de la Gaule qu’ils avaient dans leurs mains, en cet instant précis : des milliers d’hommes attendaient dans Avaricum, au pied des remparts, que leur tour de combattre fût venu, et pas un d’eux ne tardait à prendre son poste de mort. J’ai vu ce jour-là, dit César, une chose mémorable. Un Gaulois, posté devant une porte, lançait sur le foyer qui menaçait une tour romaine des boules de suif et de poix, qu’on lui passait à la chaîne l un trait lancé par une machine le traverse et le tue ; un de ses voisins enjambe le corps et prend sa place ; il tombe à son tour, atteint de même ; un troisième lui succède, puis un quatrième, et ainsi de suite jusqu’à la fin du combat : pas une fois le poste ne demeura inoccupé.

A la fin, les Gaulois durent céder, rentrer dans la ville et fermer les portes ; et les légions, ayant achevé de noyer l’incendie, se mirent à refaire les mantelets et à combler la brèche de la terrasse.

 

XI

Les défenseurs de Bourges comprirent qu’ils n’avaient plus à choisir qu’entre la fuite et la mort. Vercingétorix lui-même leur donna l’ordre, le lendemain du combat, de quitter la ville et de le rejoindre. C’était chose assez facile. Son camp était toujours sur la route de Sancerre, à dix-huit kilomètres de là, et il avait eu soin de distribuer des postes presque aux abords d’Avaricum. César n’avait jamais tenté de bloquer la cité sur ce point ; il était séparé par des rivières et des marécages du chemin que devaient prendre les fugitifs. S’ils avaient un peu d’avance, ils lui échapperaient.

Il n’en fut pas ainsi. La nuit vint, les Gaulois se mirent à préparer le départ en silence. Mais une longue lamentation s’éleva, celle des femmes qui accoururent, sachant et pleurant le sort qui les attendait, elles et leurs enfants. Les soldats refusèrent de s’apitoyer ; les malheureuses hurlèrent, à dessein et au point d’avertir les assiégeants. Il fallut rester.

Le jour qui se leva fut donc le dernier du siège. Les dégâts du combat précédent avaient été réparés. Sur l’esplanade de la terrasse, les mantelets vinrent de nouveau s’allonger près des remparts, et une des deux tours romaines s’approcha d’une tour de l’enceinte. En ce moment, un ouragan de pluie et de vent s’abattit sur les hommes : les sentinelles gauloises se mirent à l’abri ; les légionnaires, sur l’ordre de César, ralentirent leur travail, et se réfugièrent dans les baraquements qui précédaient le camp romain. Ce ne fut qu’une ruse pour achever d’égarer l’ennemi. Le proconsul se hâta d’expliquer ce qu’il y avait à faire, et d’énumérer les récompenses traditionnelles promises aux premiers à l’escalade. Puis il donna le signal de l’assaut.

Les légionnaires furent en un clin d’œil à l’autre bout de la terrasse, au pied des parapets ennemis, et n’eurent point de peine à escalader la muraille dégarnie. Pendant ce temps, la tour romaine lançait un pont mouvant, et, comme à l’abordage, agrippait la tour ennemie, qui fut occupée en un instant. Au bruit de la tempête, les Romains balayèrent rapidement tout le secteur de l’enceinte que bordait leur terrassement.

Malgré son épouvante, l’ennemi ne perdit pas tout courage. Il se replia dans les rues, se forma en carrés dans les carrefours et sur la place publique, et il espéra une bataille.

Mais les Romains étaient trop prudents pour s’engager dans le dédale des rues tournantes, étroites et montantes ; ils se bornèrent à s’étendre sur les remparts, et leurs armes couronnèrent bientôt toute la muraille. Les Gaulois, voyant leur retraite presque coupée, craignant d’être pris sans combat comme dans un étau, jetèrent enfin leurs armes et se précipitèrent vers les portes du Nord, du côté où était Vercingétorix. César avait pris les devants, envoyé sur ce point ses cavaliers. Ce fut ainsi qu’à Génabum. Seuls, les lâches de la première heure, huit cents tout au plus, purent gagner la campagne. Les autres s’entassaient aux portes trop étroites, lorsque les soldats de César arrivèrent par les rues, tandis que ses cavaliers attendaient au dehors. Le massacre commença : il fallait bien, comme l’écrivit le proconsul deux ans plus tard, que les légionnaires tirassent bonne vengeance du sang de Génabum et des fatigues du siège, et leur général laissa faire. Us ne songèrent pas à piller, tant ils eurent à tuer : ils parvinrent enfin à les égorger tous, quarante milliers d’êtres, hommes et vieillards, femmes et enfants. Le sac de la ville n’eut lieu qu’après.

Puis César, entré à son tour, s’installa avec ses légionnaires et ses Germains sur les ruines ensanglantées.

 

 

XII

On était dans les premiers jours d’avril. Il avait mis cinq semaines de fatigues continues pour conquérir la route de Sens à Orléans et à Bourges, et il l’avait plutôt parcourue qu’il ne l’avait occupée ; pas une seule fois, il n’avait sérieusement atteint ni vaincu Vercingétorix lui-même.

Mais après tout il n’avait fait que remporter des victoires. Il avait pris quatre villes, marqué son chemin de milliers de cadavres ennemis, rempli sa caisse questorienne des trésors enlevés aux temples, réduit à rien deux des illustres résidences de la Gaule, Génabum et Avaricum.

Il ne lui restait plus, des grandes villes soulevées, que Gergovie à frapper. Les peuples du Nord n’avaient point encore bougé. Les Éduens ne l’avaient point encore trahi. Il pouvait se reposer dans Avaricum avant de reprendre sa marche vers le Sud.

 

 

 



[1] Voyez la note II à la fin du volume.