VERCINGÉTORIX

 

CHAPITRE XI. — LE PASSAGE DES CÉVENNES PAR CÉSAR.

 

 

I. Les forces romaines en février 52. — II. Forces de Vercingétorix ; quelle tactique lui était possible. — III. Son plan de guerre. Retour de César. — IV. Premières opérations autour de Sens, dans le Berry, et vers le Sud. — V. César arrête Lucter dans le Sud. — VI. Il franchit les Cévennes ; recul de Vercingétorix. — VII. César rejoint son armée.

 

I

L’armée romaine occupait alors, à l’Est de la Gaule, la région circonscrite par Dijon, Sens, Reims et Toul. Deux légions étaient campées aux frontières des Trévires, peut-être chez les Rèmes ; deux autres chez les Lingons, à Langres ou à Dijon ; le principal effectif de troupes était à Sens, où hivernaient six légions : les magasins, les dépôts, sans doute aussi tous les otages de la Gaule, devaient s’y trouver réunis.

Celle ville était devenue le quartier général de l’armée ; elle était à proximité des terres à blé de la Beauce, centre des opérations de ravitaillement. Si les légions devaient revenir en Italie, elles pouvaient de là, en quelques étapes d’une route facile, gagner la Saône et les voies du Midi ; s’il fallait refaire campagne, elles étaient assez près des ennemis de l’Est, les seuls auxquels pensât encore César. Enfin, tout autour de Sens, sauf à l’Ouest, où étaient les Carnutes, elles s’appuyaient sur des peuples étroitement amis, les Rèmes, les Lingons, les Éduens : ces deux dernières nations gardaient les chemins de la Province, ceux par lesquels l’armée communiquait avec Rome et avec son chef.

De ces dix légions, six, la VIIe, la VIIIe, la IXe, la Xe, la XIe et la XIIe, avaient fait, sous les ordres de César, toutes les campagnes gauloises depuis 58 : les quatre premières, recrutées dans l’Italie proprement dite, étaient déjà anciennes quand la guerre avait commencé ; le pro- consul avait levé les deux autres dans la Gaule Cisalpine au moment de s’engager dans la lutte. Les quatre autres étaient de formation plus récente, mais également d’origine italienne : c’étaient la XIIIe, la XIVe, la XVe et la Ire, qui dataient, celle-là de 57, et les trois dernières de 53. L’effectif normal de chaque légion est évalué à six mille hommes : mais il est fort douteux, même en tenant compte de l’appoint périodique des recrues annuelles, qu’il ait jamais été maintenu à ce chiffre ; une légion devait sans doute renfermer plus de quatre mille hommes, mais atteignait rarement cinq mille. — En revanche, la qualité de ces hommes était supérieure : c’étaient des soldats admirables que ceux des quatre vieilles légions (VIIe-Xe), rompus à toutes les manœuvres intelligentes et à toutes les prouesses physiques, tour à tour infatigables à la marche, agiles à l’escalade, terrassiers, charpentiers, machinistes, soldats de jet et d’arme blanche, viseurs impeccables, solides dans le corps à corps, le bras et le jarret d’un irrésistible ressort ; ceux de la Xe surtout, mâles robustes venus des Apennins et de l’Italie centrale, faisaient de leur légion une masse formidable, au milieu de laquelle César pouvait se dire aussi en sûreté que derrière la plus forte des citadelles. Au-dessus, ou plutôt au premier rang de ces hommes, étaient leurs centurions, presque tous couverts de blessures, vieux officiers sortis du rang, demeurés rudes, vaniteux et populaires, mais toujours hardiment compromis au chaud des batailles : tels que Lucius Fabius et Marcus Pétronius, tous deux de la VIIIe.

Pour surveiller l’armement des camps, la fabrication et l’entretien des machines de guerre, l’armée se reposait sur Mamurra, préfet de l’artillerie, chevalier romain de Campanie, un très habile homme, si l’on songe à la manière dont furent conduits les sièges des grandes villes gauloises. — Pour commander les corps de troupes, César avait ses légats ou autres officiers : c’était un état-major d’élite, formé de nobles jeunes encore, intelligents, ambitieux, et dont il avait, au cours des campagnes précédentes, expérimenté l’initiative ou la ténacité : Caïus Antistius Réginus, Caïus Caninius Rébilus, Marc-Antoine, Titus Sextius, Caïus Trébonius, Caïus Fabius, Décimus Junius Brutus (celui-là, le vainqueur avisé des Vénètes, était en ce moment près de César), et enfin Titus Labienus. — Labienus, le plus âgé de tous, et d’ailleurs le premier en grade et en mérite, avait à son actif les défaites de deux des plus rudes adversaires de Rome, les Nerviens et les Trévires : tacticien prudent, chef audacieux, il était le seul homme qui pût, à certains moments, égaler César lui-même ; c’était lui qui, le proconsul absent, était le commandant suprême et responsable.

Tout le reste, dans l’armée de César, était quantité négligeable. Des troupes auxiliaires, il n’avait sans doute retenu que celles des pays lointains : la cavalerie espagnole, l’infanterie légère des Numides, les archers de Crète, les frondeurs des Baléares ; mais elles devaient être alors réduites à peu de chose. La cavalerie romaine n’était pas plus importante : je doute fort qu’elle atteignît deux mille chevaux, à l’usage des officiers et des rengagés. La principale force de cavaliers dont avait disposé César était fournie par les Gaulois auxiliaires, et surtout par les Éduens : mais elle avait été, à Feutrée de l’hiver, disloquée et renvoyée dans ses foyers. Labienus avait sous la main tout au plus cinquante mille hommes, presque tous fantassins légionnaires.

Enfin, sauf peut-être quelques détachements destinés à maintenir ouvertes les routes des Alpes, il n’y avait aucune garnison dans le reste de la Gaule et en particulier dans la province romaine de Gaule Narbonnaise. Six ans s’étaient déjà écoulés depuis l’expulsion des Helvètes : jamais César n’avait eu à craindre pour les vallées du Rhône et de l’Aude ; toutes ses inquiétudes s’étaient tournées vers celles des fleuves de l’Océan ; aucun ennemi n’avait osé s’aventurer au sud et à l’est des Cévennes.

 

II

Attaquer tout de suite ces cinquante mille hommes, même privés de César, eût été une grande imprudence. Vercingétorix n’y songea pas. Sur le champ de bataille, une légion suffisait, non pas seulement à vaincre, mais à détruire un ennemi deux et trois fois supérieur en nombre : les défaites des Helvètes, des Nerviens, des Trévires l’avaient montré, pour ne parler que des guerres des six dernières années. Dans son camp, une armée romaine était une force destructive plus active encore qu’en rase campagne : la légion de Cicéron, en 54, avait tenu tête à soixante mille Belges et amoncelé les cadavres autour de ses retranchements. Il n’y avait pas, non plus, à espérer surprendre les légats par une trahison, comme Ambiorix avait massacré en 54 les troupes de Sabinus et de Cotta : depuis le désastre dû à la faiblesse ou à la sottise de leurs deux collègues, les lieutenants de César savaient qu’il ne fallait point quitter sans ordre leurs quartiers d’hiver.

Toutes ces leçons des années précédentes servaient à Vercingétorix, bien qu’il n’en eût été que le spectateur : mais, et ce fut là le premier mérite qu’il montra, il s’inspira toujours des souvenirs et de l’expérience du passé.

C’est que, même après six ans de guerre contre César, les Gaulois en étaient encore, à peu de chose près, au même point qu’au temps de Celtill. Sans doute, ils avaient le sentiment qu’il fallait changer leur manière de combattre : on avait vu, en 54, les Nerviens s’essayer maladroitement à construire des tours et des machines, et à faire des terrassements ; mais c’était chose si nouvelle pour eux que, faute d’outils, ils creusaient la terre avec leurs épées. Au surplus, les nouveaux belligérants, Arvernes et autres, n’avaient pas encore eu l’occasion de prendre des leçons de ce genre.

C’est Vercingétorix qui leur en donnera bientôt : car son désir est de se former une armée à la Romaine, c’est-à-dire pourvue des armes et des aptitudes les plus variées, experte dans la discipline précise de la poliorcétique et de la castramétation. Mais il a encore, à cet égard, tout à faire et tout à enseigner. Il est assez mal servi par son état-major : ses généraux ne sont que de bons chefs d’escadron, chargeant presque les yeux fermés. La Gaule pourra lui fournir une infanterie innombrable : mais ce sont des soldais médiocres, plébéiens ou paysans, indisciplinés et sujets aux paniques, à peine protégés par un bouclier sans consistance, maladroits dans le maniement des armes, incapables de résister à une colonne d’attaque, quand les légionnaires accourent au pas de charge, la courte épée rivée au poing. Ce qui est plus grave, c’est que Vercingétorix manque de frondeurs et d’archers pour les engagements à distance : comment éviter alors ces salves de javelots, l’arme romaine que les Gaulois redoutent le plus ? car un seul de ces traits peut transpercer plusieurs boucliers et immobiliser plusieurs combattants. Jusqu’à nouvel ordre, jusqu’au moment où il aura pu réaliser quelques réformes dans les habitudes gauloises, Vercingétorix ne peut compter, pour attaquer ou pour se défendre, que sur une nombreuse cavalerie et sur d’imprenables places fortes.

Celles-ci, Gergovie par exemple, n’avaient qu’à attendre l’ennemi. Mais la cavalerie devait aller à sa rencontre.

Jusqu’ici la cavalerie gauloise a été l’auxiliaire de Jules César. Elle lui a rendu d’excellents services. Elle reconnaissait le terrain, éclairait la marche, explorait les bois et les ravins, escarmouchait aux avant-postes, protégeait les flancs, abritait l’arrière-garde, poursuivait les fuyards, troublait les agresseurs, brisait leur élan, dissimulait les fronts de bataille, et laissait ainsi aux légionnaires rassurés la tranquille disposition de leurs moyens de combat : car la légion, solide comme une muraille, en avait un peu la rigidité. Si César a vaincu la Gaule par la légion, la cavalerie auxiliaire lui a permis d’étendre sa victoire au delà du campement et du champ de bataille.

Or, en 82, cette cavalerie, presque entière, allait se tourner contre lui.

Le jour où le proconsul abordait un pays ennemi avec une cavalerie inférieure, sa situation empirait rapide- ment. Il l’avait éprouvé, deux ans auparavant, dans la seconde expédition de Bretagne (54). Son adversaire Cassivellaun ne garda autour de lui qu’une masse de quatre mille chevaux et chars : cela lui suffît pour réduire à l’impuissance une armée romaine cinq fois plus forte, mais n’ayant que deux mille cavaliers. Le chef breton évitait toute rencontre sérieuse ; ses hommes se tenaient aux abords des colonnes en marche, dévastaient le pays qu’elfes allaient traverser, se retiraient devant elles pour reparaître sur leurs flancs, massacraient éclaireurs, fourrageurs et traînards, surgissaient aux détours des sentiers, et s’évanouissaient à l’approche des plaines. Harcelés et épuisés par ces chocs et ces soubresauts continus, les Romains n’osaient plus quitter le voisinage de leurs aigles, et les légions ressemblaient à d’immenses radeaux désemparés sur une mer orageuse.

Voilà ce que Vercingétorix espérait faire tout d’abord. Aussi, quand, en février 52, il convoqua le contingent des peuples alliés, il mit tout en œuvre pour avoir le plus de chevaux possible et les meilleurs cavaliers.

 

III

Dès qu’il eut assez d’hommes, Vercingétorix prit l’offensive. Il n’avait rien de mieux à faire : ses soldats étaient dans le premier élan de la liberté, ceux de Rome dans le désarroi de la surprise. Il pouvait, en allant vite, obtenir des résultats décisifs, couper la route au proconsul, affoler les légats ou les légions, forcer la main aux amis de César et la foi aux indifférents. Il devait, en tout cas, tenir le plus longtemps possible écartés l’un de l’autre ses trois adversaires : Labienus en l’isolant, les Éduens en les occupant, César enfin en retardant sa marche.

La guerre allait donc être conduite sur trois points différents. — Au Centre, on occuperait le pays des Bituriges : ce pays fermait aux Arvernes les roules de la Loire, il les séparait de leurs alliés du Nord, il empêchait la conjuration de concentrer ses forces. En s’emparant du Berry, on rejetait définitivement vers l’Est tous les amis de César ; en l’attaquant, on obligeait les Éduens, patrons des Bituriges, à venir à leur secours et à laisser les légions à leurs propres forces. Puis, Bourges conquis, on pourrait se diriger, suivant les circonstances, vers Sens ou vers le Mont Beuvray. — Au Nord-Est, il fallait se borner, contre les légions, à une guerre d’escarmouches, semblable à celle qu’avait faite Cassivellaun en Bretagne : comme elles ne se risqueraient pas hors de leurs campements, on pourrait au moins les y affamer. — Enfin, il fallait retarder le moment où Jules César paraîtrait à leur tête. Pour cela, on pouvait tenter vers le Sud une diversion sur la province romaine, risquer même une pointe audacieuse contre Toulouse et Narbonne, si insoucieuses alors de toute guerre, et lancer dans ces grandes plaines fertiles le galop imprévu des cavaliers gaulois. On pouvait être sûr que le proconsul, avant de rejoindre ses légions, serait obligé de rassurer les citoyens romains de Narbonne.

Vercingétorix avait donc trouvé le plan le meilleur. Il en confia l’exécution aux plus dignes. Le Sénon Drappès se chargea des légions. Le Cadurque Lucler fut envoyé vers la Garonne. Lui-même, avec le principal corps d’armée, marcha contre les Bituriges. Chacun des chefs allait combattre dans la région qu’il connaissait le mieux. — Quant à attaquer directement la Province par le Sud- Est, entre Vienne et Narbonne, il n’en fui pas question : les Cévennes, en temps d’hiver, semblaient neutraliser de ce côté la frontière de la Gaule.

En ce moment, César revenait. Il avait appris l’insurrection dans le temps même où les troubles s’apaisaient à Rome. De Ravenne, il se rendit à marches forcées vers la Transalpine, multipliant les ordres en cours de route, levant partout des hommes et des chevaux, et les acheminant vers de lointains rendez-vous. Les deux adversaires luttaient de vitesse.

 

IV

Drappès réussit à intercepter, autour de Sens, les convois de vivres et de bagages. Les légions ne bougèrent pas, les légats se laissèrent plus ou moins bloquer, et, quand les Éduens leur apprirent le danger des Bituriges, ils se bornèrent à donner le conseil d’aller les secourir.

Vercingétorix avait descendu la rive gauche de l’Allier ; au delà des bois de Souvigny (en face de Moulins), il pénétra sur le territoire des Bituriges. Ceux-ci appelèrent à leur secours les Éduens leurs patrons : les Éduens, après avoir pris l’avis des légats, leur envoyèrent un corps de cavalerie et d’infanterie. Mais, arrivé sur la Loire, frontière commune des deux peuples, le détachement n’osa franchir le fleuve et rejoindre les Bituriges, qui étaient sur la rive gauche : Vercingétorix s’approchait, gagnait du terrain, plutôt en négociant qu’en combattant. D’étranges pourparlers furent peut-être engagés entre les trois armées : on fit croire aux Éduens que, s’ils passaient la Loire, ils seraient trahis par les Bituriges et pris entre eux et les Arvernes : ce qui, après tout, était possible, comme aussi il est fort probable qu’ils se soient laissés acheter. Les Éduens rebroussèrent chemin au bout de peu de jours, et regagnèrent Bibracte ou leurs autres villes, sans avoir rien fait. Tout de suite après leur départ, les Bituriges fraternisèrent avec les Arvernes.

Ce fut la seconde victoire de Vercingétorix. Victoire morale : car les Bituriges étaient peut-être le plus vieux peuple de la Gaule ; dans les siècles passés dont les bardes chantaient encore la gloire, c’étaient eux, disait-on, qui, comme plus tard les Arvernes, avaient donné son roi à tout le nom celtique, et c’était sous la conduite de deux chefs bituriges, Bellovèse et Sigovèse, que les Gaulois avaient pour la première fois couru à la con- quête du monde. Mais c’était aussi un avantage militaire considérable : les Bituriges étaient riches en terres et en bourgades ; leur principale ville, Avaricum (Bourges), passait pour la plus belle peut-être de toute la Gaule ; leur défection amputait la ligue éduenne ; leur soumission permettait aux Arvernes de donner la main aux Carnutes ; enfin, en quelques jours de marche dans des pays amis, par la Loire et le plateau de Montargis, Vercingétorix pouvait arriver en face de Sens et des légions. Pendant ce temps, qui sait si les Éduens, ébranlés par cette première déconvenue, ne songeraient pas à offrir des gages à la Gaule conjurée, en barrant la route à César sur les rives de la Saône ?

Au Sud, Lucter fit d’abord merveille. Il traversa rapidement, en dépit de l’hiver et de roules atroces, le Gévaudan et le Rouergue. Il y fut bien accueilli. Cabales et Rutènes étaient de vieux clients des Arvernes, tout prêts à suivre leurs patrons dans de nouvelles guerres ; ils accordèrent à Lucter les otages qu’il voulut, ils lui fournirent des renforts, appoint d’autant plus utile à la cause gauloise que les Rutènes étaient les meilleurs archers de la race. Toutes ces bandes continuèrent plus bas. Le roi des Nitiobroges, Teutomat, fil le même accueil à l’envoyé de Vercingétorix ; il oublia sans peine que son père avait reçu du sénat le litre d’ami du peuple romain ; il donna des hommes pour grossir la troupe. Et ce fut à la tête d’une véritable armée que, tournant vers l’Est, Lucler remonta la Garonne pour franchir la frontière romaine et pousser brusquement jusqu’à Toulouse et Narbonne. — Mais, devant lui, il trouva César.

 

V

En arrivant dans la vallée du Rhône, César avait appris les dangers qui menaçaient ses légions et sa province.

Le devoir auquel il pensa tout d’abord fut de se mettre le plus tôt possible à la tète de son armée. Mais comment faire ? La rappeler à lui pour protéger la Province ? elle aurait en route de terribles combats à livrer. La rejoindre dans ses quartiers d’hiver ? il lui fallait, du Confluent à Beaune, traverser le pays des Éduens, et malgré leur calme apparent, il les croyait prêts à se saisir dé lui pour peu qu’il leur inspirât moins de crainte que Vercingétorix.

César trouva rapidement un troisième parti, qui était de menacer tous ses ennemis à la fois, de manière à les arrêter tous en même temps : Lucter, en s’opposant à lui ; Vercingétorix, en le ramenant en arrière ; les bandes qui bloquaient les légions, en laissant faire l’impassibilité des légats. Puisque les Gaulois attaquaient sur trois points, il répondrait à leur triple attaque. Quant aux Éduens, si César avait fait peur aux Arvernes, ils le laisseraient passer. — Pour oser et réussir un tel projet, il fallait une étonnante confiance en sa Fortune et une rare célérité de mouvements : mais c’étaient les plus grandes qualités de César.

Sa décision prise, laissant là les routes habituelles du Nord, il courut à Narbonne et y organisa la défense de la Province. Des détachements furent postés à Toulouse, à la frontière de la plaine ; d’autres, à la frontière de la montagne, chez les Rutènes, sujets de Rome, des vallées du Tarn et de l’Agout ; d’autres enfin, dans le haut pays arécomique, entre Béziers et Uzès, le long des sentiers qui descendaient des Cévennes ; plus loin encore, chez les Helviens du Vivarais, au pied de la principale route qui débouchait des monts d’Auvergne, il concentra une grande partie des troupes qu’il venait de lever dans la Province et en Italie ; enfin, à Vienne, à l’extrémité septentrionale de la frontière romaine, en face la trouée du Forez, il groupa un fort parti de cavaliers de recrue. — Au centre de celte région dont il venait de garnir le pourtour, il plaça d’autres défenses, une escadrille dans les eaux de l’Aude, des hommes autour de Narbonne ; et, à Narbonne même, il raffermit les cœurs des citoyens romains : la vieille colonie devait, par ses murailles et par le courage de ses habitants, mériter le titre que Cicéron lui avait donné, de boulevard de Rome contre la Barbarie.

Lucter arriva sur ses entrefaites. Quand il vit le rideau de garnisons derrière lequel Narbonne était assise, il jugea qu’il lui était aussi impossible de manœuvrer entre elles qu’il l’avait été à Hannibal en face de Rome et à travers les colonies du Latium, et il se relira, écarté plutôt que battu.

César était encore à Narbonne quand il apprit cette retraite. Débarrassé de Lucter, il se retourna contre Vercingétorix. Celui-là, il l’avait arrêté en face. Pour arriver plus vite à celui-ci, il fallait qu’il le prît à revers. Il ne le pouvait qu’en franchissant les Cévennes. Dans cette intention, il avait déjà envoyé le gros de ses troupes nouvelles sur l’Ardèche. Il les rejoignit (milieu de février).

 

VI

La principale route qui pénétrait dans les Cévennes partait d’Aps chez les Helviens et remontait l’Ardèche jusqu’au pont delà Baume. Franchir la montagne au mois de février semblait un acte de démence. Aucun Gaulois ne pensait qu’un chef de bon sens pût risquer dans cette tentative sa vie et celle des siens ; César lui-même, dans ses moments de prudence, et même en plein été, déclarait que les routes des Cévennes étaient trop dures pour une armée. Le chemin qu’il allait prendre, et qui était le moins mauvais de tous, n’était pratiqué que pendant la belle saison, par les marchands qui du Rhône se rendaient en Velay et en Auvergne : c’était une route traditionnelle de portages entre les deux versants. Mais l’hiver, la muraille des Cévennes, cette échine relevée qui séparait les peuples, n’ouvrait même pas une brèche pour un piéton seul, et César s’en approchait avec une nombreuse escorte. En ce moment leurs roches pendantes et leurs longs plateaux disparaissaient sous les flocons, et sur les sentiers des hommes s’élevaient six pieds de neige. Enfin, pour qui vient du Midi, l’escarpement de la montagne est parfois si abrupt qu’on dirait la courtine d’un rempart. Les Gaulois avaient raison de regarder les Cévennes comme une enceinte naturelle : il était aussi difficile de les gravir que d’escalader au pas de course les flancs de Gergovie.

César remonta l’Ardèche et la Fontaulière à la tête d’une petite armée de cavaliers et de fantassins ; il avait près de lui D. Brutus, un des officiers qui lui étaient les plus chers et auxquels il se fiait le plus. Au delà de Montpezat, l’escalade du col du Pal commença : sept cent mètres de hauteur à monter au-dessus de la vallée. Il fallut s’ouvrir le passage à travers la neige, les soldats creusèrent, à six pieds de profondeur, le long boyau de route blanche par où l’escorte de César put défiler ; et ce fut pour eux une nouvelle et terrible fatigue. Enfin, on parvint sur le plateau triste et désert qui, à treize cents mètres de hauteur, sépare les deux versants : à quelques milles au Nord, les soldats aperçurent déjà les eaux glacées de la Loire. Car, si cette route était rude, elle était fort courte, et, la montée terminée, on parvenait presque immédiatement aux bords du fleuve gaulois.

La Loire atteinte, on touchait aux terres arvernes. De ce côté, et tout de suite après le plateau, s’étendaient d’assez larges vallées, riches en pâturages, fertiles en blés, où étaient éparses de vastes habitations : c’est le bassin du Puy, domaine des Vellaves, qui étaient alors étroitement unis aux Arvernes. César envoya en avant sa cavalerie, avec ordre d’aller, de piller et de détruire le plus loin possible. Les Gaulois étaient trop surpris et trop dispersés pour pouvoir résister, et d’ailleurs, il n’y avait là surtout que des femmes et des enfants, les hommes capables de combattre étant au Nord avec Vercingétorix.

L’expédition de César aurait pu lui nuire plus qu’à son ennemi. Que Vercingétorix ne bougeât pas, le laissât venir à lui, se hasarder dans les défilés du Velay, le proconsul eût été aisément traqué avec ses quelques milliers d’hommes, recrues encore peu faites à la fatigue ; et, s’il avait persisté dans sa marche, il se serait brisé contre Gergovie.

Mais César, en envahissant ainsi les terres vellaves cl arvernes, voulait frapper, non pas le chef, mais ses compagnons. Il prévoyait l’effroi subit qui les saisirait en pensant à leurs fermes incendiées et à leurs bestiaux enlevés ; il escomptait leurs angoisses de propriétaires, et non pas les inquiétudes militaires de Vercingétorix.

Ce qu’il avait pensé arriva. Dès que les Arvernes apprirent que César gravissait les Cévennes, ils entourèrent leur roi, le supplièrent de ne point abandonner leurs terres au pillage : puisque c’étaient eux seuls que l’on attaquait, qu’ils allassent au moins se défendre. Vercingétorix eut la faiblesse de céder : peut-être sa royauté était-elle trop récente pour lui permettre de résister aux siens. Il donna l’ordre à ses troupes de faire volte-face vers la montagne.

César ne voulait pas autre chose. Il devina plutôt qu’il n’apprit le retour de son adversaire au moment où il pénétrait lui-même sur les terres arvernes. Dès lors il n’était plus question pour lui de s’aventurer davantage vers le Nord. Il n’avait pas assez d’hommes pour essayer de combattre. Mais afin de dissimuler son départ aux Gaulois, il laissa Brutus et la petite armée dans le Velay, avec ordre aux cavaliers de continuer et d’étendre les ravages ; pour rassurer ceux qu’il abandonnait en pays ennemi, il leur annonça qu’il allait chercher des renforts et reviendrait au plus tard dans trois jours. Puis, tournant rapidement vers l’Est, par la vallée de la Loire et la tranchée du Gier (?), il arriva à Vienne, à la très grande surprise de la cavalerie qu’il y avait envoyée quelque temps auparavant. Il n’était resté que deux jours sur le territoire arverne.

 

VII

De Narbonne à Vienne par Le Puy, ce n’eût été qu’un léger détour, sans l’incroyable fatigue surérogatoire. Mais ce détour avait suffi pour arrêter Vercingétorix dans sa marche vers le Nord, donner du répit aux légions de Sens, faire hésiter les traîtres du pays éduen. César pouvait passer maintenant.

La troisième partie de la campagne n’était donc plus qu’un jeu d’éperons. César ne s’arrêta à Vienne que pour prendre la tête de sa cavalerie : et alors, nuit et jour, le long du Rhône et de la Saône, galopèrent le proconsul et ses hommes. Si quelque embuscade avait été disposée, sur sa route, par les Éduens, César était passé avant qu’on eût appris sa venue. Enfin, au delà de la grande forêt de Cîteaux, il se trouva chez ses fidèles Lingons ; quelques milles encore à parcourir, et il rejoignit ses deux légions les plus proches. César et son armée étaient sauvés (fin février).

Ainsi, en moins de quinze jours, Jules César avait, depuis Narbonne jusqu’à Dijon, parcouru un vaste demi-cercle sur le flanc de la Gaule insurgée : il avait obligé ses adversaires, tantôt à reculer devant lui, tantôt à venir à lui en s’éloignant des légions ; tout en les faisant mou- voir à sa guise, il avait par deux fois, en vue du Mont Mézenc et du Mont Pilât, maîtrisé l’hiver et dompté les montagnes inviolables. Un tel succès était à la fois moral et stratégique, et il l’avait remporté presque sans effusion de sang.

Aussi les anciens, dans cette épopée militaire qui vient de commencer, n’admirèrent rien de plus que la formidable chevauchée à travers les Cévennes : les autres victoires de César seront l’œuvre du hasard des rencontres et de la force des hommes ; celle-ci fut le triomphe, sans combat, de l’intelligence et de la volonté.