VERCINGÉTORIX

 

CHAPITRE IX. — LE SOULÈVEMENT DE LA GAULE.

 

 

I. Révolte des Sénons et des Carnutes. — II. De intervention de la religion et des druides dans le soulèvement général. — III. Campagne de 53. Départ de César. — IV. Bilan de l’œuvre de César en Gaule ; motifs de mécontentement. — V. Progrès de la conjuration : intervention de Comm et de Vercingétorix. — VI. Assemblée générale des conjurés. — VII. Soulèvement. Vercingétorix, roi à Gergovie.

 

I

La mort de Dumnorix et d’Indutiomar, la défaite d’Ambiorix avaient arrêté le soulèvement de la Gaule en 54 ; mais la conjuration, une fois formée, ne s’était point rompue.

Au mois de mars 53, César réunit à Samarobrive (Amiens) l’assemblée générale de la Gaule : il la présida, à son habitude, du haut de son tribunal. Les Trévires, en guerre avec lui, n’y parurent pas, et le proconsul n’eut pas lieu de s’en étonner. Mais, pour la première fois depuis qu’il commandait en Gaule, deux des principales nations celtiques, les Sénons et les Carnutes, refusèrent d’envoyer des députés pour jouer près du camp romain la comédie de la liberté gauloise.

Elles avaient, quelques semaines auparavant, aboli la royauté que César leur avait imposée. Chez les Carnutes, le roi Tasget avait été égorgé sans autre forme de procès. Chez les Sénons, le roi Cavarin avait été, semble-t-il, condamné régulièrement par le sénat de la nation, présidé ou conseillé par Acco : mais on avait apporté une telle solennité à l’affaire que Cavarin avait eu le temps de se réfugier, à la tête des siens, auprès du proconsul. Ni des Carnutes ni des Sénons César n’avait reçu les satisfactions qu’il désirait ; ils avaient au contraire échangé des promesses avec les Trévires, et leur abstention à Samarobrive ressemblait à une déclaration de guerre.

La révolte de ces deux peuples avait une tout autre importance que celle des Éburons et des Trévires, peuplades à demi germaniques, presque cachées entre la Moselle, la Meuse et le Rhin, derrière les fourrés et les marécages de la forêt des Ardennes.

Les Sénons et les Carnutes étaient alors parmi les nations tes plus considérées de la Gaule : ils n’étaient guère inférieurs, comme rang et comme puissance, qu’aux Rèmes et aux Éduens. Les Sénons passaient pour un peuple « solide et de grande autorité ». Ils possédaient un très vaste territoire, s’étendant depuis les pentes septentrionales du Morvan éduen jusqu’aux abords delà Marne ; ils étaient maîtres de la plupart des vallées qui convergent du Sud et de l’Est vers le bassin de Paris : celles de la Seine, de l’Armançon, de l’Yonne (sur les bords de laquelle étaient leur principale ville, Agedincum, Sens), du Loing et de l’Essonne. Une alliance étroite les avait unis aux Parisiens de Lutèce. Ils commandaient ainsi les principales routes qui, d’Amiens, menaient au centre et au sud de la Gaule : hostiles à César, ils lui fermaient le plus court chemin de l'Italie.

La défection des Carnutes était presque aussi grave au point de vue militaire, elle avait une portée morale beaucoup plus grande. C’était une des nations les plus célèbres et les plus étendues de la Gaule centrale. Elle s’appuyait sur les deux plus grands fleuves : au Sud, elle possédait les deux bords de la Loire, à l’endroit même où celle-ci remonte le plus vers le Nord, et elle avait sur la rive septentrionale sa principale ville, Génabum (Orléans), la clé de la défense militaire de tout le bassin ; au Nord, les Carnutes possédaient, en face du débouché de l’Oise, les bords de la Seine, de Mantes à Poissy. Leur territoire était regardé par les Celtes, comme le milieu de la Gaule entière, et fort justement. Car il servait de lien entre les terres armoricaines à l’Ouest et les plateaux éduens à l’Est, entre la Belgique qu’il touchait au Nord et les Bituriges et les Arvernes qu’il avoisinait au Midi. C’était un centre merveilleux pour les opérations commerciales : à la suite des victoires de César, les marchands romains s’établirent à Orléans et y ouvrirent leurs magasins. Les Carnutes possédaient du reste ce dont César avait le plus besoin pour se maintenir en Gaule, la race des robustes chevaux du Perche, la fécondité des blés de la Beauce ; aussi le proconsul avait-il installé à Génabum son principal service d’approvisionnement. Enfin, dernier et redoutable élément d’influence, les Carnutes inspiraient aux Gaulois une sorte de respect religieux : chez eux se trouvait l’enceinte consacrée où se réunissait, chaque année, le conseil général des druides. C’était sur la terre carnute que reposait toujours, malgré la désunion des peuples, le foyer commun de toute la Gaule.

Les Carnutes avaient donc, autant que les Arvernes, plus même que les Éduens, le droit de jouer en Gaule un rôle universel. Seuls peut-être d’entre les peuplés du Centre, ils jouissaient d’une certaine autorité parmi les tribus de l’Armorique, dont quelques-unes leur étaient apparentées. Ils furent une des nations qui maintinrent l’unité religieuse et la grandeur du monde celtique. Leur abstention, en mars 53, paraissait signifier à César que les dieux de la Gaule commençaient à se séparer de lui. Si la forêt sacrée des Carnutes se peuplait de ses ennemis, les hauts sommets où habitait Tentâtes ne tarderaient point à s’illuminer des feux de la révolte.

 

II

Le nom des Carnutes doit attirer notre attention sur les druides. Ont-ils, eux aussi, dénoncé la guerre à César, ou se sont-ils tenus, eux et leurs dieux, dans la neutralité ? Quelle a été, depuis l’arrivée jusqu’au départ du proconsul, l’attitude de l’aristocratie religieuse en face du peuple romain ?

A ces questions, nul ne pourra jamais répondre que par des conjectures. On ne trouvera pas la moindre allusion, dans les Commentaires de César, à un rôle joué par la religion dans la guerre de la Gaule ; et les autres historiens, plus ou moins influencés par lui, imitent sur ce point sa réserve.

Ce silence doit être voulu. César a vécu pendant quelques mois auprès du druide Diviciac ; il en a fait son confident et son conseiller dans des causes délicates : pas un instant il n’a mentionné sa qualité de prêtre. Il a prêté aux chefs gaulois de beaux et longs discours : il évite de leur faire prononcer les noms des dieux. Une seule fois, dans le cours des grandes révoltes, nous nous apercevons qu’ils pensaient à la divinité en combattant, et c’est en lisant le livre des Commentaires qui n’est point écrit par César.

Le proconsul a la ferme volonté de tenir les puissances religieuses à l’écart du récit de ses démêlés avec les hommes. A-t-il jugé, lui, sceptique par philosophie, qu’il était inutile de faire intervenir, pour expliquer des affaires sérieuses et positives, les fantômes créés par l’imagination craintive des peuples ? ou bien, politique prudent, a-t-il voulu insinuer aux Gaulois, en racontant ses victoires, que leurs dieux n’ont paru nulle part, et que, s’ils se trouvaient d’un côté, c’était de celui des Romains ? ne dit-il pas lui-même, et tout à fait incidemment, que ces dieux ressemblaient à ceux de Rome, leur Teutatès n’étant que Mercure ? Quoi qu’il en soit, tous les insurgés dont parle César, Ambiorix, Indutiomar, Vercingétorix lui-même et surtout, et les soldats aussi bien que les chefs, n’apparaissent dans les Commentaires que comme des hommes qui commandent ou qui obéissent, et rien de plus, ignorants de la prière et de la foi, étrangers à toute crainte religieuse et à toute espérance vers le ciel. César ne leur a laissé que l’allure militaire, et le moins possible de couleur locale. Il a laïcisé à outrance l’esprit et l’histoire de la Gaule.

César a par là, sinon dénaturé, du moins dénudé cette histoire. Nul ne croira que la Gaule n’ait pas appelé prêtres et dieux à son secours. Ces hommes, que leur adversaire regarde comme voués aux superstitions, ont dû terriblement jouer de leurs croyances dans ces journées décisives de leur vie ; ces dieux, dont la multitude grouillait sur les montagnes, le long des sources et dans les bois, ont dû s’agiter sur le passage de tant d’hommes en armes ; le sang des victimes humaines a dû couler pour solenniser les serments des conjurations suprêmes et attirer sur les étendards gaulois la faveur des

puissances souveraines. Il est impossible que les druides, leurs prophètes et leurs bardes soient devenus subitement muets à l’arrivée des Romains : les prêtres et les desservants de la religion gauloise avaient la parole facile et l’humeur loquace. Voilà des hommes dont César nous dit, textuellement : Ils décident presque de toutes les causes privées et publiques ; ils peuvent interdire les sacrifices aux particuliers et aux nations mêmes qui n’acceptent pas leurs sentences : il n’y a en Gaule que deux classes qui soient considérées, les druides elles chevaliers ; et c’est par les prêtres que les magistrats peuvent être installés. Croira-t-on que, jusque-là arbitres et juges suprêmes, les druides aient brusquement abdiqué leur puissance ? Je ne m’imagine pas la subite abstention de tout un sacerdoce au milieu des conflits politiques et des luttes nationales.

Si la logique des faits n’a point subi trop de démentis dans la guerre des Gaules, s’il est permis de deviner la conduite des hommes d’après leur origine et leur caractère, voici ce qu’on pourrait supposer de l’histoire des druides depuis l’arrivée des Romains.

A aucun moment, je doute qu’ils aient été unanimes pour ou contre Jules César. Le sacerdoce partagea les querelles et les partis pris de la noblesse, à laquelle il était allié. Malgré leurs assemblées générales et leur chef unique, les prêtres étaient divisés entre eux ; les armes seules décidaient parfois du choix du grand pontife. Éduens et Séquanes, chaque parti devait tenir à ce qu’il fût homme de son goût, comme Athéniens ou Spartiates cherchaient à faire parler leur langue à la sibylle d’Apollon.

Au début, les prêtres, ainsi que les nobles, sont en majorité du côté de César. C’est un druide que Diviciac, le traître le plus intelligent et le plus utile que le proconsul ait rencontré chez les Gaulois ; et je soupçonne que le druidisme était particulièrement influent chez les Éduens, amis presque séculaires du peuple romain.

Insensiblement, les prêtres, eux aussi, s’éloignèrent du proconsul. Il n’est plus question de Diviciac après 57. L’impérialisme militaire de César s’accommodait mal d’une théocratie officieuse. Ce fut, de tous les Romains, celui que les scrupules religieux ont le moins arrêté. Les dieux gaulois ne troublèrent pas plus son bon sens que les dieux de Rome. Il s’est passé, sans nul doute, des auspices sacerdotaux pour introniser Tasget et Cavarin ; on ne se représente pas les druides inaugurant l’assemblée de la Gaule sous la présidence du général romain. La civilisation latine menaçait d’une fin prochaine ce qui faisait la grandeur et la puissance du sacerdoce national : les chants des bardes, les prophéties des devins, les sacrifices sanglants des prêtres. En présence de César, les lyres ne résonnaient plus de la louange des héros gaulois, et les dieux étaient sevrés de victimes humaines.

Depuis l’hiver de 54-53, la majorité des druides est passée (je le suppose du moins) du côté de la conjuration : si les prêtres n’en furent pas les inspirateurs, ils en étaient du moins les auxiliaires. Quatre ans plus tard, lorsque César quitta pour toujours la Gaule vaincue, les bardes et les druides furent les premiers à se réjouir, et reprirent, ceux-là leurs harpes et ceux-ci leurs couteaux. Après la mort de Néron, au temps de l’incendie du Capitole, ce sont les druides qui prophétisent la revanche des Celtes : les Romains ne séparent pas leur nom de la crainte d’une révolte gauloise. De la même manière, à la veille du principal soulèvement, ils ne purent être que du côté de ceux qui le préparaient. Ce fut dans la profondeur des bois que se tinrent les conciliabules des chefs, et ces bois étaient l’asile ordinaire des rendez-vous sacrés. Les conjurés profitaient des fêles d’hiver pour haranguer les hommes, et c’étaient des prêtres qui présidaient à ces fêtes. Un des deux chefs carnutes qui proclameront la guerre dans l’hiver de 53-52, semble être revêtu d’un sacerdoce.

Car, enfin, ce sont les Carnutes qui, les quatre dernières années de la guerre, se sont périodiquement faits les hérauts du soulèvement (et, chose étrange ! leur nom signifie peut-être, en langue celtique, la trompette de combat). En 54, ils massacrent le, roi imposé par Rome ; en 53, ils refusent de venir à rassemblée convoquée par César ; en 52, l’année de Vercingétorix, ils donnent le signal de l’entrée en campagne ; Tannée suivante encore, après la chute d’Alésia, ils recommenceront la lutte à l’improviste, au beau milieu de l’hiver. Ils furent, de tous les peuples de la Gaule, celui qui s’acharna le plus à vouloir la liberté, et c’était celui qui offrait l’hospitalité à la réunion des prêtres. Ce ne peut être un hasard si le mot d’ordre de la révolte a toujours été lancé près de l’enceinte sacrée où les druides prenaient leurs décisions.

 

III

Mais, en mars 53, le signal fut encore donné trop tôt : aucune autre nation du Centre ne se trouva en mesure de suivre l’exemple des Éburons et des Trévires, des Sénons et des Carnutes.

César agit avec cette rapidité de décision qui est le trait distinctif de sa nature. Il ne laissa pas au mouvement le temps de s’étendre vers le Sud. L’assemblée de la Gaule à peine réunie, à Samarobrive, et l’absence des révoltés une fois constatée, il la déclare suspendue, la renvoie à Lutèce chez les Parisiens, et se dirige à grandes étapes vers le territoire des Sénons. La marche fut si prompte, qu’ils n’eurent même pas le temps de se réfugier dans leurs places fortes. Ils firent leur soumission, les Carnutes de même : les Éduens intercédèrent pour ceux-là, les Rèmes pour ceux-ci. César se fit livrer des otages par chacun des deux peuples, et les choisit parmi les plus compromis : mais il réserva toute autre décision. Il revint ensuite à Lutèce, et tint rassemblée, où il fixa le contingent de cavalerie que la Gaule devait lui fournir pour la prochaine campagne.

Alors, disent les Commentaires, la Gaule centrale étant pacifiée, César n’eut plus de pensée et de volonté que pour s’acharner contre les Trévires et les Éburons. Une guerre inexpiable commença. Labienus écrasa encore les Trévires, et ce qui restait de la nation fut donné à Cingétorix, l’ami du peuple romain. César traqua les Éburons comme des bêles fauves, et pour les anéantir plus sûrement, il sembla convier les Germains eux-mêmes à prendre part à la curée. Mais Ambiorix échappa, les Germains maltraitèrent moins les Éburons que les hommes de César, et ce fut avec un sentiment de dépit que celui-ci ramena ses légions à Durocortorum (Reims).

Là se réunit l’assemblée d’automne. Les événements de l’année n’avaient point disposé César à la clémence. Il consacra cette session à instruire l’affaire des Carnutes et des Sénons : il ne fut pas question de pardon et d’oubli. Acco, le chef des conjurés sénons, fut condamné à la peine capitale, et César prit soin qu’il fût exécuté à la manière romaine. D’autres otages s’étaient enfuis avant le jugement : ils furent condamnés à l’exil. Puis l’assemblée fut congédiée.

La campagne militaire et diplomatique de l’année 83 était achevée. Il n’y avait plus d’hommes en armes en deçà du Rhin, sauf Ambiorix et ses quatre compagnons : tout le monde avait obéi à la réunion d’automne. La Gaule entière était celte fois, écrivait César sur ses tablettes, tranquille et apaisée, Il désigna les campements d’hiver de ses dix légions : deux furent logées près des Trévires, sur l’Aisne, la Meuse ou la Moselle, surveillant la frontière de la Germanie et les retraites d’Ambiorix. Le gros de l’armée fut déplacé vers le Sud, dans le bassin de la Seine : six légions à Sens, deux autres plus bas encore, chez les Lingons du pays de Langres et de Dijon ; Gaius Fufius Cita, chevalier romain, fut envoyé à Génabum (Orléans), pour diriger l’approvisionnement des camps romains. Labienus, lé plus capable et le plus élevé en grade des lieutenants de César, fut chargé de veiller au salut de l’armée, pendant l’absence du proconsul.

Sauf le corps qui avoisinait les Germains, les légions romaines se trouvaient sur la route directe qui menait du Nord en Italie, comme si César, après six années de campagnes, voulait déjà leur montrer le chemin du retour. Lui-même prit cette route, franchit les Alpes, arriva sur les bords du Pô.

L’hiver survenait, les forêts celtiques se dépouillèrent, et les Gaulois virent reparaître la verdure éternelle des guis aux rameaux des arbres dénudés (novembre 53).

 

IV

Presque chaque année, à l’entrée de l’hiver, Jules César avait annoncé de même la pacification de la Gaule. Mais jamais il n’y avait cru davantage, jamais il ne se trompa plus complètement.

A force de ne voit dans la Gaule que des cités jalouses et des partis ennemis, il s’était persuadé qu’elle était plus incapable que la Grèce même de s’entendre contre l’étranger ; il se fit illusion sur la force et la nature des sentiments des vaincus, sur la durée et l’étendue de leurs colères. Son attitude pendant l’hiver qui commence est d’une étrange imprudence. Il ne se doute de rien, son service d’espionnage, si bien fait Tannée précédente, ne lui donne aucun renseignement essentiel. Ses légats demeurent immobiles et tranquilles dans leurs campements ; s’il lève des troupes en Cisalpine, c’est contre ses ennemis du sénat. De Langres ou de Dijon, où campent ses légions les plus proches, jusqu’à Lucques ou Ravenne, où il va s’installer, il y a 150, 200 lieues et davantage, plus d’une semaine de chevauchée rapide, et pas un détachement important pour garder les communications. Les dix légions elles-mêmes, ramassées entre les plaines de la Champagne et le plateau de Langres, ne commandent pas sur plus d’un dixième de la Gaule. Ce qui peut se passer en Auvergne, sur la Loire ou en Armorique, leur échappe complètement. César ne prévoit pas l’imminence d’un mouvement général ; il le juge impossible, matériellement et moralement.

Car c’est le propre des ambitions universelles de méconnaître la valeur du patriotisme, la force de l’esprit national. Napoléon se brisa à vouloir briser les peuples. César se perdit deux fois par mépris ou ignorance des sentiments d’une nation : lorsque, dictateur à Rome, il crut qu’il pouvait y être roi ; lorsque, proconsul dans la Gaule, il la crut soumise le jour où elle fut silencieuse.

A cette heure où il ignorait le plus ce qui se faisait en Gaule, les Gaulois dressaient le bilan de ce que César leur avait apporté. — L’aristocratie l’avait accueilli, et il lui avait imposé un roi chez les Carnutes, chez les Sénons et ailleurs. Les Éduens lui avaient donné l’alliance de la Gaule, et il avait pris la présidence de l’assemblée, et il avait grandi, contre eux, la puissance des Rèmes. Il s’était dit le sauveur des Séquanes, et il avait laissé les Rèmes encore leur dérober leur clientèle. Les plus grands chefs étaient morts, et non pas tous sur les champs de bataille : Acco, Indutiomar, Dumnorix, le plus populaire de tous. L’action néfaste de César avait détruit des sénats entiers, les uns massacrés, d’autres frappés de proscription. Les nobles traînaient à travers les campements leurs tristesses d’otages éternels. Cette superbe cavalerie qui était l’ornement de la Gaule s’était usée dans des chevauchées sans gloire en Bretagne et en Germanie. Pour ménager ses fantassins légionnaires. César exposait ses auxiliaires gaulois aux principaux dangers. Ses commis aux vivres drainaient les blés et les fourrages ; les marchands romains commençaient dans les grandes villes leur besogne d’accapareurs et d’usuriers. César était venu pour délivrer la Gaule : il y tenait ses assises à la Romaine. Il était venu pour chasser les Germains : et, dans l’été qui venait de finir, il leur avait presque ouvert la frontière pour satisfaire sa haine contre Ambiorix. Que de contradictions entre ses premières paroles et ses derniers actes !

Ceux qui énuméraient ainsi les actions de César rappelaient aussi le passé de la Gaule, cette liberté dont elle avait été si fière jusqu’à l’arrivée des Romains, celte gloire militaire dont le monde entier avait tremblé. Mourir pour mourir, il valait mieux que ce fût les armes à la main, contre l’ennemi national. Et puis, était-on  sûr de ne point revivre après ce qu’on appelait la mort ?

 

V

Tels étaient les propos qui s’échangeaient dans les grandes réunions d’hommes, les jours de  marchés et les jours de fêtes. L’hiver, la population est moins dispersée dans les champs, les fêtes sont plus nombreuses, les familles se rapprochent davantage. Les chefs, parents, amis ou complices d’Acco et des meurtriers de Tasgei, profitaient de ces assemblées pour travailler leurs  clients et la foule. Deux surtout parlèrent et agirent : Comm en Belgique et Vercingétorix dans la Gaule centrale.

Comm l’Atrébate, roi chez les Morins, répudiait  lui aussi cette amitié de César qui lui avait valu sa royauté. Il se faisait le chef du complot dans le Nord, où son nom était fort connu. C’était un homme intelligent,  adroit, actif, quoique un peu trop agité pour l’œuvre qu’il s’agissait de mener à bonne fin. Ses démarches dans les cités voisines firent surprendre son secret par  Labienus ; il se laissa attirer dans une embuscade, d’où il sortit grièvement blessé, réduit à l’impuissance, et la conjuration fut ajournée en Belgique.

Le légat  de César paraît avoir été moins au courant de ce qui se passait entre la Seine et lés montagnes du Centre. Vercingétorix allait et venait sans être inquiété, et sa parole ardente et fière réveillait l’amour de l’antique liberté.

Peu à peu l’entente se fit ou se renoua entre les principaux chefs. Des réunions plus  nombreuses, plus mystérieuses et plus décisives furent tenues dans les bois ou dans des retraites invisibles, et l’on y parla nettement des moyens de soulever la  Gaule. De sûrs messagers circulèrent rapidement entre toutes les cités du Centre et de l’Ouest, de Génabum à Gergovie, de Lutèce jusqu’en Armorique  (décembre 53).

 

VI

Enfin, le rendez-vous général fut fixé dans une de ces forêts profondes où la Gaule conjurée pouvait délibérer sans autre crainte que celle de ses dieux. Tout contribua à donner à cette assemblée une poignante solennité. Les principales  nations étaient représentées par les plus nobles de leurs chefs ; les hommes, au fond de ces bois, se trouvaient plus près de la divinité ; on avait apporté les étendards militaires des tribus, signes aimés de leur gloire d’autrefois et symboles de leur génie éternel.

On se mit aisément d’accord sur les points essentiels. — Le  soulèvement devait avoir lieu sur-le-champ, en plein hiver, pendant que César, ignorant tout, était séparé de ses légions : en son absence, les légats n’oseraient point bouger, lui-même craindrait de revenir sans une armée pour escorte. Pourrait-il même quitter Ravenne, où il se trouvait en ce moment ? D’étranges nouvelles venaient d’arriver d’Italie : Clodius, l’ami de César, avait été tué (30 décembre 53) ; l’incendie ravageait le forum, la république était en danger ; le sénat armait des légions, sans doute contre le proconsul. Ces nouvelles, défigurées par la distance et l’exagération habituelle aux Gaulois, leur donnaient une excitation de plus, achevaient de les affermir dans leur décision. — César pourrait être pris entre deux adversaires, le sénat et la Gaule, il fallait, par un coup de main, lui couper la route des camps. La prise d’armes devait avoir lieu, à quelques heures près, le même jour dans toutes les cités conjurées.

Il fallut décider alors quelle nation et quels chefs auraient le périlleux honneur de donner le signal. On fit de belles promesses à ceux qui voudraient, au péril de leur vie, se dévouer à la liberté de la  Gaule. Les Arvernes ne pouvaient être appelés à ce rôle, puisque les chefs de la nation, Gobannitio et les autres, étaient hostiles au parti des patriotes. Les Carnutes, au contraire, étaient tout désignés pour le remplir : ils étaient, depuis deux ans, entraînés contre César sans retour  possible ; leur territoire étant au centre de la Gaule, le signal qu’ils feraient arriverait en même temps à toutes les nations conjurées. Ils acceptèrent  d’eux-mêmes de commencer le combat, et de faire la première libation de sang romain.

Il est probable qu’on agita enfin la question du commandement  suprême. Peut-être promit-on dès lors à Vercingétorix de rendre la suprématie au peuple arverne, s’il parvenait à le rendre à la cause de la liberté.

Les  Carnutes avaient expérimenté par deux fois l’humeur inconstante de leurs compatriotes : ils demandèrent des garanties, pour n’être pas abandonnés dans cette aventure capitale. L’usage était en Gaule de laisser des otages entre les mains des chefs envers lesquels on s’engageait : mais à le faire maintenant, on eût  risqué d’ébruiter le complot. Alors, et toujours sur la proposition des Carnutes, on remplaça le lien corporel des otages échangés par le lien religieux du serment  collectif. — Les étendards sont approchés et réunis en faisceau, ce qui est le symbole de l’entente des tribus associées : les chefs les entourent, et, les mains  étendues vers ces témoins des patries conjurées, ils prêtent serment de répondre au signal donné. — C’était la plus puissante des cérémonies, l’acte mystérieux  et redoutable d’une fédération sacrée. Les chefs, désormais, n’appartenaient plus qu’à leurs dieux, gardiens de la cause et du serment.

Des remerciements  furent votés aux Carnutes. Le jour précis de la révolte fut fixé. On arrêta sans doute un système de signaux et de crieurs pour mettre ce jour-là Génabum en  communication rapide avec le reste de la Gaule. Puis on se sépara. Vercingétorix, à Gergovie, attendit le mot d’ordre.

Pendant ce temps. César, à Ravenne,  suivait avec inquiétude les événements de Rome. C’était le fort de l’hiver. Les fleuves débordés avaient détruit les  routes des plaines ; les sentiers des montagnes disparaissaient sous la neige ; les ruisseaux étaient pris par la glace ; les Alpes et les Cévennes étaient devenues  impraticables, et leur double muraille fermait la Gaule à César (52, milieu de janvier).

 

VII

Le jour fixé, deux chefs carnutes, Guluatr et Conconnelodumn, hommes d’audace et d’aventure, les risque-tout de l’indépendance, pour parler comme César, donnent le signal, réunissent leurs hommes et  entrent dans Génabum. Ils vont droit aux maisons où habitaient les citoyens romains, les égorgent sans trouver de résistance et font main basse sur leurs biens.  Cita, le chef de l’intendance de César, périt comme les autres. La révolte commençait en Gaule ainsi qu’elle débutait toujours dans les pays soumis à Rome : le  premier sang versé était celui des trafiquants italiens, avant-coureurs de la servitude et ses premiers bénéficiaires.

Cela se fit au lever du soleil, un matin de janvier. Des crieurs, tout autour de Génabum, avaient été disposés à travers champs et forêts jusqu’aux extrémités de la Gaule. De relais en relais, la nouvelle gagna le même jour les cités voisines. Et telle était la rapidité et le nombre de ces étapes vocales qu’avant huit heures du soir, à 160 milles de là, Vercingétorix et  les hommes de l’Auvergne reçurent le signal : il traversa la Gaule avec la vitesse du vent, faisant cinq grandes lieues à l’heure. En quarante-huit heures, tous les  conjurés de la Gaule entière durent entendre le mot d’ordre de la liberté.

Vercingétorix était à Gergovie. Au premier cri venu de Génabum, il fit prendre les armes à son clan, qu’il n’eut pas de peine à entraîner pour la liberté. Mais un obstacle l’arrêta sur-le-champ. Gobannitio son oncle et les  autres chefs, tenus sans doute jusque-là à l’écart du complot, le désavouent dès qu’ils le connaissent. On court aux armes de part et d’autre. Vercingétorix et les  siens sont les plus faibles, et jetés hors de Gergovie.

Mais ce ne fut, pour les amis de César, qu’un court répit. Dans la campagne, où la dureté de la saison  suspendait les travaux des champs, le fils de Celtill n’eut point de peine à grossir sa troupe de nombreux partisans. La plèbe rurale, les chemineaux de l’hiver, les  misérables fugitifs que des années de luttes politiques avaient éloignés de la ville, toutes ces ruines humaines de la misère et de la discorde, se réunirent à Vercingétorix. Au nom de la liberté de la Gaule, beaucoup de ces prolétaires s’insurgeaient sans doute par haine de l’aristocratie dominante qui les exploitait dans les chantiers et sur les terres.

En quelques jours, peut-être seulement en quelques heures, le fils de Celtill eut, derrière ses propres hommes, toute une armée, groupée par le souvenir de son père, le besoin de combattre, l’éloquence de sa parole, le prestige de sa cause : car il l’exhortait de s’armer pour la défense de la liberté de toute la Gaule, et il en était le chef et l’orateur. Alors il put rentrer sans peine à Gergovie ; et, à leur tour, Gobannitio et les autres chefs furent chassés de la ville et expulsés du pays.

Revenu en vainqueur dans la cité de son père, Vercingétorix fut acclamé comme roi par ceux qui s’étaient dévoués à sa fortune. Il accepta le titre, il prit le pouvoir. Ce n’était sans doute qu’une tyrannie tumultuaire, à peine plus qu’une démagogie militaire, et, beaucoup de nobles ses congénères ont dû hésiter à la reconnaître. Mais la noblesse quasi royale de sa lignée, la gloire, de son père Celtill, la sainte conjuration de la Gaule donnaient à cette royauté la consécration légitime aux yeux des hommes et des dieux. Pour la première fois depuis la défaite de Bituit, la monarchie arverne était reconstituée. C’était le premier triomphe de la Gaule révoltée.

A la même date, à l’arrivée du signal carnute, les autres chefs confédérés avaient fait prendre les armes à leur peuple, égorgé les citoyens romains, appelé les milices au lieu ordinaire de concentration, mis en état les places fortes, accumulé l’or et l’argent dans les trésors et les armes dans les arsenaux. Une fièvre intense agita subitement la Gaule.

Une fois maître de Gergovie, Vercingétorix envoya des députés annoncer sa victoire à tous les chefs de la conspiration ; son message leur rappelait les stipulations de la grande assemblée, les adjurait de demeurer fidèles au serment prêté, les convoquait sur les terres arvernes. Sur-le-champ, les chefs gaulois se mirent en marche, à étapes forcées, pour se réunir à Vercingétorix et s’entendre avec lui sur les résolutions suprêmes. Il y avait à peine quinze jours qu’ils s’étaient séparés : deux semaines avaient suffi aux cités gauloises pour jurer d’être libres et pour le devenir (fin janvier 52).