VERCINGÉTORIX

 

CHAPITRE II. — LES DIEUX ARVERNES.

 

 

I. Auvergne et Campanie. — II. Dieux des bois, des sources et des lacs. — III. Dieux des montagnes. — IV. Les grands dieux et leurs résidences. — V. Teutatès au Puy  de Dôme.

 

I

Contact avec la nature, c’était rapport avec les dieux. Les terres où la nature fermente, sont celles où les dieux fourmillent. Telle était la Campanie italienne, porte de l’enfer et parvis du ciel, sauvage et bénie, patrie des sources bouillantes, des sommets solitaires, des forêts noires, des lacs inquiétants, région des surprises et des contrastes. Telle était aussi l’Auvergne, le pays gaulois qui ressemblait le plus à la Campanie, comme le Puy de Dôme rappelait le Vésuve, et comme la plaine de Limagne rappelait la terre de Labour.

L’Auvergne fut donc également un sol nourricier de divinités. Elle avait à foison ces sanctuaires où les premiers hommes logeaient les maîtres qu’ils se donnaient, l’immensité des bois, la hauteur des cimes, les fontaines limpides qui se transforment en grands fleuves, les chaleurs des sources, la profondeur des étangs. De tous les Gaulois, les Arvernes étaient les plus exposés à rencontrer des dieux.

 

II

Les dieux s’y multiplièrent d’abord dans les forêts, ces temples primitifs de la Divinité, et les troncs rudement dégrossis furent les premières idoles. Une fois sous ces voûtes, les démons ne les quittèrent qu’avec peine : les contemporains de Vercingétorix s’épouvantaient encore à la vue de leurs croupes tortueuses ; et six siècles plus tard, dans les bois de chênes ou de hêtres du Cantal, les reclus chrétiens apercevaient les mêmes monstres à l’entrée de leurs cavernes.

Les plus tenaces des divinités furent celles qui se baignaient dans les sources. On peut même se demander, en songeant que leur popularité est après vingt siècles presque aussi vive qu’aux premiers jours, si elles ne sont pas destinées à survivre à ces grands dieux ou à ces saints notoires que la théologie leur a imposés comme suzerains. — La route qui mène d’Autun au Creuset laisse à gauche, après avoir traversé les bois, un étroit et frais vallon qui se dissimule derrière le hameau de Gamay. Il renferme, près du confluent des deux sources du Mesvrin, une minuscule chapelle vaguement consacrée à saint Protais et à saint Gervais : chaque vendredi, des mères y conduisent, dans l’espoir de la guérison, les enfants infirmes. Or on peut voir, encastré dans la frêle muraille de l’édicule, un bas-relief gallo-romain qui représente les images de deux divinités des eaux : ce sont celles qui, il y a plus de dix-huit siècles, présidaient à ces mêmes sources et à des miracles semblables. L’horizon qu’on aperçoit de ce fonds de vallée a varié étrangement depuis les temps gaulois ; aux brouillards qui s’élevaient des forêts, ont succédé les fumées du Creusot : mais les habitudes des dévots n’ont point changé, et si le nom ou le costume de ces humbles dieux se sont transformés, leur âme et leur rôle sont demeurés immuables, comme l’eau des ruisseaux qui leur ont donné naissance.

Aussi ne risque-t-on pas de se tromper si l’on veut, à l’aide des écrits chrétiens et des inscriptions romaines, retrouver la vie religieuse des sources de l’Auvergne dans les temps gaulois. Sous les empereurs, un fidèle apportait à la fontaine de Taragnat une coupe d’argent ; un autre dédiait un anneau de bronze à celle de Vouroux : chacun proportionnait son offrande à sa richesse, mais la piété devait être égale, et tous avaient à cœur de remercier par des présents sincères les génies bienfaisants de ces deux sources. Quelques siècles plus tard, la fontaine de saint Ferréol près de Brioude rendait les mêmes services, par l’intermédiaire du grand saint arverne Julien : ses eaux douces et claires donnaient la vue aux aveugles et éteignaient le feu de la fièvre. De nos jours, la vertu religieuse des sources de l’Auvergne n’a point faibli : jadis, on dressait sur leurs bords une statue au dieu Mars, maintenant on vénère près d’elles une image de la Vierge, et la fièvre s’y guérit toujours.

La ferveur la plus ardente se déployait autour des eaux thermales. Sur ces points, les mœurs ont changé, et l’esprit laïque de la médecine et de la mode a chassé la religion, qui s’est réfugiée vers d’autres stations. Mais, sous la domination gauloise ou romaine, un malade ne séparait pas la force d’un dieu et l’action de l’eau. Les thermes du Mont Dore étaient un temple autant qu’une piscine, et pendant tout le Moyen Age le terrain qu’ils ont occupé s’appela terroir du Panthéon. A Vichy, autour des eaux chaudes et sulfureuses qui étaient le salut des malades au teint jauni et l’espoir inutile des pâles phtisiques, il y avait encombrement de dévots, de dieux et d’ex-voto. Toutes les prières n’allaient pas à la divinité de l’endroit. Suivant ses préférences, chaque malade adressait sa reconnaissance au dieu qui l’avait conduit jusqu’à la source. Ceux-ci suspendaient un anneau à l’image de Diane ; ceux-là remerciaient le divin empereur. Mais tous songeaient sans cesse à quelque puissance céleste, et il n’y a pas longtemps qu’on découvrit à Vichy, près d’un seul puits, en un seul trésor, quatre-vingts plaquettes d’argent, obscures et naïves offrandes faites aux dieux guérisseurs.

En Auvergne comme en Campanie les lacs ont longtemps fixé les imaginations craintives. Je ne sais si les Gaulois voyaient sortir les ombres de l’insondable lac Pavin, comme les Grecs de Cumes les évoquaient des abords du lac Averne : mais ils plaçaient volontiers dans ces eaux silencieuses et hypocrites l’asile inviolable d’une divinité profonde, qu’il ne fallait troubler que par des présents. — Trois jours de suite, sur les bords d’un lac du Gévaudan, la foule des paysans s’entassait pour faire des libations et des sacrifices : elle jetait dans les eaux des pans d’étoffes, des toisons de laine, des fromages, des gâteaux de cire, des pains, sans parler d’offrandes plus riches, et pendant ces trois jours c’étaient des fêtes et des orgies que venaient enfin interrompre les orages suscités par le dieu en colère. Grégoire de Tours affirma qu’un saint prêtre mit fin à la superstition du lac. Il s’illusionnait. Il y a trente ans, elle était fort vivace : le deuxième dimanche de juillet, les campagnards s’y livraient encore, et c’étaient les mêmes présents faits à la divinité des eaux, vêtements, toisons de brebis, pains et fromages, et beaucoup de pièces de monnaie.

 

III

Les démons des lacs cl des forêts étaient redoutés, les déesses des sources étaient charmantes : les dieux qui présidaient aux cimes des montagnes avaient l’humeur moins égale ; leur bonté n’était pas éternelle, ni leur méchanceté durable. Ils étaient tantôt calmes et brillants, comme le soleil qui dorait leurs sommets, et tantôt furieux et farouches, comme les nuages qui s’amassaient sur leurs croupes.

Les collines de moindre importance avaient leur dieu protecteur et éponyme, gardien du village qui habitait tout proche : ce génie du lieu était le refuge des âmes dans les moments de doute, tandis que le château-fort voisin devenait l’asile des misérables au temps des invasions. Il y eut un sanctuaire païen sur cette pieuse colline de Brioude que devait plus tard dominer l’église de Saint-Julien ; un autre, à Lezoux, groupait à ses pieds la plus industrieuse des populations arvernes ; et de la hauteur de Saint-Bonnet, un dieu commandait à la plaine où s’élèvera Riom l’intelligente.

Mais les divinités des hauts lieux de l’Auvergne furent vile reléguées dans l’ombre par celle du Puy de Dôme, Dumias, ainsi qu’on l’appelait : nom à la fois du dieu et de la montagne, nomen et numen.

Le Dôme était visible de partout : son dieu était présent partout, il fut roi et maître, ainsi que le sommet lui-même. A quoi bon s’adresser à de moindres génies, quand la puissance de la cime faisait à elle seule la richesse ou la ruine de la plaine entière ? L’obéissance va au plus haut, la piété au plus utile. Chez d’autres peuples, par exemple chez les Éduens, les sanctuaires de montagnes se sont multipliés : le mont Saint-Jean, le mont de Sène et bien d’autres, avaient le leur ; toutes ces hauteurs se ressemblaient plus ou moins, aucune de leurs divinités ne prit le pas sur les autres : la religion, dans les campagnes éduennes, tendit à se maintenir dispersée. En Auvergne, la suprématie du Dôme fut reconnue sans peine. Autant que l’unité religieuse pouvait exister dans ces populations à la pensée courte qui adoraient le dieu le moins éloigné, le Puy de Dôme assura chez elles une communion de culte ; éloignés de leur patrie, c’était à leur grand dieu que les Arvernes envoyaient leurs souvenirs et adressaient leurs sacrifices.

Il arriva chez eux ce qu’il était advenu, cinq ou six siècles avant l’ère chrétienne, dans les bourgades latines. Les divinités abondaient sur les terres du Latium, et elles étaient toutes de même nature que celles de l’Auvergne : elles habitaient les collines, les forêts, les sources et lacs. Mais elles reconnurent comme dieu suprême celui du Mont Albain, qui dominait la plaine et les rochers de ses deux mille coudées, et qui ne tarda pas à devenir le Jupiter Latiar, le Jupiter souverain du peuple latin.

 

IV

En Gaule ainsi qu’en Italie, dans l’Auvergne ainsi que dans le Latium, les dieux locaux, c’est-à-dire fixés à une parcelle du sol, à un lambeau de territoire, au domaine d’une tribu, furent, les uns après les autres, rattachés à des divinités puissantes et universelles, de qui ressortirent, sinon tous les hommes et tous les lieux, du moins tous les hommes de la race et tous les lieux qu’elle avait en partage. Quelques êtres célestes surgirent, dont les noms évoquèrent l’idée de personnes vivantes et définies, Jupiter ou Mars en Italie, et, en Gaule, Teutatès, Taranis, Ésus, Bélénus.

Il arriva souvent que ces croyances à de plus grands dieux furent encouragées par les prêtres, supérieurs au reste du peuple par l’intelligence et par l’ambition, mais sans doute aussi par la bonté et par le désir du calme et de l’union. Car l’humanité s’élève en même temps que ses dieux grandissent, et le plus honorable est parfois le plus lointain ; si les sanctuaires locaux engendraient les luttes civiles, les tribus d’une même nation avaient un nouveau motif de s’unir quand elles voyaient un dieu souverain au-dessus de leurs génies particuliers.

En Gaule, les druides paraissent avoir été, je ne dis pas les initiateurs, mais les propagateurs de ces dieux à nom propre et personnel, de ces cultes à portée lointaine et à vaste horizon, et gros d’ambitions celtiques. Ils étaient les arbitres des sacrifices voués à ces puissances célestes, et pendant longtemps ils ne doivent pas avoir séparé leurs intérêts sacerdotaux de la cause des grands dieux gaulois.

Ceux-ci ne détruisirent pas cependant les génies des montagnes et des fleuves, pas plus que le règne de Mars ou de Jupiter ne mit fin à la sainteté populaire des collines et des bois de la campagne romaine. Seulement, presque toujours, ces génies se transformèrent, élargirent leur nature, et devinrent les avatars locaux d’une divinité plus importante ; ils furent, si l’on peut dire, la présence réelle d’un grand dieu sur un petit territoire. Les sources de Vouroux et de Taragnat, les montagnes de Brioude et de Saint-Bonnet servirent de lieux de séjour à un Apollon ou à un Mars gaulois, et leurs anciens génies ne furent plus que les Apollons ou les Mars de l’endroit. Ces dieux souverains, dont le domaine était infini, se ménageaient ainsi de petites et fort nombreuses résidences.

Le principal de ces dieux gaulois était Teutatès. Il prit pour lui les plus hauts sommets, ainsi qu’avait fait Jupiter en Italie, et il s’installa au Puy de Dôme, le plus digne des sanctuaires que la nature lui ait bâti dans la Gaule.

Ce dieu gaulois a laissé aux Romains un terrible souvenir : c’était une divinité farouche, féroce, ivre du sang des hommes,

immitis placatur sanguine diro,

disait le poète Lucain. Les sacrifices humains étaient fréquents à ses autels, et les druides étaient les ministres ordinaires de ces rites barbares. — Mais les Romains et les Grecs, qui insistaient sur ces horribles détails, oubliaient que leurs dieux avaient pendant longtemps aimé les victimes de ce genre, et que les combats de gladiateurs ne différaient ni par leur origine ni par leur caractère des holocaustes d’hommes chers à Teutatès. Il n’est aucune religion ancienne qui n’ait dans son passé une tare de ce genre. D’ailleurs, Teutatès ne paraît pas plus cruel qu’Ésus ou que Taranis : de tels usages étaient le crime du culte et non pas la faute du dieu.

En revanche, le roi du Puy de Dôme et des Arvernes prit, peu à peu, une allure sympathique qui démentit les rites de ses autels. Si ce sont les druides qui ont arrêté les traits de sa physionomie, ils l’ont fait fort semblable à l’Hermès grec et au Mercure romain, qui étaient des divinités aimables et intelligentes. Le Teutatès des Celtes ne leur était point inférieur : c’est lui qui avait inventé les arts dont vivait l’industrie humaine ; il encourageait les marchands et favorisait la fortune, il protégeait les voyageurs et guidait les caravanes ; c’était le dieu des sentiers paisibles, des ateliers actifs, des foires populeuses, des réunions d’hommes groupés pour le travail.

Peut-être eut-il un rôle plus important encore, s’il est vrai que son nom signifie le dieu du peuple. Ne serait-ce pas alors, tel que le Wuotan des Germains et le Iahvé des Juifs, le dieu politique ; par excellence du nom celtique, présidant aux assemblées de la nation sur les montagnes saintes, la tirant de la servitude et la conseillant dans la liberté, ouvrant aux marches pacifiques les grandes routes de ses domaines, maître de toutes les tribus et de toutes les cités, et planant au-dessus des Arvernes et des Éduens comme Iahvé au-dessus d’Israël et de Juda ? — Mais qui pourra jamais transformer en vérité cette séduisante hypothèse ?

Ce qui demeure certain, et ce qui est fort étrange, c’est que les Gaulois, qu’on disait les plus destructeurs des hommes, avaient fini par préférer à leur Mars, ce détrousseur des grands chemins, leur Mercure, ce bon gardien des routes, au dieu qui tue celui qui amasse. Peut-être est-ce encore aux leçons des druides qu’il faut rapporter le mérite de cette singulière union entre un peuple batailleur et une divinité pacifique. En tout cas, le grand dieu gaulois était plus vif et plus gai que Jupiter romain, ennuyeux et dominateur, que Mars latin, solitaire et grossier. Teutatès se fût moins entendu avec eux qu’avec Hermès et Athéné : il était sur le chemin de l’Olympe grec, plutôt que sur celui des divinités italiotes. C’était, tel que le définit César lui-même, le symbole du progrès humain. Il habitait sur l’âpre sommet du Puy de Dôme, mais il regardait vers la Limagne féconde.