HISTOIRE DE LA GAULE

TOME II. — LA GAULE INDÉPENDANTE.

CHAPITRE I. — LA TRIBU ET LA PEUPLADE[1].

 

 

I. - DU NOMBRE DES HABITANTS DE LA GAULE[2].

Au second siècle avant notre ère, la Gaule passait pour un des pays les plus peuplés du monde. Les citoyens des villes grecques disaient alors de leurs patries qu’elles se mouraient faute d’hommes[3], et ils pensaient en même temps des tribus gauloises qu’elles souffraient d’un excès de multitude[4].

Une telle opinion ne venait sans doute pas de l’exacte connaissance du pays. Elle était le résultat de la façon dont les Celtes et les Galates se présentèrent au monde gréco-romain, et de la peur qu’ils lui inspirèrent. Depuis 390 jusqu’en 207, presque chaque année, les habitants du Midi apprenaient que des bandes auxquelles on donnait ces noms avaient franchi les Alpes ou l’Hémus, et qu’elles descendaient vers eux. Les Gaulois étaient les ennemis qui reviennent sans trêve, et qui ne laissent aucun répit à l’inquiétude. Et ils se montraient, non pas en bataillons de mâles armés, mais en nations qui émigrent, avec des femmes, des enfants, des vieillards, des troupeaux et des chariots. La surprise et la crainte troublèrent les calculs chez les Méridionaux ; leur imagination fit le reste, et ils crurent que dans la terre d’où ces hommes venaient, familles et tribus étaient inépuisables. Ce qui est l’impression ordinaire que les invasions laissent à leurs victimes.

A ces vagues hyperboles les érudits modernes ont substitué des tableaux et des statistiques : s’aidant des chiffres d’effectifs militaires conservés dans les récits anciens, ils ont évalué en nombres la population de la Gaule ; et ils l’ont fixée fort bas, bien au-dessous de ce qu’elle est maintenant et de ce qu’elle a jamais été, à moins de dix millions[5], c’est-à-dire tout au plus au sixième des êtres qui vivent aujourd’hui entre le Rhin et les Pyrénées[6].

C’est remplacer une exagération par une autre. Entre ces deux frontières, ce n’étaient certes pas des myriades infinies d’hommes qui naissaient sans cesse, pareilles à la multitude grouillante de la Chine des grands fleuves ; mais les tribus n’y vivaient pas cependant en de rares petites troupes disséminées dans des clairières ou des oasis, comme les indigènes des forêts ou des déserts africains. L’immensité des espaces sylvestres et marécageux n’était pas, en ce temps-là et sous ce climat salubre, un obstacle à la vie humaine : les bois et les palus avaient leurs habitants à demeure[7] ; Gaulois ou Ligures étaient moins sensibles que nous au froid, à la fraîcheur ou au brouillard ; et, comme ils redoutaient surtout la chaleur, ils ne fuyaient pas le contact des terres humides et ombragées[8]. Ce qui n’empêchait pas les hommes de fréquenter aussi, beaucoup plus qu’aujourd’hui, les hauts plateaux et les sommets aux rebords escarpés. Les assises de la civilisation actuelle sont, pour ainsi dire, des pavés secs et des routes planes ; celle d’autrefois s’accommodait tout aussi bien d’un sol boueux et de chemins montants. Que de ruines de cette époque ne trouve-t-on pas dans des régions que les époques suivantes ont à demi désertées, jadis foyers d’habitation constante, aujourd’hui lieux de rendez-vous temporaires : la cime glaciale du mont Beuvray[9], le Larzac infertile et les Causses pierreuses[10], les marais du Médoc et les sables des dunes[11], terres vouées d’ordinaire à la solitude, sont pleines des souvenirs et des produits d’autrefois. Polybe s’aperçut, non sans étonnement, que les Alpes étaient habitées au voisinage même de leurs sommets[12], et Hannibal trouva en effet de nombreux Barbares jusqu’aux lacets du mont Cenis[13].

Au surplus, les chiffres acceptés par les Anciens se rapprochent de la densité actuelle de la population, bien plutôt qu’ils ne s’en éloignent. La Gaule put livrer des armées aussi nombreuses que celles que la France produisit dans les temps de levées en masse ou de conscription sévère : en 52, tout à la fin d’une longue campagne précédée de six ans de guerre, César aura encore à combattre 338.000 Gaulois, sortis presque tous des terres comprises entre la Garonne, les Cévennes, la Somme et la Marne[14]. Des Helvètes, qui tenaient alors l’espace entre le Jura et les Alpes Bernoises, il émigra en 58 au moins 263.000 têtes[15] ; or, la population des cantons qui se sont formés sur leur territoire ne s’élevait, en 1850, qu’à un million et demi[16], et l’on sait que la Suisse s’est grandement peuplée dans le dernier siècle[17]. Il sortit 23.000 émigrants de ce qui est aujourd’hui le canton de Bâle[18] ; les habitants du Valais surent mettre en ligne plus de 30.000 combattants, ce que le canton ne ferait certes pas aujourd’hui[19] ; une petite tribu ligure des environs de Nice en fournit une fois 4000 et davantage[20] ; les Lingons, habitants de la Côte d’Or et du plateau de Langres, jusqu’à 70.000[21]. Quand César pénétra au nord de la Marne, il fut effrayé du nombre de guerriers que produisait chaque peuple[22] : le Beauvaisis à lui seul, dont la superficie était de moins de 600.000 hectares[23], pouvait lui en opposer 100.000, ce qui suppose une population totale de 400.000 hommes[24], chiffre actuel de celle du pays. Une armée de 296.000 soldats fut mise sur pied entre la Meuse, l’Aisne et la Seine, et il était facile de la renforce[25].

Ne taxons pas d’erreur ou d’exagération les écrivains anciens qui nous ont conservé ces chiffres. Ils les tenaient des indigènes, et les peuples d’autrefois, plus encore que les peuples chrétiens, ont aimé les statistiques et les dénombrements[26]. C’était la religion qui exigeait ces recensements un par un, toutes ces additions scrupuleuses d’hommes ou de soldats : les dieux des nations voulaient qu’il fût tenu un compte exact des citoyens qui leur appartenaient[27].

Que la répartition des groupes humains différât infiniment de ce qu’elle est aujourd’hui[28], cela va sans dire, et la suite de cette histoire montrera ces différences. Mais le total des habitants de la Gaule atteignait et dépassait sans doute le tiers de la population actuelle, la France n’était pas de beaucoup moins peuplée qu’au tempe de Louis XIV[29] : c’étaient, à l’ouest du Rhin, de 20 à 30 millions d’hommes[30], qu’engendrait, portait et nourrissait une nature à peine moins clémente que la nôtre[31].

 

II. — DIFFÉRENTES POPULATIONS[32].

Ces millions d’hommes n’avaient point tous la même origine ; ils ne parlaient pas une langue commune, et on ne les désignait point par une seule appellation[33].

Sur les frontières continentales, les populations ressemblaient autant à celles des contrées voisines qu’aux habitants de la Gaule intérieure. Depuis le bassin de Mayence jusqu’à la mer, il n’y avait pas de grandes différences entre les hommes des deux rives du Rhin. Les Trévires de la Moselle se regardaient comme de souche transrhénane[34] ; les bords de la Meuse et les clairières des Ardennes donnaient asile à des tribus qu’on disait germaniques, les Éburons et d’autres[35] ; chez les Nerviens des bois de la Sambre et du Hainaut, on se faisait gloire d’une parenté semblable[36]. J’ai peine à ne pas voir des demi-Germains en ces sauvages Ménapes des marécages flamands[37]. Dans toute la région des rivières du Nord, de Dunkerque à Wissembourg, les vrais Gaulois, d’origine ancienne, de sang pur, d’humeur et de pays abordables, ne se rencontraient que plus au sud, en deçà d’une ligne qui correspond presque toujours à la limite de la France d’avant les désastres[38]. Lorsque apparaissaient, à l’est de l’Aa[39] ou aux approches de la Semoy[40], les espaces des marais et des forêts sans fin, d’autres manières de vivre se montraient, et le nom gaulois reconnaissait à peine les siens dans ces Barbares des régions tristes[41].

Les deux versants des Alpes appartenaient encore, à peu près partout, à des Ligures. Les Celtes et les Galates n’avaient pris pour eux que les vallées les plus riantes ou traversées par les routes les plus utiles : ceux-là s’avançaient le long de la Durance vers le mont Genèvre, le long de l’Isère vers le mont Cenis et le Petit Saint-Bernard ; ceux-ci avaient occupé le Rhône supérieur et la montée du Grand Saint-Bernard. Mais, perdues dans la montagne, les tribus gauloises du Valais, de la Tarentaise, du Gapençais et de l’Embrunois, paraissent s’être séparées d’assez bonne heure du nom celtique ou du nom belge ; elles vivaient d’une vie distincte et isolée[42], semblable à celle que menaient leurs voisins ligures des deux versants. On arrêtait d’ordinaire la Gaule proprement dite, celle des Celtes et des Belges, à l’endroit où les avenues des plus grandes rivières se rétrécissent devant les premières escalades des monts : au confluent du Verdon dans la vallée de la Durance[43], à celui de l’Arc dans la vallée de l’Isère[44], à la tête orientale du lac de Genève dans la vallée du Rhône[45]. Tout ce qui était haute montagne, mauvais chemin, pays de neige et de peur, n’était pas censé purement gaulois.

De même, le long du rivage, il n’était plus question de Gaule et de Celtes à l’est de la rade et des îles d’Hyères[46] : on eût dit que la Celtique s’était interdit cette contrée lointaine, hérissée de roches et dénuée de grands fleuves et de longues routes. C’est par elle que les géographes anciens firent commencer la terre laissée aux Ligures.

Les peuples de l’Espagne débordaient également au nord des Pyrénées. Les meilleures des vallées septentrionales leur appartenaient. Il est possible que Castel-Roussillon sur la Tôt marquât la limite entre Celtes et Ibères. Nulle part dans le sud, les Gaulois ne s’écartaient beaucoup de la Garonne. A quelques lieues au delà de Toulouse, d’Agen et de Bordeaux[47], apparaissaient les peuples qu’on appelait les Aquitains, composés soit de Ligures indigènes, soit d’Ibères immigrés. Aucune puissance celtique n’avait pénétré dans l’immense plaine de la Gascogne : là, les Gaulois ont reculé devant les étendues de terrain laides et monotones. Ils répugnèrent également aux terres trop peu découpées des Landes et aux terres trop morcelées des montagnes extrêmes[48].

Ainsi, en venant du dehors vers la Gaule, on ne passait pas brusquement d’une population à l’autre : une zone de tribus étrangères ou mélisses bordait presque toutes ses frontières, et ce n’est qu’aux approches des grands fleuves, près d’Aix, de Narbonne, rte Toulouse, de Bordeaux, de Genève, de Reims et d’Arras, qu’apparaissaient les Gaulois proprement dits. — Sur un point seulement, ils n’étaient pas enveloppés d’hommes étrangers à leur nom : entre le lac Léman et le confluent du Mein, les Celtes de la Gaule confinaient encore à leurs anciennes colonies des vallées allemandes, Helvètes de Franconie et Volques de Bavière. Le moment n’est pas encore venu où une invasion germanique séparera ces peuples en deux tronçons, oit elle achèvera, en conquérant l’Alsace, d’isoler les Gaulois et de les rejeter dans les grands bassins qui bordent le plateau Central.

Sauf cette région des Vosges, de l’Alsace et de la Suisse, qui est son domaine avancé et sa sauvegarde vers le levant, la Gaule se ramasse autour de ce plateau. Elle est, pour ainsi dire, écornée à tous ses angles, qu’occupent des Germains, des Ligures et des Aquitains.

Les Gaulois eux-mêmes se divisaient en deux groupes[49] : ceux des peuplades nées de l’invasion la plus ancienne, les Celtes, qui finissaient au nord de la Seine ; et les sujets ou les descendants des derniers venus, ces Belges qui avaient popularisé dans le monde le mot de Galates ou de Gaulois : ceux-ci formaient à la Celtique une sorte de couronne protectrice du côté de la Germanie. Au nord-ouest, les peuples des presqu’îles et du littoral de la Manche, en partie d’origine belge, vivaient d’ordinaire séparément sous le nom d’Armoricains[50]. La Celtique propre était ainsi concentrée en une masse compacte et circulaire, dont le centre géométrique était vers le puy de Dôme, et dont les rayons, d’environ 80 lieues, finissaient aux embouchures de la Loire, de la Garonne, de l’Aude et du Rhône, et aux confluents de Paris.

Cependant, quels que soient le caractère et le nom de c v, diverses populations, Celtes, Belges, Gallo-Germains[51], Ligures, Celtoligures[52], Aquitains, Ibères, il n’y a pas entre elles des divergences fondamentales, des contrastes saisissants. Nous retrouverons chez toutes des formes politiques et des superstitions analogues. Certes, elles n’avaient point un même tempérament, elles n’étaient pas également barbares ou civilisées. Mais leurs institutions, pour n’être pas arrivées partout au même degré de formation, étaient cependant de nature semblable[53].

 

III. - LA TRIBU ET SON TERRITOIRE[54].

Tous ces hommes, ceux du Centre comme ceux des frontières, les Gallo-Germains des forêts meusiennes aussi bien que les montagnards alpestres, les Gaulois riverains des grands fleuves ou les Aquitains des étangs et des landes, étaient répartis en tribus, sociétés permanentes que les Latins appelaient pagi[55] et les Grecs φΰλα[56]. La tribu était partout, chez les Germains, les Belges, les Celtes, les Ligures, les Ibères, l’élément primordial et peut-être irréductible de la vie publique, vie civile ou militaire[57]. C’était par ce mot de tribu que se désignaient les plus anciens et les moins considérables des groupements politiques, et c’étaient les territoires de ces tribus qui constituaient les subdivisions les moins étendues et les plus tenaces du sol de la Gaule entière[58].

La tribu était un ensemble de familles et d’êtres obéissant à des chefs communs, associés sous un seul vocable, liés par des résolutions collectives, vivant d’une existence semblable et voisinant sur la même terre[59]. Il est possible qu’à leur origine, beaucoup de tribus aient été simplement l’union traditionnelle des lignées issues d’un lointain ascendant : dans le monde gaulois tout au moins, quelques-unes de ces petites sociétés gardaient et portaient le nom d’un ancêtre, vrai ou mythique[60] : leurs membres se savaient ou se croyaient unis par une antique et mystérieuse parenté, de même que les douze tribus d’Israël se disaient filles des fils de Joseph ou de Jacob, que des gentes patriciennes de Rome s’attribuaient un père de leur nom. Mais à l’époque dont nous parlons, cette parenté, là où elle était mentionnée, ne se montrait plus que par des souvenirs religieux[61] et une appellation commune : le cadre politique avait depuis longtemps remplacé la filiation réelle. Et peut-être même cette filiation était-elle purement arbitraire et supposée : les hommes qui ont l’habitude de penser et d’agir en commun finissent par se traiter comme une même famille, par se créer une fraternité rétrospective, qui explique, sanctionne et renforce leur entente.

C’est qu’en effet cette entente se présentait presque toujours sous la forme d’une vie familiale, c’est-à-dire d’une communauté de sentiments, de dangers et d’espérances. Chaque tribu, qui se composait de quelques dizaines de milliers d’hommes[62], possédait ses enseignes, emblème et symbole de leur vie en société[63]. Dans l’état de guerre, ils marchaient, campaient et combattaient ensemble[64] ; dans l’état de paix, ils adoraient les mêmes dieux, avaient des sanctuaires communs, rendez-vous de marché et de prière[65] ; ils demeuraient, moissonnaient et se faisaient ensevelir les uns près des autres. — Enfin, la nature de son territoire mettait, entre les membres d’une tribu, une solidarité de plus.

Le territoire d’une tribu était d’abord parfaitement délimité, à la fois par les règlements des hommes et par les conditions du sol. C’était un vaste espace de cent mille hectares en moyenne[66], renfermant au centre ses terres cultivées, protégé à ses frontières par des obstacles continus, forêts ou marécages, montagnes ou larges eaux[67]. Tous les membres d’un de ces groupes se reconnaissaient chez eux en deçà de ces limites[68]. — Puis, fort souvent, chacun de ces territoires coïncidait avec une des petites régions naturelles, un des pays de notre France. Dans les contrées de montagnes, la tribu avait un large vallon pour domaine : la Soule[69] ou le Labourd[70] dans les Pyrénées, le Queyras, la Haute ou la Basse Maurienne[71] dans les Alpes, appartenaient à autant de tribus, ayant chacune ses champs dans le bas, plus haut ses pâturages, ses remparts sur des collines, et au loin les défilés qui gardaient les issues de sa rivière et de ses routes. Dans les pays de forêts, le territoire apparaissait comme une large clairière autour d’une fontaine, encadrée par la ligne ininterrompue des bois : regardez, du plateau de Senlis, ce double horizon, des cultures le long du ruisseau, des taillis dans le lointain, et vous avez aujourd’hui encore l’impression d’un domaine de tribu gauloise, celui des Silvanectes[72]. Quelquefois, c’était un étang ou un bassin maritime qui lui donnait son caractère propre : les Boïates ou les gens de Buch en Gascogne étaient groupés tout autour du bassin d’Arcachon, qui faisait le centre et l’unité de leur pays[73]. La péninsule du Médoc appartenait aux Médulles[74], les Mandubiens s’étageaient autour du mont d’Alésia, dans l’Auxois actuel[75]. Or, chacun de ces pays possède son caractère distinct, ses cultures, ses productions et ses ressources spéciales : le Buch a ses poissons, les cantons alpestres leurs troupeaux, le Senlisois ses blés et son gibier, le Médoc aura plus tard ses vignes ; les hommes de la tribu, membres d’une seule société politique, tiendront de la vie propre de leur sol une existence particulière, de nouvelles raisons de se rapprocher et de s’entendre, des habitudes et des traditions physiques, plus fortes que les souvenirs religieux.

Ce lien entre le sol et les hommes de ces tribus était si naturel et si puissant qu’après deux mille ans de vie nationale, la plupart des pays de France observent encore une manière à eux de parler, de penser et de travailler[76]. Ils ont transformé chacun à sa façon les leçons générales que recevait la Gaule. Ut vue [éternelle des mêmes horizons, la recherche et l’espérance des mêmes récoltes, la jouissance des mêmes sources et les hommages aux mêmes dieux ont perpétué chez les hommes d’un pays ces besoins d’union et ces airs de ressemblance que leurs ancêtres avaient déjà fixés par des légendes familiales et par la communion en un père unique. Et souvent, les noms de ces pays d’aujourd’hui demeurent ceux que portaient leurs tribus à l’époque gauloise[77].

 

IV. - GROUPEMENT DES TRIBUS EN PEUPLADES.

Mans les derniers temps du nom ligure, les tribus vivaient d’ordinaire indépendantes et séparées ; elles ne se rapprochaient point pleur se tenir entre elles par un lien solide. La conquête gauloise, partout où elle passa, fit sortir ce monde de son état de dispersion. Elle substitua aux traditions d’isolement politique des usages de groupement public et de fédération permanente. Une armée d’envahisseurs apporte toujours avec elle des principes d’unité : la vie dans l’alliance, l’union en grandes masses, la discipline de l’obéissance. Les Celtes imposèrent ces habitudes aux terres qu’ils avaient conquises.

La Gaule provençale nous offre un exemple saisissant de la manière dont se firent ces associations. Tant qu’elle n’appartint qu’aux Ligures, elle était morcelée en une dizaine de tribus ou de territoires[78]. Arrivent les Celtes (vers 400) : Gaulois et Ligures se confédèrent aussitôt ; de la Durance et du Rhône à la mer et aux montagnes, tous acceptent l’autorité d’un seul chef, qui les mène contre Marseille[79]. La guerre finie, l’union ne disparaît pas, et désormais une grande puissance, la peuplade celtoligure des Salyens, superposera son nom, son cadre et ses institutions à ceux des cantons qui l’avaient formée[80].

C’étaient les corps de ce genre que les écrivains classiques appelaient les peuples, les nations, les cités de la Gaule, civitates, populi, nationes, gentes, έθνη[81]. Une cité était en réalité un État fédéral, une concorde de tribus voisines, mettant en commun leurs ressources et leurs ambitions, obéissant aux mêmes chefs en temps de guerre, reconnaissant une seule souveraineté en temps de paix[82].

La cité ou la peuplade comprenait un nombre variable de tribus, tuais qui ne fut pas, dans la Gaule propre, très considérable. Les Helvètes, en Souabe et Franconie, n’en avaient que quatre[83] ; de même les Pétrocores du Périgord : et ce chiffre de quatre paraît avoir été consacré parfois par les mœurs ou la religion[84]. Il y avait dix tribus chez les Salyens de la Provence[85]. Je crois que ce nombre n’a été dépassé que rarement[86].

Cela faisait des territoires assez vastes, toujours capables de se suffire à eux-mêmes, de se défendre avec leurs propres forces. Les plus considérables, comme ceux des Volques (Languedoc), des Pictons (Poitou et Vendée), des Lémoviques (Limousin et Marche), des Arvernes (Auvergne et sud du Bourbonnais), s’étendaient sur près de 2 millions d’hectares, la valeur de 3 ou 4 départements, et pouvaient nourrir près d’un million d’hommes, en armer près ou plus de 100.000[87]. Les plus petits arrivaient encore au tiers ou au quart de cette surface et de cet effectif, et valaient à peu près, comme étendue et comme richesse, un de nos départements : tels, les Bellovaques, qui correspondent à celui de l’Oise, les Ambiens, à celui de la Somme, les Nitiobroges, à celui du Lot-et-Garonne[88]. De ces nouveaux corps politiques pouvait résulter, pour notre pays, une vie plus intense et plus utile : mettant en branle plus d’hommes et de richesses, de passions et de produits, ils étaient tout autrement capables d’action et de progrès que les humbles société, dont ils étaient sortis. Au-dessus, c’est-à-dire au lieu et place de 3 ou 400 tribus[89], apparaissent 50 à 60 nations[90], volontés nouvelles, jeunes et vigoureuses.

Ces cités ou ces nations ne furent point toutes créées à la même date, et elles n’eurent point partout la même stabilité. C’est dans la plus vieille Celtique, celle que constitua tout de suite l’invasion, celle dont Ambigat fut le chef légendaire, qu’elles se formèrent d’abord, et elles furent sans doute moins le résultat d’une entente que celui de la mainmise d’une bande de conquérants sur une grande étendue de terrain. Entre la Seine, le Rhône et les dernières pentes occidentales du plateau Central, la petite tribu, indépendante et resserrée, a presque partout disparu avant le premier siècle : il n’y a plus dans cette région que des cités puissantes, ambitieuses, homogènes, Compactes, étendant leur nom sur de larges territoires : Arvernes, Éduens, Pictons, Santons, Rutènes, Lémoviques, Bituriges, Carnutes, Sénons, Lingons, à eux dix, ces peuples font la moitié de la France : l’attache qui unit leurs tribus est presque indéchirable, leur domaine d’alliance, fixe et immuable ; et les quelques tribus qui n’ont pas réussi ou consenti à s’incorporer à ces ligues ou à ces cités, végètent dans leur dépendance[91].

Dans la Celtique prolongée, celle qu’ont soumise au sud des Cévennes les descendants d’Ambigat, les fédérations sont plus récentes, et l’union entre les tribus d’un même groupe sera longtemps très fragile. Au temps d’Hannibal, les Volques du Languedoc, les Allobroges du Dauphiné, ne sont que des peuplades flottantes, incapables d’entente sérieuse et de discipline politique[92]. Peut-être les conquérants celtes, Volques et Allobroges, n’avaient-ils encore eu ni le temps ni la force de faire accepter leur nom et leur domination sur les cantons qu’ils s’étaient attribués[93].

Le régime de la nation s’installa aussi tard chez les Belges, derniers venus des Gaulois. Un siècle et demi après Hannibal, au temps de César, il n’est pas accepté de tous au nord de la Seine. C’est au sud de la grande forêt, dans les régions plus cultivées, traversées par des voies moins étroites et plus populeuses, que sont établies de vraies cités, maîtresses de territoires étendus : Trévires de la Moselle, Ambiens de la Somme, Bellovaques de l’Oise, Rèmes de l’Aisne. Mais elles sont flanquées vers le nord de nombreuses tribus, Condruses des Ardennes, Silvanectes de Senlis, et bien d’autres : et ces petites sociétés virent tantôt à part, et tantôt suivant leurs intérêts ou leurs craintes, vont s’agréger à une nation voisine[94]. — La croissance de ces nations belges elles-mêmes n’est pas achevée : les Suessions, après avoir compris un assez grand nombre de tribus, virent leur assemblage se défaire, et une partie d’entre elles renforcer le nom des Rèmes leurs voisins[95]. Chez ces Belges ou ces Gallo-Germains qui viennent à peine d’arriver, que des nouveaux immigrants tracassent sans relâche, où de longues forêts et de larges marécages interdisent les rapports lointains, la tribu est demeurée le seul élément qui ait quelque fixité : les groupes humains n’ont pas trouvé les affinités de voisinage qui font les nations perpétuelles. Il n’y a pas, dans la plupart d’entre eux, cette soumission de la tribu à la cité[96], cet amour-propre du nom[97] du peuple qui faisait alors la grandeur des Arvernes et des Éduens.

Le morcellement est plus grand encore chez les gens du Sud-Est et du Sud-Ouest, que n’avait point touchés la conquête gauloise. A part deux ou trois peuplades, sorties sans doute de l’invasion ibérique et établies dans les belles terres du Gers (Ausques) et du Bigorre (Bigerrions)[98], les Ligures et les Aquitains ne connaissent d’autre mode de groupement que la tribu, et les alliances qui peuvent se nouer entre eux ne durent que le temps d’une guerre. Et même à l’époque des combats, chaque tribu aime mieux faire bande à part[99], de même que pendant la paix, elle ne regarde pas volontiers au delà du sommet de ses montagnes ou de la profondeur de ses bois. La nation, presque partout, est l’apanage des terres largement ouvertes et des grandes voies marchandes, qui sont à des Gaulois.

 

V. - CARACTÈRE DES TERRITOIRES DE PEUPLADES.

C’est qu’en effet la cité ou la nation gauloise n’est pas seulement un corps politique, mais encore un organisme dressé pour le travail et les relations utiles. Et à dire vrai, entre toutes les raisons qui rendent compte de la naissance et de la cohésion  d’une peuplade, ce sont les raisons commerciales qui nous apparaissent avec le plus de netteté.

Le territoire d’une tribu, le pays, était surtout, on l’a vu, une unité de culture ou d’exploitation : il se composait de terres et d’eaux d’espèce semblable, dotées de ressources pareilles. Le territoire d’une nation était surtout une unité stratégique et économique : il se composait des pays qui ressortissaient aux mêmes routes, convergeaient vers le même fleuve et aboutissaient aux nièmes carrefours, qui se commandaient les uns les autres, et qui devaient s’entendre pour échanger à la fois leurs produits et leurs moyens de défense.

Montagnes et plaines ont leur rôle spécial dans la vie des peuples : les unes protègent plus souvent, les autres nourrissent davantage. Presque toutes les cités de la Gaule comprenaient il la fois ales pays de hautes terres et des pays de terres basses. La création de ces cités suppose l’entente des tribus de la montagne et à celles de la plaine, les bons offices réciproques des gens d’en haut et des hommes des bons pays.

Cet accord n’était nulle part plus visible que chez les vieilles et grandes peuplades de la Celtique, dans cette France intérieure où la nature a si bien maintenu l’équilibre entre les hauteurs robustes et les dépressions fertiles[100].

Sous le nom d’Arvernes se groupaient les hommes de la Limagne, la plaine la plus riche et la plus uniforme du Centre, et ceux dies montagnes d’Auvergne, les plus hautes et les plus massives du sol gaulois, ceux de la haute plaine de la Planèze et ceux des monts du Livradois. La peuplade des Éduens réunissait des pays de nature très diverse : le noir et glacial massif du Morvan, les monts et les coteaux élevés du Beaujolais et du Charolais, et toutes les plaines que dominent ces hauteurs, celle ale la Bourgogne, bonne entre toutes, les longues terres de la Saône mâconnaise, les gras pâturages du Nivernais, les landes de la Sologne bourbonnaise. Aux Lingons appartenaient et le plateau de Langres et les ondulations cultivées du pays de Dijon. Des sommets du Jura les Séquanes descendaient jusqu’au Doubs et à la Saône[101]. De ceux des Alpes dauphinoises les Allobroges allaient jusqu’au Rhône : ils tenaient Vienne et Genève, l’éclatant jardin du Grésivaudan et les chaînons menaçants ou les sombres hauteurs des Bauges et de la Grande Chartreuse[102]. Les Volques du Languedoc, au nord de leur plaine sillonnée de routes et de cultures, possédaient une partie des Cévennes, couvertes de redoutes et percées d’abris[103]. On appelait du nom de Carnutes le peuple qui occupait à la fois la Beauce plate et monotone et les collines du Perche hérissées de bois[104]. Il n’y avait pas de peuplade, grande ou petite, qui ne se fût constituée de manière à joindre à une vallée heureuse les mamelons protecteurs qui la surplombent : les Bituriges Vivisques, possesseurs du Bordelais, s’étendaient jusque sur le tertre de Fronsac, le mont de guette de tout le pays, la garde des confluents de ses eaux[105] ; toute petite, composée peut-être de deux tribus seulement, la cité des Parisiens s’étendait sur les îles, les coteaux et les rives plates de la Seine, et sur la colline isolée et menaçante du mont Valérien[106]. La forme étrange de certaines cités, démesurément allongées et aux contours sinueux, s’explique sans doute par le besoin d’aller s’appuyer à quelque chaîne de collines : le gros des Ménapes s’étalait dans les bas-fonds de la Flandre et de la Campine, mais d’autres de leurs gens s’avançaient vers l’ouest, de façon à garder le mont de Cassel, emplacement fait exprès pour porter des vigies et une citadelle de frontière[107].

Une autre cause d’assemblage, chez les peuplades, a été la mainmise sur une grande route, voie d’échanges et de guerres à la fois. Et comme, dans la Gaule, c’est surtout la vallée qui forme la route, les cités se sont consolidées presque toutes le long d’une rivière. Celles qui font exception sont les cités maritimes, comme les Calètes du pays de Caux, les Unelles du Cotentin, les Osismiens du Finistère, les Vénètes de l’Armorique méridionale : mais ici la mer remplace l’eau courante ; à défaut de la vallée, le golfe peut produire l’unité, et c’est le rivage lui marque le chemin. Les territoires des autres peuplades ont pour axe un des grands cours d’eaux de la Gaule : il suffirait, pour les passer à peu près toutes en revue, de suivre au fil du flot les vingt principales tranchées de notre pays.

Descendez le Rhône depuis Genève : vous rencontrerez Allobroges, Cavares, Volques et Salyens, et ce sont les quatre plus grandes rations du Sud-Est ; les deux plus importantes après elles, sont les Voconces et les Helviens, et vous les trouverez, l’une le long de la Drôme, l’autre le long de l’Ardèche, les deux rivières par où montent les routes vers les Alpes et vers les Cévennes[108]. L’Allier et la Loire arrosent tour à tour les domaines des Arvernes, des Éduens, des Bituriges, des Sénons, dei Carnutes, des Turons, des Andes et des Namnètes[109]. Lémoviques et Pictons se suivent sur le sillon de la Vienne, et l’importance de cette voie est telle, que la capitale limousine, Limoges, devra son existence à un gué sur la rivière[110]. A eux seuls les Santons détiennent toute la Charente ; les Pétrocores ont la Dordogne, les Cadurques le Lot, les Rutènes le Tarn : mais ils laissent à d’autres peuplades le bas de ces rivières et leur confluent garonnais, la fin de la Dordogne aux Bituriges Vivisques, la fin du Lot aux Nitiobroges. La Seine coupe presque par le milieu les régions des Lingons, des Sénons, des Parisiens ; sur l’Aisne s’échelonnent les Rèmes et les Suessions ; sur l’Oise sont les Bellovaques ; les Nerviens gardent la Sambre, les Ambiens la Somme, les Atrébates la Scarpe, et les Aulerques se partagent les chemins de la Sarthe, de la Mayenne et de l’Eure. On ne connaissait que des Séquanes le long du Doubs. Et enfin, la Moselle dédoublait les contrées des Leuques, des Médiomatriques et des Trévires[111].

Les rives d’un fleuve ont donc été la principale force d’attraction qui a aggloméré ces peuplades. Les plus grandes ont même fait effort pour arriver et régner sur plusieurs cours d’eaux à la fois, pour avoir accès sur deux routes principales. Dans le Midi, les Volques embrassent toute la vallée de l’Aude, mais ils touchent le Rhône du côté de Beaucaire[112], et ils descendent la Garonne jusqu’à Toulouse et au delà, peut-être jusqu’au confluent du Tarn[113]. Les Séquanes, mécontents de n’avoir que le Doubs, ont réussi à garder le Rhin entre Bâle et Strasbourg, et à disputer aux Éduens les bords de la Saône[114]. Les Éduens, à leur tour, appuyaient leur cité à la fois sur la route de la Saône (à Tournus, Chalon et Mâcon) et sur celle de la Loire et de l’allier (à Moulins, Decize et Nevers)[115] : et la possession de ces ports sur les lieux voies les plus animées de la France centrale sera une lies causes de leur richesse et de leur force particulières. Maîtres de la Seine, les Sénons se sont aussi dirigés vers le sud-ouest pour menacer la Loire en face des coteaux de Sancerre[116] ; maîtres de la Loire, les Carnutes se sont agrégé, comme un promontoire avancé vers le nord, les pays d’Houdan et de Mantes[117], ce qui leur a permis de profiter un peu de la Seine et des richesses qu’elle transportait[118].

La prise de possession d’une route fluviale n’est complète qu’à la condition d’en tenir et d’en surveiller les deux bords : n’est le moyen de n’y courir aucun danger et d’y lever sans encombre les droits de péage[119]. Aussi, à part des exceptions fort peu nombreuses[120], les rivières de la Gaule n’ont pas servi de frontières aux cités. Les bornes des peuplades comme celles des tribus, étaient des forêts, des landes, des marécages, marches solitaires et infertiles où s’arrêtait l’activité des hommes, et qui rebutaient et fatiguaient un ennemi ; ce n’étaient pas les cours de l’eau vive et vivante, par où les choses et les êtres circulent incessamment. Que dans les débuts de leur existence, les tribus de la contrée se soient éloignées des grands fleuves, qu’elles le, aient laissés, eux, les marécages et les roseaux de leurs rives, comme une zone de protection contre leurs voisins ; que nos rivières, ainsi que le Tibre avant la fondation de Rome[121], aient été de longues solitudes traîtresses et malsaines servant du clôture à l’existence politique, — cela n’est pas impossible : mais aucun moyen de recherche ne nous ramène jusqu’à ce temps-là, et dans les siècles gaulois, le fleuve est le centre de la vie d’une peuplade, non pas son terme[122].

Cela va de soi quand il en forme la route médiane, comme la Seine pour les Parisiens, la Charente pour les Santons, la Moselle pour les Trévires, l’Allier pour les Arvernes. Mais cela est également vrai quand la cité prend le fleuve, si je peux dire, de loin et de biais, et qu’elle le rencontre en dehors de la masse principale de son territoire : par exemple les Éduens (Morvan) sur la Loire à Nevers[123], les Volques (Languedoc) sur le Rhône. Beaucaire[124], les Allobroges (Dauphiné) sur ce même Rhône près de Genève[125]. Ces points sont tout à l’extrémité du domaine de ces peuplades : et cependant, même là, il leur a fallu avoir les deux rives du fleuve. Ils possèdent, sur le bord ultérieur, une bande de domaines qui, si étroite qu’elle soit, leur assure la tranquille jouissance de ce bord. Et de cette façon, dans la section fluviale qu’elle détient, la cité peut à son aise embarquer et débarquer ses marchandises et ses soldats, percevoir ses droits, s’assurer les deux attaches ou les deux têtes des gués, des ponts et des passages, et surveiller les montées et les descentes[126].

Toutes ces combinaisons de tribus et de pays que nous avons appelées des peuplades ou des cités furent donc les produits d’intérêts commerciaux et militaires nés sur le réseau de nos routes. Elles sont des sociétés d’échanges, d’initiative commune, de protection mutuelle, de solidarité matérielle et morale.

Aussi, et surtout dans la Celtique, le territoire d’une cité s’est souvent trouvé correspondre à une grande région naturelle. Car les intérêts varient avec la nature du pays et la direction de ses eaux : les peuplades, à moins d’ambition maladroite, ne s’étendaient pas au delà de certaines limites indiquées par le sol lui-même. Les Volques ne sortirent pas des plaines du Languedoc, et des montagnes qui les encadrent ; les Santons ne dépassèrent pas au nord les grands marais de la Sèvre, cette fin septentrionale des terres de bonne culture, de celles qu’arrosaient les méandres de la Charente et de ses affluents ; les Cadurques des terrasses du Quercy évitèrent à la fois la vallée trop basse de la Garonne et les gorges du Cantal ; les Rèmes de la Champagne ne s’aventurèrent pas dans la grande forêt du nord[127]. Il y eut une sorte d’adaptation entre peuplades et régions. Aujourd’hui encore, sur certaines grandes voies de la France, l’aspect du pays change précisément à l’endroit où se trouvait une limite de cité gauloise. Quand, sur la route d’Orléans à Paris, on quitte les éternels et maussades champs de blé de la Beauce pour les vallons découpés et gracieux du bassin d’Étampes, on passe en même temps de la cité des Carnutes dans celle des Parisiens[128]. De Lorient à Bayonne, le long de la voie ferrée, la nature présente tour à tour les landes grisâtres du Morbihan, bordant une mer semée d’îles, les molles ondulations du Nantais, les terres basses de la Vendée, coupées de mille canaux, le sol en travail de la Saintonge, verdi par les arbres et les prés, puis la plaine des vignobles girondins, largement ouverte par ses grands fleuves, et enfin, tout de suite après Bordeaux, les pinèdes interminables, reposant sur leurs tapis de fougères et de bruyères : à chacun de ces spectacles l’historien peut attacher le nom d’un peuple, Vénètes d’Armorique, Nantais, Pictons de Vendée, Santons, Bituriges de Bordeaux et Aquitains des Landes. A Eygurande, sur la voie de Clermont à Bordeaux, on quitte l’Auvergne, puissante et variée, verte et limpide, pour les plateaux plus tristes du Limousin : Eygurande était la borne entre les Arvernes et les Lémoviques[129]. Au nord des Alpines, ce sont des terres constamment irriguées, riches en fruits et en fleurs, le jardin de Saint-Remy et le verger de Vaucluse ; au midi, ce sont les pierrailles de la Cran et les nudités des dernières Alpes : les Alpines séparaient autrefois Cavares du Comtat et Salyens de la Provence[130].

C’est pour cela que les citoyens d’une même peuplade, Arvernes ou Lémoviques, Santons ou Carnutes, ont pu prendre des habitudes communes, acquérir un tempérament propre, se constituer entre eux une sorte de parenté physique et morale qui ne s’est pas encore effacée chez leurs derniers descendants. C’est aussi pour cela que les territoires de ces nations ont en majorité survécu à la liberté de la Gaule et au monde antique. On les retrouve, sans de notables changements, dans les subdivisions religieuses et civiles de la France médiévale. Sans doute, quelques cités trop étendues, produits artificiels d’une ambition tenace, ont été morcelées d’assez bonne heure, se sont décomposées au profit des régions naturelles qui les formaient : ce fut le cas de la nation des Éduens, d’où sont sortis Nivernais, Charolais, Avalois, Auxois, Autunois et Bourgogne. Mais ce fait est presque unique[131] : la plupart des autres cités ont conservé, sous le nom de diocèse ou de province, une existence profonde. Les Arvernes sont devenus l’Auvergne, les Bituriges le Berry, les Lémoviques le Limousin, et ainsi pour bien d’autres. Les Volques, après avoir été morcelés en six ou huit cités par les Romains, se retrouvèrent en unité géographique sous le nom de Languedoc. Certaines frontières dialectales ne sont autres que d’anciennes limites de cités[132]. Et même, quand la Révolution supprima, découpa ou refit les provinces et les diocèses, elle ne put pas cependant abolir tous les vestiges de ces unions territoriales vieilles de deux millénaires. Plus d’un département fut à peine autre chose qu’une cité gauloise : celui de la Dordogne répond aux Pétrocores, la Lozère aux Gabales, le Lot-et-Garonne aux Nitiobroges, l’Indre-et-Loire aux Turons. Les trois départements de la Vendée, des Deux-Sèvres et de la Vienne sont le démembrement de la cité des Pictons ; ceux des deux Charentes viennent de la cité des Santons. Aujourd’hui encore, à la limite de deux départements, on retrouve parfois ces landes, ces forêts ou ces marécages qui séparaient jadis deux peuplades gauloises. Quand le chemin de fer nous amène vers le sud au delà de Saintes et de Pons, on traverse, aux abords des stations de Montendre et de Saint-Mariens, des terres tristes et incultes, couvertes de pins, de joncs épineux, de bruyères et de fougères, sans hommes et sans maisons : c’est la solitude qui, jadis, protégeait au midi la terre des Santons, au nord celle des Bituriges Vivisques, et ce désert fait maintenant, l’espace de quinze lieues[133], la limite entre la Charente-Inférieure et la Gironde, héritières de ces vieux territoires. Tout cela s’explique aisément. Lorsqu’on a créé les départements en 1789, on a voulu d’ordinaire unir-les pays qui avaient des intérêts communs, grouper les populations qui vivaient sur les mêmes routes, leur donner un centre d’accès facile ; on a voulu constituer des régions administratives dont tous les éléments, hommes et produits, fussent solidaires les uns des autres[134] : on s’inspira donc des mêmes principes, ou plutôt on reconnut et on accepta les mêmes faits qui, vingt siècles auparavant, avaient rapproché les tribus en cités ; et par la force des choses, les frontières de quelques-unes de ces cités servirent au nouveau régime. L’instinct avait guidé nos ancêtres gaulois aussi sûrement que la raison des législateurs modernes.

 

VI. - DES NOMS DE PEUPLADES.

Toutes ces peuplades avaient leur nom, auquel elles tenaient fort[135], et qui, comme on vient de le voir, s’est souvent perpétué dans le nom de nos provinces et de leurs habitants.

Si nous connaissions assez la langue des Gaulois[136] pour retrouver l’étymologie de ces noms, ils nous fourniraient de précieux renseignements sur l’origine et le caractère primitif de ces nations. Par malheur, notre ignorance presque absolue de cette langue ne nous permet, sur ce point, que des conjectures.

Quelques-uns de ces noms doivent être antérieurs à la fondation de la cité, et désigner la tribu ou le groupe d’hommes qui, imposant sa volonté à des tribus voisines, aura réussi à les unir en peuplade. — Tel fut le cas des cités qui, formées au profit des bandes ou des familles de l’invasion celtique, ont pris l’appellation chère aux conquérants et apportée avec leur victoire et leurs armes. Il faut ranger sans doute dans cette classe les plus anciennes peuplades : Bituriges, Arvernes, Lingons, Sénons, Aulerques, Éduens, Carnutes, Boïens, Volques, et autres nations centrales constituées par le premier ban des Gaulois : et quelques-uns de ces vieux mots sont venus, je crois, de la lointaine patrie des envahisseurs. — Tel fut aussi le cas de certaines fédérations de date postérieure sur lesquelles se fixa le nom de la tribu la plus riche ou la plus forte : des dix tribus celtoligures de la Provence, la plus ancienne et sans doute la plus importante était la tribu ligure des Salyens (Arles ?) : elle finit par désigner l’État tout entier.

D’autres de ces ethniques furent trouvés, semble-t-il, au moment même de l’organisation de la peuplade : c’étaient des vocables d’alliance ou de guerre, choisis d’un commun accord par les tribus associées, le signe nouveau de leur existence nouvelle. — Les quatre tribus du Périgord, les trois tribus du pays de Gap prirent les noms de Pétrocores ou de Tricores[137], c’est-à-dire des Quatre, des Trois Étendards : de tels titres de cités étaient la définition même de la concorde ; ils signifiaient la société militaire créée par les tribus, rapprochées sous les emblèmes de leurs enseignes. — Parfois le nom avait pour origine, non pas la nature de la peuplade, mais sa situation géographique : les Séquanes portaient un nom de rivière, peut-être l’ancienne appellation du Doubs[138].

Tous ces noms de peuples signifiaient en effet quelque chose. Quelques-uns rappelaient le souvenir d’un ancêtre illustre, du fondateur ou du premier conducteur de la nation[139]. D’autres vocables, noms ou épithètes, se rattachaient à un épisode de leur histoire : les Bituriges du Berry étaient surnommés Cubes, ceux qui sont solidement installés, et ils s’opposaient ainsi à leur colonie de la Gironde, les Bituriges Vivisques, autrement dit les Guis[140], qui poussaient, comme le gui, sur un sol étranger[141]. Chez d’autres peuples, le nom évoquait quelque singularité d’armement ou de costume, quelque emblème pris gomme marque de ralliement : le mot de Carnutes rappelle celui de carnyx, la trompette de guerre[142] ; les Pictons ne seraient-ils pas Ceux qui peignent leurs armes[143] ? Certaines appellations, enfin, ont pu être de simples titres honorifiques, de ces épithètes de bravoure ou de mérite dont l’orgueil des peuples naissants aime à se parer : les Forts[144], les Sangliers[145], les Ardents[146], les Grands[147], les Anciens[148].

Déjà, par le choix d’un nom et par l’importance qu’elles lui donnaient, les cités indiquaient qu’elles voulaient prendre chacune une physionomie propre, et sa marque distinctive. Le nom, si je peux dire, appelait le sentiment. De nouvelles pensées, de nouvelles formes de vie et d’action, de courage et de travail, pouvaient naître de cette communion constante sous un seul mot. Chacune de ces cités était un principe de patriotisme plus large : le monde gaulois présentait, avec elles, un double élément d’unité et de variété.

 

 

 



[1] Pour ce volume, les livres cités t. I, ch. I, n. 1, ch. IX, n. 1, et, en outre ou en particulier : Ramus [P. de La Ramée], De moribus veterum Gallorum, 1562 (trad. franç. de Michel de Castelnau, 1569) ; Merula, Cosmographiæ generalis, t. III, 1805, p. 441 et s. ; de Lestang, Histoire des Gaulois, Bordeaux, 1618, p. 28 et s. ; Cluverius [Cluvier], Germania antiqua, 1831, liv. I et II ; Gosselin, Historia Gallorum veterum, 1635 ; [Dordelu du Fays], Observations historiques sur la nation gauloise, 1746 : Pelloutier, Hist. des Celtes, éd. de Chiniac, 1770-1, 8 vol. ; Picot, Hist. des Gaulois, Genève, III, 1804 ; Berlier, Précis historique de l’ancienne Gaule, Bruxelles, 1822, p. 211 et s. ; Serpette de Marincourt, Histoire de la Gaule, III, 1822, p. 312 et s. ; Mommsen, Rœmische Geschichte, III, p. 227-241 ; Duruy, Hist. des Romains, éd. illustrée, III, p. 131-142 ; Georgiewski, Gally v’ epochu... Cesaria, Moscou, 1865 ; Scherrer, Die Gallier und ihre Verfassung, Heidelberg, 1885 ; Valentin-Smith, De l’Origine des peuples de la Gaule Transalpine, etc., 1866 ; [Napoléon III], Hist. de Jules César, II, 1866, p. 18-69 ; Roget de Belloguet, Ethnogénie gauloise, III (Le Génie gaulois), 1868 ; Pautet, Civilis. des Gaulois au temps de César, Séances et Trav. de l’Ac. des Sc. morales, 1888, I = LXXXIII, p. 275 et s. ; Labarre, Gallische Zustände zu Cæsars Zeit, Neu-Ruppin, 1870 ; Bussmann, Quænam fuerit rerum publicarum forma apud Gallos, Gœttingue, 1873 (thèse de Rostock) ; Dictionnaire archéologique de la Gaule, I, 1875, A-G ; II, 1er f., 1878, H-L ; Schayes, La Belgique, etc., 2e éd., I, 1877 ; Desjardins, II ; Bulliot et Roidot, La Cité gauloise, 1879 ; Fustel de Coulanges, Hist. des Institutions politiques de l’ancienne France, I, La Gaule romaine, 1891, p. 1-44 (1re éd., 1875 ; 2e éd., 1877) ; de Bonnemère, Voyage à travers les Gaules 58 ans av. J. C., 1879 (roman historique) ; Petitcolin, Les Gaulois et leurs institutions, 1884 ; Rice Holmes, Cæsar’s Conquest of Gaul, Londres, 1899, p. 245 et s. ; d’Arbois de Jubainville : 1° La Civilisation des Celtes, etc. (Cours de litt. celtique, VI), 1899 ; 2° Recherche sur l’origine de la propriété foncière et des noms de lieux habités en France, 1890 ; Bloch, p. 28-75 ; Dottin, Manuel pour servir à l’étude de l’antiquité celtique, 1908.

[2] R. Wallace, Essai sur la différence du nombre des hommes dans les temps anciens et modernes, trad. de Joncourt, Londres, 1754 ; Hume, Essai sur la population des nations anciennes (paru en 1753, réponse à Wallace), tr. fr., collection Guillaumin, 1847, p. 152-7 ; Moreau de Jonnès, Statistique des peuples de l’antiquité, II, 1851, p. 595-619 ; Valentin-Smith, p. 34-49 ; Schayes, 2e éd., I, p. 324 et s. ; Levasseur, La population française, I, 1889, p. 99-102 ; Beloch, Die Bevölkerung der griechischrœmischen Welt, 1886, p. 448 et suiv. ; le même, Rheinisches Museum, LIV, 1899, p. 414 et suiv. ; Mollière, Recherches sur l’évaluation de la population des Gaules, 1892 (Académie de Lyon) ; Garofalo, Revue celtique, XXII, 1901, p. 227-236.

[3] Polybe, XXXVII, 4, 4.

[4] Polybe, II, 35, 8 ; cf. III, 41, 6 ; Strabon, IV, 4, 2 ; IV, 1, 2 ; 4, 3 ; 1, 13 ; Justin, XXIV, 4, 1 ; César, III, 20, 1 ; VI, 4, 1 ; Tite-Live, V, 34, 2 ; Pausanias, I, 9, 5.

[5] Hume, p. 157 : 8 millions ; Valentin-Smith, p. 40 : 6 millions ; Levasseur, p. 101 : 8 millions ; Beloch, Bevölkerung, p. 480 : 4.890.000 = 7,6 au kil. carré ; il a depuis évalué plus haut, Rh. Mus., LIV, p. 438 : 5.700.000, et p. 429 : 8 millions ¼. On est même descendu jusqu’à 4 millions, Michel Chevalier, Dict. de la conversation, XLIII, 1838, p. 470. Seul, Wallace (p. 145), allant d’ailleurs à l’excès contraire, parle de 48 millions rien que pour la Gaule combattue par César, les trois quarts fournis par les esclaves.

[6] France avec la Corse 39.252.287 (1908) ; Suisse correspondant à l’Helvétie 2.238.385 ; (1900) ; Belgique : 7.180.547 (1905) ; Luxembourg : 246.455 (1905) ; Hollande au sud de la Meuse : 1.140.292 (1903) ; Allemagne au delà du Rhin : environ 8 millions. Total approximatif : 58 millions.

[7] Strabon, IV, 1, 2.

[8] César, VI, 30, 3.

[9] Bulliot, Fouilles du mont Beuvray, 2 vol., 1899 ; Déchelette, Les Fouilles du mont Beuvray, 1904.

[10] De Gaujal, Bulletin monumental, III, 1837, p. 1 et s. ; de Mortillet, Les Monuments mégalithiques de la Lozère, 1905, p. 54.

[11] Drouyn, La Guienne militaire, I, 1865, p. XCIII-XCV ; Lalanne, L’Homme préhistorique dans le Bas-Médoc, 1887 (Bull. de la Soc. d’Anthrop. de Bordeaux).

[12] Polybe, III, 48, 7 ; Tite-Live, XXI, 34, 1.

[13] Polybe, III, 53, 8 et 7 ; Tite-Live, XXI, 35, 2.

[14] César, VII, 78, 3 ; 77, 8 ; et. Strabon, IV, 2, 3 ; les immenses territoires des Ménapes (Flandre), des Rames, des Trévires, des Lingons et des Leuques n’ont fourni aucun contingent à ce total ; ce total représente, non pas tous les hommes capables de porter les armes, mais certum numerum (César, VII, 73, 1).

[15] I, 29, 2. En plus de ce chiffre, il faut encore, semble-t-il, compter les esclaves, fort nombreux chez les grands seigneurs helvètes (I, 4, 2) ; et il faut compter aussi tous ceux qui restèrent.

[16] 1.382.859 (1850), 2.238.365 (1900), d’après les calculs tirés des chiffres fournis par le Bureau fédéral de Statistique.

[17] De 2.392.740 à 3.315.443 de 1850 à 1900 ; en 1837, 2.190.258.

[18] César, I, 29, 2 (Rauraci) : Bâle-Ville compte (1900) 112.227, Bâle-Campagne, 88.497 ; les deux cantons en 1850 comptaient 77.583.

[19] César, III, 8, 2, soit 120.000 habitants ; chiffre actuel du Valais (1900) : 114.438 ; en 1850 : 81.559. Je crois bien que ce chiffre de 30.000 est fort exagéré, mais d’autre part, il ne s’applique qu’à deux tribus du Valais sur quatre.

[20] Polybe, XXXIII, 8, 5.

[21] Frontin, Stratagèmes, IV, 3, 14 : soit 280.000 habitants au minimum, contre 580.000 actuellement (dép. de la Côte-d’Or et de la Haute-Marne).

[22] II, 5, 2 ; cf. Strabon, IV, 4, 3.

[23] Je donne celle de l’Oise, 588.000. L’Oise serait bien plutôt supérieure qu’inférieure au domaine des Bellovaques.

[24] César évalue la population totale d’un peuple gaulois au quadruple de son effectif militaire, I, 29. L’évaluation est exacte : d’après le recensement de 1898 (Stat. générale de la France, Rés. stat. du dénombr. de 1896, 1809, p. 320 et suiv.), la population, de 38.289.011, comporte 19.348.360 femmes, 8.990.101 males mineurs de vingt et un ans, 2.289.094 mâles de soixante ans et au delà, 9.659.080 mâles de vingt et un à cinquante-neuf ans, autrement dit le quart (4.376 d’âge inconnu).

[25] César, II, 4, 5-10 ; Strabon, IV, 4, 3.

[26] César, I, 29, 1 ; cf. II, 4, 5-10 ; VII, 75 ; 73, 3.

[27] Cf. Fustel de Coulanges, La Cité antique, t. III, ch. 7, § 3.

[28] La principale différence entre l’état ancien et l’état actuel est chez les Morins et Ménapes de la Flandre et terres basses avoisinantes : il y a eu là une des plus prodigieuses transformations de sol et d’existence que nous constations en Europe.

[29] On estimait la population de la France à plus de 24 millions sous Louis XVI : elle avait dû augmenter depuis 1715 (cf. Levasseur, I, p. 194-218).

[30] On peut alléguer en faveur de cette hypothèse ce qui suit. — 1° Les Helvètes, qui étaient 263.000 (I, 29, 2), étaient divisés en 4 pagi (I, 12, 4), d’où une population moyenne de  63.730 hommes par pagus ; de même les Aduatiques, qui ne sont qu’une tribu, renferment au moins 76.000 hommes (II, 4, 10) ; les Véragres et les Sédunes, autres tribus, 30.000 combattants à elles deux, soit 80.000 têtes chacune (III, 2, 1 et 6, 2) ; il y avait dans la Gaule environ un demi-millier de pagi, d’où nous pourrions conclure à une population totale de 30 millions au moins ; mais les tribus citées ici peuvent avoir été particulièrement fortes. — 2° Diodore dit (d’après Posidonius, V, 25, 1) que les plus grandes nations gauloises ont une force de presque 200.000 soldats, άνόρών, les plus petites de 50.000, ce qui fait une moyenne de 500.000 habitants par peuplade : il y avait, entre les Pyrénées et le Rhin, une soixantaine de vraies peuplades gauloises, au total 30 millions. Je reconnais que la moyenne de 500.000 est exagérée, mais d’autre part, il faut ajouter à ces peuplades gauloises les tribus ligures et les Aquitains. —3° Les Bellovaques furent taxés en 52 (VII, 75, 3 et 5), comme contingent militaire, au dixième de leur effectif militaire total (II, 4, 5) : si cette proportion a été conservée pour tous les peuples, les 275.000 hommes volés au secours d’Alésia correspondent à une population totale de onze millions pour les peuples représentés à ce siège : et c’étaient environ les deux tiers de toute la Gaule géographique : soit, pour la totalité, de 16 à 17 millions. — 4° La Gaule combattue par César correspondait aux 5/6 de la Gaule entre Pyrénées et Rhin : les Anciens ont évalué à 3 ou 4 millions d’hommes armés (Plut., César, 15 ; Appien, Celtica, 2), soit 12 ou 16 millions d’habitants, la population de cette partie, 15 ou 20 millions pour la totalité. — 5°, 6°, 7° Chez les Bellovaques, dans le Valais, d’une manière générale en Belgique, les chiffres particuliers annoncent une population égale à la population actuelle. — 8° Chez les Lingons, à peu près à la moitié. — 9° Les peuples des cinq départements du nord de la France ont en 57 livré 180.000 soldats (II, 4, 5, 7 et 9) ; parmi eux, les Bellovaques n’ont livré que 60 pour 100 de leur contingent possible ; si cette proportion était la même chez les autres, ceux-ci auraient eu un effectif militaire de 300.000 hommes, une population de 1.200.000 : leur superficie représente le vingtième de la Gaule, d’où 24 millions d’habitants pour celle-ci. — 10° Il faut, de plus, tenir compte de la population servile, qui paraît en dehors des effectifs militaires (cf. Hirtius, VIII, 30, 1). — Le chiffre de vingt à trente millions résulte de ces moyennes.

[31] Beloch (Rh. Mus., LIV, p. 132) a essayé d’évaluer la densité des différents territoires d’après les chiffres de contingents donnés par César (VII, 75) : les peuples les plus denses seraient les Parisiens, les Butènes, les Turons, et, sans aucun doute, aussi les Bellovaques ; les moins denses, les Armoricains et les Pictons. Mais il faut songer aux conditions particulières qui ont pu faire varier, d’un peuple à l’autre, le rapport de l’armée à la population totale, par exemple, chez les Pictons, l’alliance d’une partie d’entre eux avec les Romains (VIII, 26, 1).

[32] Pour la situation et l’étendue des peuplades, déduites à la fois des textes, des noms de lieux et des limites des anciens diocèses, cf. Ortelius, Theatri orbis terrarum Parergon, éd. de 1624, f. XV-XVIII ; Sanson, Remarques sur la carte de l’ancienne Gaule, dans les Commentaires de César, trad. Perrot d’Ablancourt, 3e éd., 1658 ; Ph. Labbe, Pharus Galliæ antiquæ, Moulins, 1644 (voyez contre lui Sanson, In Pharum... disquisitiones, 1648) ; Valesius [Adrien de Valois], Noticia Galliarum, 1675 ; [des Ours de Mandajors], Nouvelles Découvertes sur l’état de l’ancienne Gaule, 1696 (trop hardi) ; d’Anville, Notice de l’ancienne Gaule, 1760 ; Walckenaer, Géographie des Gaules, 3 v., 1839 ; Diefenbach, Celtica, 2 v., 1839-40 ; Creuly, Carte de la Gaule sous le proconsulat de César, 1864 (Rev. arch.) ; Spruner et Menke, Atlas antiquus, pl. 19, 1868 ; Smith, etc., An Altas of anciens Geography, 1875, pl. 12. Desjardins, II et III ; Longnon : 1° Géogr. de la Gaule au VIe s., 1878 ; 2° Atlas historique de la France, 1885 (1884) et 1888, planches 1, 2 et 7-10 ; voyez aussi les préfaces aux différents chapitres du Corpus, XII et XIII. L’identité (sauf exceptions qui du reste confirment la règle) de la cité gauloise, de la cité romaine et du diocèse d’avant 1789, a été reconnue de très bonne heure par les érudits (Sanson, p. 15 ; de Marca, Hist. de Béarn, 1640, p. 14 ; etc.). Pour la bibliographie du détail, cf. ch. XIV.

[33] Cf. César, I, 1 ; Strabon, IV, 1, 1.

[34] Tacite, Germ., 28 ; Hirtius, VIII, 25, 2.

[35] César, II, 4, 10 ; VI, 2, 3.

[36] Strabon, IV, 3, 4 ; Tacite, Germ., 28.

[37] Cf. César, VI, 5, 4 ; 2, 3.

[38] Les Ménapes commençaient à droite de l’Aa (n. suivante) ; les Trévires s’arrêtaient au nord de la Lauter ; cf. planches 1 et 8 de l’Atlas historique de la France, de Longnon.

[39] Limite des Ménapes sur la mer, Corpus, XIII, p. 567.

[40] Limite méridionale des pagi d’Ardenne, Longnon, 8, et par suite, des Éburons ou des Gallo-Germains ; au sud, les Rèmes. C’est au confluent de la Semoy que commence la Meuse des Ardennes (cf. Vidal de La Blache, Tableau, p. 65), et c’est vers là également que passait la frontière.

[41] César, II, 13, 4 et 17, 4 ; VIII, 25, 2.

[42] Cf. Strabon, IV, 6, 6 ; César, I, 10, 4 ; III, 1 ; Tite-Live, XXI, 38, 8.

[43] Limite de l’ancien diocèse d’Aix (Salyens) ; Longnon, Atlas, 10 ; Albanès, Gallia Christian novissima, I, Aix, 1899, c. 7-8. Strabon (IV, 8, 4) semble bien ranger parmi les Ligures les Albiques de Riez et même les Voconces.

[44] Limite des Allobroges, Tite-Live, XXI, 32, 6-10 ; Longnon, 1 et 10.

[45] Limite ancienne du Valais et de la cité des Helvètes ; Longnon, 10 ; C. I. L., III, p. 20 ; cf. Tite-Live, XXI, 38, 8.

[46] La limite entre le pays de Toulon et la cité de Fréjus, qui répond à la limite entre Salyens et Ligures, est à la rade de Dormes et au cap Nègre, et se retrouve aujourd’hui encore comme séparation des deux arrondissements de Toulon et de Fréjus ; cf. Longnon, 10 ; Albanès, G. Chr. nov., ibid., c. 307-10. Strabon (IV, 8, 3) fait commencer les Salyens trop près d’Antibes. Sur la grande route provençale : de l’intérieur, marquée par l’Arc et l’Argens, les Celtes ou les Salyen., paraissent s’arrêter vers Brignoles, dernière localité importante du futur pagi d’Aix (Longnon, 10 ; Albanès, c. 9-10).

[47] Le pays bordelais s’arrêtait à La Croix d’Hins, Ad Fines, sur la route de Bordeaux à La Teste de Buch et aux Pyrénées (Inscriptions de Bordeaux, II, p. 214) ; l’Agenais, vers Valence sur la route du sud (Longnon, 9) ; le Toulousain, vers le confluent du Salat et le défilé des Petites Pyrénées (Longnon, 9).

[48] Cf. Strabon, V, 1, 4, parlant de la Cisalpine : Elle est habitée par les nations ligures et par les nations celtiques, celles-là demeurant dans les montagnes, celles-ci dans les plaines.

[49] Strabon. IV, 1, 1 ; cf. 4, 3.

[50] Strabon, IV, 4, 1 et 3 ; César, II, 34 ; V, 53, 6 ; VII, 75, 4 ; VIII, 31, 4.

[51] Semigermani, Tite-Live, XXI, 38, 8.

[52] Strabon, IV, 6, 3.

[53] J’hésite beaucoup à utiliser les documents du Moyen Age, irlandais, ou autres, pour interpréter les textes anciens relatifs aux institutions celtiques et gauloises, druides, religion, organisation politique et sociale, et langue elle-même. Voici pourquoi. — 1° Ces pays de langue britannique, Irlande, Écosse, Cornouailles, Pays de Galles, sont précisément ceux où la conquête gauloise a été ou fort tardive et incomplète (les deux derniers), ou bien où aucun texte ne nous affirme qu’elle ait pénétré (les deux premiers). Rien ne prouve que la civilisation des Belges ou des Celtes s’y soit propagée par voie commerciale. C’est la chose du monde la plus hypothétique que l’origine gauloise des êtres et des traditions de ces pays. Et c’est arbitrairement et a priori qu’on répète sans cesse, à propos de l’Irlande et de l’Armorique, les expressions de Celte ou de celtique. Il parait plus vraisemblable que ces traditions sont des vestiges de choses indigènes antérieures à l’expansion du nom gaulois. Et tout ce qu’on dit et répète de l’âme celtique s’applique mieux et de beaucoup aux Ligures qu’aux Celtes et Gaulois de l’époque classique. On connaît par exemple les admirables pages de Renan sur la race celtique (Rev. des Deux Mondes, 1er févr. 1834 = Essais de morale et de critique, 1889, 4e éd.) : remarquez comme la plupart de ses expressions, qui ne conviennent pas aux Gaulois (et Renan le sentait bien, p. 380), rappellent ce que nous savons des Ligures : Dénuée d’expansion, étrangère à toute idée d’agression et de conquête... elle n’a su que reculer... L’esprit de la famille a étouffé chez elle toute tentative d’organisation un peu étendue. — 2° Les rapports de parenté entre les traditions irlandaises et la civilisation gauloise seraient-ils prouvés, qu’il ne me paraîtrait pas d’une saine méthode d’interpréter celle-ci par celles-là : les choses ont tellement pu changer dans les douze siècles qui ont suivi l’ère chrétienne ! il s’est produit trop de faits nouveaux, et notamment le Christianisme. — 3° Ces documents de langue britannique, cycle mythologique irlandais, etc., sont en grande partie des œuvres artificielles, dues à l’imagination ou à l’érudition de conteurs ou de demi-savants, et sont loin de donner l’écho fidèle de l’Irlande elle-même, de refléter ses croyances ou de conserver ses traditions. Trop de fantaisies individuelles ont pu s’y glisser, trop de remaniements s’y sont produits. — 4° Les analogies que l’on constate entre le monde gaulois et le monde irlandais ne sont pas différentes de celles que l’on peut retrouver entre le premier et les Germains et les Grecs : elles paraissent de même nature que ces rapprochements que les études sociologiques permettent aujourd’hui d’établir entre les populations les plus diverses. — Dans le même sens que nous, avec plus ou moins d’énergie : de Belloguet, III, p. 160 et s. ; Fustel de Coulanges, Gaule, p. 1 et 120 : Dottin, Manuel, p. 2 et s., p. 221 et s. ; Renel, Les Religions de la Gaule, p. 12 et s. — Dans le sens contraire : Henri Martin, Études d’archéologie celtique, 1872 : toute l’œuvre, d’ailleurs admirable, de l’école philologique des celtisant français : Gaidoz et d’Arbois de Jubainville, dans la Revue celtique (depuis 1870, 1, 1870, 2) ; d’Arbois de Jubainville et ses collaborateurs, Cours de littérature celtique (I, 1883, II, 1884, III et IV, 1889, V, 1892, VI, 1899, VII, 1895, VIII, 1899, IX, 1900, XI et XII, 1902 ; à l’étranger, en dernier lieu : Stokes et Windisch, Irische Texte, Die altirische Heldensage (1905, p. XI et s.) : et d’une manière générale, tous les écrivains cités par Tourneur, Esquisse d’une histoire des études celtiques, Liège, 1905.

[54] Guérard, Essai sur le système des divisions territoriales de la Gaule, 1832, p. 7-8, 47-48 ; Deloche, Éludes sur la géogr. hist. de la Gaule (Mém. prés. par div. sav. à l’Ac. des Inscr., IIe s., IV, Ire p., 1860), p. 346 et s. : Mommsen dans Hermès, XVI, 1881, p. 449-454 : XIX, 1884, p. 316-321 ; Kornemann, Zur Stadtentstehung (plein d’idées neuves), Giessen, 1899. Garofalo, Studi storici, 1904, p. 5 et suiv.

[55] César, I, 12, 4 et 5 ; 27, 4 ; 37, 3 ; IV, 1, 4 ; 22, 5 ; VI, 1, 2 ; 23, 5 ; VII, 64, 6 ; Pline, III, 124 ; Tite-Live, V, 34, 9.

[56] Strabon, IV, 3, 3 (Posidonius ?).

[57] Voyez ce qui suit et les textes de la note 55.

[58] Il est du reste possible que les pagi fussent divisés en partes ou regiones correspondant au territoire des principales bourgades, castella, oppida ou vici (César, VI, 11, 2 ; 23, 5 : à moins que dans ces deux passages partes et regiones ne soient des synonymes de pagi ; cf. VI, 31, 5 ; I, 12, 2 et 6). Il est possible aussi que ces petits cantons aient eu des chefs spéciaux (cf., chez les montagnards des Alpes, principes castellorum, Tite-Live, XXI, 34, 2) ; Braumann, Die principes, p. 20 et suiv. Mais nulle part ces partes ne nous apparaissent comme formant des sociétés politiques indépendantes.

[59] César, I, 12, 5 ; IV, .22, 5 ; VI, 11, 2.

[60] César, I, 27, 4 : Pagus Verbigenus chez les Helvètes ; Τωυγενούς chez les mêmes, Strabon, IV, 1, 8 ; VII, 2, 2 ; - genus = né de.

[61] Inscriptions genio pagi, C. I. L., XIII, 5078 (Helvètes), 412 (Aquitains), 4879-80 (Leuques).

[62] Les tribus gauloises d’Italie et d’Orient nous paraissent beaucoup moins nombreuses : mais elles ne comprenaient, semble-t-il, que des troupes conquérantes, les immigrants seuls, sans les indigènes.

[63] Cf. Revue des Études anciennes, 1901, p. 82.

[64] César, I, 12, 2-7 ; VII, 64, 5.

[65] Genio pagi, inscr. d’Hasparren, qui est aujourd’hui la localité la plus importante, au point de vue économique, du Labourd (C. I. L., XIII, 412) ; genio pagi Tigor., à Avenches (id., 5078) ; autres à Soulosse (XIII, 4879-80), à Nizy-le-Comte (3450).

[66] Le Médoc, qui est un ancien pagus (inscr. rom. de Bord., II, p. 129 et suiv.), a 220.000 hectares ; la Camargue, qui correspond en gros à un pagus, 75.000 ; l’arrondissement de Soissons, un peu plus grand que le pagus des Suessions, 124.000 ; la Soule, 70.000 ; la vallée de Barcelonnette, 105.000 ; le pays de Buch, 90.000. La superficie de la Gaule pouvant être évaluée à plus de 64 millions d’hectares, cela ferait au moins un demi-millier de pagi, chiffre que nous avons déjà supposé à l’aide des textes (t. I).

[67] Voyez par exemple : le Médoc, séparé du territoire des Bituriges bordelais par les marais de la jalle de Blanquefort ; le Buch, le Senlisois, environnés de forêts presque de toutes parts ; et les tribus de montagnes dont nous parlons plus loin.

[68] Il serait en effet possible que quelques-unes des localités dont le nom vient de *Icoranda et rappelle une borne ou une frontière, désignassent des limites de pagi, p. ex. Ingrande dans la comm. de La Réorthe (Vendée), Ygrande près de Bourbon (Allier) ; cf. Thomas, Ann. du Midi, V, 1893, p. 235 ; Durand, Rev. arch., 1894, I, p. 377-8. Toutefois la chose n’est point prouvée.

[69] Pline, IV, 108 : Sybillates ; Frédégaire, Vallis Subola, IV, 78, p. 100, Krusch.

[70] Pagus dont Hasparren a dû être le centre religieux (Corpus, XIII, 412) et peut-être économique.

[71] Quariates.

[72] Pagus Silvanectensis et diocèse de Senlis au Moyen Age, Longnon, 7 ; cf. Peigné-Delacourt, Recherches sur divers lieux du pays des Silvanectes, 1804 (Antiquaires de Picardie).

[73] Mélanges Julien Havet, 1805, p. 359 et suiv.

[74] Ausone, Epist., 4, 2.

[75] César, VII, 68 ; 71, 7 ; 78, 3 ; Strabon, IV, 2, 3.

[76] Vidal de La Blache, Tableau de la Géographie de la France, p. 15.

[77] Voyez le Médoc, le Queyras, le Condroz (Condrusi, César, II, 4, 10 ; IV, 8, 4 ; VI, 32, 1), la Soule, le Buch, noms de pays tirés de noms de tribus, plus haut.

[78] Avienus, 700-1 ; Justin, XLIII, 3, 8 ; cf. Strabon, IV, 6, 3.

[79] Justin, XLIII, 5, 4.

[80] Tite-Live, XXI, 26, 3 ; Ep., 60 et 61, etc.

[81] Civitas, César, VI, 11, 2 ; VII, 3, 2 ; 15, 4 ; etc. ; populus, I, 3, 8 ; VI, 13, 6, très rare ; gens, II, 28, 1, et natio, III, 10, 2, beaucoup plus rarement employés pour les Gaulois, beaucoup plus fréquemment pour les Germains ; Strabon, IV, 1, 13 ; 2, 1 ; etc. Il semble que Tite-Live ait souvent appelé gens la peuplade (XXI, 26, 6 ; 31, 5) et populus la tribu (XXI, 24, 2 ; 34, 1) : il traduit dans ce cas, je crois, une source grecque renfermant les mots έθνη et φΰλον.

[82] César, De bello Gallico, I, 4 ; I, 12, etc. ; Strabon, IV, 6, 3, etc.

[83] César, I, 12, 4.

[84] Cf. chez les Galates, Strabon, XII, 5, 1.

[85] Strabon, IV, 6, 3. Deux peut-être seulement chez les Éburons (César, VI, 31, 5) et chez les Parisiens (deux pagi seulement au Moyen Age ; cf. Guérard, Polyptyque, I, p. 87 et s.), en admettant que ces noms n’aient pas été simplement ceux de tribus. Trois chez les Tricores du Gapençais (Tricorii = les Trois Étendard ?)

[86] Les Vocontii = les Vingt ? (cf. Pline, III, 37) ; peut-être 24 chez les Volques Arécomiques, Strabon, IV, 1, 12.

[87] Diodore, V, 25, 1 (Posidonius ?).

[88] Plus petits encore, les Parisiens, les Éburons, les Suessions, les Viromandues : mais j’ai peine à voir en eux autre chose que des tribus cherchant à devenir tête de peuplade.

[89] Je ne parle que de celles qui ont formé les nations gauloises.

[90] Sur 72 noms ethniques que César mentionne dans la Gaule gauloise, 43 sont à coup sûr ceux de cités, 13 très probablement ceux de tribus ; de 14 on ne peut dire s’ils désignent des groupes de l’un ou de l’autre genre ; il n’a pas eu à parler de quatre ou cinq grandes peuplades de la Gaule romaine. Pour le détail, cf. ch. XIV.

[91] Les Mandubii de l’Auxois (César, VII, 68, 1 ; 71, 7 ; 78, 3), les Auterci Brannovices, les Ambivareti [?], les Blannovii [existence douteuse] (VII, 75, 2 ; 90, 8), tous vassaux des Éduens, ne devaient être chacun qu’une tribu.

[92] Tite-Live, XXI, 26, 6 ; 31, 6 ; Polybe, III, 49. 13 ; 50, 2 ; ici, ch. XIV, §§ 12 et 13. Nous pourrons dire la même chose des Cavares, nom qui paraît avoir souvent changé d’étendue ; Strabon, IV, 1, 11 et 12 ; ici, ch. XIV, § 13.

[93] Les populations gauloises des Alpes ne sont peut-être jamais sorties de l’état de tribus ; cf. plus haut, et ch. XIV, §§ 3 et 13. Auprès ou au milieu des Volques on trouvait de même άδοξα έθνη καί μικρά (Strabon, IV, 1, 12).

[94] César, II, 4, 10 ; III, 6. 4 ; V1, 32, 1 ; IV, 9, 3. Je crois que les Éburons formaient deux tribus ou deux demi-tribus, VI, 31, 5. Autres pagi non incorporés dans des cités, chez Pline, IV, 106.

[95] Comparez II, 4, 6 et 7, et VIII, 6, 2. Il a pu en être de même des Viromandui (Vermandois), qui ne sont nommés qu’en 57 (II, 4, 9 ; 16, 2 ; 23, 3) ; cf. Corpus, XIII, p. 557.

[96] Cf. César, IV, 22, 5.

[97] Je me sers à dessein de cette expression de nom : cf. gente ac nomine Nerviorum, César, II, 28, 1.

[98] Peut-être aussi, sur les deux rives de l’Adour, les Tarbelles (César, III, 27, 1). Cela, en admettant, ce qui n’est nullement certain, que ces noms se fussent déjà étendus sur le vaste territoire qu’ils désignèrent à l’époque romaine.

[99] Polybe, XXXIII, 8, 3 ; Tite-Live, XXI, 33-34 ; César, III, 20-27. La presque totalité de ces populi (Tite-Live) ou nationes (expression de César) ne pouvaient être autre chose qu’une simple tribu : à l’époque romaine seulement elles seront groupées en cités.

[100] Cf. ch. XIV, § 17, 16 et 13.

[101] Strabon, IV, 3, 2.

[102] César, I, 8, 2 et 3 ; II, 5 ; III, 1, 1 ; Polybe, III, 49, 13 ; 50, 2 ; Strabon, IV, 1, 11. Ch. XIV, § 13.

[103] Strabon, IV, 1, 13. Ch. XIV, § 12.

[104] Grégoire de Tours, In gl. conf., 97, Krusch.

[105] Je ne puis douter que le territoire des Bituriges Vivisques n’allât primitivement jusqu’à Fronsac : la large forêt du nord de Gultres, puis la Double, enfin la localité d’Eygurande, en marquent bien la fin au nord-est.

[106] Voyez-en les limites et l’étendue chez Guérard, Polyptyque de l’abbé Irminon, I, 1844, p. 87-93.

[107] C’est le castellum Menapiorum, cf. Schayes, Mém. de la Soc. des antiquaires de Morinie, II, 1834 (1835), p. 107 et s. ; C. I. L., XIII, p. 887.

[108] Ch. XII, § 13. Les Helviens touchaient au Rhône (Strabon, IV, 2, 2), à la différence des Voconces.

[109] Ch. XIV, § 17 et 18.

[110] Augustoritum ; cf. Leroux, Revue des Ét. anc., 1905, p. 393-4.

[111] Ch. XIV, 310,11, 15, 8, 6, 9 et 7. — La Meuse a point servi de diagonale à des peuplades, du moins au sud des Ardennes ; elle a été partagée ou disputée entre les gens de la Moselle et ceux de la Marne ou de l’Aisne. C’est parce que la Meuse, d’ailleurs très étroite de vallée et dépourvue d’affluents, est moins importante comme route que les rivières d’à côté, et parce que les principales voies, dans cette région, coupent la Meuse et ne la suivent pas. C’est une région médiatrice incapable de donner naissance à une puissante vie ; cf. Vidal de La Blache, p. 211-219.

[112] Tite-Live, XXI, 28, 6.

[113] Longnon, Atlas, 9 : jusqu’à castrum Vuandators ?, Gandalou dans Castelsarrasin.

[114] Strabon, IV, 3, 2 ; César, IV, 10, 3.

[115] César, VII, 90, 7 ; 42, 5 ; 33, 2 ; 55, 1 ; Longnon, 10 ; Yzeure, près de Moulins, est dans l’Autunois.

[116] Longnon, Atlas, 10 et 1. Ils ont atteint la Loire, si, comme je crois, le pays d’Auxerre était à eux ; cf. ch. XIV, § 15.

[117] Longnon, Atlas, 7 et 1 ; texte, p. 99 : c’est l’ancien doyenné de Mantes.

[118] De même, les Médiomatriques et les Trévires, dont l’axe principal est la Moselle, arrivent jusqu’au fleuve du Rhin (IV, 10, 3). Eux et les Leuques sont venus également jusqu’à la Meuse, où ils ont croisé les Hèmes ; cf. Longnon, 1. — Pareils phénomènes d’extension vers un fleuve se retrouvent aujourd’hui dans les domaines européens de l’Afrique.

[119] Cf. Strabon, IV, 3, 2.

[120] Peut-être la Loire, de La Charité à Briare, fut-elle la limite entre Bituriges et Sénons : si du moins on peut conclure, sur ce point, de l’état médiéval à l’état de l’époque celtique. Je ne parle pas, bien entendu, des estuaires : encore que la Gironde, par exemple, n’ait formé frontière qu’en aval des marais qui enferment le Blayais au nord.

[121] Tite-Live, I, 4, 4 et 6.

[122] Vidal de La Blache dit des fleuves (Tableau, p. 32) : Leurs bords, encombrés de marécages, d’arbustes et de broussailles, ne se prêtaient guère aux établissements humains ; cela ne s’applique plus à l’époque gauloise, sauf quelques exceptions que nous noterons ch. XIV. Et après tout, le fleuve peut ne pas servir de point d’arrêt et de demeure, et n’en rendre pas moins les principaux services à la circulation humaine, par le cours de ses eaux et par la vallée qu’il creuse.

[123] César, VII, 55. L’existence de domaines éduens au delà de la Loire et de l’Allier, dans le Val et sur la rive gauche, résulte et de l’extension du diocèse Nevers (Bull. de la Soc. nivern., IIe s., IV, 1869, p. 71-82) au Moyen Age, et du fait probable que les Boïens établis sur terre éduenne occupaient en partie cette rive (César, VII, 9, 6 ; I, 28, 5).

[124] Tite-Live, XXI, 26, 6.

[125] César, I, 11, 5 : il s’agit, sur ce point, en particulier du val Romey, qui me semble être le domaine transrhodanien des Allobroges, ayant autrefois appartenu au diocèse de Genève. Il est possible que, inversement, les Séquanes aient possédé des terrains sur la rive méridionale du Rhône (cf. Ammien, XV, 11, 17) ; peut-être ont-ils occupé en partie le Bugey et, au sud du fleuve, une partie de la vallée du Guiers (futur évêché de Belley). La géographie ancienne de cette région de la Gaule est du reste des plus difficiles à établir ; cf. d’Anville, p. 53-51 Debombourg, Allas historique du dép. de l’Ain, Lyon, 1859 ; le même, Les Allobroges d’outre-Rhône, dans la Revue du Lyonnais, IIIe s., IV, 1867, p. 9 et s. ; Valentin-Smith, Revue des sociétés savantes, IVe s., VIII, 1868, II, p. 18-22 ; Dict. arch. De la Gaule, I, p. 43. Cf. ch. XIV, § 14.

[126] Cf. ce que dit Strabon (IV, 3, 2) des Éduens et des Séquanes sur la Saône.

[127] Leur frontière parait avoir suivi la ligne des bois des Ardennes qui séparent la Semoy et la Meuse.

[128] La dernière localité méridionale du diocèse de Paris était Arpajon (Chastres, Castrum) : Étampes même parait avoir appartenu aux Sénons. Cf. Longnon, texte, p. 107.

[129] Le mot vient de *Icoranda. C’est du reste aujourd’hui la limite entre Corrèze et Puy-de-Dôme, comme autrefois entre les seigneuries limousines (vicomté de Ventadour) et le comté d’Auvergne.

[130] Bien que Ptolémée place Saint-Remy chez les Salyens (II, 10, 8), je suis convaincu que les Cavares d’Avignon allaient jusque-là (C. I. L., XII, 1029), tout comme y arriva le diocèse de cette ville.

[131] L’État bourguignon, au XVe s., reconstituera l’empire et les ambitions des Éduens. Cf. ch. XIV, § 17.

[132] Voyez les cartes, Grundriss de Grœber, I, 1re éd., 1888, 2e éd., 1904-6.

[133] De la Gironde à la Dronne. C’est en réalité le prolongement de la Double vers l’ouest.

[134] Documents publiés par Mavidal et Laurent, Archives parlementaires, en particulier IX, p. 634 et s., X. p. 119 et s. Voyez chez Lorgnon, pl. 1, sur combien de points les frontières des anciennes cités correspondent à des limites administratives actuelles ; cf. C. I. L., XIII, 4143 ; Mélanges Julien Havet, p. 365-7 ; voyez aussi les remarques de Jadart, Bulletin de géogr. admin., 1901, p. 170-4.

[135] 3. Cela résulte très nettement de l’antiquité et de la persistance de ces noms ; cf. Tite-Live, V, 34, 1 et 3 ; César, I, 13, 3 et 4 ; 14, 6.

[136] Soit celle des Ligures, soit celle des Celtes.

[137] Petrocorii, plus souvent que Petrucorii, cf. Holder, II, c. 978 et suiv. ; C. I. L., XIII, p. 122 ; petru- ou petro- = quatre. Tricorii, cf. Holder, II, c. 1950 ; tri- = trois. Cf. chez Pline, IV, 108, Quattuorsignani, Sexsignani. On traduit ordinairement -corii par armée, Heer, Stokes et Bezzenberger, Wortschatz, p. 71 ; on peut songer également à quelque chose comme curtis ou curia ; en tout cas il s’agit d’un mot signe d’unité politique. Du même genre de nom sans doute, Tricastini, Vocontii = les Vingt ?

[138] Cf. Sequana, la Seine ; Σηκόανος, l’Arc ; Sauconna (Sagona), la Saône. On a supposé que les Séquanes avaient occupé jadis la région de la Seine, d’où leur nom (Bloch, p. 28 ; Holder, II, c. 1511, etc.). J’en doute fort, les Sénons de la Seine paraissent un peuple fort anciennement établi. Autres noms ethniques tirés de la situation géographique : Mediomatrici, Ceux qui vivent autour de la Moder, Matra, Silvnectes, qui a dû viser la situation boisée du pays, Ambiani, Ambarri, etc., vivant des deux côtés d’une rivière (ambi- = άμφί). Autres, en dehors de la Gaule, tirés de noms de montagnes.

[139] C’est ainsi qu’on interprète d’ordinaire Brannovices. Eburovices, Lemovices, Guerriers ou Descendants de Brennos, Éburos, Lémos ; mais il est fort possible que cet ancêtre fût simplement mythique, et que les noms signifiassent les Fils du Corbeau, du Sanglier (de l’If ?), de l’Orme ? (du Cerf ?). Que du reste les cités gauloises pussent prendre le nom de leur fondateur, cela résulte de Strabon (XII, 5, 1), parlant des Trocmes et des Tolistoboïens de Galatie.

[140] Strabon, IV, 2, 1 et 2 ; Pline, IV, 108 et 109 ; Holder, I, c. 1180-1 ; cf. le latin cubare. Je ne donne ces traductions que sous réserves ; mais l’opposition entre Cubi et Vivisci me parait bien correspondre à la nature respective de la nation-mère et de la colonie.

[141] Autres distinctions entre les Allobroges et les Nitiobroges, entre les Aulerques Brannovices, Eburovices, Diablintes et Cenonani, entre les Volques Tectosages et Arécomiques, etc.

[142] Eustathe à Homère, Iliade, Σ = XVIII, 219 (Posidonius) ; cf. p. 199 et 533.

[143] Cf. Lucain, I, 398. Les Rutènes = flavi, cf. roth ?, Lucain, I, 402. Les Leuques = candidi cf. λευκός ? ce sont, soit les habitants des Vosges neigeuses, soit les guerriers aux boucliers peints en blanc, cf. Plutarque, Marius, 25.

[144] Caturiges = les Rois du combat ? ; Bituriges = les toujours Rois ? ; Caleti = les Durs ?

[145] Eburones ; traduit aussi par les Ifs, c’est-à-dire, sans doute, les Meurtriers, cf. César, VI, 31, 5.

[146] Adui, cf. αϊδω (Wortschatz, p. 45).

[147] Cavari, cf. Pausanias, 1, 35, 5.

[148] Senones = seniores ? — Toutes ces étymologies sont hypothétiques. Mais c’est dans ces différents sens qu’il faut chercher pour expliquer les noms de ces peuples. On les trouvera indiquées, avec d’autres, chez Glück, Die bei... Cæsar workommenden keltisrhen Namen, 1857 ; Zeuss, Grammatica Celtica, 1re éd., 1853, 2e éd. (Ebel), 1871 ; d’Arbois de Jubainville, Les Noms gaulois chez César, 1891 ; Stokes et Bezzenberger, Wortschatz der keltischen Spracheinheit, 1894 ; Sprachschatz de Holder ; l’édition classique de César (4e, revue par Lejay, 1899), par Benoist et Dosson (étymologies fournies par Ernault).