GALLIA - TABLEAU SOMMAIRE DE LA GAULE SOUS LA DOMINATION ROMAINE

 

CHAPITRE XXIV. — LA PATRIE GALLO-ROMAINE.

 

 

1. L’unité de la Gaule romaine. — La Gaule fut, au contraire, le pays par excellence de l’unité. Que l’on compare la Gaule aux différentes provinces de l’empire romain : elle a, plus que toutes les autres, un caractère original ; elle est demeurée le plus longtemps semblable à elle-même ; c’est la Gaule qui est, dans le monde romain, la personnalité la plus marquante.

Et d’abord, il n’y a pas de région qui soit aussi bien faite qu’on se rappelle les paroles de Strabon. L’Espagne et l’Italie ont assurément des frontières mieux arrêtées ; mais elles n’ont pas de centre naturel ; leurs provinces n’ont pas de solidarité physique : chacune est isolée et vit de sa vie à part. Il n’y a nul rapport entre la Galice et la Bétique, la Calabre et l’Istrie. En Gaule, toutes les provinces convergeaient vers un point commun. Le pays était fait pour l’unité ; il n’y a pas d’existence individuelle, de province qui se tienne à l’écart ; la même vie circule partout, de Dax à Boulogne et d’Antibes à Rennes.

Aussi est-ce la seule des grandes régions de l’empire à laquelle les Romains aient donné une vraie capitale, Lyon, et il n’y a nulle part une assemblée provinciale aussi puissante, aussi compacte, ayant un caractère aussi national que le Conseil des Gaules à Lyon.

Il est bien vrai qu’à cette assemblée ne ressortissent que trois des grandes provinces gauloises : la Gaule Narbonnaise échappait à la suprématie politique de Lyon. En fait, cependant, Lyon pouvait être regardé comme sa métropole ; la Gaule du Sud subissait son influence au moins autant que les autres provinces. La colonie de Plancus ne commandait-elle pas le fleuve autour duquel la province narbonnaise s’était formée et qui était la principale voie de son commerce ? Lyon est la tète de ligne du Rhône et comme le correspondant commercial d’Arles et de Narbonne ; il avait certes plus de relations avec ces deux villes qu’avec Reims, Trèves ou Bordeaux. Lyon, c’est le trait d’union entre l’antique Narbonnaise et la nouvelle Gaule. Ne peut-on pas dire jusqu’à un certain point que les idées et les mœurs de Rome, après s’être épanouies dans les colonies du Sud, allaient se concentrer à Lyon, pour rayonner de là dans les trois provinces de la Gaule propre ?

On a vu comment Lyon perdit au IIIe siècle ce rôle de capitale. L’unité de la Gaule semble rompue vers l’an 300 ; la grande division historique entre la Gaule du Nord et la Gaule du Sud s’annonce peu à peu. Il y a deux diocèses, séparés parle cours de la Loire, renfermant chacun deux des anciennes provinces ; il y a deux capitales, Trèves et Arles. L’interrègne commence entre la suprématie de Lyon et la domination de Paris.

Mais il serait impossible de constater entre ces deux régions, en ce temps-là, le moindre vestige d’hostilité ou d’opposition. Il n’y a encore qu’un esprit gaulois ; quand la Gaule se donne un empereur, tous les Gaulois se rangent autour de lui. Jamais même l’individualité de la Gaule n’a mieux été en évidence dans le monde romain. Qu’on lise les écrivains du bas-empire, Julien, Ammien Marcellin, Ausone, Claudien, Zosime, et l’on verra comme aux yeux des contemporains la Gaule formait un État homogène et compact. C’est elle, dans ces derniers jours de Rome, qui allait lui rendre le plus de services et tenir dans son histoire la plus belle place. Elle est visiblement demeurée, grâce à son unité, la nation la plus solide, la plus personnelle, de l’empire affaibli. Elle le sait et elle en est fière. Ses soldats ne combattent point volontiers loin de leur Gaule : il y a chez eux un attachement tenace au sol qu’ils défendent. Quand au IVe siècle on disait « les Gaulois r, le mot ne désignait pas seulement les citoyens des provinces gauloises ; il n’était pas, comme le terme d’Espagnols, d’Africains ou d’Illyriens, une expression de géographie administrative : on entendait par là une nation originale, forte et sympathique.

2. De la persistance de la nation celtique. — C’est qu’en effet il était bien peu de nations occidentales dont le sang fût demeuré aussi pur de mélange romain. De colonies, romaines ou italiennes, il n’y en a que dans les vallées de l’Aude, du Rhône et de la Moselle ; encore, si elles y ont été assez nombreuses, ne furent-elles pas très fortes, et le contingent de colons amenés à l’origine ne fut peut-être jamais renouvelé. C’est à trente mille an plus que l’on peut évaluer le nombre de colons établis par César et Auguste, en dehors, bien entendu, des provinces de Germanie. Qu’on double et qu’on triple ce chiffre, si l’on veut, qu’on y ajoute les négociants, les industriels, les fonctionnaires, les esclaves : cela ne fera jamais une immigration notable, comparable à celle que les Amériques reçoivent de nos jours et qui ait pu modifier le sang et le caractère d’une nation. Les émigrants italiens se portaient plus volontiers ailleurs, soit vers le Danube, soit surtout dans cette Afrique carthaginoise qui leur dut en partie sa renaissance. Qu’on se rappelle encore qu’il n’y eut entre les Cévennes, les Pyrénées et la Marne aucune colonie romaine, que les négociants étrangers n’habitaient que les plus grandes villes, et l’on ne pourra s’empêcher de croire à la persistance de la nation celtique. On a, en lisant les inscriptions de la Gaule propre, l’impression d’un peuple qui a voulu devenir romain, mais qui n’a été ni contraint par la force ni entraîné par des alliances à une fusion complète avec la nation maîtresse. La civilisation romaine ne lui a point fait perdre son caractère primitif.

3. L’esprit d’indépendance politique chez les Gaulois. — D’abord, si fidèle qu’elle fût à l’État romain, la nation gauloise était par nature une nation d’opposants, de faiseurs de révolutions. Amédée Thierry l’a bien remarqué : Le rôle que joua la Gaule comme province de l’empire romain est plein de grandeur et d’intérêt. Son besoin de mouvement et de liberté s’exerça dans les limites de la constitution et des coutumes romaines : il prit le caractère d’opposition, non de révolte.

C’est de la Gaule qu’est partie sous le règne de Néron la première insurrection romaine contre un empereur ; dans les années néfastes qui suivirent, les deux plus dangereux soulèvements que la domination romaine ait eu à comprimer sont ceux de cités gauloises et de l’irréductible Judée.

Cent cinquante ans plus tard, quand le monde se disloque, l’empire provincial le plus solide et le plus durable a été l’empire gallo-romain de Postume et de Tetricus : il est digne de remarque que dans ces années d’anarchie, c’est cet empire qui a le plus servi la cause romaine, et qui en même temps a su le mieux vivre détaché de l’unité latine, s’est le plus complètement suffi à lui-même.

Au IVe siècle, il faudra toujours à la Gaule un empereur pour elle seule. Comme elle est fort grande, disait un écrivain naïf, il lui faut toujours un prince, cum maxima sit, imperatore semper eget ; maintenant elle en a pris un chez elle, ajoutait-il en parlant de quelque César gallo-romain du IVe siècle. Elle se crée en effet un César à chaque génération, Magnence, Sylvain, Julien, Eugène, Constantin et bien d’autres. Si elle n’en fait pas, c’est que l’État lui en donne un pour elle, Constance Chlore, Julien ; ou c’est que les empereurs, cédant aux besoins de la Gaule, résident au milieu d’elle, à Arles ou à Trèves. Il était permis à la Gaule, au IVe siècle, de se croire le centre de l’empire d’Occident.

Cette fierté politique et cette turbulence avaient frappé les anciens. Un écrivain de la fin du IIIe siècle avait caractérisé en ces termes les Gaulois : Il est dans leur nature de ne pouvoir supporter les princes frivoles et indignes de la Vertu romaine ou livrés à la débauche. Ils gardaient, plus que les Romains, l’orgueil de la Vertu romaine, et passaient pour rebelles à toute misérable tyrannie. Mais ils avaient les défauts de leurs qualités, et on leur reprochait leur goût pour les révolutions : ils étaient amoureux de nouveautés politiques, cupidi rerum novarum, ce qui était assurément un très grave reproche dans la bouche des Romains, si fidèles aux traditions.

4. Le goût des Gaulois pour la guerre et la rhétorique. — Le génie de leur nation se manifestait d’une autre manière sous la domination romaine. Ils aimaient à parler et ils aimaient à se battre : c’était leur réputation d’autrefois ; ils la gardèrent intacte jusqu’au jour de l’invasion. Mais ces deux qualités, ils les mirent au service de l’empire.

Le Gaulois a toujours eu l’orgueil de bien parler : l’empire offrit une ample matière à ses talents oratoires. Les Gaulois devinrent les vrais rhéteurs de Rome. Nous les avons vus pénétrer au barreau latin dès le Ier siècle, et, au IVe, revendiquer l’art de la rhétorique comme l’apanage de leurs écoles.

Ils remplissent les armées comme les tribunaux. Ce sont les provinces de Gaule qui enverront le plus longtemps des soldats à l’empire ; ce sont elles qui lui en fourniront le plus avec l’Illyrie. Les Italiens ne savent plus se battre ; l’Espagne s’alanguit dans la mollesse ; l’Afrique, laborieuse aux champs et démagogue dans les cités, n’aime pas la discipline des camps : les Illyriens pendant deux siècles, les Gaulois pendant tout l’empire, sont les véritables soldats de Rome. C’est sur le Rhin qu’on se bat le plus et le mieux ; et quand, dans les derniers jours de l’empire, les princes veulent des soldats qui ne reculent point et qui ne soient pas des barbares, c’est à la Gaule qu’ils les demandent. C’est le pays des hommes forts et fameux à la guerre, dit un géographe du IVe siècle.

Les Gaulois sont donc devenus les meilleurs soldats et les meilleurs rhéteurs de Rome. Or voilà ce qui tout de suite les met au premier rang parmi les vrais Romains ; aucun peuple n’a mieux collaboré à l’œuvre de Rome que le peuple gaulois : car c’est par la rhétorique et par les armes que Rome a créé et qu’elle a maintenu son empire.

5. Ce que les Gaulois ont reçu de Rome. — Révolutionnaires, éloquents, batailleurs, et dans tout cela, agités et passionnés d’abord, voilà ce qu’étaient les Gaulois au temps de Vercingétorix ; voilà ce qu’ils étaient encore au temps de Julien. Mais cela ne les empêcha point de plier leur esprit aux mœurs de Rome. On remarquait déjà, un siècle avant l’ère chrétienne, leur intelligence souple, éveillée, curieuse de toutes choses : ils Pont appliquée à suivre les leçons de la civilisation romaine. En même temps qu’ils obéissaient aux lois, ils acceptaient l’éducation latine, au forum et dans la maison.

Pendant longtemps il y aura encore des noms gaulois dans les familles ; mais, dés le premier jour de la conquête, nous trouvons à côté de ces noms, dans la même maison, des noms romains : un père donne volontiers à l’un de ses fils un nom gaulois, à l’autre, un nom romain, opérant ainsi chez lui, dans sa famille, l’union fraternelle des deux patries.

Le latin, on l’enseigne dans les écoles, on le parle dans les villes. La littérature est romaine : plus de poésies gauloises ; la langue celtique est réduite au rang de patois. L’art vient de Rome ou de la Grèce que Rome enseigne à connaître. L’administration des villes se transforme sur le modèle de celle de Rome. Qu’on pénètre dans une cité gauloise : le magistrat s’appelle duumvir, juge ou édile ; il y a un sénat qui délibère en latin ; les temples sont imités de ceux de Rome : les statues de dieux, copiées sur des modèles italiens ; les harangues publiques et les conférences se font en latin, les unes à la manière de Cicéron, les autres à la façon de Quintilien ; c’est en latin qu’on prie dans les temples, même les dieux qu’on dit être d’origine celtique ; en latin encore sont les affiches des rues, les inscriptions des cimetières. Tous ces hommes sont bien des Gaulois ; mais, dans la rue, au forum, au temple, à leur foyer, ils vivent à la romaine, et, quand ils seront morts, leurs mânes seront encore des dieux à la façon romaine.

6. Les Gaulois continuent l’œuvre de Rome. — Cette civilisation, les Gaulois l’aimaient et en tiraient vanité. Nous avons vu qu’ils étaient les gardiens jaloux de la Vertu romaine. Quand l’empire tombera, ils conserveront tout ce qu’ils ont reçu de lui. L’impulsion donnée fut telle que, l’empire disparu, la Gaule achèvera de devenir romaine : l’invasion n’arrête ni ne ralentit même les progrès de sa transformation.

Il y a plus. Les meilleurs Romains, au Ive siècle, sont les Gaulois. On a vu pourquoi : ils étaient rhéteurs et ils étaient soldats. Le boulevard de l’empire, en ce temps-là, est la Gaule. C’est elle qui protège l’Italie : Arles et Trèves sont les avant-postes de Milan et de Rome. C’est en Gaule que se décide le sort de l’empire d’Occident. Au Ve siècle, quand il sera tombé, c’est en Gaule que la vie romaine est le plus intense. Il y a encore des écoles et des rhéteurs en Aquitaine. Le Gaulois Sidoine Apollinaire est un vrai Romain d’esprit et de cœur. Dans le haut moyen âge, c’est la Gaule qui conservera au monde les usages de Rome, son droit, ses arts, ses lettres. La noble et intelligente race qui l’habite, a dit Amédée Thierry, est la dernière à soutenir le nom romain en Occident. C’est à elle que, dans le déluge de la Barbarie, la Providence confie le dépôt de la civilisation qui s’éteint, avec le devoir de la rendre plus tard au monde. A son tour, la Gaule répandra autour d’elle les leçons qu’elle a reçues, et continuera en Germanie l’œuvre que Rome a accomplie chez elle. C’est en Gaule enfin que se réveillera au VIIIe siècle le nom romain, par la renaissance des lettres latines et par la restauration de l’empire.

Nous avons vu qu’une partie de l’héritage de Rome est venue à l’Église chrétienne : la Gaule a gardé le reste.

7. Le patriotisme romain en Gaule. — Aussi nulle part la patrie romaine n’a été plus longtemps aimée et plus dignement célébrée que dans les Gaules. Qu’on lise les œuvres des poètes et des rhéteurs gaulois, d’Eumène, d’Ausone, de Rutilius, de Sidoine : tous ces hommes ont un patriotisme d’une incroyable énergie. Ils croient à l’unité de l’empire alors qu’il est morcelé, à son éternité quand il n’est déjà plus que l’ombre d’un nom.

C’est un Gaulois, Rutilius Namatianus, qui, vers l’an 418 de notre ère, a écrit les plus beaux vers que l’œuvre de Rome ait jamais inspirés : Écoute, toi la plus belle reine du monde qui est à toi, Rome, mise au rang des dieux, mère des hommes et mère des divinités. Quand nous sommes dans tes temples, nous sommes près du ciel. Nous te chantons et te chanterons, tant que les destins le permettront. Nul vivant ne peut t’oublier. Le soleil disparaîtrait plutôt de notre souvenir, que ton culte de notre cœur. Tes bienfaits ne sont-ils pas égaux aux rayons du soleil, et ne s’étendent-ils point partout où l’Océan agite ses ondes près du rivage ? C’est pour toi que Phébus, qui embrasse tout, accomplit sa course : il sort de chez toi et c’est chez toi qu’il ramène son char. Ni l’Afrique aux sables brûlants ne t’a retardée, ni l’Ourse glacée ne t’a fait reculer. Partout on la nature étend son domaine, partout s’est avancée la Vertu romaine. De races opposées tu as fait une seule patrie. Ceux-là mêmes qui se refusaient à obéir ont profité à le faire. Aux vaincus tu as offert le partage de tes droits. Autrefois il y avait un monde : tu en as fait une ville :

Fecisti patriam diversis gentibus unam....

Urbem fecisti quod prius orbis erat.

Et ce même Rutilius, au moment de quitter Rome, est ému de joie à l’idée de revoir bientôt sa Gaule, en ce moment triste et dévastée, et qui lui est, dit-il, d’autant plus chère qu’elle souffre davantage. II rencontre un ami, Gaulois comme lui, et en l’embrassant, il lui semble déjà jouir d’une portion de sa patrie,

Dum videor patriæ jam mihi parte frui.

Rutilius a donc deux patries, Rome et la Gaule, et il a pour elles le même amour. On peut en dire autant de tous les Gaulois : ils ont aimé Rome sans oublier la Gaule ; ils sont devenus Romains et ils sont demeurés fidèles à leur caractère national. Le Génie des Gaulais a su vivre dans la patrie romaine.

 

FIN DE L’OUVRAGE.