GALLIA - TABLEAU SOMMAIRE DE LA GAULE SOUS LA DOMINATION ROMAINE

 

CHAPITRE VIII. — LES IMPÔTS.

 

 

1. Le caractère de l’impôt. — Les Romains soumirent la Gaule à un tribut, tributum, stipendium. Le sol pavait l’impôt foncier, les hommes l’impôt personnel. En théorie, le tribut était comme le pris dont les Gaulois rachetaient la jouissance de leurs terres et la liberté de leurs personnes : c’était le souvenir de la conquête et la marque de la soumission. Les quelques villes qui en étaient exemptes étaient censées ne pas faire partie de la province : on les appelait cités libres, si elles étaient composées de pérégrins, cités de droit italique, si elles étaient romaines.

2. — L’impôt foncier était pour les provinces le plus onéreux de tous. Il frappait surtout les membres de l’aristocratie municipale, les propriétaires locaux, possessores, parmi lesquels se recrutaient les sénateurs des villes.

Pour en fixer le chiffre, l’État refaisait constamment le cadastre des provinces, forma censualis, et le recensement des biens, census. C’était une opération longue et délicate, qui causait toujours une grande agitation en Gaule : dans ces moments, le pays troublé était mis comme en état de siège.

Voici de quelle manière, dit un texte de loi, il faut indiquer les biens sur les registres du cens. D’abord le nom de la terre ;puis le nom de la cité ; — puis le nom du pagus où la terre se trouve ;puis le nom des deux terres les plus proches. — Puis, pour les champs labourés, leur étendue en arpents ;pour les vignobles, le nombre des plants de vigne ;pour les olivettes, le nombre des pieds d’oliviers ;pour les prés, leur étendue en arpents ;de même pour les pâturages, leur étendue en arpents ;de même pour les bois taillis. On voit avec quel soin l’opération était faite.

Les terres provinciales qui appartenaient à des sénateurs romains étaient estimées à part, et l’impôt qu’elles payaient portait un nom spécial, l’impôt de la glèbe, collatio glebalis.

Il faut ajouter à l’impôt foncier les redevances en nature, corvées, fournitures aux troupes et aux fonctionnaires (annona). Elles étaient presque aussi onéreuses que l’impôt foncier, car elles laissaient plus de place encore à l’arbitraire du gouvernement.

3. Impôts directs sur les personnes et les biens. — Un impôt personnel, ou capitation, était payé par les provinciaux ; mais il frappait surtout ceux qui ne possédaient ni terres ni biens, c’est-à-dire les plébéiens des municipes : aussi prit-on l’habitude de l’appeler la capitation des plébéiens, capitatio plebeia.

Entre les plébéiens et les propriétaires se trouvaient les négociants, negotiatores : ils payaient un impôt particulier, aurum negotiatorum ou chrysargyrum. Une estimation rigoureuse était faite des biens et des sources de revenus : le banquier payait d’après son chiffre d’affaires, l’armateur en proportion des navires qu’il équipait, le portefaix en raison du nombre et de la paye de ses jours de travail.

4. — Les impôts indirects paraissent avoir été beaucoup moins lourds. Le plus important de tous, en Gaule, était celui des douanes, portoria. Toute la Gaule formait en effet une vaste circonscription douanière, séparée du reste de l’empire ; des bureaux de douane, stationes, étaient échelonnés sur sa frontière maritime et terrestre, notamment à Saint-Bertrand-de-Comminges, Elne, Arles, aux principaux passages des Alpes, à Grenoble, Lyon, Trèves, Metz. Lyon possédait la direction centrale des douanes de la Gaule, et l’on a trouvé dans le lit du Rhône des plombs de la douane romaine, portant encore la marque de la ficelle qui les traversait et l’empreinte de l’étoffe ou du bois sur lesquels ou les avait appliqués.

Les marchandises payaient à l’entrée comme à la sortie. En réalité, le portorium est donc moins nu droit de douane qu’un droit de circulation, et les Romains ne paraissent avoir eu, en l’établissant, aucun souci de protection commerciale : la question de libre-échange ou de protection ne s’est peut-être point posée pour eux. Le droit était simplement un impôt prélevé sur les marchandises en vue d’assurer le bon entretien des routes et des ponts. Ce droit était fixé, pour la douane des Gaules, au quarantième, 2 ½ pour 100, de la valeur des marchandises : de là le nom de la quarantième des Gaules, qu’on donnait à l’administration et à l’impôt de la douane dans ce pays, quadragesima Galliarum.

Ajoutons enfin certains impôts indirects qui ne frappaient que les citoyens romains, l’impôt du vingtième sur les affranchissements, vicesima libertatis, l’impôt du vingtième sur les successions qui n’allaient pas aux plus proches parents, vicesima hereditatium. Tous les deux furent supprimés au commencement du IVe siècle.

5. L’administration financière. — Les impôts indirects étaient affermés à des compagnies de banquiers qu’on appelait des publicains, publicani, du mot publicum, impôt public. Des intendants du prince, procuratores, étaient chargés de surveiller la perception, et d’empêcher les fraudes des contribuables ou les exactions des fermiers. Au IIe siècle, ou essaya, pour les deux impôts du vingtième, la perception directe par l’intendant impérial. On peut noter que, pour l’administration de la taxe sur les successions, la Gaule fut divisée en deux circonscriptions : l’une comprenait les provinces du Nord et formait le ressort du procurator vicesimæ hereditatium per Gallias Lugdunensem et Belgicam et utramque Germaniam ; l’autre était faite des provinces du Sud et dépendait du procurator vicesimæ hereditatium provinciarum Galliarum Narbonensis et Aquitanicæ.

Les impôts directs étaient perçus par voie administrative. Le chiffre du tribut foncier était fixé pour chaque cité. Les décurions municipaux en faisaient, à leurs risques et périls, la répartition entre les propriétaires. Ils étaient aussi chargés d’en opérer la levée. De là, évidemment, vint la lourde responsabilité qui pesa sur eux, et le triste sort qui leur fut fait sous le bas-empire. L’opération était surveillée par des envoyés de l’État, censitores, legati ad censum.

6. Situation financière de la Gaule. — Il est impossible d’indiquer, à n’importe quel moment de son histoire, le chiffre exact des contributions que la Gaule avait à payer. Jules César la taxa à 40 millions de sesterces, 10 millions de francs ; mais le chiffre a dû être provisoire et fut singulièrement élevé depuis, et tout nous fait croire que l’impôt, surtout l’impôt foncier, fut pour les Gaulois une charge fort pénible. D’abord son origine a pu le rendre odieux : on le considérait comme la marque de la conquête, plus encore qu’une contribution mise au service de l’État. Les terres frappées du tribut, dit un écrivain du IIIe siècle, sont censées plus viles ; les têtes humaines recensées pour l’impôt sont déchues ; toutes ces taxes sont autant de marques de servitude. Puis, le mode de perception était fâcheux ; les décurions étaient responsables devant l’État et devenaient aisément durs à leurs concitoyens. Le chiffre des fortunes était donné par le contribuable lui-même, sa parole pouvait suffire : les fraudes étaient singulièrement faciles, elles étaient presque naturelles, tout le monde était tenté de mentir dans ces déclarations, et les chrétiens se vantaient d’être les seuls à ne point tromper l’État. Les plus riches s’en tiraient toujours à bon compte, et, comme le chiffre de l’impôt était fixé par cité et par province, les pauvres payaient souvent pour eux.

Ce qui montre bien quel était le poids du tribut et l’excès des impôts, c’est la facilité avec laquelle les empereurs accordèrent à la Gaule des remises d’arriérés : les historiens ne manquent pas d’ajouter que ces remises ne profitaient qu’aux riches, parce qu’on leur laissait toujours du temps pour payer. Les dégrèvements n’étaient pas moins faciles. Galba réduisit d’un quart les contributions de la Gaule. A la seule cité d’Autun, Constantin fit remise d’un quart de l’impôt foncier. L’empereur Julien diminua des deux tiers la quote-part que la Gaule avait à payer de ce même impôt.

Ce qui montre plus encore le poids de ce fardeau, c’est que tout le monde ne cessa de s’en plaindre et que ce fut la vraie cause des agitations et des troubles. Le recensement du temps d’Auguste remua tout le pays ; c’est contre l’impôt que Sacrovir s’éleva sous Tibère ; c’est l’impôt qui est à la source des grandes révoltes du Ier siècle. Sans doute aussi les terribles séditions de paysans au IIIe siècle, les soulèvements des Bagaudes ont eu pour cause la misère financière. Il était de mode sous le bas-empire de médire de l’impôt ; le chrétien Lactance et le païen Zosime décrivent avec la même colère les exactions du fisc : seulement Lactance attaque Dioclétien, et Zosime s’en prend à Constantin. Dans les harangues officielles les orateurs se plaignaient avec force et franchise de la lourdeur des tributs. Ausone, remerciant l’empereur de l’avoir nommé consul, appelle dans sa harangue le registre des contributions un tissu de fraudes et affirme que ce serait une œuvre pie de le brûler.

L’impôt semble donc bien la principale charge qui ait pesé sur les sujets de Rome. A vrai dire, c’était la seule. Cérialis le rappelait aux Gaulois : Nous n’avons imposé sur vous que les charges nécessaires au maintien de la paix. Sans armées, pas de repos ; sans solde, pas d’armées ; sans tribut, pas de solde. Mais le peuple ne faisait pas de si longs raisonnements, et l’impôt fut à ses yeux le véritable tort de la domination romaine.