L’AVÈNEMENT DE SEPTIME SÉVÈRE ET LA BATAILLE DE LYON

 

Camille Jullian.

 

 

L’avènement de Septime Sévère est une grande date dans l’histoire de l’empire romain ; peut-être dira-t-on un jour, la plus grande. Si la mort de Marc-Aurèle est bien la fin du monde antique[1], le règne du prince africain est le triomphe complet des aspirations provinciales sur le vieil esprit italien. Depuis un siècle, le trône était l’apanage des membres de l’aristocratie romaine : il appartient maintenant, et par droit de conquête, au fils d’un simple chevalier, d’un municipalis eques, comme eût dit Juvénal. Les descendants des plus antiques et des plus glorieuses familles de Rome, ces souverains qui faisaient remonter l’origine de leur race jusqu’au roi Numa, sont remplacés par un habitant de Leptis. On venait de voir sous la pourpre Marc-Aurèle, l’homme qui a le mieux résumé en lui-même toutes les leçons et toutes les vertus des rhéteurs et des sages de la Grèce et de Rome, et Septime Sévère est et ne sera jamais qu’un provincial, par l’origine, les mœurs, le tempérament et la volonté.

Le fils de Geta ne put ou ne voulut jamais se débarrasser de l’accent africain : il conserva toujours la marque indélébile de son origine punique. Du reste, il n’était bien maître de lui et sûr de sa parole que lorsqu’il s’exprimait en punique : alors seulement, dans sa langue natale, il savait être éloquent. On raconte que, lorsque sa sœur vint à Rome, comme elle connaissait à peine le latin, l’empereur eut souvent à souffrir de cette parenté compromettante qui révélait trop brutalement aux sénateurs malicieux la rusticité de sa naissance. Il n’y avait, dans la singulière famille qui s’installait dans les palais des Césars, rien de romain, de grec ou d’italien ; elle appartenait à cette race punique qui avait été jadis la grande ennemie du nom latin, et les méchants esprits pouvaient dire que l’avènement de Sévère était comme une revanche de Carthage.

Septime ne montrera pas cependant un amour exclusif pour les Africains : ce provincial aura autour de lui des provinciaux de tous les pays. Si Plautien semble être un compatriote de l’empereur, Papinien, Paul, Ulpien sont des orientaux. L’impératrice, cette mystérieuse Julia Domna qui fut le meilleur conseiller de Septime, est une Syrienne. On dira peut-être que Sévère, étant d’origine punique, a surtout favorisé les Phéniciens et les Syriens, parce que c’étaient des hommes de sa race. Il semble au contraire qu’il se soit plu à voir à sa cour des représentants de toutes les nations que Rome avait soumises. Ses prétoriens ne sont plus une élite de jeunes Italiens ou de citoyens des plus vieilles colonies romaines : dès la première année de son règne, il ne veut plus avoir dans sa garde que d’anciens légionnaires, venus des camps de la frontière ; ce qui, a dit un témoin oculaire, fit le malheur et le désespoir de la jeunesse italienne, et remplit les rues de Rome d’une multitude de soudards, à la tournure sauvage, aux manières violentes, au langage terrible. L’effet, produit par l’arrivée de cet empereur a dû être lamentable sur les membres de l’aristocratie et les citoyens de l’Italie : l’une et l’autre ont vu que leur règne était fini, que la province prenait possession de l’Italie et les barbares de Rome.

Le gouvernement de Septime va être nettement, presque brutalement dirigé en vue des seuls intérêts de la province. C’est pendant son règne que la liberté de l’Italie reçut le coup le plus terrible et le plus décisif qui l’ait frappée depuis deux siècles : nous venons de dire qu’elle cesse de fournir des hommes à la garde du prince et de Rome ; il y a maintenant une légion campée au beau milieu de la péninsule, comme si le nouveau prince avait voulu lui rappeler qu’elle n’était plus désormais qu’un pays conquis et soumis. Septime décidera encore que les Italiens ne seront plus jugés par leurs préteurs et leurs tribunaux, dernier vestige de l’autonomie républicaine : la justice sera rendue, des Alpes au détroit de Sicile, par des fonctionnaires impériaux. L’Italie est maintenant tout entière dans la main du prince, de ses soldats et de ses agents, et tout ce monde, depuis le fantassin légionnaire jusqu’à César Auguste, est un produit du sol provincial.

Tandis que l’Italie perd ses prérogatives politiques une à une, son privilège financier est accordé libéralement à ces villes orientales et africaines si chères à l’empereur, et, par une bizarre ironie, c’est sous le nom de jus italicum qu’il est octroyé. Aucun prince ne s’était encore montré aussi peu jaloux de son autorité vis-à-vis des provinces. A cette Alexandrie dont l’esprit léger et sarcastique avait été si redouté des empereurs, à laquelle on avait toujours refusé le droit de former une commune, Septime Sévère donna enfin des magistrats et un sénat municipaux. La Phénicie obtint, malgré son peu d’étendue, de former une province distincte, conformément à ses antiques traditions nationales. Toutes les villes de l’empire se couvrirent de constructions splendides, dues à la générosité du souverain, et ce règne marque une ère nouvelle dans l’histoire monumentale de la plupart des provinces. Cet Africain eut le culte de la paix romaine, et il sut entraver la décadence matérielle de l’empire, commencée sous Commode. Un des premiers actes de son administration avait été une enquête sévère contre les gouverneurs, suivie de graves répressions. Aussi les provinciaux n’aimèrent-ils aucun souverain comme cet homme, violent et cruel sans doute, mais l’ennemi juré de l’Italie et du sénat : le premier jour de son règne, il ouvrit les portes de la Ville éternelle et le gouvernement de l’empire aux cultes et aux idées, aux soldats et aux juristes, à l’esprit et aux hommes des peuples auxquels Rome avait jusque-là imposé ses gouverneurs, ses dieux, sa langue et sa loi. Sous cette influence virile, l’esprit provincial renaît, et l’État romain commence lentement une transformation nouvelle.

Il parait naturel de se demander si la Gaule a participé à ce réveil et de rechercher la part qu’elle a pu prendre à l’avènement de Septime Sévère.

On doute généralement que Septime Sévère ait éprouvé à l’égard des Gaulois un autre sentiment que la haine ou l’antipathie, et l’on répète volontiers qu’il leur a toute sa vie gardé rancune de l’appui qu’ils ont donné à son rival Albinus. De tout l’Occident, qu’il n’aimait point, a dit Amédée Thierry[2], ce qu’il aimait le moins, c’était la Gaule. M. Mommsen a prononcé le mot d’hostilité déclarée[3]. M. Allmer va plus loin encore et parle de la haine que Sévère « professe ouvertement à l’égard de la Gaule[4]. » Nous ne trouvons rien, cependant, ni dans l’existence antérieure de Septime, ni dans les circonstances qui ont accompagné la révolte d’Albinus, qui puisse faire croire que l’empereur ait jamais eu à se plaindre ou à se venger des populations gauloises.

La Gaule connaissait Septime. Elle l’avait vu à l’œuvre lorsqu’il gouvernait la province lyonnaise, en l’an 187. Le pays était alors la proie de bandes de pillards et de déserteurs, que dirigeait un certain Maternus et qui furent longtemps insaisissables : l’ordre public se relâchait partout, et les villes de la vallée du Rhône traversèrent une crise, qui fut comme un lointain prélude aux malheurs du IIIe siècle[5]. On délégua alors au légat de la Gaule lyonnaise, Septime Sévère, une sorte d’autorité militaire sur les provinces voisines[6], et on lui confia la délicate mission de pacifier la contrée. Avec l’aide de Pescennius Niger, qui lui fut adjoint par le prince, il sut venir à bout de sa tâche, sans augmenter les charges ni blesser l’amour-propre des provinciaux[7]. Son gouvernement semble avoir été libéral et tolérant : nous voyons son subordonné Niger célébrer, avec une autorisation officielle, certaines cérémonies d’un culte étrange[8]. En tout cas, si le détail de l’administration de Sévère en Gaule nous échappe, nous en connaissons le caractère et les conséquences, et cela nous suffit pour affirmer qu’elle ne laissa aucun levain de haine dans l’âme du futur empereur ni dans le cœur de ceux auxquels il venait de commander. Il se montra, dit son biographe Spartien, énergique, généreux et désintéressé : ce qui fit que les Gaulois l’aimèrent comme pas un[9].

Mais ces souvenirs, dit-on, s’effacèrent bien vite. La Gaule n’accepta pas comme empereur celui qu’elle avait aimé comme légat : elle trahit sa confiance, oublia ses services ; elle prit parti pour Albinus. Ses soldats suivirent les drapeaux de l’adversaire de Septime, et combattirent contre leur ancien légat sur les champs de bataille des bords du Rhône. Lyon fut pillé par celui qui avait été le plus populaire de ses gouverneurs. Si la Gaule s’était montrée oublieuse, la vengeance de Septime Sévère fut longue et atroce.

Étudions les faits de plus près.

Sans aucun doute Clodius Albinus, proclamé empereur par les trois légions de Bretagne, fut accepté comme césar en Gaule, en Afrique et en Espagne. Septime Sévère lui avait reconnu officiellement cette dignité : rien n’empêchait les villes et les garnisons d’entre Rhin et Pyrénées de lui obéir comme à leur chef et de l’associer à Septime dans leurs hommages de vénération[10]. Mais, quand Albinus, vers l’an 195, eut pris le titre d’Auguste et qu’il eut fait frapper des monnaies à ce nom en Bretagne et en Gaule[11], la situation changea en Occident. C’était la guerre qu’il déclarait à son souverain : on ne pouvait demeurer l’ami d’Albinus sans être un rebelle aux yeux de l’Auguste de Rome. Alors il n’y eut plus la même unanimité dans les sentiments des Gaulois.

Le dernier historien de cette époque, M. Schiller, suppose que la déclaration de guerre d’Albinus fut provoquée en partie par l’orgueil national des Gaulois, qui ne rêvaient rien moins en ce moment que la formation d’un empire gallo-romain[12]. Assurément, je voudrais le croire et jusqu’à un certain point je désirerais dire que l’esprit celtique s’est réveillé sous l’impulsion d’Albinus, comme les tendances des Africains ou des Orientaux se sont fait jour avec Septime Sévère. Mais les textes ne nous apprennent rien de pareil. Ils ne parlent, à propos de la révolte d’Albinus, ni des Gaulois, ni de leur orgueil, ni de leurs aspirations nationales[13].

Quand le nouvel Auguste commença les hostilités, il était en Bretagne : peut-être n’avait-il point quitté l’île depuis la mort de Commode et ne s’était-il jamais encore montré aux Gaulois ; la Bretagne était à la fois son point de départ et son point d’appui, et les trois légions de la province formaient le noyau de son armée. Il ne passa le détroit que lorsqu’il apprit que Sévère approchait. Dès soit arrivée en Gaule, il fit demander aux gouverneurs ou aux magistrats municipaux de l’argent et des vivres. Quelques-uns consentirent, et ce furent ceux que Sévère châtia plus tard ; mais il y en eut qui, plus avisés, refusèrent[14]. Il se passa alors un fait bizarre et qui montre le peu de solidité qu’avait en Gaule l’influence d’Albinus. Un homme de rien, un de ces maîtres d’école qui apprenaient à lire aux enfants de Rome, nommé Numerianus, abandonnant ses bancs, ses élèves et ses alphabets, se rendit audacieusement en Gaule pour aller affronter, sans appui ni ressources, la tourmente de la guerre civile. Il se fit passer pour un sénateur, il se donna comme un légat que Septime Sévère aurait chargé de lever des troupes dans le pays. Il eût été bien facile aux Gaulois de se débarrasser de cet aventurier de bas étage, s’il avait parlé au nom d’un prince détesté. Mais, loin de là, il suffit à ce maître d’école de se présenter sous les auspices de Sévère pour qu’il trouvât tout de suite des hommes et pût se mettre en campagne : il en eut même assez pour battre des escadrons d’Albinus, il se vit un beau jour à la tête d’une véritable armée, et d’un trésor de plusieurs millions[15]. On peut se demander ce que cet audacieux aurait pu faire sans l’appui des Gaulois.

Sauf cet épisode, les combats préliminaires ne furent point favorables à Sévère. La bataille décisive se livra près de Lyon le 19 février 197. On sait que ce fut un des grands combats de l’antiquité ; 300.000 hommes étaient aux prises dans cette autre bataille des nations. Y avait-il beaucoup de Gaulois du côté d’Albinus ?

Certes, il en eut sous ses drapeaux : comment aurait-il pu, avec les seules troupes venues de Bretagne, opposer aux 450.000 soldats de son adversaire des forces égales ? D’ailleurs, les trois légions qu’il avait emmenées de file renfermaient un certain nombre de soldats levés jadis dans les Gaules, car les recrues de ce pays allaient souvent, avec celles de l’Afrique, de l’Italie ou du Norique, servir sous les aigles de Bretagne[16]. De même, les troupes auxiliaires de ce pays semblent avoir été formées, en sus des contingents locaux, d’Espagnols ou de Gaulois[17].

Mais il y avait en ce moment, dans l’empire, deux armées qui, par leur origine, par leurs traditions, par leur domicile, et, jusqu’à un certain point, par leurs devoirs et la nature de leur patriotisme, pouvaient être appelées des armées gauloises : c’étaient les deux armées de Germanie. Elles représentaient plus que toute autre l’esprit gaulois. Or, ces deux armées, en l’an 193, avaient reconnu dès le premier jour comme empereur Septime Sévère[18]. C’était leur créature presque autant que celle des armées d’Illyrie : voilà du moins ce que Spartien nous apprend. Jules Capitolin, il est vrai, nous dira que la cause de toutes ces guerres civiles fut que les Gaulois et les soldats de Germanie voulaient à tout prix un prince sorti d’au milieu d’eux[19]. Entre ces deux témoignages, on ne peut hésiter longtemps. L’autorité de Jules Capitolin ne vaut pas, à beaucoup près, celle de Spartien[20], et nous avons, en faveur de ce dernier, un témoignage qu’on ne saurait suspecter. Quand Septime Sévère monta sur le trône, il fit frapper des monnaies au nom de toutes les légions qui avaient soutenu sa cause ; ces monnaies sont arrivées jusqu’à nous en assez grand nombre : or elles portent les noms des légions du Danube et de toutes les quatre légions du Rhin[21]. Septime voulut honorer ces dernières à l’égal de celles au milieu desquelles il avait reçu la pourpre.

Ont-elles, quatre ans après, abandonné leur empereur de la première heure et embrassé le parti des Bretons ? On peut le supposer, car nous ne possédons aucun renseignement précis sur la part qu’elles ont prise dans les grandes luttes de l’an 197. Mais on peut aussi supposer le contraire, et croire que les soldats de Germanie sont demeurés fidèles au serment prêté jadis au nom de Sévère-Auguste. Si nous recherchons avec soin les moindres traces laissées à cette date par les légions rhénanes, il semble qu’une partie soit demeurée sur les bords de la Moselle et que l’autre ait suivi les étendards de l’empereur Septime. Ne voit-on pas, en effet, un officier de la première de ces légions installé à Lyon, avant la bataille, et y élever un monument pour le salut de Sévère et de toute sa maison[22] ? Et, peu après la lutte, la ville de Trèves élèvera à la vingt-deuxième légion, un des corps les plus célèbres de la Germanie, un monument pour rappeler qu’elle l’a défendue et protégée pendant toutes ces guerres, - contre les barbares ou contre les soldats d’Albinus, c’est ce que nous ne savons pas, - et ce monument portera en première ligne les noms de l’invincible empereur Septime Sévère et de César son fils[23]. Ces indices sont peu de chose : mais enfin ce sont les seuls que nous trouvions, et ils sont tous en faveur de la fidélité des légions gauloises. Supposons-les neutres ou divisées, à la rigueur, mais il est interdit de les croire toutes systématiquement hostiles à Septime Sévère, et n’oublions pas que les contemporains n’ont jamais prononcé leur nom lorsqu’ils ont raconté la bataille de Lyon, et que pour eux il n’y a jamais eu que deux camps, les Illyriens, du côté de Sévère, et, en face de lui, les Bretons[24].

Il est bien vrai cependant que la lutte entre Albinus et Sévère a eu un caractère politique : les rivalités de deux chefs, les jalousies de deux armées ne suffisent pas à expliquer ces terribles batailles et les sanglantes exécutions qui les suivirent et qui furent comme l’écho prolongé de la tempête. Qu’ils l’aient compris ou non, et je crois qu’ils s’en rendirent admirablement compte, les deux généraux combattaient au nom d’un principe, représentaient des tendances opposées, un esprit contraire. Septime, nous avons vu ce qu’il était : un Africain à demi barbare, un provincial parvenu, un ancien avocat dont la moins romaine des armées avait fini par faire un empereur ; il incarne en lui la province et ses nouvelles aspirations. En face de lui, Clodius Albinus se donne comme l’homme lige des sénateurs, le Romain de race, le défenseur de l’aristocratie italienne. « Il fut aimé par le sénat comme pas un, n dit Jules Capitolin : remarquons cette expression, c’est exactement celle dont se sert le biographe de Sévère pour caractériser l’amour qu’il inspira aux Gaulois. Si Albinus a des partisans en Gaule, ce sont les membres de l’aristocratie locale, les chefs des cités, les hauts dignitaires des curies, et l’on sait que cette classe d’hommes était, non pas seulement dévouée à Rome, mais dévouée au sénat : les aristocraties de toutes les villes se soutenaient. Le rival de Sévère s’en déclara nettement le chef. De son côté le sénat de Rome faisait ouvertement des vœux, et peut-être, pendant les incertitudes de la guerre de Lyon, se déclarait officiellement en faveur de l’homme sorti de ses rangs, du légat qui avait défendu ses droits et ses traditions sous la tyrannie de Commode, du prétendant auquel on prêtait ces étranges paroles : Le sénat seul doit gouverner, le sénat doit décerner l’empire, l’État ne doit être régi que par le sénat[25]. Quand Albinus succombera, la curie de Rome aura perdu son chef, et, livrée sans défense au vainqueur, elle sera la principale victime de la guerre civile. C’est le sénat qui est le vrai vaincu de Lyon, et c’est ainsi que fut jugée la bataille par les contemporains, c’est ainsi encore que se la figurèrent les générations suivantes. La guerre d’Albinus et de Sévère eut comme acteurs les armées de Bretagne et d’Illyrie, mais l’âme de la bataille fut l’éternelle querelle entre l’aristocratie romaine et le monde provincial.

La Gaule n’en fut que le théâtre. Se déclara-t-elle pour Septime Sévère ou pour Albinus, c’est ce que l’on ne peut décider : nous avons vu des magistrats gaulois aider ce dernier, mais d’autres sont demeurés indifférents ; nous avons rencontré des soldats gaulois autour du maître d’école, légat improvisé de Sévère ; il en est venu de Bretagne avec Albinus, il en est venu de Germanie pour aider son rival. Admettons donc, jusqu’à plus ample informé, que dans cette lutte, où elle n’était pas directement en cause, la Gaule se divisa ou demeura neutre. Nous n’irons pas jusqu’à dire que ceux qui se déclarèrent contre Septime ont obéi à la pression des armées d’Albinus, qui, après tout, arrivèrent les premières en Gaule. Mais il est tout au moins permis d’affirmer que l’ancien gouverneur de la Lyonnaise n’eut pas, une fois empereur, la douleur de constater la haine et de, combattre les armes de ces Gaulois auxquels il avait jadis rendu tant de services et qui lui avaient voué un tel amour.

La ville de Lyon avait été occupée par les troupes d’Albinus : après en avoir chassé ce détachement de la première légion qui parait l’avoir gardée un instant pour le compte de son rival, il avait fait de la colonie lyonnaise son quartier général. C’était bien la capitale provisoire qu’il fallait à ce défenseur de l’aristocratie ; Lyon était tout à la fois la ville la plus romaine et la cité la plus illustre de toutes les Gaules, peut-être même de tout l’Occident ; elle était et le rendez-vous des plus nobles d’entre les Celtes et le foyer central de la civilisation latine. Nulle part, sauf à Rome, Albinus ne se trouvait dans un milieu plus en harmonie avec ses goûts et ses ambitions. Il y fit battre monnaie[26] ; il y constitua peut-être une sorte de sénat romain qui, ni dans le nom ni dans les prétentions, ne semble avoir rien eu de provincial ou de gaulois[27]. On crut même un instant qu’il’ n’avait point quitté la ville durant la bataille[28] ; mais il est probable qu’il parut à la tête de ses troupes, comme le fit son adversaire et comme le comportait son titre d’empereur[29]. C’est à Lyon en tout cas que, réfugié après la déroute, sur le point d’être investi et de tomber vivant entre les mains de son ennemi, il préféra se donner la mort[30].

Alors, raconte Hérodien, les soldats de Septime Sévère se mirent à piller et à incendier la ville de Lyon, qui était une cité grande et prospère[31].

Cet incendie, au dire des historiens modernes de Lyon, eut sur les destinées de la glorieuse colonie de longues et terribles conséquences : ce fut véritablement la fin du Lyon romain. Pillé, saccagé, brûlé au moins en partie et plus profondément ruiné peut-être encore par la rapacité du vainqueur que par celle du soldat, Lyon fait désormais peu de bruit dans le monde[32].

Je crois bien que le IIIe siècle a été funeste à la ville de Lyon mais on peut douter que l’incendie de 197 soit la véritable cause de ses malheurs. Il serait intéressant de constater à quel moment commence exactement la décadence de la cité et, surtout, si elle date des dernières années du rie siècle ou des temps de l’anarchie provinciale, du pillage qui suivit la défaite d’Albinus ou des invasions contemporaines des empereurs gaulois. La recherche n’est pas impossible, et je pense qu’elle reculerait d’une ou de deux générations la date à laquelle on fait commencer la ruine de Lyon, et qu’on pourrait ainsi cesser d’en rendre responsables les soldats de Septime Sévère.

On doit rappeler en tout cas que cet incendie, qui aurait eu une si désastreuse influence sur le sort de la première cité des Gaules, n’a été mentionné que par un seul écrivain, cet Hérodien qu’on a si souvent trouvé en défaut. Les biographes de l’Histoire auguste n’en parlent pas. Dion Cassius déteste Septime Sévère ; dans son récit de la guerre civile, il accumule les détails lamentables et répugnants dans le dessein d’inspirer une plus grande horreur pour le vainqueur de Lyon ; il nous rappelle qu’il tient à raconter les choses exactement comme elles se soit passées, et non pas comme Sévère en a fait le récit ; et ce même Dion Cassius ne souffle pas un mot de l’incendie de Lyon. Ce qui laisse supposer que le désastre a été la conséquence de la guerre de rues qui a pu suivre la déroute, et peut-être la faute des vaincus aussi bien que celle des vainqueurs.

Septime Sévère entra à Lyon et se décida à séjourner quelque temps dans la ville, afin d’y régler les affaires des Gaules.

Sa principale tâche fut de se venger des partisans d’Albinus. Dans cette œuvre de représailles, Sévère se montra, comme disaient les Romains, l’homme de son nom. Impitoyable, il voulut qu’aucun de ses adversaires ne fût épargné. Tous périrent et leurs biens confisqués vinrent grossir le trésor particulier de l’empereur. Mais ces exécutions n’atteignirent qu’une classe d’hommes, les membres de ces aristocraties où Albinus avait recruté tous ses adhérents. Seuls, les principaux citoyens des villes furent frappés. Les écrivains disent nettement : Il périt bon nombre de grands parmi les Gaulois et les Espagnols[33]. Et encore, parmi ces victimes de la vengeance de l’empereur, il y en eut sans doute qui n’avaient pris parti pour Albinus qu’à leur corps défendant.

Ces vengeances n’eurent pour victimes que les plus hautes têtes. D’exécution ou de punition générale d’une ville ou d’une légion, nous ne trouvons aucune trace en Gaule. Il n’y eut pas, ou tout au moins on n’a pu constater dans notre pays une prolongation de la guerre civile, une expédition militaire analogue à celle que l’empereur dut envoyer en Espagne[34]. Nous ne connaissons que deux faits de l’histoire de la Gaule pendant les derniers mois de l’année 197 : au nord-est, la ville de Trèves élève un monument en l’honneur de Septime Sévère et de la vingt-deuxième légion, et, à l’autre extrémité du pays, les habitants de Narbonne élèvent une statue à l’empereur et à sa femme Julia Domna[35].

A Lyon même, les esprits étaient assez apaisés pour que l’on pût célébrer un sacrifice solennel pour le salut de l’empereur et de son fils Antonin, qui allait être déclaré Auguste, et pour la prospérité de la colonie lyonnaise. La cérémonie eut lieu le 4 mai[36]. C’est à cette date que Septime Sévère dut quitter Lyon. Il lui avait suffi de dix semaines pour régler au mieux de ses intérêts[37], »les affaires de la Gaule. Un mois après, le 2 juin 197, il rentrait à Rome, pour compléter sa victoire, écraser le sénat et frapper à la tête le parti d’Albinus. La fin du drame allait se passer dans la curie. En Gaule, après les actes sanglants auxquels le pays avait servi de scène, la vie politique reprit son cours régulier.

 

Camille JULLIAN

 

 

 



[1] Renan, Marc-Aurèle et la fin du monde antique, surtout p. 492.

[2] Histoire de la Gaule sous la domination romaine, t. I (éd. de 1871), p. 67.

[3] Rœmische Geschichte, t. V (2e éd.), p. 93.

[4] Trion, t. I (1887), p. XCIII ; Musée de Lyon, t. II (1889), p. 241.

[5] Hérodien, 1, 10, 3 : Πάσαν τε xατατρέχοντες τήν Κελτών xαί Ίβήριον χώραν, [πόλεσί τε παϊς μεγίσαις έπιόντες] xαί μέρη μέν έμπιπράντες, τά δέ λοιπά άρπαγήν ποιούμενοι, άνεχώρουν. Les mots que nous avons mis entre crochets paraissent interpolés à quelques éditeurs nous ne savons trop pourquoi (Lange, édit. de 1824 ; Mendelssohn, éd. de 1883), et nous ne croyons pas qu’ils le soient.

[6] C’est ce qui semble résulter de l’extension prise par le mouvement de Maternus (v. la note précédente) et du texte de Spartien cité dans la note suivante.

[7] Spartien, Vita Nigri, 3 : Pescennius quidem Severo eo tempore quo Lugdunensem provinciam regebat amicissimus fuit ; nam ipse missus erat ad conprehendos desertores, qui innumeri Gallias tune vexabant. In quo officio quod se honeste gessit, jucundissimus fuit Severo, ita ut de eo ad Commodum Septimius referret adserens necessarium reipublicae.

[8] Spartien, Vita Nigri, 6 : Sacra quaedam in Gallia, qua se castissimis decernunt [sic dans les mss.] consensu publico celebranda suscepit.

[9] Spartien, V. Severi, 4 : Gallis ob severitatem et honorificentiam et abstinentiam tantum quantum nemo dilectus est.

[10] Inscription taurobolique de Lyon, de l’an 194 : Pro salute imp. L. Septimi Severi Pertinacis Aug. et [D. Clodi Albini Caes.]. Les noms d’Albinus ont été martelés. Les tauroboles furent célébrés pour le salut des deux princes les 9, 10 et 11 mai 194 (de Boissieu, p. 33).

[11] Monnaies de Lyon, Cohen, Albin, n° 22.

[12] Geschichte der rœmischen Kaiserzeit, t. I, p. 714.

[13] M. Guiraud (Assemblées provinciales, p. 209) n’a trouvé aucune trace du conseil des Gaules durant ces guerres civiles.

[14] D’après Hérodien, 3, 7, 1 : Έπεμψέ τε ές πάντα τά γεινώνα έυνη, τοϊς τε ήγουμένοις, etc. Tillemont, Sévère, chap. 21, traduit ce dernier mot par gouverneurs, ce qui est en effet son véritable sens. Mais il me semble que le reste du récit s’expliquerait peu si Albinus n’avait eu affaire qu’aux gouverneurs des provinces. S’il s’agit bien des gouverneurs, le nombre et l’importance de ses partisans n’en sont que plus diminués.

[15] L’anecdote n’est que dans Dion Cassius, 75, 5.

[16] Voyez Ephemeris epigraphica, t. V, la liste des soldats des trois légions de Bretagne, IIa Augusta (p. 204), VIa Victrix (p. 215), XXa Valeria (p. 228).

[17] Corpus, t. VII, p. 337.

[18] Spartien, V. Severi, 5 : Cum jam Illyriciani exercitus et Gallicani cogentibus ducibus in ejus verba jurassent.

[19] V. Albini, 1 : Cum... nec Galli ferre possent aut Germaniciani exercitus quod et ipsi suum specialem principem haberent, undique cuneta turbata sunt.

[20] Et c’est bien le seul texte qui nous dise qu’Albinus eut la Gaule et les Germains pour lui. Lenain de Tillemont, qui sera et demeurera toujours le meilleur des guides, parle ainsi de ce texte (Sévère, ch. 19) : Il semble, autant qu’on le peut tirer d’un endroit qui est fort obscur, que généralement les Gaulois et les armées du Rhin estoient déclarées pour luy.

[21] Ces légions sont : la Ia Minervia (Cohen, Sévère, n, 158), la VIIIa Augusta (n° 166), la XXIIa Primigenia (n° 174), la XXXa Ulpia (n° 175). M. Renier (Mélanges d’épigraphie, p. 150) et M. Allmer (Trion, 1, p. XCI) s’appuient sur ces monnaies pour placer les armées du Rhin dans le parti de Sévère.

[22] Inscription de Lyon : Pro salute domini n. L. Septimi Severi Aug. totiusq(ue) domus ejus... Ti. Cl. Pompeianus, trib, mil. leg. I Min. (Renier, Mélanges d’épigraphie, p. 148). L’inscription est postérieure à la rupture avec Albinus et antérieure à la nomination de Caracalla comme César, par conséquent de la première moitié de 196 : la légion Ia Minervia ou tout au moins un de ses détachements devait se trouver à Lyon à cette date, et il est permis de croire que ce fut un de ces détachements qu’allait battre l’avant-garde d’Albinus.

[23] Inscription de Mayence : In h. L. Septimi Severi Pii Pertinacis Aug. invieti imp. et M. Aureli Antonini Caes., legioni XXII Pr. P., honoris virtutisque causa, civitas Treverorum in obsidione ab ea defensa (Keller dans le Correspondenzblatt, 1886, col. 140). Le monument est postérieur à la proclamation de Caracalla comme César, antérieur à sa nomination comme Auguste, par conséquent de l’an 197. M. Mommsen (même journal, col. 185) croit que Trèves fut assiégée par les barbares et sauvée, après la bataille de Lyon, par la XXIIa légion que Sévère aurait envoyée là immédiatement après la défaite d’Albinus ; M. Mommsen pense qu’elle combattit avec Albinus.

[24] Hérodien dira toujours οί Βρεττανί et οί Ίλλυριοί, 3, 7.

[25] Voyez l’inscription citée plus haut.

[26] Au nom du génie des Lyonnais (Cohen, Albin, n° 22) : Genii Lug. cos. II.

[27] Nous avons deux preuves à l’appui de cette opinion : un texte de Spartien (V. Severi, 11), d’après lequel bon nombre de sénateurs périrent dans la bataille : Senatorum qui in bello erant interempti cadavera dissipari jussit ; une monnaie d’Albinus (Cohen, n° 47) portant au revers : S. p. q. R. p. p. ob c. s., et qui, suivant les raisons données par Eckhel (VII, p. 164), aurait été frappée à Lyon. Je me hâte de dire que ces deux preuves ne sont pas concluantes. Il pouvait y avoir des sénateurs autour d’Albinus sans qu’il eût constitué un contre-sénat, et la monnaie en question peut avoir été frappée à Rome ou encore à Lyon sans l’aveu d’aucun sénat. M. Guiraud (Assemblées provinciales, p. 209) croit à l’existence d’un contre-sénat.

[28] C’est ce que pense Hérodien, 3, 7, 2.

[29] Dion le dit nettement, 75, 6.

[30] Le fait paraît probable d’après ce que dit Dion, 75, 7 ; les textes d’Hérodien, 3, 7, 7 ; de Spartien, V. Severi, 11, 6, et V. Nigri, 9, 3, et de Capitolin, V. Albini, 9, 3, ne le contredisent pas formellement.

[31] 3, 7, 7. Cf. 3, 7, 2 (ici, note 2).

[32] Allmer, Trion, t. I, p. XCIX ; Musée, t. II, p. 243.

[33] Spartien, V. Severi, 12 : Tum et Hispanorum et Gallorum proceres multi occisi sunt... Cum magnam partem auri per Gallias, per Hispanias, per Italiam imperator jam fecisset (par les proscriptions). Cf. Hérodien, 3, 8, 2.

[34] M. Schiller, Geschichte der rœmischen Kaiserzeit, t. I, p. 717, pense que Septime Sévère dut désigner quelques corps, notamment pour la Gaule sous L. Marius Maximus, qui étouffèrent la révolte complètement. L’inscription de Marius Maximus (Corpus, VI, 1450) porte seulement qu’il commanda l’armée de Mésie à la bataille de Lyon : Duci exerciti Mysiaci aput Byzantium et aput Lugdunum.

[35] Lebègue, n° 11 et 12 ; Herzog, n° 6.

[36] Voyez l’inscription taurobolique chez de Boissieu, p. 33.

[37] Hérodien, 3, 7, 8.