HISTOIRE DE LA GRÈCE SOUS LA DOMINATION ROMAINE

 

CHAPITRE X. — CICÉRON  EN GRÈCE. - (79-43 av. J.-C.).

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Entre l’expédition de Sylla en Grèce et la destruction des corsaires par Pompée, Cicéron vint à Athènes.

Cicéron avait eu pour maîtres à Rome, des Grecs. Parmi ses professeurs, un seul était Latin, Q. Ælius. Les lettres grecques et latines lui furent inculquées ensemble ; et il se fit toujours honneur de parler grec aussi bien que latin. Lucullus se vantait d’avoir laissé quelques solécismes dans son Histoire, écrite en grec ; c’était, pensait-il, la marque insouciante et dédaigneuse du Romain. Cicéron rappelle ce trait dans une lettre à Atticus[1] ; et ajoute que, s’il y a des solécismes dans le texte grec de l’histoire de son consulat, ils y sont par inadvertance.

Cicéron n’avait pas vingt ans, quand le philosophe académicien Philon fuyant Athènes et la tyrannie d’Aristion, vint se réfugier à Rome. Philon était le plus illustre disciple de Clitomachos et le chef de l’Académie. Cicéron s’attacha à ce maître, et fut initié par lui à la philosophie académicienne ; plus tard, le jeune Romain étudia d’autres doctrines, mais en gardant sa préférence marquée pour celle de Philon.

Sept ans après, Cicéron était déjà illustre au Forum pour une cause plaidée avec succès contre un affranchi de Sylla alors tout puissant ; il crut cependant que son éducation ne serait pas parfaite, si elle ne s’achevait pas en Grèce. Il s’arracha au théâtre de sa gloire naissante, et partit pour Athènes. La ville venait d’être saccagée par les Romains ; mais sa renommée, n’étant fondée ni sur la richesse, ni sur la force militaire, ni sur l’importance commerciale, survivait aux ravages de la guerre et aux fureurs de Sylla.

Cicéron lui-même, avec cette complaisance qu’on est tenté parfois de regretter dans une âme aussi grande et qui avait le droit d’être fière, assez pour n’être pas vaine, Cicéron, dans son livre à Brutus sur les orateurs illustres[2], a raconté dans quelles circonstances il avait entrepris son voyage. « J’étais alors, » dit-il, « très maigre et très faible ; avec le cou long et mince, symptômes menaçants chez un homme qui d’ailleurs travaillait avec excès et s’épuisait la poitrine. Ce qui touchait le plus ceux à qui j’étais cher, c’est que je débitais tous mes discours sans respirer, tout d’une haleine, avec un violent effort de la voix et de tous les organes. Aussi mes amis et les médecins m’exhortaient à cesser de plaider ; mais j’aimais mieux braver tous les périls que de renoncer à la gloire que me promettait l’éloquence» Je pensai qu’en donnant quelque repos à ma voix, et en changeant mon débit, je pourrais écarter le danger ; je me résolus donc à partir. » Plutarque pense aussi que Cicéron craignait le ressentiment de Sylla, pour l’affront qu’il venait d’infliger à Chrysogonos, affranchi du dictateur[3]. L’assertion n’est pas sans vraisemblance. Toutefois Cicéron ne quitta l’Italie qu’un an après cette affaire.

Il arriva à Athènes en 79 av. J.-C.[4] Les arbres de l’Académie, abattus parla hache des soldats romains, jonchaient encore le sol, et peut-être qu’on voyait encore les traces du sang versé sur le pavé du portique où les stoïciens discutaient. Mais déjà la philosophie florissait de nouveau ; les disciples affluaient aussi nombreux que par le passé ; les maîtres revenaient de Rome et d’Asie, joyeux de rentrer dans leur ville bien-aimée : pour ces hommes sans patrie, l’invasion de Mithridate, le soulèvement de la Grèce, le siège et la défense d’Athènes n’étaient qu’un incident sans portée, dont ils ne cherchaient pas même à s’expliquer les causes ni les conséquences. L’orage passé, ils se félicitaient d’avoir échappé à la foudre ; et, sans même donner quelques larmes aux ruines fumantes de tant de villes, ils se hâtaient de reprendre avec la même verve et la même ardeur l’enseignement et la discussion de leurs doctrines, tout entiers à des spéculations idéales dont aucune catastrophe ne pouvait troubler la sérénité.

Cette indifférence n’échappait pas à Cicéron. Il dit, dans les Tusculanes[5], qu’en parcourant la Grèce, il était surpris de voir les Grecs moins émus que lui-même à l’aspect des ruines de Corinthe.

Dès son arrivée en Grèce, la philosophie l’absorba tout entier : « Je passai six mois, » dit-il, « avec Antiochus, le plus fameux et le plus sage philosophe de l’ancienne Académie ; mes études philosophiques n’avaient jamais été interrompues ; je les avais poursuivies depuis ma première enfance, et sans cesse étendues. Je les repris alors de fond en comble à nouveau, sous la conduite de ce maître éminent. Dans le même temps, Athènes possédait Démétrius de Syrie, vieux maître d’éloquence assez renommé ; je m’exerçais sous sa direction avec zèle et assiduité[6]. » Mais les plus célèbres rhéteurs étaient alors en Asie et à Rhodes. C’est là que Cicéron alla les entendre lorsqu’il quitta la Grèce.

A côté d’Antiochus et de Démétrius, Zénon de Sidon renouait avec éclat la tradition de l’épicuréisme. Cicéron vante « l’incroyable étendue de son talent. » Mais la doctrine d’Epicure l’attirait peu, même dans sa forme la plus élevée. Zénon trouvait, sans doute, un auditeur plus sympathique dans un autre illustre Romain, qui, sans professer ouvertement l’épicuréisme, a mérité de rester comme le type de l’épicurien modéré, lettré, délicat. C’était Atticus, de qui Cornélius Nepos nous a laissé une si agréable biographie.

Titus Pomponius, surnommé l’Attique, après le long séjour qu’il fit à Athènes, était un riche romain de famille équestre, que le hasard avait fait naître cinquante années trop tôt pour qu’il fût parfaitement heureux. Il aurait dû voirie jour à l’heure où Octave, devenu Auguste, apporta la paix au monde. Mais il -avait vingt-deux ans quand les furieuses discordes de Marius et de Sylla ensanglantèrent l’Italie. Il s’enfuit loin de Rome ; il vint eu Grèce, à Athènes, qui sortait alors des mains de Sylla. Il y demeura vingt ans, après avoir pris le soin d’y transporter la plus grande partie de sa fortune. Il employa noblement ses richesses à soulager la misère de ses concitoyens adoptifs ; il prêta de grosses sommes à la ville épuisée, mais il était impitoyable pour se faire rembourser au jour de l’échéance.

Lorsque Sylla, ayant signé la paix avec Mithridate, revint en Italie en passant par Athènes, il fut charmé de l’esprit, de la politesse et de la science du jeune Atticus ; il voulut le ramener à Rome. « J’ai fui ma patrie, » lui répondit Atticus, « pour ne pas combattre contre toi avec la faction de Marius ; je t’en supplie, ne me force pas davantage à combattre contre elle avec toi. » Sylla pardonna à cet aimable égoïsme, qui était peut-être la sagesse, en face de deux partis également sanguinaires et funestes à l’intérêt public.

Atticus resta en Grèce jusqu’à l’époque où il crut à tort que les guerres civiles étaient enfin terminées par la prépondérance de Pompée. Durant ce long séjour, il avait vu Cicéron à Athènes, et c’est alors sans doute que se noua leur illustre amitié. L’affectueux souvenir qu’ils gardèrent toujours de cette ville est cent fois attesté par leur correspondance. A côté de la grande patrie romaine, à laquelle le meilleur des deux devait sacrifier sa vie, Athènes leur apparaît en dehors des factions, des ambitions, des périls, comme la patrie idéale et sereine de leurs âmes.

Le charme infini que tous deux avaient ressenti dans le séjour d’une ville si illustre inspire vivement le début du cinquième livre du traité De finibus, écrit, longtemps après ces années heureuses, sous la dictature de César. Mais un souffle vif et frais de jeunesse anime encore ces dernières pages de l’âge mûr. « Avec mon frère Quintus,  » dit Cicéron, « avec T. Pomponius et L. Cicéron, mon cousin germain, que je chéris comme un frère, j’avais entendu, selon ma coutume, Antiochus dans le gymnase de Ptolémée. Nous résolûmes d’occuper l’après-midi par une promenade à l’Académie ; c’est l’heure où la foule ne s’y porte guère. Nous nous rendîmes à temps chez Pison ; de là, en conversant, nous fîmes les six stades qui séparent la porte Dipyle de l’Académie. Arrivés dans ce lieu justement célèbre, nous y trouvâmes la solitude telle que nous la souhaitions. — Est-ce un sentiment naturel, nous dit alors Pison, est-ce une illusion qui fait qu’en voyant les lieux qu’ont fréquentés des hommes dignes de mémoire, nous nous sentons plus émus qu’en écoutant le récit de leur vie, ou en lisant leurs écrits ? C’est ainsi qu’en ce moment je me sens touché ; je pense à Platon, qui, nous dit-on, avait coutume de philosopher dans ce lieu. Ces petits jardins près de nous me rappellent son souvenir ; je crois le voir lui-même. — Rien n’est plus vrai, dit Quintus. Moi-même, en venant ici, je fixais mes yeux sur Colone, et je croyais voir devant moi celui qui fut l’habitant de ce bourg, Sophocle, pour lequel vous connaissez mon admiration passionnée. — Et moi, dit Pomponius, à qui vous faites la guerre comme à un disciple d’Epicure, je suis toujours dans son jardin, devant lequel nous passions tout à l’heure[7]. »

Le retour à Rome n’interrompit pas les relations de Cicéron avec la Grèce. Atticus était resté à Athènes. Cicéron, pour orner sa villa de Tusculum, le chargeait d’acheter tout ce qu’il trouverait de statues ou de bas-reliefs remarquables[8]. Plus tard, pendant son exil, Cicéron songea à se rendre en Grèce ; mais Atticus n’y était plus, tandis que beaucoup de complices de Catilina s’y étaient réfugiés : « Scélérats et pervers, » dit Cicéron, « aux mains desquels mon consulat avait arraché leur fer impie et leurs torches incendiaires[9]. » Cicéron, banni lui-même, avait tout à craindre de leurs ressentiments. Il chercha une retraite en Macédoine, où, s’il faut croire Dion Cassius, un philosophe du nom de Philiscus, que Cicéron avait connu en Grèce, entreprit de relever son courage abattu, par des consolations philosophiques[10].

Quatre ans plus tard, il eut la joie de revoir deux fois Athènes ; d’abord, lorsqu’il se rendit en Asie pour prendre possession de sa province de Cilicie, et dix-huit mois après, lorsqu’il revint en Italie, après s’être acquitté de sa charge avec honneur[11].

Déjà l’influence du grand orateur était bien affaiblie dans l’Etat, mais jamais sa renommée n’avait été plus grande. La Grèce l’accueillit comme un triomphateur. Il arriva en Attique par terre, depuis Actium ; la mer le fatiguait, et il se souciait peu de doubler le cap Leucade. Puis, sa vanité était en jeu. « Aborder à Patras, » écrit-il à Atticus, « sur ces chétives embarcations, et sans aucun équipage, me semblait peu convenable (non satis décorum). » Il entra à Athènes le 25 juin de l’an de Rome 703. Il avait refusé sur sa route les allocations légales qu’il pouvait exiger, ainsi que les présents bénévoles que tant de proconsuls savaient rendre obligatoires. « Ma suite a compris, » dit-il, « qu’il faut ménager ma renommée, serviendum famæ meæ. » Aussi les Grecs ne tarissent pas d’éloges sur son compte. Il s’acquitte en compliments enthousiastes. « En vérité, Athènes me ravit, » écrit-il à Atticus ; « la ville par elle-même et tout ce qui en fait l’ornement, et l’affection qu’on y a pour vous, et la bienveillance qu’on m’y témoigne, et, par-dessus tout, la philosophie. » Il était logé chez un philosophe, Aristus, frère de son ancien maître Antiochus, et lui-même un des maîtres de Brutus. La journée s’écoulait toute en entretiens philosophiques, dont Cicéron se disait charmé, quoiqu’à certains jours il se surprît à regretter déjà la vie ardente et les émotions du Forum. Même il laisse échapper ces mots : « Je brûle du regret de Rome ; cette vie d’ici est insipide. Vix harum rerum insulsitatem fero. »

Il partit le 4 juillet. Après une traversée difficile, — « c’est une terrible chose que la mer, » écrit-il à Atticus, — il touchait à Ephèse au bout de seize jours, le 20 juillet. Il resta quinze mois en Asie, et remplit fort honorablement ses fonctions, mais avec une grande impatience de les voir terminées. Il n’oubliait pas la Grèce ; il écrivait à Atticus : « J’apprends qu’Appius fait construire un portique à Eleusis ; pourra-t-on me blâmer si j’en élève un à l’Académie ? J’aime beaucoup Athènes ; je veux y laisser quelque monument de cette affection[12]. »

Il repartit d’Ephèse au commencement d’octobre, (an de Rome 704), et malgré son impatience de rentrer à Rome et dans la vie politique active, il resta trois semaines à Athènes. En apprenant les nouvelles d’Italie, et les symptômes de la guerre civile qui menaçait, il écrivait à Atticus : « J’ai bien envie de me renfermer dans la citadelle d’Athènes. » Mais était-il sincère ? Au fond du cœur, il brûlait du désir de goûter de nouveau, après cette longue absence, l’amère volupté des luttes politiques. C’est en vain qu’il félicite le prudent Atticus, qui s’est retiré dans sa belle villa, où il jouit de la vie, impartial entre les factions : « Vous n’avez pas rapporté seulement d’Athènes un surnom, mais la politesse et la sagesse, humanitatem et prudentiam. » Cette sagesse n’est pas faite pour Cicéron ; politique médiocre, mais généreux, il ira jusqu’au bout dans sa voie, jusque sous le couteau des égorgeurs d’Antoine.

La victoire de Pharsale livra bientôt la Grèce et le monde à César. Servius Sulpicius avait reçu du dictateur une mission temporaire en Achaïe. C’était un ami de Cicéron, qui lui écrivit plusieurs lettres pour féliciter ce gouverneur de la Grèce de la modération dont il fit preuve. Il lui recommanda, ainsi qu’à son successeur, Manius Acilius Glabrio, plusieurs amis compromis au service de la cause pompéienne. C’étaient Manius Curius et Lyson de Patras ; Marcus Æmilius Avianus, de Sicyone, et Titus Manlius, de Thespies. C’était la cité même de Lacédémone qui se faisait recommander par un vaincu de Pharsale au gouverneur césarien. Curieux exemple de l’influence qu’il appartient à certains hommes de garder à travers les révolutions, et après la chute de leur puissance, par le privilège du génie et le crédit d’une grande renommée. Pendant la dictature de César, Cicéron envoya en Grèce son fils Marcus, alors âgé de vingt ans. Sa pensée l’y suivit, inquiète et vigilante. Il aimait tendrement «e fils ; il écrivit pour lui et lui envoya le beau traité Des devoirs. Le jeune homme avait grand besoin de ions conseils ; il avait été peut-être bien instruit plutôt que bien élevé. On l’avait étourdi de la gloire paternelle. Cicéron lui-même, lorsque l’enfant n’avait que six ans, l’appelait déjà, dans une lettre à Atticus, παΐς άριστοκρατικώτατος[13]. Il l’avait fait élever comme une sorte d’héritier présomptif de la République romaine. Au début de son séjour en Grèce, le jeune homme paraît s’être occupé beaucoup plus de ses plaisirs que de philosophie.  Un rhéteur, nommé Gorgias, avait pris sur lui la plus fâcheuse influence. Les lettres échangées à cette époque entre le père et le fils sont perdues ; mais nous avons une curieuse lettre adressée à  Tiron, l’affranchi,  le secrétaire et l’ami de Cicéron, par Marcus, au moment où il commençait à s’amender, et formait pour l’avenir de belles résolutions. « J’ai tant de regret et tant de tourments pour les erreurs de ma jeunesse, que non seulement mon cœur les prend en haine, mais que je ne puis sans horreur les entendre rappeler... Je vous ai donné des sujets de chagrin ; je vous donnerai deux fois plus de sujets de joie. Ainsi, sachez que-je suis attaché à Cratippe, non comme un disciple, mais comme un fils... Je passe avec lui mes journées entières, et souvent une partie de la nuit ; je le supplie de souper avec moi le plus souvent possible. Depuis que j’ai établi cette habitude, souvent, pendant que nous soupons, il se glisse à pas de loup, et nous surprend à table. Il dépose alors la gravité du philosophe pour causer et rire avec nous. »

Il parle plus loin d’un ami pauvre et vertueux avec lequel il s’est lié, Bruttius : « Je ne le laisse pas bouger d’auprès de moi. Point de mœurs plus sévères, point de compagnie plus aimable. Au milieu de propos enjoués, il sait faire naître des questions littéraires et philosophiques. Je lui ai loué un logement près de moi, et, autant que je peux, si serré que je sois, je soutiens sa misère. J’ai commencé à déclamer en grec avec Cassius, je veux m’exercer en latin avec Bruttius. J’ai des relations familières et quotidiennes avec les hommes que Cratippe a amenés de Mitylène ; ce sont tous gens instruits dont il fait le plus grand cas. Je vois beaucoup Epicratès, qui tient le premier rang à Athènes ; et Léonidès, et autres personnages[14]. »

Cratippe était le plus Illustre philosophe péripatéticien de l’époque. C’était à lui que Cicéron, quoique éloigné personnellement de la secte d’Aristote, avait confié l’éducation de Marcus. Il employait son crédit auprès de César à faire donner le droit de cité romaine à Cratippe. Il obtenait de l’Aréopage un décret honorifique en l’honneur de ce philosophe[15]. Le jeune Marcus devait même visiter l’Asie avec Cratippe pour mentor, « afin que ses études ne fussent pas interrompues. » Les événements mirent à néant ce projet.

Ce fut Cicéron lui-même qui, reculant devant l’anarchie, projeta d’aller rejoindre son fils en Grèce et de finir sa vie dans cette retraite. Dès l’année 47 av. J.-C, trois ans avant la mort de César, il écrivait à Curius : « Je me souviens que naguère vous me sembliez fou d’aimer mieux vivre avec les Grecs qu’avec nous. Le séjour de Rome, quand Rome était une ville, convenait beaucoup mieux à un esprit aimable et poli comme est le vôtre, que celui du Péloponnèse en général et surtout de Patras. Aujourd’hui vous me paraissez clairvoyant, car vous vous êtes retiré en Grèce, et nos affaires sont désespérées en Italie. Dans un temps comme celui-ci, on ne peut être plus sage ni même plus heureux que ceux qui s’éloignent[16]. »

Le meurtre de César, que Cicéron eut le tort d’approuver, lui fit croire un moment que la république allait renaître. Ce fut l’anarchie qui reparut. Cicéron, découragé, voulut suivre l’exemple de Curius. Il écrivait à Atticus : « J’augure de tout ce que je vois que nous n’aurons pas gagné grand’chose aux ides de Mars, et je pense plus que jamais à la Grèce[17]. »

Une lutte douloureuse agita longtemps son âme. Atticus en fut le confident : « Que faire ? » lui écrivait-il ; « conseillez-moi. En partant, j’échappe au péril, mais j’encours le reproche de manquer à la République. Si je demeure, je suis en danger ; mais il peut arriver que je sois utile. »

Dix lettres sont écrites sur ce ton d’indécision. L’éducation de son fils le préoccupe en même temps. Il se dit qu’il sera plus utile à Marcus, en Grèce, qu’à la République, en Italie. « Il importe beaucoup à Marcus, ou plutôt à moi-même, ou plutôt à tous deux, que je me mêle de ses études. »

Enfin il se décide à partir, mais les larmes dans les yeux. Il écrit en partant : « J’aime mieux Rome avec ses terreurs qu’Athènes avec sa sécurité. »

Le 19 août, il lève l’ancre à Leucopétra, près de Rhegium, en Calabre. Il fait trois cents stades en mer ; le vent du sud le rejette à la côte. Il apprend là des nouvelles qui le trompent et le rassurent. On lui dit qu’Antoine se soumet au sénat, que le parti de la liberté triomphe. Là-dessus, il renonce à la Grèce et revient à Rome, pour écrire les Philippiques contre Antoine. L’année suivante, la tête de Cicéron, accordée à la rage d’Antoine, était le prix de l’accord conclu entre les triumvirs, et cette tête du plus grand des orateurs romains était déposée sur la tribune aux harangues, où sa voix éloquente avait tant de fois retenti.

Il ne faut pas mesurer l’influence de la Grèce sur Cicéron au petit nombre de mois qu’il passa chez les Grecs. En réalité, ce que Cicéron doit aux Grecs est infini ; toute leur philosophie a passé dans son âme, et il a traduit dans son langage admirable ce qu’il y a dans cette philosophie de plus hautement pratique, de plus immédiatement profitable à la vie publique et au gouvernement des peuples. On ne saurait estimer assez ce que Rome a ainsi reçu des Grecs par l’intermédiaire de Cicéron. Elle apprit d’eux par sa voix que la base de la politique et la loi fondamentale du gouvernement, c’est le juste et non l’utile ; c’est le bien de tous les sujets, non l’intérêt seul de la cité dominante. Une révolution bienfaisante est sortie de ces doctrines : l’adoucissement du sort des vaincus, la fusion pacifique de toutes les nations, après leur absorption violente dans l’unité romaine. La philosophie grecque eut le principal honneur de cette transformation ; elle fit ce siècle des Antonins, plus doux à l’humanité que celui des Scipions. Mais à Cicéron revient la gloire d’avoir puisé, le premier entre les Romains, cette philosophie à sa source, et d’avoir fait briller les plus vifs rayons de cette lumière aux yeux de ses concitoyens.

 

 

 



[1] Cicéron, Lettres à Att., I, 19.

[2] Cicéron, Brutus, c. 313.

[3] Cicéron, De fine, V, 1, 3, 5. De nat. D., I, 3, 21. Tusc., III, 17. Acad., I, 12. De leg., II, 14.

[4] Cicéron, Tusculanes, III, 22.

[5] Cicéron, Tusculanes, III, 22.

[6] Cicéron, Brutus, 315.

[7] Cicéron, De fin., V, 1.

[8] Cicéron, Ad Att., I, 4.

[9] Cicéron, Ad Att., III, 7, 8. Pro Plancio, XLI.

[10] Dion Cassius, XXXVIII.

[11] Cicéron, Ad Att., V, 9, 10, II ; VI, 9 ; VII, 1, 2. Fam., II, 8 ; XIV, 5 ; XVI. 9.

[12] Cicéron, Ad Att., VI, 1.

[13] Cicéron, Ad Att., II, 15.

[14] Cicéron, Fam., XVI, 21.

[15] Cicéron, De div., I, 3. — Plutarque, Cicéron, 32.

[16] Cicéron, Fam., VII, 28.

[17] Cicéron, Ad Att., XIV, 13, 16, 18 ; XVI, 6, 7. Philipp., I, 3.