HISTOIRE DE LA GRÈCE SOUS LA DOMINATION ROMAINE

 

CHAPITRE VI. — POLYBE ET L'ORGANISATION DE LA CONQUÊTE. - (146-145 av. J.-C.).

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

L’indépendance de la Grèce avait péri, parce que des partis avaient mieux aimé périr eux-mêmes séparément que vaincre ensemble. Dans la dernière guerre, quatorze mille hommes avaient combattu devant Corinthe ; mais la Grèce ne s’était pas défendue, tristement impartiale entre la démagogie et l’étranger. Sans appeler les Romains, elle avait même prévu leur triomphe avec moins de terreur, en songeant que du moins ils balaieraient les démagogues. Quelque horrible que fût le dénouement, on l’accueillit avec une sorte de soulagement ; et beaucoup de gens, selon Polybe, allaient répétant avec plus d’esprit que de patriotisme : « Si nous n’avions pas été perdus si vite, nous étions perdus tout à fait. » Cette lassitude universelle explique la facilité avec laquelle les Romains purent en quelques mois organiser la conquête, établir définitivement leur domination en Grèce. D’ailleurs, ils étaient loin d’apporter dans cette œuvre les principes absolus qui prévalent dans les annexions modernes.

Dans la société politique actuelle, lorsqu’un État quelconque, à la suite d’une guerre heureuse, ou par toute autre circonstance, recule sa frontière, et s’agrandit d’une partie du territoire d’un État voisin, les habitants du pays annexé, à quelques restrictions près, et sauf des exceptions d’un caractère transitoire et d’une importance secondaire, jouissent des mêmes droits, et sont soumis aux mêmes obligations que tous les autres membres de l’État auquel ils se trouvent rattachés, soit violemment, soit de leur gré. En un mot, la fusion légale suit aujourd’hui presque toujours, après un délai plus ou moins prolongé, la conquête ou l’annexion. Cette règle, il est vrai, ne peut s’appliquer aux acquisitions faites dans le monde entier ; par exemple, dans l’Inde par les Anglais, ou par nous-mêmes en Afrique. Là, une différence fondamentale de race, de religion, de mœurs et de civilisation entre le peuple conquérant et le peuple conquis, s’oppose invinciblement à ce que tous deux vivent sous les mêmes lois. Mais en Europe, une civilisation commune, et née d’une même religion, a créé plus de ressemblances qu’elle n’a laissé de diversité entre les différents peuples ; et les vaincus peuvent se plier aux institutions du vainqueur, avec douleur parfois, mais toujours assez promptement. On se tromperait gravement si l’on croyait que Rome ait jamais connu et pratiqué, dans la conquête du monde, cette loi générale des annexions modernes. Dans l’antiquité, les races étaient trop tranchées, les mœurs trop diverses, les religions trop nationales, pour que cette fusion, cette assimilation, même simplement légale, même bornée à la communauté des institutions civiles et politiques, fût réalisable, ou fût seulement regardée comme possible par le peuple conquérant ou par le peuple conquis.

L’élément, l’unité politique du monde ancien, c’est la cité. La cité c’était d’ordinaire une ville avec sa banlieue et quelques bourgades voisines dont elle avait supprimé la vie politique, en confondant leurs habitants dans son sein. A l’origine, la bourgade même était indépendante, et il est permis de supposer un temps où la famille elle-même fut autonome et ne releva que de son chef. En tout cas, aux temps historiques, l’idéal politique s’était élevé jusqu’à la cité, mais non au delà. Du moins, l’idée de la nation restait vaguement entrevue dans l’imagination des hommes, sans exercer presque aucune influence sur leurs actes ; et le patriotisme actif et efficace était exclusivement local.

A l’origine c’était la religion qui avait constitué la cité. La cité était l’ensemble des familles qui reconnaissaient et honoraient un même fondateur et des divinités communes. Tout était distinct entre une cité quelconque et une autre cité ; les dieux mêmes étaient différents sous des noms semblables. Le Juppiter d’Argos était regardé par les Argiens comme distinct, au besoin comme ennemi du Jupiter de Corinthe. Les lois, issues des religions, étaient différentes comme elles, souvent tout à fait contradictoires. Les mœurs étaient aussi très diverses ; il y avait si peu de relations d’une ville à l’autre, que les mariages avec l’étranger étaient proscrits, ou sévèrement traités par la législation et par l’opinion publique : de sorte que, bien qu’il n’y eût au fond qu’une race en Grèce, il s’y trouvait cent peuples que l’intérêt politique le plus évident n’avait jamais pu amener à abdiquer au profit du pays une petite part de leur indépendance municipale ; c’est que cette idée même du pays commun, de la grande patrie, n’avait jamais pu se dégager nettement.

Si l’unité grecque avait été le rêve irréalisable de Périclès et de Philopœmen, l’unité romaine, c’est-à-dire la fusion du monde dans la cité romaine, n’était pas encore, au second siècle avant J.-C., une chose que les vainqueurs ou les vaincus pussent seulement craindre ou espérer, ni même concevoir. Proclamer tous les Grecs citoyens romains, leur donner les droits, leur imposer les devoirs d’un habitant du Palatin eût paru alors absurde ; car tant que la république romaine existait (c’est-à-dire jusqu’au temps des empereurs qui ne conservèrent d’elle que le nom), le véritable citoyen romain devait être à Rome, où s’exerçait dans les comices et dans les magistratures sa part de souveraineté. Du sénat et du forum, cette ville gouverna tout l’univers, mais l’univers ne devint pas pour cela romain, du moins au début. L’élément politique fondamental, la cité, subsista. Rome asservit toutes les cités, mais elle ne détruisit pas la cité ; elle ne chercha pas à la détruire ; elle y eût échoué. Elle préféra faire du monde une immense hiérarchie de cités indépendantes les unes des autres. A la tête de cette hiérarchie fut placée la cité maîtresse et dominante, c’est-à-dire Rome elle-même. « Elle n’était pas proprement une république ou une monarchie, » dit Montesquieu[1], « mais la tête du corps formé par tous les peuples du monde. »  D’ailleurs rien de plus varié que l’étendue et la valeur des droits que Rome reconnut et des obligations qu’elle imposa aux innombrables cités comprises dans sa clientèle.  Toutes dépendaient au fond de Rome, mais non de la même façon. Il était naturel, et, dans l’ordre d’idées où il faut nous placer pour juger   exactement cette œuvre de conquête  et le temps où elle s’accomplit, il était juste que la condition politique ne fût pas la même pour la cité qui s’était librement donnée à Rome sans avoir été vaincue, et pour celle qui s’était livrée après la défaite ; pour la cité qui était entrée spontanément dans l’alliance de la république, et n’avait jamais abdiqué son indépendance, ni fourni à Rome un prétexte pour qu’on pût la lui ravir ; et pour celle qui avait trahi l’alliance romaine et donné la main aux ennemis, Annibal ou Philippe, Antiochus ou Persée. Aux colonies romaines était réservée une autre condition particulièrement favorable. Le temps et les révolutions politiques accomplies à Rome, surtout l’établissement du principat, devaient modifier lentement la constitution de la puissance romaine. Le droit de cité romaine prodigué aux provinciaux absorba peu à peu l’existence indépendante ou plutôt personnelle des cités soumises. Le jour où Caracalla déclara que tous les habitants libres de l’empire étaient citoyens romains, le dernier vestige de l’état politique que nous venons de décrire disparut ; Rome ne fut plus que la capitale d’un grand État, même assez semblable aux États modernes où plusieurs races sont régies par un gouvernement commun. Mais nous n’avons à nous occuper pour le moment que de la situation faite à la Grèce au lendemain de la défaite ; à mesure que cette situation se modifiera, nous en suivrons plus tard les changements.

Le sénat ne se reposait pas sur le rude soldat Mummius du soin délicat d’organiser le pays conquis. Très peu de jours après le sac de Corinthe, et probablement tandis que l’armée s’occupait à raser les misérables restes de la ville incendiée, ou à fouiller ses cendres brûlantes pour y chercher des trésors (plusieurs soldats furent môme victimes de leur périlleuse avidité), dix legati ou commissaires du sénat débarquèrent en Grèce, et durent s’entendre avec Mummius sur les mesures qu’il convenait de prendre.

On commença par une répression militaire sévère, mais excusable au point de vue du vainqueur : toutes les villes qui avaient pris les armes furent démantelées ; tous leurs habitants, désarmés. Les exécutions sanglantes furent rares ; toutefois les chefs de l’insurrection perdirent la vie ; et la cavalerie, à Chalcis, fut massacrée tout entière dans des circonstances qui sont demeurées obscures. Nous n’avons pas besoin de rappeler les horreurs du sac de Corinthe[2].

Un châtiment moins cruel, mais d’un caractère peu honorable et d’un exemple bien dangereux, fut la confiscation des biens de ceux qui s’étaient soulevés contre Rome, au moins des principaux coupables. Il est vrai que cette mesure ne fut pas appliquée à ceux qui avaient des parents ou des enfants.

La répression politique fut extrêmement sévère. Borne se proposa de morceler le pays à l’infini pour l’affaiblir à jamais. Les confédérations de cités furent donc absolument supprimées ; et nommément les ligues de Phocide et de Béotie et la ligue Achéenne cessèrent d’exister. Chaque cité fut rendue à son indépendance propre, qui équivalait, sous ce nom trompeur, à l’esclavage politique sous le joug romain. Telle fut dans les premiers temps la terreur qu’inspirait aux Romains la résurrection possible d’une confédération quelconque, qu’il fut même interdit aux citoyens d’une cité de posséder ou d’acquérir sur le territoire d’une autre cité. Le vainqueur voulait que l’influence de chacun fût strictement réduite aux étroites limites de sa bourgade. Celte restriction intolérable fut, il est vrai, abolie au bout d’un certain nombre d’années.

Un tribut, signe de l’asservissement, fut imposé au plus grand nombre des villes, à celles qui furent qualifiées de vectigales (tributaires), c’est-à-dire, probablement, à toutes les cités qui avaient pris quelque part à la guerre contre les Romains. Les villes libres restèrent exemptes du tribut (immunes). Ce fut la condition faite à Lacédémone, Athènes, Delphes, Elatée, Thespies et quelques autres[3].

Athènes, la plus ancienne alliée des Romains en Grèce[4], fut traitée par eux très favorablement ; elle conserva sa pleine autonomie[5]. Quoiqu’au point de vue politique, ce privilège fût illusoire, en face de la toute-puissance romaine, il n’en constituait pas moins un avantage réel. La ville libre restait en possession du droit de nommer ses magistrats ; elle était exempte de tout tribut et de la juridiction des gouverneurs romains. Les villes fédérées avaient le désavantage de demeurer soumises à toutes les conditions du traité spécial (fœdus), qui les unissait à Rome. Les villes alliées (sociae) comme Athènes[6], étaient purement et simplement indépendantes. Lorsqu’une ville libre paya quelque tribut aux Romains, comme il arriva à Sparte[7], ce fut d’une manière illégale et violente.

Est-ce à dire que les Romains, après la conquête, se soient tout à fait abstenus de modifier la constitution des villes libres, en particulier celle d’Athènes ? S’il en eût été ainsi, comment le démagogue Aristion ; soixante ans après la prise de Corinthe, eût-il soulevé Athènes en faveur de Mithridate et contre les Romains, en étalant devant ses citoyens le trouble apporté par les vainqueurs dans leurs institutions[8] ?

Les Romains s’efforcèrent de substituer partout, à Athènes comme ailleurs, le gouvernement de l’aristocratie, ou plutôt de l’oligarchie, de la timocratie comme on disait, à celui de la démocratie pure[9]. A Athènes, il est certain qu’ils substituèrent, ou firent substituer l’élection des magistrats au tirage au sort, par lequel on les avait désignés jusque-là ; car la démocratie, dans cette ville, avait été jusqu’au bout du principe d’égalité. Aux dépens de l’assemblée populaire  et du sénat,  Rome accrut les pouvoirs  de l’Aréopage, ce corps presque aristocratique, puisqu’il était composé des anciens magistrats, et qu’un homme qui a été au pouvoir, fût-ce un démagogue, conserve toujours ensuite quelques instincts conservateurs. Un siècle après, Cicéron écrivait : « C’est le conseil de l’Aréopage qui gouverne Athènes[10]. » Les archontes subsistèrent, mais ornés d’un vain titre plutôt que d’une autorité réelle. Ils n’étaient plus tirés au sort[11] ; et nous verrons bientôt le choix du peuple se porter docilement sur tous les hommes illustres, souvent même sur des empereurs. La réalité de la puissance exécutive passera peu à peu des archontes au stratège des armes, magistrat unique et dont le caractère militaire, sinon dans ses fonctions, du moins dans la forme et dans la tradition, garantissait mieux peut-être, aux yeux des Romains, l’ordre public dans la cité.

Les villes qui n’étaient point qualifiées villes libres, payèrent tribut aux Romains[12]. A quelle somme monta le tribut, nous l’ignorons. Il est probable qu’il fut modéré. Dans les pays conquis qui avaient été gouvernés par des rois, Rome affectait de demander à ses nouveaux sujets un impôt moins fort que celui qu’ils avaient payé à l’ancien gouvernement. Ainsi les impôts en Macédoine furent diminués de moitié après la chute de Persée. Mais est-il besoin de faire remarquer que l’impôt payé au gouvernement national est dépensé dans le pays même, et revient en grande partie du moins, aux contribuables qui l’ont payé ; tandis que le tribut, si modéré qu’il soit, payé à une puissance étrangère, est une perte nette pour le pays qui s’en dépouille.

En dehors du tribut, des amendes furent imposées aux Béotiens et aux Achéens. Les premiers, solidairement avec les Eubéens, devaient payer cent talents aux habitants d’Héraclée ; les Achéens, deux cents talents aux Lacédémoniens. Ainsi Itonie semait encore la division entre les villes, en les rendant créancières les unes des autres. Les provinces épuisées ne purent payer ces amendes ; au bout de quelques années, il fallut leur en faire remise.

Le territoire d’une seule ville, de Corinthe, laquelle n’existait plus d’ailleurs, fut purement et simplement confisqué et réuni au domaine romain, ager Romanus. A l’exception d’une portion donnée aux habitants de Sicyone qu’on chargea de continuer à faire célébrer les jeux Isthmiques à la place des infortunés Corinthiens, Rome se considéra comme directement maîtresse du sol de la ville et de sa banlieue. A ce titre, César put y envoyer, un siècle plus tard, dos colons romains auxquels on partagea le sol, comme une partie du domaine public. Rome ne se reconnaissait pas le même droit vis-à-vis des autres territoires, même tributaires ; ou plutôt elle n’usait pas de ce droit, tout en se l’arrogeant implicitement ; car la plupart de ces villes s’étaient données aux Romains, et la définition même de la deditio, c’était l’abandon de tout, hommes et choses, aux Romains.

La Grèce constitua-t-elle, aussitôt après sa défaite, une province spéciale, c’est-à-dire un commandement (le mot provincia n’a pas originairement d’autre sens) entre les mains d’un magistrat particulier, proconsul ou propréteur ? Plusieurs textes formels permettent d’affirmer le contraire, malgré l’hésitation des historiens sur cette question. La Grèce fut une province, en ce sens qu’elle fut soumise à Rome, et non seulement en fait, mais en droit ; ou plutôt, en fait pour toutes les cités sans distinction, en fait et en droit pour les cités tributaires. Mais Plutarque dit nettement qu’à l’époque des guerres de Mithridate, Rome n’envoyait pas encore de proconsul spécial en Grèce, et que le pays relevait du proconsul de Macédoine[13]. On l’appelait déjà l’Achaïe, hommage rendu par le vainqueur à la dernière puissance indépendante qu’il avait dû abattre en Grèce.

Au reste rien ne fut oublié, surtout dans les premiers temps, pour faire croire à la Grèce que rien, n’était changé dans la situation des peuples qui n’avaient pas pris les armes contre les Romains. Mummius lui-même, comme avait fait déjà Paul-Émile, parcourut le pays comme un pèlerin pieux, visitant les temples, sacrifiant aux dieux de la Grèce, qu’on affectait de ne pas distinguer des dieux romains, et décorant même Olympie et Delphes d’une partie des dépouilles de Corinthe : une statue d’airain de Jupiter, et vingt et un boucliers dorés. Il est le premier Romain, selon Pausanias, qui ait déposé une offrande dans un temple grec. C’est par exception qu’il commit quelques larcins dans les villes amies[14]. Grâce à ces ménagements, les Grecs ne s’aperçurent guère, et peut-être ne s’aperçurent pas assez pour leur honneur, de la chute de Corinthe et de la perte de leur indépendance. Les jeux olympiques furent célébrés à leur date régulière, et nous savons le nom du vainqueur : il s’appelait Diodore de Sicyone.

Les légats du sénat demeurèrent dix mois en Grèce, depuis la chute de Corinthe (arrivée vers le mois de septembre de l’année 146 avant J.-C.), jusqu’à l’été de l’année suivante. Ils montrèrent dans-leur conduite une modération relative, qui permit à l’honnête et sage Polybe de s’allier à leur œuvre et d’en appuyer le bon succès, sans croire qu’il put être soupçonné de trahir sa patrie.

Polybe avait jugé avec une extrême sévérité l’entreprise des démagogues ; et plus tard, comparant le sort de la Grèce avec celui de Carthage, il écrivait : « Les Carthaginois du moins ont laissé quelque façon de défendre leur conduite ; mais les Grecs ne nous fournissent pas le plus léger prétexte qui permette d’excuser leurs fautes. » C’était se montrer bien dur envers des compatriotes. Aussi, prévenant ce reproche, il commençait ainsi son récit de la guerre d’Achaïe : « Quelques-uns s’étonneront que je parle avec cette amertume, moi qui aurais dû plus que tout antre pallier les fautes des Grecs. Mais pour moi je ne crois pas qu’aux yeux des gens sensés, l’ami sincère soit celui qui craint d’être franc ; que le bon citoyen soit celui qui trahit la vérité, de peur de blesser quelques contemporains ; enfin je ne regarde à aucun degré comme historien celui qui met quelque chose au-dessus de la vérité. »

« ... A l’époque de la catastrophe, le devoir étroit d’un homme grec était de porter appui aux Grecs en toute façon ; soit en les défendant, soit en les excusant, soit en détournant d’eux la colère du vainqueur. C’est ce qu’alors j’ai fait moi-même, en vérité. Mais le récit que je laisse à la postérité des événements passés est absolument impartial, parce que j’écris, non pour charmer un moment l’oreille, mais pour redresser les esprits et empêcher le retour des mêmes fautes[15]. »

Avant que la guerre éclatât, Polybe avait quitté la Grèce où il se sentait devenu comme un étranger, entre les démagogues et les traîtres vendus aux Romains. Il était retourné en Italie ; il avait suivi Scipion Emilien en Afrique ; il assista même à la prise de Carthage et au sac de cette ville, qui précéda de deux mois seulement la ruine de Corinthe. Il était auprès d’Emilien quand le vainqueur, en voyant tomber les palais enflammés de Carthage, versa des larmes, peut-être sincères, en tout cas stériles, sur le sort delà cité vaincue, et s’écria, après Homère : « Un jour aussi périra Troie, la sainte ! » Il pensait à Rome, et craignait déjà pour sa patrie les retours de la fortune et l’expiation d’un si grand triomphe.

Quand Polybe apprit que tout en Grèce était fini, jugeant l’heure venue de s’interposer entre les vainqueurs et les vaincus, il quitta l’Afrique et accourut à Corinthe. Il n’y avait plus de guerre ; mais le pillage durait encore. C’est alors qu’il put voir les soldats jouer aux dés sur des tableaux précieux ; et, malgré la haute sagesse de Polybe, on se demande quels sentiments durent remplir son âme, quand il vit les trésors de Corinthe s’amonceler dans les vaisseaux latins sous les yeux avides du grossier Mummius.

Mais Polybe avait soixante ans ; toute fougue et tout élan de jeunesse étaient amortis en lui. Le malheur l’avait mûri, l’exil l’avait instruit. Il ne se demanda pas si sa patrie aurait pu être sauvée ; il vit qu’elle était perdue, et réglant sa conduite sur les circonstances, il crut non seulement ne pas trahir la Grèce, mais la servir du mieux possible, en acceptant d’être auprès de ses compatriotes l’intermédiaire des légats du sénat. Ce concours facilita singulièrement la tâche aux Romains ; le nom de Polybe dut rallier à eux les débris de l’ancien parti aristocratique, et la majorité de la nation, restée fidèle à la mémoire de Philopœmen et de Lycortas, dont Polybe semblait l’héritier. Quand les légats retournèrent en Italie, ils lui confièrent la mission a de visiter toutes les cités, une à une, de juger les différends, jusqu’à ce qu’on se fût habitué à la constitution et aux lois nouvelles. C’est ce que fit Polybe : « il apprit aux Grecs à aimer leur état nouveau ; il ne laissa subsister aucune difficulté, soit publique, soit privée, dans l’interprétation des lois. De tout temps, ses concitoyens l’avaient beaucoup estimé ; mais en reconnaissance de ces derniers services, ils lui décernèrent dans toutes les cités les plus grands honneurs avec l’approbation générale[16]. »

Un incident particulier acheva de dégager la conduite de Polybe de tout soupçon malveillant, et montra que son alliance avec Rome ne lui coûtait aucun sacrifice déshonorant. Un Romain, qui n’est pas nommé, s’était imaginé d’intenter un procès à la mémoire de Philopœmen, et voulait faire décréter le renversement de toutes les statues que la plupart des villes de la Grèce avaient érigées à ce grand homme. Ce Romain agissait peut-être en barbare, mais il ne manquait pas de logique. En effet, le but que Philopœmen avait poursuivi toute sa vie, c’était l’indépendance politique de la Grèce ; et puisque la Grèce était maintenant forcée d’accepter presque avec joie la servitude politique, il était au moins bizarre qu’elle honorât en même temps la mémoire du héros de l’indépendance. Mais ce n’est pas par la logique qu’on gouverne les hommes, et Polybe, en sa qualité d’historien, le savait bien. Il prit hautement la défense des statues de Philopœmen, devant Mummius et ses lieutenants, et Mummius, qui n’était pas un méchant homme, lui donna raison, comprenant bien qu’il était peu dangereux et de bonne politique de laisser du moins aux Grecs l’effigie de la liberté, pendant qu’on leur enlevait la réalité. En effet, ce succès de Polybe transporta de joie les Achéens, et ils érigèrent à Megalopolis, à côté de la statue de Philopœmen, celle de son défenseur. Une inscription en vers que Pausanias a recueillie[17] disait : « Polybe, allié des Romains, apaisa leur colère contre les Grecs. »

Une autre statue de Polybe, dans le temple de Despoena, à quarante stades de Megalopolis[18], portait ce distique : « La Grèce n’eût pas péri si Polybe l’eût gouvernée ; dans sa chute, elle ne trouva de recours qu’en lui seul. »

Si Polybe mérita la reconnaissance des Romains en même temps que celle des Grecs, il faut reconnaître cependant qu’il ne souffrit pas que d’autres que ces derniers récompensassent ses services. Les Romains faisaient vendre à l’encan les biens du démagogue Diéos. Ils invitèrent Polybe à choisir pour lui-même et à accepter en don toute portion de ces biens qui lui conviendrait. Il refusa, et conseilla même à ses amis de ne prendre aucune part à ces enchères, et de ne point s’enrichir des biens confisqués de leurs compatriotes. Si l’on songe que les démagogues étaient ses ennemis mortels, qu’eux mêmes avaient foulé aux pieds tous les droits de la propriété ; si l’on se rappelle à quel point les discordes civiles ont le privilège de troubler les plus simples notions d’honneur et d’honnêteté, cette conduite de Polybe paraîtra peut-être digne de quelque éloge.

L’estime de tous, les caresses de Rome, la reconnaissance des Grecs, la haute influence qu’il exerçait dans son pays et en Italie, le témoignage satisfait de sa conscience, ont-ils enivré Polybe jusqu’à lui faire oublier que sa patrie était asservie ; jusqu’à lui rendre douce et chère la domination étrangère ? Un éminent historien de notre temps, M. Fustel de Coulanges, l’a cru et a fait, pour le prouver, un livre entier qui se termine par ces mots :

« Polybe enfin est heureux. Il voit la Grèce, au terme de sa vieillesse, à peu près telle qu’il l’a souhaitée dès l’enfance ; la Grèce sans agitation, sans partis et sans crimes. Sous l’administration de l’aristocratie et sous l’empire de Rome, il proclame que la Grèce se relève. Il adresse ses prières au ciel pour que rien ne vienne plus troubler l’ordre existant ; car il craint que la Fortune, jalouse de cette excessive félicité, ne se plaise à la renverser[19]. »

Si ce furent là vraiment les sentiments de Polybe, nous devons nous en affliger. Un honnête homme aura pu se réjouir que son pays tombe sous la domination étrangère ! Est-ce possible, et M. Fustel de Coulanges n’abuse-t-il pas des paroles de Polybe ?

Ne serait-il pas juste au moins de citer, à côté de ce chapitre, qui est le dernier de l’histoire romaine, le premier chapitre du livre trente-huitième, consacré au récit de la guerre achéenne, et ces paroles douloureuses qui échappent à Polybe, peu coutumier d’un langage si pathétique :

« Les Carthaginois ayant péri entièrement dans la catastrophe de leur cité, n’ont pas conservé le sentiment de leurs maux au delà de leur désastre ; les Grecs, au contraire, témoins de leur propre infortune, ont transmis ce lamentable héritage aux enfants de leurs enfants. Ainsi, de même que ceux qui vivent pour souffrir nous paraissent plus dignes de pitié que ceux qui meurent dans les supplices, de même les calamités des Grecs nous paraissent plus dignes de pitié que celles des Carthaginois. Juger autrement, c’est ne plus se soucier de l’honneur ni du devoir. C’est n’avoir d’yeux que pour l’intérêt[20]. »

Est-ce là le langage d’un homme qui aurait vu avec joie l’asservissement de son pays ? Qui pourrait révoquer en doute la sincérité de cette page éloquente ? Mais cependant Polybe a prêté son concours à l’établissement de la domination étrangère. N’y a-t-il pas au moins une contradiction dans sa conduite ?

Il n’y a pas de contradiction. Polybe avait souhaité, nous l’avons dit, l’indépendance de la Grèce sous l’administration d’un gouvernement ferme, honnête et, sinon aristocratique, au moins choisi. Il échoua, et paya ses patriotiques efforts par dix-sept ans d’exil. Quand il revint en Grèce, il jugea que la cause et le parti pour lesquels il avait combattu étaient définitivement perdus ; il fallait choisir entre les Romains et la démagogie. Polybe ne choisit pas ; il s’éloigna. Qu’il ait cru qu’il valait encore mieux pour la Grèce obéir au sénat romain qu’à Diéos ou à Critolaos, cela est probable, il en faut bien convenir. Mais les démagogues n’étaient pas pour lui des concitoyens ; je ne le juge pas, je tâche d’expliquer ce qu’il a dû penser. Quand la folle équipée démagogique eut été étouffée par les légions de Mummius, il n’y avait plus à choisir, ne l’oublions pas : il n’y avait plus qu’à subir. Ferons-nous un crime à Polybe d’avoir accepté le rôle difficile, et après tout ingrat, de rendre le joug romain aussi supportable que possible ? Ce serait, je crois, nous montrer bien sévères, peut-être injustes. Il n’y avait plus qu’un moyen possible de servir la Grèce ; il prit ce moyen et fit bien. Mais je ne lui pardonnerais pas d’avoir vu avec un autre sentiment que celui de la résignation, se produire le dénouement fatal qu’il avait prévu. Il est permis aux sages d’accepter le fait nécessaire, et d’en tirer le meilleur parti possible ; il ne leur est pas permis de l’accueillir avec joie, lorsque ce fait s’appelle l’asservissement de leur patrie.

 

 

 



[1] Considérations, etc., ch. VI.

[2] Pausanias, VII, 16.

[3] Elatée fut affranchie par Sylla. Cf. ch. VIII.

[4] Pausanias, I, 36, 4.

[5] Strabon, IX, 274. — Il dit que, de son temps, les Athéniens paient libres et honorés par les Romains. Cf. Plutarque, Comparaison de Lysandre et de Sylla, et Aristide, Panathénaïque.

[6] Tacite, Annales, II, 53.

[7] Strabon, VIII, 366.

[8] Appien, Guerre contre Mithridate, XXXIX. — Posidonius dans Athénée, I, p. 212.

[9] Pausanias, VII, 16, 6.

[10] Cicéron, De Nat. Deor., II. 29.

[11] Plutarque, Périclès, 9 ; Philostrate, Vie d’Apollonius, VIII, 6 ; Corp. Inscr., 182, 397.

[12] Pausanias, VII, 16, 6.

[13] Plutarque, Vie de Cimon, 2.

[14] Cicéron, Verrines, IV, 2.

[15] Polybe, XXXVIII, 1.

[16] Polybe, XL, 10.

[17] Pausanias, VIII, 30.

[18] Pausanias, VIII. 37.

[19] Polybe, ou la Grèce conquise, par N. Fustel de Coulanges, p. 102.

[20] Polybe, XXXVIII, 1.