ÉTUDES SUR LA MARINE ANTIQUE

 

NOTES.

 

 

— A —

Hérodote dit que tous les navires des anciens étaient enduits de μίλτος ou vermillon. Pline, qui rappelle un vers d'Homère (liv. XXXIII, ch. VII), dit : Jam emin Trojanis temporibus rubrica in honore erat, Homero teste, qui navis ea commendat. (V. plus loin, note H.) Le jam par lequel commence cette phrase nous autorise à croire qu'encore au temps de Pline le vermillon était la couleur dont le plus communément on peignait les vaisseaux. Je ne sais si, jusqu'au XVIIIe siècle, l'enduit d'une cire, teinte de minium, resta constamment traditionnel, mais j'ai remarqué que quelques nefs et le plus grand nombre des galères et galéasses des XVe et XVIe siècles, représentées dans les tableaux et les vignettes des manuscrits de ces époques, sont rouges. (Voy. mon Arch. navale, t. II, p. 324, note 4 ; V. aussi les Voyages de Magius, Ms. A-d, 41 ; Bibl. Imp., cabinet des estampes.) Quant aux figures peintes et sculptées, quant à l'or prodigué sur les navires des riches particuliers, voici ce que dit J. Scheffer (De militia navali, liv. II, ch. VI, p. 155), d'après les plus respectables autorités : Solebant autem non simplici tantum colore pingere naves, aut deorum tantum effigies, sed et variorum animalium, florum, herbarum aliarumque rerum exprimere. On peut se reporter en effet, aux gravures de la colonne Trajane, qui reproduisent les navires dont la spirale de cette colonne est chargée ; on peut encore recourir à la description que donne Athénée du vaisseau gigantesque (et incompréhensible, au moins quant à ses ordres de rames) de Ptolémée Philopator. La tutela et le parasemon des navires étaient peints ou sculptés. En général le parasémon (marque, signe, παρά, σήμα) était une figure placée vers le rostre, au-dessus ou à côté de cet éperon ; figure d'animal ordinairement : lion, tigre, aigle, chien, porc, loup, etc. Properce dit (livre IV) que ces représentations étaient faites pour inspirer la terreur. L'auteur d'un lexique avance que le parasémon était l'image d'un dieu peint sur la proue. Alors le signe de l'avant se confondait avec la tutelle placée à la poupe ; ou, encore, à la proue était placée une figure en rapport direct avec l'idée exprimée sur la tutelle, comme dans le cas dont parle Lactance, livre Ier, ch. II : Navis in qua Ganimedes est imposittu, tutelam habuit in aquila figuratam. Ajoutons que des cas pareils paraissent avoir été rares laps l'antiquité. Ce ne fut qu'à des époques rapprochées de nous que les glossateurs ont pu dire que la tutela était le parasémon du navire. Sans doute, à prendre le mot parasemon dans la rigueur de sa signification, cela était vrai ; car le signe principal, celui par lequel le navire était surtout désigné, c'était la lutera, ligure du dieu sous la protection duquel on mettait le bâtiment pendantses navigations. Cette effigie sacrée était mise à laponne, comme le prouvent une foule de textes, et surtout celui-ci, emprunté à une épitre d'Ovide : Accipit et pictos puppis adunca deos. Quelquefois, toute une flotte était mise sous la protection d'une seule divinité : alors tous les navires de cette armée portaient en tutela la même figure. C'est ainsi que, au rapport d'Euripide, Thésée avait soixante vaisseaux placés sous le patronage sacré de Pallas, et portant à leurs poupes une Minerve débout sur un char qui traînaient des chevaux ailés ; c'est ainsi que les navires béotiens avaient tous à leur tutelle la figure de Cadmia tenant un dragon d'or ; que ceux de Nestor montraient l'effigie d'Alphée transformé en taureau, et ceux d'Achille les images dorées des Néréides, etc. Dans les temps antiques, le parasemon fut une chose, la tutela une autre ; toutes deux indépendantes du nom qui s'écrivait en général, non pas sur le tableau de la poupe, mais à la proue, sur une sorte de tablette clouée à l'acrostolion, dans l'endroit que, selon Pollux, on appelait πτυχίς. Aujourd'hui il n'en est plus guère ainsi : la figure est ordinairement en rapport avec le nom ; quelquefois, cependant, la figure de l'avant, le parasémon ancien, est une représentation d'animal, ou un emblème tout à fait étranger au nom du navire. Longtemps, au moyen âge, la figure d'une bête féroce, d'un animal fabuleux, surmonta l'étrave du vaisseau, où elle se montrait évidemment dans l'intention d'inspirer l'effroi. C'est de la présence à l'avant de cette figure formidable que le taillemer sur lequel elle était appuyée prit le nom de bestion et celui de guibré (de wivre, nom héraldique du serpent). Quant à la tutela, elle prit en France le nom de Dieu-conduit tant que les navires portèrent à leurs poupes l'image du Christ, celle de Marie ou d'un saint, protecteurs des mariniers. Le Dieu-conduit était un cadre appliqué à la face extérieure de l'arrière, sous le couronnement ; il a maintenant le nom de tableau. Le nom du navire est écrit sur le tableau, qui reçoit quelquefois des ornements sculptés et peints, analogues à ce nom, mais le plus ordinairement sans analogie avec lui. Je me rappelle que le navire sicilien sur lequel je passai à Alger, en 1830, pour assister au commencement de la campagne qui assura la conquête de cette ville, portait sur son tableau les trois jambes, réunies en un centre commun, qu'on voit sur une médaille d'Auguste donnée par Goltzius ; autour de cet emblème, qui figurait les trois pieds ou les trois grands caps de la Sicile (Trinacria), était une couronne, au-dessous de laquelle on avait inscrit le nom du brig : Federico. Quant à l'image placée sur l'éperon, c'était le buste doré d'une femme qui n'était ni la Sicile, ni une sainte, mais celui d'une personne qui avait servi de marraine au bâtiment quand il fut lancé à Palerme. J'ai vu en Italie, aux Baléares et en Grèce, des navires qui, ayant des noms profanes, portaient, sculptées ou peintes, des images saintes sur leurs poupes, tradition de la tutela antique. Aujourd'hui on supprime quelquefois, par économie, les figures des bâtiments de guerre français, comme on a supprimé les sculptures qui, aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, surchargeaient les œuvres mortes ; à la place des figures on met un écusson armorié. Le luxe des décorations extérieures était fort coûteux ; on y reviendra certainement, l'architecture civile admettant de nouveau les embellissements dont l'artiste chargeait les édifices du moyen âge : l'architecture navale suit toujours l'architecture civile. — Le lieu où devait être écrit, sur les bâtiments du Roi, le nom du navire n'était pas encore fixé en 1678 ; voici ce que je lis à cet égard dans la correspondance de Colbert :

Le Roy voulant que le nom que sa Maj. a donné à chacun de ses vaisseaux soit marqué en quelque endroit de la poupe de chacun des vaisseaux qui sont à....., qui serait le plus propre pour y mettre le nom en gros caractères, j'estime qu'il pourroit estre bien placé au-dessus de la chambre de poupe ; mais, comme les façons qui sont aux derrières desd. vaiss. sont differentes et qu'elles ne permettront peut-estre pas de mettre le nom partout au mesme endroit, envoyez-moy un mémoire du lieu où vous croirez que le nom sera le mieux placé, et faites-moy sçauoir en mesure temps l'estendue et la hauteur de cet endroit affin que je puisse faire faire des lettres de fonte dorées proportionnées à la grandeur du lieu où ledit nom sera placé, et j'auray soin de vous les envoyer ensuite pour les faire attacher. (Lettre circulaire de Colbert aux intendants des ports ; 13 septembre 1678. Collect. des ordres du Roy, vol. 44, p. 467. Ms. Arch. de la marine.)

 

— B —

Il n'est pas possible de dire précisément aujourd'hui ce qu'étaient le lembus, la scapha, la cymba, l'acatus, le celox, et les autres petits navires que nous rangeons maintenant sous la dénomination générale d'embarcations.

 

— C —

Les extrémités du navire recevaient chacune un ornement. Celui de la poupe s'appelait άφλαστον. Pollux, liv. I, ch. IX, dit : Les sommets de la poupe (άκρα τής πρύμνης) étaient appelés άφλαστα. Athénée, décrivant le vaisseau de Ptolémée Philopator : dit άφλαστα πρυμνητικά. Homère place l'aphlaston à la poupe, liv. V, de l'Iliade. Les vieux glossateurs, pas plus que les scoliastes d'Homère, ne disent de quel radical avait été formé le mot άφλαστον. L'ornement de la proue était quelquefois nommé corymbe, quelquefois άρκοστόλιον. Acrostolion (άκρος  στόλος) était un terme générique qui avait désigné d'abord les parties élevées des deux extrémités. L'aphlaste était un acrostole, aussi bien que la couronne on corymbe. La proue se recourbait en arrière ou eu avant, et, se repliant.sur.elle-même, se terminait ou en une spirale, ou en forme de bouclier. Est-ce de cette façon que cette partie de l'œuvre morte prit le nom de couronne ? Les critiques le pensent. Les acrostoles pouvaient se démonter. On les enlevait parfois.au moment du combat, parfois aussi on les gardait et on les défendait comme on défendait une enseigne. Quand un navire était pris après un engagement, le vaisseau vainqueur se parait des acrostoles du vaincu. (V. Diodore de Sicile, liv. XVIII et XX ; Xénophon, liv. VI ; les marbres antiques, les peintures de Pompéi, les médailles.) Les Latins appelaient du nom d'aplustre ce que les Grecs avaient désigné sous le nom d'acrostolon. Festus veut que ce nom soit venu d'amplius, ces ornements étant superflus ; c'est-à-dire le navire existant très-bien comme navire sans les ornements qui s'élevaient aux extrémités. Un commentateur de Juvénal dit que l'aplustre était non-seulement l'ornement de la proue et de la poupe, mais encore tabulatum ad decorandam super ficiem navis adpositum ; alors c'était une espèce de pavois en planches, placé au-dessus du plat-bord comme un garde-fou ou un rempart, ce qui ne parait point justifié par ces vers du IIIe liv. de Lucain, cité par J. Scheffer, p. 157.

Invenit arma furor, remum contorsit in hostem

Alter : at hi totum vendis aplustre lacertis

Avulsasque rotant excusso remige sedes.

 

— D —

Χηνίσκος, de χήν, oie. Quelquefois l'un ou l'autre acrostole affectait la forme de la partie antérieure d'une oie, sur laquelle se recourbait le col du palmipède que les premiers charpentiers prirent certainement pour modèle quand ils voulurent faire le navire rond bien assis sur l'eau, bien épaulé, comme, pour faire le navire léger et rapide, ils étudièrent la forme de certains poissons. Lucain dit : Sa poupe se redresse, doucement recourbée, et porte à son sommet un chénisque d'or. (Πλοΐον.) Ailleurs : Le chénisque qui était à la poupe éleva ses ailes.

Plusieurs monuments montrent le chénisque ou petite oie à la poupe, d'autres le font voir à la proue.

 

— E —

Athénée, livre XII, parle du navire d'Alcibiade, qui avait des voiles de couleur écarlate. Le vaisseau de Cléopâtre, au rapport de Plutarque, était emporté par des voiles de la même couleur. Suétone dit que Caligula fit construire des liburnes versicoloribus velis. Apulée dit (livre XII) que, sur les voiles de l'Isis, on avait écrit des formules votives, prières pour obtenir une heureuse navigation. Suidas rapporte que, sur les voiles du navire de Trajan, on avait inscrit en lettres d'or le nom de l'empereur et la série de ses titres. Les voiles du navire des Panathénées portaient des inscriptions et des peintures représentant les combats des dieux et les images des grands hommes :

Ergo Palladiæ texuntur in ordine pugnæ,

Magna Gigauteis ornantur pepla tropæis,

Horrida sanguineo pluguntur prœlia cocco, etc.

Virgile, Ciris. (Vergilius cum commentariis, Venetiis, 1522, f° 17.)

 

— F —

Στηλίς, de στήλη, colonne. Pollux dit : Un bois droit, qu'on appelle stélide, s'élève au-dessus de l'aphlaste, et porte vers la moitié de sa hauteur une étoffe qui le' ceint en partie, et qu'on appelle tainia (bandelette), (Έκ μέσου κρεμάμενον ρέκος, ταινία όνουμάζεται). Le stélide a, comme on voit, un grand rapport avec le mât de pavillon, et avec la verge au sommet de laquelle on attache la série de petits liéges empennés, et enfilés à une ficelle, que l'on consulte pour connaître la direction du vent. Cette bandelette et ces liéges garnis de plumes s'appellent pennons, du latin, penna, et non de l'ital. pennone, corruption de panno, toile.

 

— G —

Lazare Baïf, page 105 de son traité De Re navali, dit, après Suidas, que le κέλης fut appelé ainsi par métaphore, du cheval de selle, et voici la raison qu'il en donne : Quod unico tantum per transtra remo agatur : κέλης enim equus dicitur qui ab uno sessore agitatur et regitur. A l'appui de cette opinion, il cite un passage grec d'où il résulte que des jeunes gens, ayant à aller, du pied d'une montagne à un bourg nommé Nébula, imaginérent de mettre des selles sur des chevaux et de s'y asseoir ; que ce fut le premier essai de chevaux sellés, car, jusqu'à ce jour-là, on ne savait pas s'asseoir sur un cheval, et l'on ne se servait que de chars. Des paroles qu'il a rapportées, Baïf tire cette induction : Quibus verbis planum fit quod sit κέλης equus, ex quo κέλης dictus quod uno remo, et non binis aut ternis, per sedilia ageretur : cum tamen plures remiges haberet. Je crois que la conséquence est loin d'être aussi rigoureuse que le pensait Baïf. Si le nom du cheval de selle fut donné à un navire, c'est assurément parce que ce navire était vite comme l'animal auquel on le comparait, et qu'il était aussi facile à diriger que le coursier sur le dos duquel monte un cavalier ; mais la rapidité de l'embarcation et la facilité qu'on pouvait avoir à la manœuvrer devait-elle tenir à ce que chaque banc ne portait qu'un rameur au lieu de deux ou de trois ? Assurément non ; et à la rigueur, pour que la conclusion tirée par Lazare Baïf fût acceptable, il aurait fallu qu'il dit que le celes fut nommé ainsi, parce qu'il était monté par un seul rameur, comme le cheval de selle par un cavalier unique. Or les textes qu'il cite, après celui dont il tira la conséquence forcée contre laquelle je m'élève, montrent qu'il y avait ordinairement dans les céloces plus d'un rameur. Quant à la phrase : Uno remo, non binis aut ternis, sedilia ageretur, c'est une allusion à une disposition des rames, ordinaire surtout à Venise, au quinzième siècle et au commencement du seizième, disposition sur laquelle je me suis longuement expliqué dans le Mémoire n° 4 de mon Arch. navale. Elle admettait, sur chaque banc, de deux à six rameurs, nageant chacun avec une rame légère, appelée senzile. Or cet arrangement avait été adopté parce qu'on le regardait comme plus favorable à la marche du navire que l'ordre à une rame par banc, ce que Lazare Baïf aurait pu apprendre à Venise, où il avait remarqué l'ordre à senziles. Sa conclusion, dans le cas du celes, était donc contraire à un fait auquel il faisait allusion sans l'avoir suffisamment compris. J. Scheffer se rangea à l'opinion de Suidas et de Baïf. Si respectables que soient de pareilles autorités, je ne saurais, quant à moi, adopter une explication qui n'est appuyée sur rien de positif. Je pense qu'il est plus raisonnable de croire que le celes fut comparé au cheval de selle, parce qu'il était rapide comme ce quadrupède, à peine chargé par le cavalier qui le monte. Quant à la place que ce navire occupait dans la famille navale, je pense que le celes ou celoce, était rangé parmi les petits bâtiments à plusieurs bancs, montés chacun par deux rameurs (l'un à tribord, l'autre à bâbord), faisant mouvoir chacun sa rame. La place que les κέλητες tiennent dans la nomenclature donnée par Appien, livre VII de la Guerre punique, me déciderait à cet égard, si d'autres textes non moins clairs ne m'avaient fixé déjà. Le petit celes s'appelait κελήτιον. On attribuait aux Rhodiens l'invention du céloce.

 

— H —

On lit dans Hérodote (Thalie) : τό παλαίον άπασαι νήες ήσαν μιλτηλιφέες, tous les navires des anciens étaient peints au minium. Homère dit (livré II, v. 637) : Νήες δυόδεκα μιλτοπάρηοι (douze vaisseaux aux joues peintes de minium). Dans un très-grand nombre de passages de l'Iliade, il donne l'épithète : μελαίνη (noirs) aux vaisseaux dent il parle ; ainsi livre Ier, v. 300, 329.et 433 ; livre II, v. 524, 534, 545, 608, 830, 644, 652, 710, 737, 747, 759 ; livre V, v. 550, 700 ; livre VIII, v. 222, 528 ; livre IX, v. 235, 664 ; livre X, v. 74 ; livre XI, v. 824, 828 ; livre XII, v. 107, 126 ; livre XIII, v. 267 ; livre XV, v. 423 ; livre XVI, v. 304 ; livre XVII, v. 383 et 639. Ainsi quelques-uns des vaisseaux troyens étaient peints en rouge, quand d'autres avaient une robe noire.

 

— I —

Lorsque le temps le permettait, les matelots étaient à demi-nus, ou, s'ils portaient un vêlement, ils s'en dépouillaient avant de faire quelque manœuvre, de force. C'est ainsi que Virgile montre les rameurs des navires qui vont se disputer le prix de la vitesse répandant l'huile sur leurs épaules nues : Nudatosque humeros oleo perfusa nitesit. (Énéide, livre V, v. 135.) Lorsqu'il pleuvait, lorsque le froid se faisait sentir, une robe ou un manteau d'étoffe garantissait le marin contre les injures du temps. Cette étoffe était ordinairement grossière et faite de poil de boucs de Cilicie. Cinyphii tondent hirci... Miseris velamina nitescit. (Virgile, Géorg., livre III, v. 312.) Probus dit, à propos de la ville de Cinyps et des vers de Virgile, dont je viens de rapprocher deux hémistiches : Apud eos hirci villosissimi nascuntur, quod tondent ad Cilicia, quibus nautæ utuntur. Probablement les rameurs des particuliers riches, au lieu de cilices ou robes de Cilicie, portaient des vêtements d'étoffes plus fines, au moins quand leurs maîtres étaient dans les navires où ils servaient.

 

— K —

Le père de la Rue traduit ærea puppis par navis ærata, malgré l'observation de Servius ; qui fait ærea synonyme de fortis, par cette raison que c'était la proue qui était garnie d'airain et non la poupe : Nam ærea non est puppis sed prora. Servius ne doute pas, comme on voit, que Virgile n'ait voulu désigner spécialement la poupe du navire. C'est qu'il a un grand respect pour le génie de son poète, dont il connaît le vaste savoir, dont il admire la précision toujours spéciale, à quelque sujet qu'il s'adresse, quelque objet qu'il veuille peindre, quelque effet qu'il veuille rendre. Ascensius hésite sur le sens d'ærea : Puppis ærea, id est fortis aut ærata, dit-il (fol. LXXXXI, ligne 22). Barreto se trompe comme de la Rue : Treme a nao ferrada c'os grandes golpes (t. Ier, p. 237). Annibal Caro traduit de même : Trembla ai colpi il ben ferrato legno (p. 294). Velasco dit aussi : Tiembla con los furiosos empellones la nao herrada (t. Ier, p. 497). — Ærea pourrait avoir le sens de retentissante comme l'airain ; et Virgile aurait bien pu vouloir comparer le bruit produit dans la poupe creuse, par les coups des rames et de l'eau, au son des ærea cornua, dont il parle v. 615, livre VII de l'Énéide.

 

— L —

La scala était une planche garnie, dans toute sa longueur, de traverses placées comme les échelons d'une échelle. Ces traverses, contre lesquelles le pied trouvait un point d'appui, empêchaient les hommes de glisser sur le plan incliné de la planche poussée au rivage. La scala, qui servait à monter (scandere) dans le navire, offrant un passage entre la terre et le vaisseau, fut tout naturellement appelé pons. Comme il y avait plusieurs planches, rapprochées pour le débarquement ou l'embarquement, dans tout navire un peu considérable, Virgile a très-bien pu dire : pontes transilit altos.

Le mot scala fut conservé par les Italiens. Les Ordinis de Mocenigo (1420), que j'ai fait connaître (t. II de mon Archéologie navale) disent, art. 4 : Quando messer lo capetano fara mener scala in terra, tutte le gallie dieba metter scala... et quando fara tirar scala in galia, similmente tutte le galie dieba fare. Far scala devint synonyme de metter scala, comme far vela de metter vela (fuori) ; quand on abordait dans un port où l'on poussait la planche, on faisait scala. Nos Provençaux dirent comme les Italiens, seulement ils substituèrent, suivant les habitudes catalanes de leur prononciation, escala à scala ; de là cette locution française faire escale, pour dire : s'arrêter dans un port, relâcher. — To touch at a port (angl.) ; to put into port (id.) ; einlaufen (all.) ; descansar en algun puerto (esp.) ; fluer escale (port).

On lit dans les Navigalioni di Maser Alvice Da Ca Da Mosto, t. Ier, p. 97, de Ramusio : Navigammo per nostre giornate faccendo le nostre scale ne luoghi consueti. Les ports où les commerçants firent des relâches fréquentes dans l'intérêt de leur trafic prirent tout naturellement le nom de scales ou escales, que les Français, qui disaient cependant faire des escales, appelèrent échelles. De là : échelles du Levant, échelles de Barbarie, etc. Dans tous les ports, et le long des quais, on fit, de distance en distance, des rampes longues, doucement inclinées et se prolongeant assez loin dans l'eau, contre lesquelles les embarcations peuvent aisément s'accoster ; ces rampes en maçonnerie, ou taillées dans le rocher, reçurent le nom des planches ou escales, qu'elles remplaçaient pour l'embarquement ou le débarquement des chaloupes et canots. D'escale, on fit, dans les ports du Nord, cale, et l'on dit à Brest : la cale de la rose, la cale de la boulangerie, etc. Dans les ports du Midi, nos marins militaires disent aussi cale, quand les matelots provençaux du commerce continuent à dire escales. Les embarcadères ou débarcadères des ports du Levant furent appelés par les Turcs iskélé, transcription du mot franc escale ; ainsi, à Constantinople, balouk-bazar iskèlé, top-khana iskèlé, etc.

Aujourd'hui, les planches de débarquement de la plupart de nos embarcations sont encore garnies de traverses sur l'une de leurs faces. Les planches servant de ponts aux navires, qui s'accostent au quai pour charger et décharger leurs marchandises, sont unies ; les traverses nuiraient au mouvement des tonneaux et des balles. — A propos du mot pons, je relèverai une erreur du Dict. latin de Noël (1824). A la fin de l'art. PONS, on lit : Virg. Haubans. Il n'y a pas un passage de Virgile qui justifie cette étrange interprétation.

 

M —

Changement subit dans la direction du vent établi. L'auteur du Roman de Tristan, dont j'ai fait connaître les passages relatifs à la marine, dans le mémoire n° 3 de mon Archéologie navale, peint ainsi la contrariété qui repousse Yseult de la côte de Bretagne, où, d'Angleterre, elle venait voir Tristan :

E issi ke la terre unt vue

Balt sunt et ciglent léement.

Del séust lur salt un vent

E fert devan en mi cel tref

Refrener fait toute la nef.

On dirait que ces vers sont une imitation du passage de Virgile qui nous occupe. Voyez, en effet, si tous les traits du latin n'y sont pas conservés ! Issi ke la terre unt vue,e conspectu telluris ; balt sunt et siglent (cinglent) léement, — in affina vela dabant læti ; del séust leur salt un vent, — stridens aquilone procella ; e fert (frappe) devan en mi cal tref (voile), velum adversa ferit ; a refrener (culer, aller en arrière) fait toute la nef, — prora avertit. Si le poète du XIIIe siècle ne s'appliqua pas à reproduire Virgile, il faut reconnaître qu'il était un peintre de marine excellent. Comparez ces cinq lignes si vraies à la traduction que Delille donne des dix vers latins, et dites si le trouvère normand n'a pas l'avantage sur le versificateur moderne :

Déjà leurs nefs perdant l'aspect de la Sicile

Voguaient à pleine voile....

L'orage affreux qu'anime encore Borée

Siffle et frappe la voile à grand bruit déchirée,

Les rames en éclat échappent au rameur,

Le vaisseau tourne au gré des vagues en fureur,

Et présente le flanc au flot qui le tourmente.

Je ne dis rien de la locution perdant l'aspect, mais où est le læti de Virgile ? Pourquoi à grand bruit déchirée ? Le poète latin ne déchire point la voile, parce qu'elle doit forcer la proue de se détourner, et que, remplie tout à coup, avant qu'on ait le temps de l'amener, elle doit faire tomber le navire sur le côté. Pourquoi présente le flanc au flot ? Dat talus in undis veut dire bien clairement que le vaisseau immerge le côté sur lequel il tombe, qu'il donne une forte bande (dar alla banda (ital.), banda, côté) ; qu'il s'engage, en pliant sous l'effort de sa voile ; qu'il s'incline jusqu'à courir le risque de chavirer.

 

— N —

In altum mare, sur la mer haute, profonde ; au large. Virgile dit (livre III, v. 191) : Vela damas, vastumque cava trabe currimus æquor. La mer vaste, c'est encore la haute mer, le large. Il ajoute : Postquam altum tenuere rates, nec jam amplius ullæ Apparent terræ. Altum est synonyme de vastum æquor. Au VIIe livre, on lit, v. 6 : Postquam alta quierunt Æquora, qui a le même sens que currere vastum æquor et vela dare in altum. Le medium æquor, medium mare, est souvent synonyme de altum mare. Dans la Ire Géorgique, Virgile parle des plongeurs qui reviennent à terre ex æquore medio, du milieu de la mer, du large. Quand, à la fin du livre VIIe de l'Énéide, v. 810, il peint la légèreté de Camille, le poète dit qu'elle pouvait courir suspendue sur le sommet des lames : mare per medium, fluctu suspensa trementi, Ferret iter. C'est bien de la pleine mer qu'il s'agit, de la mer qu'elle traverserait sans mouiller la plante de ses pieds. Au XIIe livre, v. 452, c'est la nuée qui vient de la haute mer à terre : Ad terras nimbus it mare per medium. Quelquefois medium æquor, medium mare désignent seulement la mer voisine du rivage. Ainsi, quand Polyphème se plonge dans la mer pour laver sa blessure (liv. III, v. 654), si grand qu'il soit, si hardie que puisse être l'hyperbole, il faut que l'æquor medium dans lequel il marche, et qui ne lui va pas jusqu'à la ceinture, ne soit pas l'altum mare, le large. Le P. De la Rue veut que Polyphème se baigne dans la pleine mer. Delille adopte sa version : Au plus profond des mers il plonge. Mais Virgile dément l'annotateur et le traducteur. En effet, les Troyens se hâtent d'appareiller : taciti incidere funem : Verrimus et proni certantibis æquora remis. Que leur servirait de fuir, si le cyclope pouvait les poursuivre ayant pied partout ? Il essaye de les atteindre, mais c'est en vain ; la mer est plus profonde qu'il n'est grand (nec potis Ionos fluctus æquare sequendo), et il retourne au rivage (vestigia torsit). — Quant au medium iter des deux premiers vers du Ve livre, c'est bien la route faite au large de la rive africaine que Virgile veut caractériser.

 

— O —

Selon Servius, Virgile a dit, liv. V, v. 829 : Attolli malos pour attolli vela, et la raison qu'il donne de cette interprétation, c'est que, cum navigarent, non est dubium quod olli erexerant arbores. Ascensius s'est rangé à l'opinion de Servius, oubliant ou ignorant qu'à la mer, dans de certaines occasions, on démâtait les navires, et on les remâtait. Pour les combats, généralement on désarborait, comme on a dit aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles ; on combattait à l'aviron. Quand l'état de la mer et du vent était tel que la mâture pouvait être exposée à quelque rupture, ou être un poids dangereux pendant les forts mouvements du, roulis et du tangage, on abaissait les mâts en les enlevant du puits ou leur pied était inséré, — puits appelé par les Grecs μεσόδμη, modius par les Latins —, et on les couchait en arrière sur une traverse ou un chevalet qu'Homère nomme ίστοδόκη et Plaute casteria. La tradition se conserva pendant le moyen âge, et se perpétua tant que les galères et les galiotes furent en usage dans les différentes marines européennes.

 

— P —

Una omises fecere pedem, dit Virgile : Tous ensemble firent l'écoute, ou halèrent (tirèrent) l'écoute. L'angle inférieur de la voile qui, lorsque la toile faisait son office, était rapproché plus ou moins du bord du navire, ce qu'en France on nomme le point, avait reçu des Grecs le nom πούς ; c'est en effet le pied de la voile. Les Latins, à l'imitation des Grecs, nommèrent pes cet angle, qu'il faut fixer quand on veut quels voile fonctionne. Une corde fut attachée au πούς, ou pes, qui lui donna son nom. La corde, pes, ou πούς, est ce que nous nommons l'écoute. Facere pedem, c'était haler l'écoute ou border la voile (approcher la voile du bord) ; relaxare pedem, c'était donner du mou à l'écoute, filer l'écoute, comme dimiltere pedem, c'était filer en grand, en bande, larguer l'écoute. Je n'ai trouvé nulle part, chez les anciens, de nom particulier pour l'écoute du côté du vent, que dans les basses voiles que nous appelons amure. Il est probable que pes nommait chacune des deux écoutes et qu'un adjectif distinguait l'une de l'autre, suivant sa position. Aucun ouvrage didactique sur la marine ne nous étant venu de l'antiquité, nous manquons d'une foule de renseignements touchant la mâture, la voilure, le gréement et la manœuvre, et nous ne sommes pas en mesure, par la connaissance des auteurs, de remplir toujours cette lacune très-fâcheuse.

 

— Q —

Le cap d'un navire, c'est sa tête, son extrémité, caput, cabeça, cabo [port.] ; cabo, cavo, capo [esp.] ; cao, chao [vénit.]. Par extension, l'extrémité postérieure a pris ci nom comme l'avant. Les Provençaux nommèrent capions la proue et la poupe ou, pour parler plus précisément, les sommets de la rode de proue (l'étrave) et de la rode de poupe (l'étambot). Avoir le cap à un tel air de vent, c'est faire route à cet air de vent désigné. Si, dans une saute, le vent qui venait de la proue passe tout d'un coup à la poupe, on dit qu'il change cap pour cap. C'est une saute de 18 quarts ou 180 degrés.

 

— R —

Les marins français appellent bras d'une vergue, la corde simple ou double fixée à l'extrémité de cette vergue, et servant à la mouvoir horizontalement autour du mât qui la supporte. Brasser une vergue, c'est agir sur le bras de l'un des deux côtés ; contre-brasser, c'est la brasser dans le sens opposé à celui où elle a été appelée d'abord (torquere et detorquere cornua). Le dictionnaire français-latin de Noël donne au mot ceruchus la signification de bras d'une vergue. L'auteur se fonde sur un vers de Lucain qu'il ne cite pas. C'est sans doute celui-ci :

Transtraque nautarum summique arsere ceruchi.

L'épithète summus conviendrait peu au bras, dont une des extrémités venait sur le pont. Elle convient au contraire au bâtard de racage, cordage qui tient la vergue rapprochée du mât comme par un collier. Scheffer l'entendit ainsi, et il eut raison. Il dit, p. 145 De Militia navali : Funis quo antenna ex utroque cornu (il aurait dû dire interno brachio) religatur ad malum, ceruchus dicitur et anchonis. ANCHONIS est une faute ; c'est anguina qui est le vrai mot. Anguina, qui a donné anchis à la marine du moyen âge, vient de άγχω, serrer. Quant à ceruchus, il vient peut-être de κέρας έχω, retenir la vergue. Isidore dit, liv. XIX, que les Latins appelaient opifera ce que nous appelons bras : Opiferæ funes quæ cornibus antennæ dextra sinistraque tenduntur retroverso. Le bras était probablement appelé secourable, parce qu'il aidait à manœuvrer la vergue qui obéissait au pes (l'écoute), quand on orientait la voile. L'opifera funis antennæ dut être appliqué à la vergue aussitôt que l'antenne devint un peu grosse et longue, et qu'elle eut besoin d'être gouvernée et retenue dans ses mouvements horizontaux. Il en dut être ainsi de la balancine qui supporte également les extrémités de la vergue. Le nom de la balancine était, selon Suidas, ύπέρα, venant de ύπέρ, par-dessus, et αΐρω, lever. Les Grées modernes, en refaisant une nomenclature hellénique pour leur marine, viennent de reprendre ύπέρα (hypera) ; ce mot remplacera μάντιχι, le mantichio que les Vénitiens avaient porté en Grèce. Je ne sais comment les Latins dénommaient la balancine, qui n'est pas plus nommée dans l'Énéide que l'opifera et le ceruchus. J'ai montré, dans le mémoire n° 1 de mon Archéologie navale, que les Égyptiens connaissaient les balancines et les bras. (V. t. Ier, p. 78, 82.) Un petit navire sculpté sur un bain de marbre blanc, qui fait partie de la collection Borghèse, à Rome, où je l'ai dessiné, a des balancines et des bras (V. le même t. Ier, p. 21.) Une des peintures de Pompéi, recueillies au musée Bourbon, à Naples, — elle a été gravée au trait —, représente deux navires à rames, l'un desquels a une voile déployée et prenant le vent de l'arrière. La vergue en est supportée par des balancines. Elle a des bras qui vont à l'arrière, et des faux-bras qui vont à l'avant.

 

— S —

Les vergues sont brassées carrées, ou en croix, lorsque leur direction est perpendiculaire à telle de la quille. C'est leur position naturelle quand le navire n'est pas sous voile. Le père de la Rue ne parait pas avoir compris le protedere velis æquatis ; dans son interprétation il dit velis paribus, attribuant aux vaisseaux troyens qui fuient Carthage des voilures égales, c'est-à-dire le même nombre de voiles. Cette explication n'est pas admissible. Delille a traduit : Vidit et æquatis classem procedere velis, par ce vers :

Les voit voguer au près du vent qui les seconde.

Dans la pensée du poète français, certainement cela veut dire : Les voir fuir vent en poupe ; mais l'expression est vague. Au reste, les vents que Mercure annonce à Enée, et dont il lui recommande de profiter, sont doux et favorables. (Zephyros audis spirare secundos, liv. IV, v. 562.) Que font les Troyens ? Ils déferlent les voiles, au premier ordre d'Énée (solvite vela citi) ; ils coupent tous les liens qui les retiennent au rivage, câbles des ancres et amarres de poupe (tortosque incidere funes) ; leur chef a donné l'exemple :

. . . . . . . . . . Vaginaque eripit ensem

Fulmineum, strictoque ferit retinacula ferro,

(v. 599.)

Ils s'assoient sur leurs bancs, font tournoyer les flots écumeux sous leurs raines qui y trouvent un appui solide, et marquent la mer par leur sillage.

Adnixi torquent spumas, et cærula verunt,

(v. 583)

est un des vers que Virgile répéta. Il se trouve déjà dans le IIIe liv., où il est le 208e. Me sera-t-il permis de faire une observation sur la propriété des termes dont ce vers est si heureusement composé ? Les commentateurs n'ont vu, dans adnixi, que l'expression de l'effort fait par les rameurs pour nager vigoureusement ; j'y crois voir un double sens, quant à moi. Il me semble que Virgile voulut indiquer deux faits par un seul mot ; l'action que font les matelots en ramant à grands coups, et l'appui que prend à la mer la rame, levier pour lequel la puissance est à la poignée, la résistance au bord du navire, et le point d'appui à l'eau. Virgile était mathématicien en même temps que poète, et il savait à la fois être vrai comme peintre et comme géomètre ; je crois donc que cc n'est pas sans intention qu'il écrivait adnixi au lieu de conati. Je n'ai pas besoin de faire remarquer combien torquent spumas rend avec une précision remarquable l'effet de l'aviron qui, en coupant l'eau dans laquelle il entre, donne un mouvement de rotation à la partie tranchée qui est en avant de la rame, et fait bouillonner toute la masse coupée. Quant à cærula verrunt, ces mots caractérisent le tournoiement, le remous (de remordre) que le navire laisse dans le sillon qu'il trace (le sillage) en fuyant. C'est donc à l'aide de l'aviron que les Troyens quittent en toute hâte le port, bien qu'il leur faille nager contre le vent ; mais à peine ils se sont élevés un peu au large, qu'ils déploient leurs voiles et font vent arrière, pour faire plus de route et n'être pas atteints, si Didon envoie à leur poursuite.

 

— T —

Virgile se sert cinquante-huit fois du mot classis. Toujours il désigne par cette expression, ou la flotte d'Énée, ou un certain nombre de vaisseaux, ou des groupes de navires, et, comme nous disions, des divisions ou des escadres : Lyciæ ductorem classis Orontem, par exemple (liv. VI, v. 334). Jamais classis n'est, chez notre poète, un synonyme ou un équivalent de navis. Les commentateurs n'ont pas voulu comprendre cela. Ainsi, à propos du vers :           

Prima citæ Teucris ponam certamina classis

(Liv. V, v. 66)

le père De la Rue dit : Pugnam velocium navium. Si Virgile emploie un terme collectif, c'est que la joute aura lieu entre plusieurs navires appartenant à la partie légère de la flotte. La cita classis est comprise dans l'omni classe, ce que fait assez comprendre le poète, quand il rapproche prima citæ, etc., de quatuor ex omni delectæ classe carinæ. Le vers 255 du Ier liv. des Géorgiques,

Conveniat, quando armatas deduecre classes

est interprété en ces termes par Ascensius : classes armatas, id est naves à ligno aut sonitu dictas, aut ardines armatorum in navibus existentes. Virgile dit clairement que le temps est facile à prédire et l'on pourra descendre à la mer, remettre à l'eau les nombreux navires, les flottes que chaque population maritime a tirées au sec quand la mauvaise saison a commencé. Classis est le mot exact, et Virgile l'a préféré à navis, parce qu'il tenait à la propriété des termes. Classis, qui ne parait pas venir de κάλως, cordage, ainsi que le veulent quelques lexicographes, mais plutôt de κλήσις, appel, convocation, chez les Latins signifia aussi bien réunion de fantassins et de cavaliers, que réunion de vaisseaux, comme, du XIIIe au XIVe siècle, flotte eut ce double sens en France.

On ne voit pas pourquoi Ascensius veut que les navires aient été appelés classes, du bois dont ils étaient formés, ou du son de la trompette (classis). Quel rapport la trompette avait-elle avec le vaisseau ? Et le bois dont le navire est formé, ou tissu, comme le dit si heureusement Virgile (texamus robore naves, liv. XI, v. 326), Quel rapport a-t-il avec l'idée que fait navire le mot classis ? Quant à l'hypothèse que les classes de Virgile peuvent être les rangs ou compagnies d'hommes armés, embarqués sur les vaisseaux, comment fut-elle sérieusement émise par un critique qui avait à expliquer un vers où le poète emploie le verbe deducere, si rigoureusement technique ? Au lieu de dire tout naturellement : armatas deducere naves, Virgile aurait dit : deducere classes, pour faire entendre qu'on mettait à la mer les vaisseaux chargés de soldats ! Mais supposer cela, c'est méconnaître le génie de Virgile qui est toujours pour ce qui est simple et précis ; c'est oublier que, dans les Géorgiques, le poète fait allusion aux navires de commerce, et non aux vaisseaux de guerre : c'est oublier encore que les arma des navires étaient tous les objets, mâture, voilures, gréement, vivres, etc., qui concouraient à mettre le bâtiment en état de naviguer. Je le répète, t'assis, c'est nombre, troupe, réunion, flotte. Chez Virgile, c'est cela, et jamais navire.

 

— V —

Fixons le sens de ces mots, dans le cas particulier dont il s'agit. Une tempête commence. Le vent sautant tout à coup à l'ouest (vespero ab atro), Palinure prend des précautions commandées par la prudence. Il ordonne de rentrer dans le navire tout ce qui peut donner prise au vent, comme les aplustres, les boucliers, les étoffes qui recouvraient le berceau fait à la poupe, — la colonne Trajane montre plusieurs navires garnis, à l'arrière, de cette espèce de carrosse, comme on disait dans la marine des galères de France, — les tentes qui abritaient les matelots (V. la colonne Trajane), les acrostoles, etc. Servius pensa que, par arma, Virgile avait voulu désigner les voiles, et il dit : Colligere contrahere, non penitus deponere, nam dixit ; Obliquatque sinus in ventum. L'interprétation est ingénieuse, mais je ne la crois pas fondée. Raccourcir la voile, c'est-à-dire prendre des ris, eût été une bonne manœuvre ; mais, si Virgile avait eu l'intention de faire comprendre que Palinure agit ainsi, il se serait arrangé pour dire que, les ris pris, le pilote fit présenter obliquement au vent les voiles diminuées de grandeur. Ascensius, empruntant à Servius l'idée de contrahere, l'applique non-seulement aux voiles, mais aux antennes, ce qui change complètement le sens du mot, car on ne diminue pas la longueur des vergues, on les amène. Contrahere ne peut signifier abaisser, descendre ; il aurait fallu dire dimittere. Ascensius ne comprit bien ni Virgile ni Servius, cela me parait évident. Annibal Caro, rend : Colligere arma jubet, par ce commandement du pilote : Via, compagni, armiamci. Allons, compagnons, armons-nous. Tout au plus aurait-il pu dire : Désarmons-nous. Delille, bien loin de se ranger à l'opinion de Servius, dit de Palinure, que

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Déployant les voiles

D'un souffle plus oblique il fait enfler leurs toiles.

Dryden avait pris au vieux commentateur son contrahere, et il avait dit :

Contract your swelling salis, and luff to wind.

Prenons des ris dans nos voiles enflées, me parait contraire au texte de Virgile ; mais luff to wind (venons au vent) me semble très-heureux. C'est en effet ce que Palinure exécute. Il brasse ses vergues en pointes, et vient, autant qu'il le peut, le nez dans le vent, avec l'aide de son gouvernail. Il se met à peu près à la cape et tangue à la lame, jusqu'à ce qu'enfin, ne pouvant plus lutter contre le vent (nec nos obniti contra sufficimus), et ne faisant plus de route (nec tendere tantum), il prie Énée de permettre que l'on cède à la fortune, et qu'on mette le cap où elle l'ordonne : Superat quoniam fortuna, sequamur ; quogue vocat, vertamus iter. C'est sur la Sicile que le vent d'ouest pousse les Troyens : Palinure propose donc à son mettre d'aller chercher un port dans les États d'Éryx. Énée adopte cette proposition, et dit au pilote : Je vois en effet que la tourmente nous commande cette relâche, et qu'en vain tu veux tenir le vent (frustra cerno te tendere contra) ; laisse donc arriver ! Flecte viam velis est une de ces expressions dont Virgile a toujours eu seul le secret. Flecte a ici le double sens de : Cède, fléchis devant la fortune, plie, et de : Arrondis, courbe ta route. Le mouvement d'arrivée est, en effet, une flexion, une courbure de la direction que tenait d'abord le navire, vers un point sous le vent. La flotte d'Énée, au moment de la tempête, serre le vent (obliquat sinus in ventum), tient le plus près, bâbord amure, puis laisse arriver en dépendant, c'est-à-dire peu à peu et arrondissant ; elle brasse successivement ses voiles jusqu'à les avoir carrément ; elle fait vent arrière, et les vents lui deviennent doux et favorables. On fait bonne et prompte route sur la mer encore grosse (fertur cita gurgite classis), et bientôt les Troyens joyeux atterrissent à des rivages connus (lætis notæ advertuntur arenæ). On voit combien ce passage est intéressant, et l'on me saura peut-être gré d'en avoir fait ressortir tous les précieux détails.

 

— X —

Les dictionnaires traduisent naves deducere par mettre en mer. Ils traduisent mal. Mettre à la mer ou en mer, c'est s'éloigner de la côte, c'est faire route et prendre le large. Mettre à l'eau, c'est faire descendre, de la terre où il est, le navire neuf ou celui qu'on a tiré au sec. Deducere est l'opposé de subducere. Au livre Ier, v. 397-400, Virgile, peignant les apprêts du départ des Troyens, montre d'abord les compagnons d'Énée couvrant le rivage (Teucri incumbunt ; c'est le littora complent du vers auquel j'attache cette note). Bientôt, ils font descendre à l'eau des navires qu'ils en ont tirés à leur arrivée (littore deducunt toto naves) ; mais avant de faire cette manœuvre ils ont enduit de poix et de suif chaque carène, ils l'ont espalmée, comme on dit encore en Provence, en Italie, en Espagne — spalmare, espalmar ; de palma, la paume de la main avec laquelle on frottait la carène pour la suiver et l'oindre de poix — ; ainsi préparé, le navire est mis à l'eau et natat uncta carina. Ceux qui n'ont point été occupés à l'espalmage et à la deductio navium, sont allés dans les forets couper du bois pour faire des avirons de rechange, et du merrain pour les réparations qu'on pourra exécuter à la mer ; ils n'ont pas pris le temps de travailler les matériaux, tant ils sont empressés de partir (fugæ studio), et ils rapportent des branches toutes feuillées que l'on convertira en rames (frondentesque ferunt remis), et du chêne à peine dégrossi, qui deviendra bordage ou membrure. Tout cela est excellent sous le double rapport de la peinture et de l'observation.