HISTOIRE DE LA VIE BYZANTINE

TOME I. — L'EMPIRE ŒCUMÉNIQUE (527-641)

 

CHAPITRE PREMIER.LE SENS DE BYZANCE ET SA FORMATION (IVe-Ve siècle)[1].

 

 

I. - OBSERVATIONS GÉNÉRALES.

 

Le vieux Polybe mentionne déjà l'excellence de la cité de Byzance, à laquelle les peuples de la Mer Noire fournissaient du blé, du miel, de la cire, de l'huile, des fourrures précieuses, des salaisons, les cités grecques de la Mer elles-mêmes des poissons en abondance. De larges champs de blé entouraient l'ancienne ville. C'était comme un trifinium entre la Thrace, à laquelle elle tenait à peine, l'Asie Mineure et le Pont. Le maître de Constantinople avait naturellement la surveillance des îles de l'Archipel, qui relient la côte de la Thrace à celle de l'Asie, à celle de l'Hellespont et à la lointaine île de Crète, la clé de la route qui mène au continent africain. Il y avait là une position centrale pour les possessions de l'Est impérial et, au point de vue militaire, économique et cultural, une capitale incomparable.[2]

Mais pour toute une histoire, tant de fois séculaire, qui a groupé, mélangé et confondu tant de civilisations jusque là différentes et même ennemies, « Byzance » est un nom qui vient de notre besoin de distinguer des choses qui à leur époque pouvaient bien être considérées comme identiques ; car sous ce titre, d'emploi tardif, plus ou moins légitimé — du moment que Constantinople n'a innové en aucun domaine et n'a présidé qu'à certains moments l'activité de certains domaines[3] — il y a une réalité, une longue et magnifique réalité qui recouvre un millénium entier, et le dépasse même.

L'histoire de cette réalité, qu'on a supposée, être une simple permanence, bientôt décadente, et qui est, au contraire, un développement vivace, parfois hautement tragique, toujours particulièrement intéressant, doit être présentée dans le mouvement des éléments composant sa synthèse, qui est une des formes les plus riches de la vie d'ensemble de l'humanité ; à savoir : Rome politique, hellénisme cultural et orthodoxie religieuse, mais aussi continuation tenace d'un orientalisme, d'un asiatisme, qu'on a voulu mener jusqu'à la Chine lointaine et dont beaucoup de côtés ne sont connus que par leur dernière phase.[4]

Il fallut donc traduire en grécité et en « chrétienté » ce monde, resté romain de tradition, de devoir et d'honneur, de la Rome nouvelle. Ce travail d'adaptation fut poursuivi pendant trois cents ans au moins, si l'on admet que Justinien lui-même est à peine « l'empereur byzantin ». On a appelé « byzantin » le type de civilisation qui en résulta. Le nom dit bien la chose.

J'ai dit que Byzance est un nom que les Byzantins n'ont jamais connu. Ils se nommaient : Romains, et en étaient très fiers ; le grec, — mais pas seulement le grec, aussi le syrien, le copte, l'arménien, — était leur langue habituelle, aussi bien dans la vie usuelle que dans l'Église et, à partir d'une certaine date, dans les actes de l'État. Le nom de l'ancienne ville hellénique sur les Détroits ne pouvait être pour eux que le souvenir d'école d'une vieille chose païenne, bonne à oublier, car rien du présent ne tenait à elle.

Mais il y eut bien une vie byzantine ; il y a un art byzantin, une littérature byzantine. Pendant de longs siècles d'opiniâtre défense contre un monde barbare, assimilé moins qu'en Occident, mais tout de même assimilé aussitôt qu'il avait passé par le baptême orthodoxe, on trouve dans tous ces domaines des formes spéciales qui ne peuvent pas être confondues avec les autres,

On ne découvre pas, bien entendu, une création nouvelle, comme il n'y eut pas de nations neuves qui eussent conservé leur caractère avant le contact avec cette romanité chrétienne. La synthèse existe cependant et, pour l'avoir, à une date approximative qui se définit d'elle-même, il fallait pouvoir constater les quatre termes qui concoururent à la former.

Mais d'abord une question : Constantinople est-elle le début de ce monde hautement intéressant, ou bien fut-elle créée aussi pour exprimer un mélange qui depuis longtemps se formait, de ces éléments que la conquête romaine, renouvelant la « monarchie » traditionnelle de l'Orient, mais avec des lois que n'avaient connues ni la Perse, ni les formes « monarchiques » précédentes,[5] et puis la conquête chrétienne avaient mis ensemble avec une tendance à se confondre ? En d'autres termes, n'y a-t-il pas eu une « Byzance », aux contours déjà presque dessinés avant l'existence de la ville qui devait la développer aussitôt par cette raison même qu'elle lui devait sa fondation même ? La cité de Constantin, un mur de défense et un point d'appui, une tranchée vers l'Orient, avec des choses transportées à la plus grande gloire de l'empereur y résidant, ne se trouva-t-elle pas dès le début la capitale expressive d'un monde qui, provenant pour les trois quarts des milleniums de l'Orient, que Byzance, maintenant dominait, avait accepté d'être régi autrement que par les sacrées traditions exprimant la volonté immuable des dieux ?

Ainsi, dès le début, on peut se demander si, bien que cette synthèse ne fût réalisée qu'assez tard — et nous continuons à admettre le VIe siècle —, il n'y a pas eu avant la « Byzance » dont on parle une autre, si donc ces quatre termes ne s'étaient pas rencontrés auparavant, s'ils n'avaient pas cherché à se confondre pour donner au monde la forme nouvelle qu'on appelle byzantine.

La réponse à la question posée plus haut ne peut être qu'affirmative.

Nous ne pouvons pas admettre pourtant, avec M. E. Stein,[6] que le règne de Dioclétien commença une nouvelle époque dans la vie de l'Empire romain. Pour cet empereur innovateur, Nicomédie ne fut jamais ce que Constantinople a été pour Constantin ; il finit, du reste, ses jours à Salone. Rien ne montre qu'il eût voulu faire de la ville bithynienne une vraie et durable capitale de l'Empire. En outre, ce Dalmate resta toujours très occidental. Enfin, et surtout, le persécuteur du christianisme ne pouvait pas ajouter le principal élément de la synthèse byzantine : l'orthodoxie chrétienne.

Mais, bien avant Justinien, Rome avait pénétré dans l'Orient avec sa façon de concevoir la monarchie traditionnelle qu'elle n'avait pas voulu conquérir, mais qui d'elle-même avait forcé les Romains à entreprendre une œuvre qui ne dérivait pas nécessairement de la raison d'être de leur cité, devenue en Occident un vaste et puissant État. Bien avant ce règne qui proclama triomphalement la synthèse accomplie il y avait dans cet immense domaine, régi maintenant par les lois romaines, une chrétienté qui domina toute la pensée pendant quelque temps, qui la confisqua presque, rejetant tout ce qui paraissait étranger à son essence. Dès le troisième siècle la couronne de lauriers des empereurs acclamés dans les camps était remplacée par le cercle d'or des royautés impériales de ce monde de l'Orient où le dernier basileus avait été un Macédo-Hellène, imitateur des rois de la Perse et de l'Assyrie, Même avant la création de Constantinople, les nécessités de la défense, ainsi que le prestige d'un archaïque monde splendide et la séduction des plus grandes richesses avaient attiré l'énergie militaire et l'ambition politique romaine dans ces parages où allait fleurir, d'un essor si puissant, la société byzantine.

Mais, pour avoir Byzance, il faut quelque chose de plus : la séparation définitive, la séparation matérielle — car l'unité idéale subsista —, d'avec les régions occidentales.

Cette partie du monde romain avait pu être réunie à l'Orient et son imperium mystique avait été réduit à se confondre avec la basileiade l'Orient ; elle n'en était pas moins restée distincte par le principe même de la plus ancienne vie à Rome, de même que par le caractère des provinces qui étaient entrées par le conquête dans l'État républicain, puis dans l'Empire. La vie des cités était entourée d'une campagne très vivace, qui influençait par ses coutumes patriarcales les habitants des villes aussi. Il y avait dans ces régions, en outre, une perpétuelle transformation venant d'une faculté infinie d'initiative et d'adaptation. Les formes une fois fixées n'étaient ici qu'un point de départ à la recherche d'autres formes, mieux correspondantes aux réalités qu'elles devaient recouvrir. Un flux incessant de nations en mouvement, de classes en évolution, d'idées qui s'élèvent et retombent, de coutumes qui s'imposent et qui disparaissent, c'est le pays du devenir, tandis qu'en Orient, depuis de longs siècles, l'effort se dépense à maintenir les types archaïques, vénérables, sacrés, qu'une nation passe à l'autre et qui représentent, sous le nom varié des sociétés qui se succèdent et des Etats qui se remplacent, une permanence indestructible.

Seulement lorsqu'ils seront confinés à l'Orient seul, Orient hellénique, Orient hellénisé, les « Romains » de Constantinople, en train de devenir des « Rhomées », pourront se gagner et se conserver leur physionomie définitive.

Jusque là on verra que l'Occidental, le Latin que fut Constantin n'était pas plus Byzantin que ce prédécesseur, introducteur de la monarchie, Dioclétien, l'Illyrie latinisé des côtes de la Dalmatie où il préféra s'établir, pour ses derniers jours, dans cet immense palais de Salone, après avoir goûté, à Nicomédie et ailleurs, les tragiques voluptés de la plantureuse Asie. Lorsque sa carrière, difficile, de guerrier lui permit de prendre résidence, pacifiquement, dans une capitale, il sentit le besoin de transporter dans cet Orient où sur le Bosphore il avait découvert le meilleur poste d'observation contre les Goths — et pas contre les Asiatiques — ses Romains de langue latine.

On ne connaîtra jamais les débuts de cette ville impériale improvisée, commandée, à la façon des établissements grandioses que le monde dut à Alexandre le Grand, car, il ne peut pas y avoir de doute, ce fut l'exemple, à Alexandrie surtout, du conquérant inimitable, installé définitivement en Orient, qui séduisit le fils de Constance « le Pâle » (Chlorus, Clwroz) et de son amie Hélène. Constantinople dut être au commencement très « officielle », et aussi latine que l'était restée l'ancienne Rome. Des privilèges ont été sans doute, accordés aux arrivants, et on peut presque soupçonner une colonisation comme celle de Mohammed II, un millénium plus tard, qui, pour repeupler Constantinople ensanglantée par le massacre, fit venir par force des habitants de l'embouchure du Dniester et des cités d'Asie. Pendant des années, et pas seulement à la Cour et dans les offices, on parla latin.

Et, quant à la religion, les temples restèrent, jusqu'à celui de la Fortuna Imperatoris, que les Grecs appelèrent Tyché. Le christianisme, persécuté jadis pour son inimitié à l'égard de l'État, toléré ensuite sans aucun privilège écrit, avec promesse de discipline,[7]admis enfin comme une des religions acceptées, même s'il ne consentait pas à se confondre, comme l'avaient fait tant d'autres, venant de ce même Orient, dans les cultes de l'Etat, ne donnait pas encore le cachet à toute cette société, où les intellectuels durent rester fidèles à l'autre religion, si intimement liée à l'histoire de Rome, à toute sa poésie et à toute sa pensée. « Président et gardien » de la loi de Jésus aussi, Constantin, qui, comme on l'a observé, adoptait plutôt la force documentée de l'Église victorieuse qu'un credo religieux,[8] put paraître en surveillant dans les synodes plutôt pour y imposer la « paix romaine », dont l'Eglise elle-même avait besoin contre l'hérésie, mais il ne s'entoura pas, comme le feront les empereurs byzantins, des splendeurs de cette religion qui se montra en état de remplacer tout, cérémonies officielles, art et littérature. Il est vrai que, s'il ne se fit baptiser que sur son lit de mort, c'était la coutume pour ceux qui craignaient de profaner par de nouveaux péchés la purification.[9] On ne peut pas admettre que dès cette époque-là on se fût borné aux lectures recommandées par l'Église, que l'enseignement fût devenu aussitôt chrétien. Or, sans cela on ne peut pas avoir la définition élémentaire du byzantinisme.

Il fallut donc attendre, entre autres motifs, cette séparation de l'Occident dont il a été question ci-dessus et, pour comprendre combien il était difficile d'y arriver, un examen des vicissitudes de l'Imperium paraît nécessaire.

 

II. — ORIENT ET OCCIDENT

 

A travers les siècles et pour répondre à une nécessité, la cité de Rome avait produit lentement l'Empire romain.

Cet Empire, gouverné par le dictateur des soldats dont l'imperium devait être désormais perpétuel, devant le danger incessant que lui faisaient courir les barbares, dut être divisé, sous le point de vue de la défense seule, parce que la législation restait unique et on s'entendait pour la nomination des consuls,[10] en deux provinces, qui portèrent, en Occident et en Orient, le même titre d'Empire, sans que l'unité idéale de l'imperium indivisible en souffrît aucune atteinte.[11]

La matérialité de l'Empire fut ainsi simplement dédoublée, le lien entre les deux parties étant le fœdus,[12] d'une manière provisoire au début, de même que l'institution impériale elle-même avait eu au commencement un caractère uniquement provisoire. L'Occident impérial — il vaudrait mieux employer ce terme que celui d'Empire d'Occident, qui n'est guère contemporain et n'a pas de sens — deviendra la proie des Germains, puis l'apanage idéal des Papes, enfin le lot des empereurs romains d'origine germanique dont la série s'ouvre avec Charlemagne et est renouée par Othon Ier.

Dans cette moitié occidentale du monde civilisé antique, jamais plus aucune cité n'aura un rôle décisif. Rome, pillée, humiliée, dévastée, définitivement déchue quant à son rôle laïque, ne légua à aucune autre ville son héritage. L'Occident gardera, il est vrai, en partie, les lois romaines et la tradition de la langue latine dans l'État, l'Église et la vie de l'esprit. Nombre de fonctions, d'institutions, une grande partie du costume, les éléments de l'art, le cérémonial des Cours, les usages des écoles, tout cela vient de l'ancienne Rome, directement ou par le moyen du christianisme.

Plus que les traces du passage, les monnaies italiennes nous permettent de suivre la pensée en développement des nouveaux maîtres germaniques de la péninsule. On a prétendu que Ricimer, qui avait donné le trône à Anthemius, venu de Constantinople, « avec Marcellin et autres personnages d'élite et avec une grande quantité de soldats »,[13] pour le faire tuer ensuite,[14] se fit représenter à côté de lui sur le revers d'une monnaie qui a de face l'empereur armé.[15] De fait les deux figures, pareilles d'attitudes et de vêtement, ne peuvent être que les deux empereurs. Odoacre apparaît portant un simple bonnet sur ses petites monnaies d'argent et de cuivre, avec l'inscription « Flavius Odovac[ar] », et ont sait combien on usait et abusait de ce qualificatif de « Flavius ».[16] Alors que les Vandales d'Afrique, comme Thrasamond, ou Hildéric, Gélimer, des « rebelles », s'arrogent la couronne de lauriers et le droit de frapper monnaie à leur effigie, avec le « dominus rex » devant leur nom et la « felix Carthago » opposée insolemment à la « felix Roma » de coutume,[17] la monnaie d'or de Théodoric, qui s'intitule « dominus rex » sur ses tuiles seules, nous montre un roi barbare coiffé d'une espèce de casque à plume, et telle inscription du « rex », pas encore « dominus », parle seulement de sa victoire sur les Francs et les gentes en général.[18] Le jeune Athalaric, son petit-fils, est rendu en guerrier, lance en main, avec le titre de « dominus » et l’« invicta Roma ».[19] Le mari d'Amalasonte, Théodat, sera après sa révolte un « dominus » et un « rex », et sa tête sera ornée d'un diadème de perles ; la « victoria principum » concerne sa femme, héritière du trône. Désormais tous les défenseurs loyaux de l'Italie occupée se coifferont de cette façon, jusqu'à Téia, « Theia », le dernier, qui cependant accouplera ses seuls titres à l'effigie de l'empereur Anastase, suivant ainsi la coutume franque d'assurer le bon aloi de la monnaie.[20]

On a essayé de montrer que Théodoric, que telle inscription appelle « dominus noster », « semper augustus » et « propagator Romani nominis », aurait tendu à se séparer de l'Empire, ayant même obtenu de l'empereur Anastase les insignes envoyés par Odoacre à Zénon. On invoque aussi la flatterie de son fonctionnaire Cassiodore. C'est confondre les flagorneries des sujets avec l'affirmation politique.[21]

Mais ce ne seront tout de même que des restes, des épaves qui surnagent, des formes dont l'esprit s'est envolé, des débris parfois méconnaissables. L'influx germanique, dont il ne faut pas trop réduire l'importance, qu'on a commencé par exagérer d'une façon tendancieuse, saura remplir d'une manière très appréciable son rôle transformateur, révolutionnaire. L'harmonie, les liaisons délicates, le parfait système de civilisation qu'avait créé Rome ancienne, seront détruits. Il n'y aura pas de continuité générale entre l'Empire de Théodose et celui des Carolingiens, des Ottoniens.

Aussitôt après l'an mille enfin, des civilisations nationales commenceront à poindre. Elles tâcheront de rompre leurs liens avec un Empire asservi à la seule nationalité germanique ; la langue vulgaire des différents peuples, fixée à cette époque, empiétera sans cesse sur les droits du latin.

De ce côté, donc, le nouvel âge se manifestera d'une manière plus rapide et plus caractéristique.

La vie de l'Orient romain se distingue nettement de celle que nous venons d'esquisser. L'infiltration barbare tarde, et, lorsqu'elle se produit, elle n'atteint jamais l'importance qu'elle a acquise depuis longtemps en Occident. Les Germains s'écoulent vers l'Occident par les grandes routes que sont les voies impériales construites pour les légions protectrices. Les Slaves n'oseront pas rêver de Byzance ; dans les provinces qu'ils occuperont, ils se résigneront facilement au système qui les rendra fédérés, clients et mercenaires de l'empereur. Jusqu'à l'arrivée des Bulgares, jusqu'à leur assimilation aux habitants de la Thrace conquise, il n'y aura pas un concurrent barbare à la pourpre de Dioclétien et de Justinien. Il faut tenir compte, en plus, de ce que les provinces les plus nombreuses, les plus étendues, les plus peuplées et les plus riches se trouvent en Asie et en Afrique et que celles d'Asie, malgré le voisinage des Perses, ni celles d'Afrique, n'auront aucune invasion à subir jusqu'aux Arabes du VIIe siècle.

L'Orient, resté romain de caractère, sans aucune interruption, sans ces infiltrations qui auraient pu en fausser le sens, aura donc deux siècles de répit relatif, que les empereurs sauront employer utilement. Il n'y aura pas ici de subjection, de chaos, de pillages par les barbares à travers la Capitale, comme ceux des Visigoths et des Vandales dans la Rome ancienne. La vie romaine se développera libre à travers les siècles, quel que fût son nouveau vêtement. Les barbares n'usurperont pas l'État, comme le fit en Occident Odoacre,[22] ils ne le suppléeront pas, comme Théodoric, « rois » tous les deux à la place des Césars écartés. Ils ne viendront pas reprendre pour leur propre compte la tradition, après un interrègne impérial de quatre cents ans écoulés. Leurs chefs arriveront à l'autre dignité impériale, ils fonderont même des dynasties, mais seulement après avoir quitté leurs peuples et leurs coutumes, après s'être «faits romains », après avoir fait preuve d'une assimilation tant soit peu convenable. « Isaurien », « Thrace », « Macédonien » n'est plus pour eux qu'un sobriquet, comparable à ces sobriquets des grands Vizirs turcs, qui rappellent la province ou ils sont nés ou le métier qu'ils ont exercé au début de leur carrière. Rome nouvelle y restera intangible.

A quoi cela tient-il ? Uniquement au coup de maître que fit Constantin le Grand en transformant Byzance, pillée, puis refaite par Septime Sévère, en sa « ville de Constantin », sa Constantinopolis, sa « nouvelle Rome ». De Constantin à Théodose Ier, pendant deux cents ans environs, cette capitale était déjà achevée. C'était une Rome, la Nouvelle, la Rome du présent et de l'avenir.

En créant la nouvelle capitale, qui assurait les communications par Mer, les fournitures de provisions pour un centre de population si important, pour une ville fortifiée qui devait s'attendre à des attaques et à des sièges, et répondait aussi sans doute au dérangement d'équilibre qui s'était depuis longtemps produit en faveur de l'Orient,[23] Constantin avait voulu faire une ville romaine, même sous des meilleurs auspices que l'ancienne Rome.[24] La ville dont la pierre fondamentale avait été posée le 8 novembre 324 et dont l'inauguration solennelle eut lieu le11mai 330,[25] devait être chose latine. On y transporta les gens d'Occident que leur devoir y appelait et on employa une contrainte officielle, comme celle, déjà mentionnée, de Mahomet II ou celle du roi de Sardaigne au XVIIIe siècle, qui garnit ainsi de beaux édifices sa capitale de Turin, pour que tels fermiers asiatiques de l'État y construisent leurs maisons.[26] Ce caractère on chercha à le conserver autant que possible pendant le IVe, même le Ve siècle.[27]

Constantin devait le vouloir, étant lui-même jusqu'à la fin un Latin, un Latin de l'Occident, très païen d'esprit, quelle que puisse être l'opinion sur son prétendu « procès de conscience », qui sent assez la politique de la « paix romaine » et de la mise en œuvre, pour l'idée d'État, plus sacrée que tous les dieux anciens et modernes, de tout élément de vitalité existant. Flavius Constantin, le fils, né à Naïssus, dans une contrée de latinisation absolue, fils de Constance le Pâle et d'une femme qui n'était son épouse que dans un sens dérivé du droit romain,[28] avait vécu exclusivement parmi des soldats de races différentes que réunissait la seule romanité de caractère latin qui résonne dans les acclamations et les mots de commandement. Il prétendait descendre de l'empereur Claude.[29] On conservait dans sa famille le culte du Soleil, et la déesse Tyché continua à être adorée jusqu'au moment du prudent baptême in extremis ; les portes du temple de sa gens flaviane furent jamais fermées.[30]

Le premier empereur byzantin sera donc, sans doute, Justinien. Il représente la réunion des éléments qui forment l'essence même de Byzance. A ces éléments il donne la forme définitive. Pour l'orthodoxie, il se dégage des restes du monophysisme et gagne pour sa formule orthodoxe la garantie de l'ancienne Rome. Pour l'art, il transporte à Constantinople, et l'y installe, la coupole mésopotamienne dans le superbe tour de force de Ste Sophie : la basilique romaine coiffée de la tiare des monarchies orientales. Pour l'ordre légal, il rappelle le droit romain en le baptisant un peu d'orthodoxie. Pour la légitimité romaine, il en arrive à être le restaurateur des limites occidentales de l'Empire et s'en glorifie dans un de ses édits, souvent cité pour essayer de prouver qu'il poursuivait un idéal politique de restauration. Et, paysan balkanique par ses origines, malgré une jeunesse de « lion » constantinopolitain, marié à l'actrice en vogue, il amène à la couronne de l'Orient tout l'afflux des nouvelles et fortes vitalités nationales.

Avant Justinien il n'y a que deux types d'empereur. L'un, partant de Constantin, est celui du « commiliton », du « co-vétéran », du défenseur perpétuel des frontières de l'empire au milieu des soldats qu'il dépasse de sa dignité. Un empereur qui crée une capitale, mais n'en a pas une, qui compose une Cour, mais ne s'en sert pas, car il est toujours sur la brèche, combattant contre les barbares dans les camps, contre l'hérésie dans les synodes, à côté des soucis de bonne justice, d'administration honnête[31] dans les provinces, du devoir de défendre la bonne monnaie, le décargyre, contre les faussaires, les « paracharactes »[32] (on sent déjà les pratiques de l'Orient), de faire rentrer au moment prévu les impôts, d'empêcher les usurpations.

Puis le type asiatique de Zénon et d'Anastase, les conservateurs. Déjà avant eux un temps précieux est employé à fixer, à bien définir les rangs civils. Eux, ils se trouvent dans leur propre milieu d'anciens fonctionnaires, dans ce monde nouveau qui ressemble à celui des Séleucides d'Antioche.

Justinien ne veut être ni un soudard qui ne peut pas quitter le bouclier, ni un bureaucrate ayant reçu de l'avancement. Du passé, surgit devant lui l'empereur complet, intégral : Auguste. Il est, dans ce domaine aussi, le restaurateur, qui ressuscite « l'antiquité perdue et diminuée ».[33]

 

 

 



[1] M. Diehl aussi considère, dans ses Études byzantines, Paris, 1905, le Ve siècle comme "pré-byzantin". Krumbacher et Pargoire commencent leurs ouvrages avec Justinien.

[2] Une brève histoire de l'ancienne Byzance dans Oman, op. cit., sur son rôle au commencement du Moyen-Âge, Fuchs dans les Bayerische Blätter für das Gymnasialschulwesen, LIX, année 1923. Cf. Gerland, Byzanz u. die Gründung der Stadt Konstantinopel,dans les Byzantinisch-Neugriechische Jahrbücher, 1933.

[3] Pour M. Stein (op. cit.) on aurait surfait même le rôle de Constantinople, mais l'exemple de son insignifiance sous les empereurs latins, qui n'eurent ni les liens de la tradition, ni la religion orthodoxe, ni la domination de la Mer, ne prouve rien.

[4] Voyez aussi L. Hahn, Rom. Hellenismus und Orient,dans les Blätter für das Gymnasialwesen de Munich, XLIV (1908).

[5] Voyez notre article dans le volume d'hommage pour Heisenberg de la Byzantinische Zeitschrift.

[6]Geschichte des spätrömischen Reiches,I. Il va jusqu'à affirmer qu'on a exagéré l'importance militaire de Constantinople.

[7] Cf. Baynes, Constantine the great and the Christian church,Mémoires de l'Académie de Londres, 1929-1931 : Piganiol, L'empereur Constantin le Grand,Paris 1952 ; Martroye, La répression de la magie et le culte des gentils au IVe siècle,extrait de la Revue historique de droit français et étranger, 4e série, IX, et les comptes-rendus de M. H. Grégoire, dans le Byzantion, VII.

[8] Voyez la conférence, si pleine d'idées, de M. Hugo Koch, Konstantin der Grosse und das Christentum,Munich, 1913.

[9] Surtout, p. 41 : Gesiegt hat im Westen wie im Osten nicht Nazareth, nicht Golgotha, sondern Rom, das Imperium Romanum.

[10] Voy. Bury, History,I.

[11] Voyez ma contribution à la Festgabe pour Karl Lamprecht (Berlin 1909) : Der lateinische Westen und der byzantinische Osten inihren Wechselbeziehungen während des Mittelalten.

[12] Stein, op. cit.

[13] « Cum Marcellino aliisque comitibus viris electis et cum ingenti multitudine exercitus copiosi" ; Mommsen, Chronica Antiqua,II, Cf. ibid.,I.

[14] Cf. les détails que donne la chronique de Malalas, éd. de Bonn. — Anthemius avait épousé la fille de l'empereur Marcien, et leur fille, Alypia, avait été donnée en mariage à Ricimer ; ibid. ; Jean d'Antioche, dans Müller, Fragmenta historicorum graecorum,IV. Cf. aussi Ennodius, Vita S. Epiphanii,dans les Monumenta Germaniae Historica, Scriptores,VII, dans le Corpus scriptorum ecclesiasticorum hiinorum,VI, Vienne 1882, et dans les Acta Sanctorum.

[15] Voy. Pfeilschifter, Theoderich der Grosse und diekatholische Kirche,Münster 1896.

[16] Ibid. Ainsi Flavius Aetius (Stein, op. cit.).H. Grégoire, Inscriptions,I, p. 32, n° 100.

[17] Pfeilschifter, loc. cit.

[18] Ibid. (d'après la Rivista italiana di numismatica, VIII, 1895). Cependant il avait été question de son mariage avec Juliana, fille de l'empereur Olybrius et de la princesse Placidie, revenue de sa prison d'Afrique, laquelle épousa ensuite Aréobinde (ibid.). Sur Juliana, Malalas. La sœur de Placidie était devenue la femme du roi vandale Genséric ; ibid.

[19] Pfeilschifter, loc. cit.

[20] Ibid. Cf. aussi Mommsen, Ostgothische Studien ; Maurice Dumoulin, Le gouvernement de Théodoric et la domination des Ostrogoths en Italie, d'après les œuvres d'Ennodius,dans la Revue historique, 1902 ; le beau chapitre consacré à Théodoric, dans Bury, History,1923, I.

[21] Cf. Bury, loc. cit., p. 458, note I ; Anonyme de Valois, dans les Chronica Antiqua ; Manso, Gesch. des ostgotischen Reiches in Italien,Breslau, 1824 ; Friedländer, Münzen der Vandalen ; cf. F. Perd. Kraus, Die Münzen Odovacars,thèse de Munich, 1919, p. 69, note 28.

[22] Sur ce point de nouvelles explications ont été essayées plus récemment par Georges Ivanov, dans les Zapiski de l'Université de Saratov, VI, 3.

[23] Voyez Baynes, History.

[24] « Romam autem intelligimus non solum veterem, sed etiam regiam nostram, quae Deo propitio cum melioribus auspiciis condita est » ; Corpus juris,I, VIII.

[25] Cf. Preger, Scriptores rerum constantinopolitanarum,Leipzig 1907 ; Preger, dans l'Hermes, XXXVI (1901) ; XXXVII ; le même, dans le Programme du Gymnase Maximilien de Munich, 1895 ; Bréhier, La fondation de Constantinople,dans la Revue historique, CXIX (1915) ; Échos d'Orient, 1924 ; David Lathoud, ibid.,1925. Sur les environs et les îles voisines, Échos d'Orient, X ; XI ; XX. Cf. Gerland, dans les Byz.-neugr. Jahrbücher, 1933.

[26] Socrate, Histoire ecclésiastique, II.

[27] Voy. Stein, op. cit., p. 195, note 6 ; Émereau, Constantinople sous Théodose le Jeune,dans le Byzantion, II ; V. N. Benesevic, Otcherki po istorii Vizanti pod redaktziei, etc.,Pétrograde 1913, 3 fascicules ; V. Schultze, Konstantinopel,Leipzig 1913 ; Constantinople painted by Warwick Goble, described by Alexander von Millingen,Londres 1906. Cf. Millingen, Byzantine Constantinople,Londres 1899 ; Will. Holden Hutton, Constantinople,Londres, Dent.

[28] Stein, op. cit. ; Sesan, Die Religionspolitik der christlichen römischen Kaiser, 313-380,1911, p. 79, note 4. Il nomma d'après cette Augusta l’Augustaeum ; Bury, History (1921), I. Cf. Krasenninikov, Prodromus sylloges vitarum laudationumque sanctorum Constantini Magni et Helenae, matris ejus, graece atque slavice mox edendarum,Iouriev, 1915, Supplément de la Revue byzantine (russe), I.

[29] Stein, op. cit.

[30] Sesan, op. cit., pp. 253, 281, 286, note 4 ; Baynes, op. cit. ; Preger, Konstantinos Helios,dans le Hermès, XXXVI (1901) ; Stein, op.cit. Cf. la défense de la sincérité chrétienne de Constantin, dans le livre récent de M. Jules Maurice, Constantin le Grand.

[31] On voit sous les fils de Théodose un prévaricateur renvoyé sous bonne garde dans la province à laquelle il doit rendre raison ; Cod. Theod.,XXVII, III. On défend aux bergers d'avoir des chevaux et de nourrir les enfants des autres, pour obvier au brigandage (même époque ; ibid.,XXX, XXXI).

[32] Cod. Theod.,IX, XXI, VIII. On explique au vulgaire que le poids, et non les proportions de la figure, intéressent ; ibid.,XXII. Cf. ibid.,XXIII, II.

[33] Novelles de Justinien, coll. III, tit. III : « nobis reparantibus omnem vetustatem jam deperditam et diminutam ».