LE GÉNERAL CAVAIGNAC

Un Dictateur républicain

 

CHAPITRE VI. — L'HOMME D'ÉTAT.

 

 

LE GOUVERNEMENT DE CAVAIGNAC — RELATIONS AVEC LA RUSSIE, LA QUESTION ITALIENNE, LES RAPPORTS AVEC LE PAPE — POLITIQUE INTÉRIEURE : L'ÉTAT DE SIÈGE, LE SORT DES INSURGÉS DE JUIN, LE PROBLÈME RELIGIEUX — L'ÉLECTION POUR LA PRÉSIDENCE DE LA RÉPUBLIQUE

 

SON titre de chef du pouvoir exécutif ne conférait à Cavaignac qu'une autorité précaire et contestée. Il n'était plus que le mandataire des volontés contradictoires d'une assemblée où la trêve des partis avait cessé avec le danger. Chacun d'eux voulait l'annexer, lui faire payer sa neutralité ou son alliance, exploiter dans le pays l'appui qu'il lui avait donné pendant la crise de juin. Cavaignac avait l'esprit assez fin pour pratiquer à son profit, s'il l'eût voulu, toutes les roueries du jeu parlementaire, mais il était trop fier pour s'y résigner. Aussi, les rancunes tenaces de ceux qu'il avait évincés, ou dont il contrariait les projets, ne laissèrent-elles passer aucune occasion de lui faire expier l'élan unanime de reconnaissance qui l'avait porté à la tête du Gouvernement. On dénaturera ses intentions, comme l'on avait naguère suspecté son plan ; mais, impassible en apparence au milieu des traquenards de la politique comme dans la guerre de barricades, il ne sortira pas de la voie que sa foi républicaine et son honnêteté lui avaient tracée et ne voudra pas modifier le rôle que la confiance de l'Assemblée lui avait attribué. A travers les obstacles accumulés, il se consacrera seulement à défendre les intérêts et le prestige de la France, à procurer aux représentants du pays la sécurité nécessaire pour discuter et voter en paix la nouvelle constitution, et au pays lui-même la liberté de choisir son destin. Il exécutera si bien ce difficile programme que ses adversaires seront contraints de lui rendre enfin justice : le 13 juin 1849, il recevra une splendide ovation quand il expliquera ses actes, critiqués par le député Pierre Leroux : Je rappelle, dira-t-il, que le 28 juin, après la victoire, il y a quelqu'un, et c'est moi, moi seul, qui suis monté à cette tribune, et qui ai plaidé pour la clémence et la mansuétude. Où étiez-vous alors, vous et vos amis ? Avez-vous pris la parole ?... Vous dites que nous sommes tombés. C'est une erreur : nous sommes descendus du pouvoir.... J'ai fait plus que servir la République, je l'ai gouvernée ; c'est un dépôt d'honneur que j'ai conservé, non pas comme un titre, mais comme une obligation et comme un devoir, et que je livrerai, pur et sans faiblesse, au jugement de la postérité !

On ne pouvait mieux caractériser une période singulièrement agitée de la vie publique. Sans doute Cavaignac y avait-il commis des fautes, par excès de scrupules, mais sa bienfaisante influence de modérateur en avait fait éviter de pires à l'Assemblée. Sa tâche, à la vérité, était difficile. Il n'était pas investi d'une autorité définie, puisque le pays ne possédait pas encore une constitution ; les plans à longue échéance lui étaient interdits, puisque son pouvoir dépendait des caprices d'une majorité. En politique extérieure, s'il s'inspirait de la déclaration du 24 mai, votée par l'Assemblée, pacte fraternel avec l'Allemagne, reconstitution de la Pologne, affranchissement de l'Italie, il risquait d'entraîner la France dans des guerres sans fin. En politique intérieure, s'il consentait à se faire le serviteur des rancunes ou des préjugés des partis, il ranimerait la crise où l'ordre et la liberté avaient failli succomber. Cependant, sans heurts et sans conflits, quelques mois lui suffirent pour démontrer la sagesse et la tolérance du régime républicain, qu'une précédente expérience semblait avoir définitivement condamné.

On attendait à l'œuvre, avec curiosité, ce chef du pouvoir exécutif, ce président du conseil sans portefeuille, que sa carrière lointaine et ses rudes besognes de guerrier avaient mal préparé, croyait-on, à la vie publique et à la direction des affaires de l'État. Si l'on y avait réfléchi, on aurait pensé, au contraire, que l'étude et la méditation solitaires, la pratique du commandement et l'habitude des responsabilités, les démêlés pacifiques ou violents avec des nomades patients et retors, préparent aussi bien, quoique d'une manière différente, à gouverner ses semblables que les joutes parlementaires où s'affirme au grand jour la maîtrise de l'expérience et des talents. Or, Cavaignac, nous l'avons vu, ne s'était pas borné à faire son métier de militaire aux prises avec des tribus. Il n'avait jamais cessé de s'informer avec soin des choses de l'Europe, et nous savons que sa famille, ses amis, bien placés aux sources des renseignements, s'empressaient de le documenter. Ses connaissances étendues, son passé, son caractère le disposaient donc à comprendre son rôle autrement que celui d'un personnage décoratif, chargé de représenter la France dans les cérémonies officielles et de faire vivre d'accord les ministres de son cabinet. Il entendait user de ses prérogatives, et il avait assez d'autorité morale et d'adresse pour suggérer, indiquer, faire accepter ses idées, quand les imprévus d'une situation nouvelle empêchaient ses collaborateurs de recourir, dans les bureaux de leurs ministères, aux lumières ou aux usages de la tradition.

C'est surtout vers le domaine de la politique extérieure que son attention se portait le plus volontiers. Les circonstances, les événements, ses goûts personnels l'y invitaient, et, sans prétendre imposer à la diplomatie française une orientation nouvelle, il sentit que le zèle, l'esprit délié, mais aussi l'inexpérience de Bastide, qui remplaça Lamartine aux Affaires étrangères, avaient parfois besoin de conseils. Aux époques sans nuages, ces conseils, le haut personnel de la maison pouvait évidemment les donner ; mais Cavaignac avait toujours pensé qu'un chef ne doit jamais substituer à son autorité propre la puissance et l'irresponsabilité anonymes des bureaux. Il observera donc avec soin les faits et les personnages, il interrogera l'Histoire et entretiendra une correspondance privée avec la plupart de nos représentants à l'étranger, non pour diriger une diplomatie occulte qui serait le secret du roi, mais pour éclairer son jugement et justifier, par la sûreté de ses informations, les décisions ou les projets de son Gouvernement.

Les réceptions hebdomadaires qu'il donnait à l'hôtel de Monaco, rue de Varenne, où il avait établi la présidence, le mettaient en relations suivies avec le corps diplomatique et l'élite de la colonie étrangère qui les fréquentaient volontiers. Il était assidu aux soirées offertes par Marrast, devenu président de l'Assemblée, qui voulait ressusciter la République athénienne, et qui s'y ruina. Dans ces réunions il savait se montrer séduisant, et, s'il interrogeait beaucoup plus qu'il ne se livrait lui-même, il donnait à ses interlocuteurs une opinion avantageuse pour le chef du pouvoir exécutif, opinion qui ne tarda pas à se répandre dans les cabinets et les cours de l'Europe, déjà favorablement influencés par l'heureux et prompt dénouement des journées de juin. Quelques gestes élégants, comme la restitution spontanée au roi Léopold de lettres particulières trouvées aux Tuileries, quelques coïncidences rares, comme son ancienne camaraderie avec le ministre de la Guerre du Danemark qui avait fait à ses côtés la campagne de Morée, le service éminent qu'il avait rendu à la cause de l'ordre, son existence, toute de bravoure et de loyauté, le faisaient considérer avec sympathie par les souverains. Il représentait celui qui avait fermé l'outre d'Éole et apaisé l'ouragan des révolutions. Dans leurs réponses au message d'entrée en fonctions que leur adressa le successeur de la Commission exécutive, la plupart voulurent mettre autre chose que la courtoisie officielle et les compliments sans chaleur qui caractérisent ce genre de documents. Le roi des Belges se félicitait d'entretenir avec lui des relations personnelles qui faciliteraient le maintien de l'amitié entre les deux pays ; le roi de Danemark évoquait les alliances séculaires et faisait des vœux pour l'avenir, se comptait au nombre de ceux qui souhaitent votre bonheur en toutes choses ; Charles-Albert de Sardaigne, Isabelle d'Espagne ne se montraient pas moins chaleureux ; Pie IX manifestait son désir de s'appuyer sur la France, et Nicolas Ier de Russie sortait un instant de sa réserve olympienne pour témoigner son intérêt au soldat qui venait de pacifier Paris.

A cette situation exceptionnelle, qui augmentait l'ascendant de Cavaignac sur les membres de son ministère, correspondait naturellement, chez les principaux représentants de la France à l'étranger, le désir de le renseigner de leur mieux. Ils comprenaient qu'il s'agissait non pas d'une vaine curiosité, mais au contraire du souci de compléter les rapports officiels par des impressions ou commentaires, qui n'y auraient pas trouvé place pour diverses raisons. Ils connaissaient l'amitié qui unissait le président du conseil à leur chef hiérarchique, auquel ils faisaient ainsi parvenir des avis précieux, dont la personnalité de leur intermédiaire augmentait la valeur. De Beaumont à Londres, Le Flô à Saint-Pétersbourg, d'Harcourt à Rome, surtout, laissaient donc courir leur plume dans leur correspondance privée, soit par exemple pour attirer l'attention sur des rapports importants qu'ils voulaient préserver d'un oubli dans les bureaux, soit pour se plaindre de l'inertie des bureaux qui ne répondent pas aux dépêches, n'envoient pas d'instructions, pour lesquels l'ambassadeur n'est plus qu'un mannequin, bon tout au plus à donner des fêtes et des soirées ; soit pour expliquer les vrais motifs d'un refus d'action commune en vue d'une médiation entre l'Autriche et la Sardaigne ; soit pour masquer les étapes adroitement parcourues vers un projet d'alliance qui ne semble dépendre que du résultat de la prochaine élection.

Ces lettres si vivantes, ce n'est pas un sentiment de courtisanerie ou même de déférence qui les inspire, mais la confiance et l'entrain de ceux qui voient la partie belle et le gain certain, s'ils ont le temps de mettre dans leur jeu le prestige personnel du chef provisoire de l'État. C'est de lui seul qu'ils attendent le bon succès des grandes affaires qui les passionnent et qui porteront à son apogée l'influence et la grandeur de la France : alliance russe, entente anglaise, organisation de l'Italie, protection de la papauté. Ils s'abusent peut-être et prennent pour une excuse raisonnable ce qui n'est qu'une défaite polie, un refus bien enveloppé de s'engager dans une voie déplaisante ; mais ils ne pensent même pas à cette facile explication et ils croient de bonne foi qu'ils seraient mieux écoutés si la permanence des personnes, à Paris, garantissait la stabilité des plans. L'objection : Avec qui traiter, l'élection n'est pas faite, était en effet de poids ; quelle que fût l'estime que méritait la personnalité de Cavaignac, les accords que son Gouvernement invitait à souscrire pouvaient n'être que des projets sans lendemain. C'est donc à le persuader indirectement de se ménager les avantages de la durée pour parvenir à réaliser ses desseins, que tendent les lettres particulières des envoyés extraordinaires, des ambassadeurs, quand ils exposent les atermoiements, les obstacles accumulés devant eux. C'est l'invitation que laisse deviner le tsar Nicolas qui lui écrit, en réponse à la désignation de Le Flô : Je ne doute pas qu'il ne réussisse à préparer la voie à des relations amicales entre la France et la Russie, en attendant que le moment soit venu de leur donner un caractère définitif et officiel, et qui le complimente de son courage et de sa persistance à maintenir l'ordre public sans lequel aucun gouvernement, quelle que puisse être d'ailleurs sa forme, ne saurait vivre et se soutenir. Plus pressant encore est Schwering, ministre de la Guerre du Danemark, qui, après avoir évoqué leur ancienne camaraderie, lui affirme : C'est l'Europe qui vous appelle comme pacificateur, car elle aussi se trouve dans des convulsions, et malheureusement c'est mon pays qui en souffre, car il est faible et petit ; il n'est pas d'injustice qu'on ne se permette contre lui, depuis que la France ne s'occupe plus de maintenir l'équilibre et de protéger les petits États.

La France protectrice ! Vers elle se tournaient ceux qui s'étaient faits les champions des causes perdues et qui adressaient à Cavaignac leurs appels. C'était le général Bem qui lui demandait un secours d'armes et de munitions à expédier en Pologne par la mer Noire, le Danube et la Hongrie son alliée naturelle, les troubles de l'Europe centrale où la Russie envoyait 100.000 hommes étant favorables à une nouvelle guerre d'indépendance ; c'était Hérard, l'ancien président d'Haïti, qui offrait le protectorat sur l'île en échange de 3.000 hommes et de 8 vaisseaux que la France ne pouvait lui refuser pour renverser le tyran et prendre sa place ; c'était Ellamil, ministre, et Le Long, consul général de l'Uruguay à Paris, qui proposaient de réunir 5.000 insurgés de juin en corps expéditionnaire pour donner une solution à la vieille affaire de La Plata. Du Liban, du Danemark, des diverses régions de l'Italie montaient à Paris des invitations qui ouvraient toutes grandes les portes du domaine de l'aventure, où le chef du pouvoir exécutif ne voulait pas entrer. Même en l'absence de documents probants, il serait donc naturel de penser que Cavaignac ne se désintéressait pas de la politique extérieure de son Gouvernement et qu'il intervenait pour inspirer ou compléter les instructions que le ministre Bastide donnait à nos agents. Or ses papiers contiennent des études rédigées par lui-même ou à son usage par les bureaux de la Guerre et des Affaires étrangères, des brouillons et des projets de lettres, qui montrent sa part personnelle dans la diplomatie de l'État. Il fallait, en effet, qu'il y eût une direction unique et une entente complète dans les conseils du Gouvernement, car la paix générale fut rarement aussi menacée ; la moindre fausse manœuvre à Paris eût suffi pour entraîner la France dans des guerres qu'elle n'était pas en mesure de soutenir ; la Révolution de Février, la circulaire du 4 mars de Lamartine, la déclaration solennelle de l'Assemblée avaient secoué l'Europe où s'affrontaient deux principes inconciliables : le droit de propriété des rois, fondé sur l'intangibilité des traités de 1815, et le droit de souveraineté des peuples. A la mer, quand la navigation est dangereuse, le commandant du bord se tient sur la passerelle pour guider ou contrôler l'officier de quart qui surveille le timonier. Bastide était un excellent officier de quart, mais les circonstances ne permettaient pas à Cavaignac de lui abandonner toutes les responsabilités du commandement.

Si l'opinion publique le considérait alors comme le personnage représentatif de la théorie de la souveraineté des peuples, à l'autre extrémité de l'Europe le tsar Nicolas apparaissait comme le gardien du droit des rois et de l'intégrité de leurs États dans les limites invariables fixées par les traités. Son attitude à l'égard de la Moldavie et de la Valachie en révolte contre l'Empire ottoman le montrait capable de faire reprendre à ses armées, pour soutenir l'Autriche en Italie, le chemin qu'avait si bien suivi Souvarof. Si le projet de médiation franco-anglaise, consécutif à l'armistice du 9 août, n'apaisait pas les belligérants, d'Italie pouvait sortir la guerre générale, car la France de 1848 n'aurait pas consenti à laisser écraser Charles-Albert. D'autre part, le nouveau parlement de Francfort voulait réaliser l'unité germanique, et ses prétentions sur le Slesvig, garanti en 1720 au Danemark par la France et l'Angleterre, ainsi que sur l'Alsace, le Luxembourg et le duché de Posen, le rendaient inquiétant pour les voisins de l'Allemagne. Il était donc nécessaire de rechercher si l'on ne pouvait trouver quelques chances d'accord entre la France révolutionnaire et l'autocrate de toutes les Russies ; et cet accord, avantageux pour la paix de l'Europe et l'honneur de la France, Cavaignac n'hésita pas à tenter de le négocier.

L'affaire était pourtant fort délicate. Après la Révolution de Février, Nicolas Ier avait rappelé son ambassadeur et refusé de reconnaître la République. M. de Nesselrode n'avait laissé à Paris qu'un représentant officieux, M. de Kisselef, pour les questions commerciales et la chancellerie. Le ministre français, Valade, était resté en fonctions à Saint-Pétersbourg jusqu'à l'arrivée de l'agent Famin, qui devait avoir le même rôle que Kisselef. Mais, tandis que Famin se rendait à son poste, où il recevait un accueil aimable et constatait l'effet immense des événements de juin, Cavaignac préparait avec adresse le retour au régime normal des relations diplomatiques, prologue d'une entente dont il avait évalué la portée. A peine était-il nommé chef du pouvoir exécutif, qu'il recevait Kisselef en audience, pour le charger d'exposer au tsar et à Nesselrode la modération de son programme de politique étrangère, dont les idées principales étaient la solution pacifique du problème italien et l'opposition aux tentatives de propagande révolutionnaire qui voudraient prendre la France pour base et l'étranger pour zone d'action. Il avait aussi parlé des inquiétudes que lui faisaient concevoir les tendances envahissantes du parlement de Francfort, interprète des ambitions allemandes ; sans même tenir compte des sympathies naturelles entre la France et la Russie, elles justifiaient son désir d'entretenir des relations plus étroites avec la Russie et d'envoyer à Saint-Pétersbourg un personnage de confiance qui donnerait sur ce sujet toutes les précisions nécessaires. Bastide avait tenu le même langage, qui, fidèlement rapporté par Kisselef, causa une agréable surprise au tsar, et Nesselrode fit savoir que l'envoyé serait attendu avec intérêt.

A une situation nouvelle il fallait un homme nouveau. Cavaignac choisit le général Le Flô, son ancien lieutenant-colonel en Algérie, son collègue à l'Assemblée comme député du Finistère, pour lequel il éprouvait une vive amitié, qu'un dissentiment léger avait altérée un moment, et dont il savait que les qualités personnelles seraient à la hauteur d'une telle mission. Le choix était heureux, car il donnait pour représentant à la France, auprès d'un autocrate militaire, un général connu pour ses exploits guerriers, d'ailleurs parfait homme du monde, d'une rare intelligence et perspicace observateur. Bastide l'accrédita auprès de Nesselrode comme un personnage sans titre officiel, possédant la confiance du Gouvernement et autorisé à traiter officieusement les affaires. Il le munit des lettres de créance d'envoyé extraordinaire et de ministre plénipotentiaire, dont Le Flô prendrait le titre quand la reconnaissance de la République par le tsar serait un fait accompli. Cavaignac lui remit, en outre, une lettre autographe pour Nicolas Ier ; il y insistait notamment sur les liens naturels qui unissaient les deux pays et sur l'importance de la mission de Le Flô.

Celui-ci partit aussitôt avec le personnel qui devait constituer la future ambassade et il arriva le 21 septembre à Saint-Pétersbourg. Il y trouva le terrain bien préparé par Famin autant que par les projets mégalomanes du parlement de Francfort. On sait que cette assemblée, réunie après la Révolution de Février, sous l'influence des libéraux allemands, avait désigné l'archiduc Jean comme vicaire général de l'Empire et prétendait ramener dans la Confédération germanique tous les peuples de langue allemande. Les partisans de la grande Allemagne comprenant l'Autriche et ceux de la petite Allemagne où dominerait la Prusse étaient en désaccord, mais ils s'entendaient sur les moyens : pour commencer, le Danemark y perdait le Slesvig, dont le sort restait en suspens depuis l'armistice de Malmoë. Or, sans prendre prématurément au sérieux ces prétentions, Nesselrode jugeait opportun d'y songer. Il en avait fait, le 18 août, l'objet d'une dépêche qui répondait aux confidences de Kisselef et que celui-ci était invité à communiquer à Bastide et à Cavaignac : ... Il y aurait pour la Russie et pour la France, disait-il, matière à graves réflexions dans l'établissement au centre de l'Europe d'une puissance forte, compacte, non prévue par les traités existants, d'une nation de 45 millions d'hommes, obéissant à la même impulsion centrale, qui dérangerait tout équilibre, tel au moins qu'on l'a établi jusqu'ici, assumerait dans les questions générales une suprématie exagérée, et par ses prétentions ambitieuses, par la pression qu'elle exercerait sur les frontières à l'Est et à l'Ouest, deviendrait pour tous ses voisins une source fréquente de collisions.... Nesselrode ignorait sans doute que Froissart avait déjà traité les Allemands de querelleurs et convoiteux ; mais, prenant pour exemple le Slesvig, il expliquait : A nos yeux, c'est une question de principe des plus graves, car si l'on admet une fois qu'au nom de sa nationalité et de sa langue l'Allemagne ait droit de s'adjoindre une partie quelconque des territoires que les traités antérieurs ne lui ont point accordés, on ouvre ainsi la porte à des prétentions ultérieures....

C'était tout le problème italien que Nesselrode rattachait ainsi à l'affaire du Slesvig ; mais, en faisant remarquer que l'existence d'une Allemagne unie et puissante deviendrait un danger commun à la Russie et à la France, il répondait favorablement aux ouvertures de Cavaignac. En les renouvelant dans son audience d'arrivée, Le Flô constata qu'elles avaient déjà reçu en principe l'agrément du tsar. Celui-ci se montra heureux d'apprendre que la France, satisfaite du régime qu'elle s'était donné, ne songeait à troubler personne, et daigna concéder avec bonhomie que la république est la forme de gouvernement la plus naturelle quand on n'en a pas une autre toute faite. Il déclara sans hésiter que la Russie et la France avaient en effet des intérêts communs, que leur alliance serait la meilleure garantie de l'ordre et de la paix, car personne ne bougera et ne pourra rien en Europe tant que la France et la Russie seront unies et se donneront la main. Cependant il ne voulut pas modifier sa promesse de ne reconnaître la République française qu'après le vote de la constitution et il termina l'entrevue, d'ailleurs fort cordiale, par l'affirmation éloquente de sa sympathie pour Cavaignac.

L'attitude du chef du pouvoir exécutif dans l'épineuse affaire d'Italie avait été en effet unanimement approuvée à Saint-Pétersbourg, où chacun louait sa prudence et sa modération. Nesselrode refusait au Gouvernement prussien d'augmenter les difficultés de la médiation franco-anglaise en intervenant de concert dans les pourparlers, et cette abstention entraînait celle de la diète de Francfort. Dans la haute société, on attendait avec impatience les nouvelles de Paris, pour savoir si le général Le Flô échangerait bientôt sa situation ambiguë contre celle d'ambassadeur d'un pays ami, et l'on ne lui ménageait pas les preuves de l'estime particulière que l'on avait pour sa personne et pour le Gouvernement qu'il représentait. Les personnages officiels admiraient dans Cavaignac son passé militaire, mais surtout sa fermeté pendant les journées de juin, sa constance à maintenir l'état de siège, qui faisaient contraste avec les tergiversations et la faiblesse des dirigeants qui l'avaient précédé. Nicolas lui-même se rendait aux raisons habilement exposées par Le Flô à Nesselrode et consentait à donner la réponse autographe réclamée par la susceptibilité légitime de Cavaignac qui, chef provisoire d'un Gouvernement non reconnu, aurait dû se contenter des compliments du chancelier écrivant au nom du tsar. Cette affaire de la lettre fut, peut-être, celle qui révéla le mieux les qualités diplomatiques de Le Flô et la fierté de Cavaignac, qui entendait recevoir dans sa personne les égards auxquels son pays avait droit, ainsi qu'il le fit remarquer à son ami. Son insistance, délicatement traduite par Le Flô dans ses conversations avec Nesselrode, au lieu d'indisposer le tsar, comme l'on aurait pu le craindre, eut précisément un effet contraire. L'estime de Nicolas Ier pour Cavaignac en fut accrue, et il laissa même espérer que son Gouvernement n'attendrait pas le vote de la constitution pour reconnaître la République.

L'appui donné au roi de Danemark dans l'affaire du Slesvig, en montrant que le chef du pouvoir exécutif n'était pas aveuglément attaché à la théorie des nationalités, accentuait encore ces bonnes dispositions, quoique l'on sût que le cabinet de Paris n'admettait pas le dogme de l'intangibilité des traités de 1815 et cherchait à concilier les principes contraires de l'ancienne diplomatie et du droit des peuples. Mais, au moment d'en recueillir les fruits, Le Flô fut vivement déçu. La nouvelle du vote de la constitution était arrivée à Saint-Pétersbourg, et le tsar ne semblait plus disposé à tenir sa promesse. Nesselrode, interrogé, confessa qu'un fait nouveau, la candidature de Louis Bonaparte à la présidence, avait changé ses intentions. Il n'était plus sûr de l'élection de Cavaignac, qu'il souhaitait pourtant sans réserves, et il pressentait que celle de Bonaparte changerait la politique de la France. Nicolas Ier préférait donc attendre le choix du peuple français, parce qu'il ne voulait pas être obligé, si ce choix désignait Louis Bonaparte, à rappeler dans un mois son ambassadeur. La personnalité du prince, ses antécédents, les opinions que l'on exploitait sous son nom rencontraient peu de sympathie à Saint-Pétersbourg. Autant l'accord aurait été agréable et fécond avec Cavaignac, autant on prévoyait de conflits avec son concurrent. La reconnaissance de la République par le Gouvernement impérial dépendrait donc des élections. Le Flô protesta contre ce revirement qui substituait une question de personnes à la dignité des relations d'État à État, et il ne craignit pas d'ajouter : Nous ne demandons pas la reconnaissance comme Louis-Philippe, qui avait semblé vouloir se faire pardonner une usurpation ; nous la réclamons comme un droit. Mais il fut impuissant à changer la décision du tsar. D'ailleurs, l'appréhension que causait le succès probable de Bonaparte s'expliquait par la crainte du secours qu'allaient en recevoir les révolutionnaires et les théoriciens du principe des nationalités. Avant de quitter son poste, Le Flô avait le temps de discerner que le tsar s'efforcerait de préserver la Russie de la contagion, en l'isolant davantage de l'Europe, mais que la nation russe portait en elle-même un germe plus ou moins éloigné de révolution. Et il était aussi bon prophète en écrivant que son Gouvernement reviendrait par nécessité à une politique dont la France pourrait s'applaudir, car une alliance entre ces deux puissances est bien la plus naturelle que l'une et l'autre puissent contracter.

A peine le résultat de l'élection fut-il connu à Saint-Pétersbourg, que Le Flô envoya, le 24 décembre, sa démission au Président de la République et rentra à Paris pour occuper son siège de représentant. Il devait revenir en Russie comme ambassadeur, après la chute de l'Empire, et les souvenirs qu'il y avait laissés pendant sa brève mission lui permirent de rendre à la France des services éminents. Les amateurs d'hypothèses ont donc matière à raisonner sur le changement que l'élection de Cavaignac aurait imposé au cours de l'Histoire. L'alliance qu'il avait rêvée et préparée, qui ne fut scellée qu'un demi-siècle plus tard, aurait sans doute épargné à l'Europe bien des ruines et bien du sang.

Plus encore que la Russie, l'Italie retint son attention, car, dans ce pays en effervescence, les armées de la République pouvaient être, en exécution de promesses solennelles, engagées comme la dernière raison d'un peuple impuissant à chasser seul l'étranger.

Quand l'Assemblée constituante lui transmit les pouvoirs de la Commission exécutive, on ne parlait plus, en Italie, de farà da sè. Aux méfiances insolentes du début de la guerre de délivrance, qui faisaient refuser avec dédain et menaces l'appui d'une armée française, avait succédé une inquiétude proche du découragement. Les projets relatifs à une péninsule fédérée, libre d'Autrichiens, étaient déjà voués à l'échec par l'incapacité militaire de Charles-Albert et son ambition. La Lombardie, la République de Venise, les duchés de Parme et de Modène se donnaient au roi de Sardaigne ; mais Pie IX et le roi de Naples avaient rappelé leurs contingents, le premier par amour de la paix, le second pour reconquérir la Sicile qui venait de proclamer son indépendance et offrait la couronne au second fils de Charles-Albert. Celui-ci, après ses brillants succès d'avril-mai, facilités par la révolte de Vienne, au lieu de poursuivre avec énergie les Autrichiens, s'était attardé à discuter les conditions du Gouvernement provisoire de Lombardie et immobilisait ensuite l'armée piémontaise dans les sièges de Vérone et de Mantoue. Le maréchal Radetzky, renforcé par les troupes que la soumission de Vienne rendait disponibles, avait pu reprendre l'offensive. Charles-Albert, qui avait refusé en mai la cession de la Lombardie par l'Autriche, avait dû reculer devant ses ennemis supérieurs en nombre et en organisation, renoncer, après la défaite de Custozza, à prendre Mantoue et Vérone et à défendre les lignes du Mincio. Venise laissée sans secours, la Lombardie exposée à l'invasion et aux représailles de Radetzky firent alors souhaiter le secours de la France. La reconnaissance de la République, le 17 juillet, fut le premier effet de l'anxiété qui commençait de gagner le Gouvernement de Turin. Il redoutait encore une intervention qui aurait, croyait-on, pour conséquence la chute de la dynastie de Savoie, mais il exprimait le désir de recevoir les conseils d'un général français en mission, capable de rétablir les affaires. Reiset, notre envoyé à la cour de Sardaigne, se demandait avec angoisse si le moment fixé par les décrets de la Providence dont avait parlé Lamartine n'était pas arrivé. Il pensait qu'une armée devrait accompagner le général et il en évaluait l'effectif à 100.000 hommes au minimum. Le Gouvernement provisoire de Milan, effrayé par l'approche de Radetzky, délibérait sur les moyens d'amener le corps Oudinot, en observation sur les Alpes, à pénétrer sans ordres en Italie.

A Paris, comme dans toute la France, les républicains faisaient grand tapage en faveur de l'intervention immédiate. Ils ne se rendaient pas compte que les insurgés de juin étaient, sans le savoir, les auxiliaires de Radetzky. Cavaignac avait bien d'autres raisons d'être moins pressé. Le dernier Gouvernement n'avait pas laissé 15 vaisseaux à mettre en ligne, et une partie du corps des Alpes était venue renforcer la garnison de Paris. Les risques d'une guerre l'invitaient donc à chercher une solution moins onéreuse du conflit dans lequel la politique des nationalités pouvait nous entraîner. D'ailleurs, il ne souhaitait pas plus au delà des Alpes qu'au delà du Rhin la formation d'un État puissant. Une Italie affranchie de la domination autrichienne et unie dans une fédération de pays autonomes lui paraissait préférable à l'unité italienne réalisée par la maison de Savoie, S'il considérait le soutien des revendications italiennes comme une dette d'honneur, léguée par la Commission exécutive, il ne voulait la payer qu'à bon escient. Aussi prend-il les précautions que les événements dont le bassin du Pô est le théâtre lui font paraître indispensables. Il envoie le colonel Rouvroy à Turin pour examiner la valeur et les ressources de l'armée piémontaise et il note, dans ses instructions que le colonel doit montrer au roi : ... La France, toujours dégagée de toute ambition et de tout calcul personnel, entend prendre et conserver l'attitude, non pas d'un auxiliaire utile, mais d'un sauveur nécessaire ; elle ne livrera pas ses armées ni l'honneur de ses armes, encore moins l'avenir d'une lutte qui peut réagir sur toutes les conditions de son existence, à des volontés divergentes, à des méfiances dont elle pourrait se plaindre, à des projets dont la réalisation ne lui paraît pas désirable.... Il faudra donc préparer une convention sur les bases suivantes : demande du Piémont reconnaissant son impuissance ; la République consent, sur l'invitation du Piémont, des Gouvernements de Milan et de Venise, à faire passer une armée en Italie. But : évacuation de la Haute-Italie jusqu'à l'Isonzo et le Brenner, y compris Brixen et le Tyrol italien ; il ne pourra être conclu d'armistice que du consentement du général français et avec la coopération d'un plénipotentiaire de la République.

Les événements exigeaient en effet une prompte décision. Charles-Albert, qui avait vainement demandé un armistice à Radetzky, le 2 août, était ramené sous les murs de Milan ; après un bref combat, le 6, il devait livrer cette ville d'où il s'enfuyait sous l'émeute ; l'invasion du Piémont était imminente. Le Gouvernement provisoire de Lombardie, le roi de Sardaigne expédiaient à Paris deux envoyés extraordinaires, chargés d'arracher à Cavaignac l'assurance d'un secours immédiat. Cependant, les démarches prescrites, depuis le déclin de l'offensive sarde, à M. de Beaumont, notre ambassadeur à Londres, les conversations avec lord Normanby, ambassadeur du Gouvernement britannique à Paris, allaient rendre possible un arrangement moins onéreux pour la France et honorable pour les patriotes italiens.

A peine arrivé au pouvoir, Cavaignac avait pensé que l'accord avec l'Angleterre offrirait des avantages que la diplomatie française ne pouvait dédaigner. C'était à Londres que la République inspirait peut-être le plus de méfiance, quoique la Révolution de Février y eût été favorablement accueillie ; c'était donc à Londres qu'il fallait chercher la garantie auprès de l'Europe que la France ne voulait ni conquête, ni propagande brutale de ses idées. Avec Bastide, le chef du Gouvernement français croyait que l'entente des deux pays était indispensable à la paix du monde et au libre développement des institutions démocratiques. Palmerston, alors premier ministre, avait d'abord écouté avec une courtoise réserve les suggestions de notre ambassadeur. Il attendait Cavaignac à l'œuvre, car il pensait que ce guerrier ne résisterait pas à la tentation de faire visiter aux armées françaises les anciens champs de bataille de l'Italie ; peut-être aussi supposait-il que le régime intérieur de la France ne tarderait pas à être bouleversé par un assaut mieux préparé que celui de juin. L'incertitude du lendemain était donc l'objection capitale qu'il faisait à de Beaumont, quand notre ambassadeur le pressait de se déclarer en faveur d'un accord, rendu nécessaire par l'opportunité d'une politique commune dans les divers États de l'Italie. Il comprit enfin que Cavaignac lui offrait avec loyauté de l'aider à résister au courant qui emporterait l'Europe dans une guerre générale, et il accepta de soutenir la France dans une offre d'armistice et de médiation proposée sans délai à l'empereur. Cette démarche fut considérée à Vienne comme la dernière manifestation que le Gouvernement français pouvait faire en faveur de la paix : le vœu de l'opinion publique, la solennité des engagements antérieurs le forceraient ensuite à donner aux Italiens un appui militaire dont l'Autriche connaissait la valeur. Radetzky fut autorisé à renouer à Milan les pourparlers avec Charles-Albert qui signa précipitamment, le 9 août, un armistice dont les conditions étaient plus rigoureuses que celles dont les puissances médiatrices venaient de faire accepter les articles par le gouvernement autrichien.

Le 15 août, les bases de la médiation étaient connues. Le roi de Sardaigne en avait singulièrement diminué l'effet avantageux pour lui, en cédant à Milan plus qu'on ne lui aurait demandé. L'abandon de la Vénétie, notamment, sans garanties pour les habitants qui s'étaient donnés à lui, allait être pour la France une source de difficultés, où la diplomatie de la République fit d'ailleurs preuve d'une énergie rare. Cependant ces bases représentaient un compromis ingénieux entre les deux principes du droit des peuples et de la propriété des rois : l'Autriche renouvellerait ses concessions du 24 mai, c'est-à-dire qu'elle renoncerait à la Lombardie qui pourrait s'unir au Piémont en prenant sa part de la dette impériale, et elle promettait d'accorder à la Vénétie, qui resterait incorporée à l'Empire, des institutions et une administration nationales ; la frontière entre Lombardie et Vénétie ne serait pas modifiée ; un règlement ultérieur déterminerait le sort des duchés de Parme et de Modène, annexés par le Piémont, et sur une partie desquels la Toscane avait des prétentions. Ce n'était pas l'affranchissement complet rêvé par les patriotes italiens et les républicains français ; mais c'était un succès appréciable pour le roi de Sardaigne et la cause de l'indépendance. On avait tenu compte des sentiments réels du peuple des campagnes, dont l'attachement au régime autrichien était indéniable, surtout dans la partie orientale de l'Italie du Nord, ainsi que le faisait remarquer de Reiset, notre envoyé à Turin. Mais la déception du parti républicain, plus bruyant que nombreux en Italie, était grande. Il accusait Charles-Albert de trahison, et Bastide devait calmer des francophiles compromettants, dont les manifestations séparatistes, à Gênes, risquaient de rendre suspect en Europe le désintéressement de la France. La duplicité de Weissemberg, le ministre autrichien, semblait d'ailleurs rendre inévitable l'intervention armée que Cavaignac ne désirait pas, mais à laquelle il se serait résolu. Il ne fallut pas moins que la menace d'un casus belli pour débarrasser les États de l'Église d'une invasion autrichienne, et la présence d'une division navale bien commandée pour sauver Venise d'une attaque ou d'un blocus complet. En outre, le cabinet de Vienne cherchait à dissocier par ses atermoiements l'entente franco-anglaise, en différant son adhésion ou son refus au projet de médiation, pour se ménager un délai favorable à ses représailles et à ses intrigues dans les régions en litige. Une solution rapide s'imposait cependant. Celle que proposa le Gouvernement français, longuement étudiée en conseil des ministres, fait honneur à la diplomatie de Bastide et à la fermeté de Cavaignac. Puisque l'Autriche affectait de croire que Palmerston s'offrait comme un bénévole donneur d'avis et non comme un médiateur réellement solidaire de notre Gouvernement, il fallait prouver la solidité de l'entente franco-anglaise. Le 29 août, de Beaumont fut invité à proposer au cabinet de Londres l'occupation combinée de Venise, tandis que l'armée des Alpes se rapprocherait du Piémont : ensuite, l'Autriche serait aussitôt mise en demeure de répondre à l'offre de médiation. Si elle la refusait, elle s'exposerait à une guerre où la France mettrait toute sa force matérielle, mais aussi la puissance expansive de ses idées. Le résultat en Europe dépasserait de beaucoup le résultat que la République aurait voulu atteindre par la voie pacifique ; ce regrettable résultat devra être imputé alors, non pas aux entraînements du Gouvernement de la République, mais bien à la persistance de ceux des Gouvernements de l'Europe qui ne veulent point faire la part des peuples et qui méconnaissent leurs véritables intérêts.... Nous touchons à une résolution sérieuse et suprême....

En prescrivant à de Beaumont de communiquer, dans son texte, cet appel à Palmerston, Cavaignac et Bastide savaient qu'il serait entendu. On connaissait trop, à Vienne et ailleurs, la puissance expansive des idées qui précéderaient ou accompagneraient l'armée française. Celle-ci, préparée par Lamoricière, que Cavaignac avait placé au ministère de la Guerre, commandée par le général Oudinot qui s'était distingué en Algérie, était capable de renouveler les exploits, sinon de celle de Bonaparte, au moins de celles de Vendôme et de Villars. En France même, la guerre eût été populaire : chez les monarchistes, parce qu'on irait au secours d'un roi contre l'Autriche, l'adversaire traditionnel ; chez les républicains, parce que l'on apporterait la liberté à un peuple opprimé. La réponse ne se fit donc pas attendre, car Palmerston fut pressant. L'Autriche respecta le statu quo de Venise et accepta les bases de la médiation. La conférence qui se réunit ensuite à Bruxelles n'avait pas encore résolu le problème italien lorsque Cavaignac abandonna le pouvoir.

Il est vraisemblable qu'il aurait fait accepter l'existence d'une fédération qui pouvait assurer la paix pendant de longues années, parce que cette solution était conforme aux véritables désirs du peuple italien et avait les préférences de l'Angleterre et de la Russie. La distinction qu'il marquait entre l'Italie unie et l'unité italienne explique aussi bien le rôle de la marine française à Messine, où l'amiral Baudin arrêta, de concert avec une escadre anglaise, les féroces représailles du roi Ferdinand, que le compromis qui enleva la couronne de Sicile au second fils de Charles-Albert, et que sa politique à l'égard de l'État romain. Son opinion était en faveur d'un domaine de l'Église assez vaste pour procurer l'indépendance matérielle et morale au souverain pontife et pour barrer la route du Sud à l'envahissante maison de Savoie. Qu'une révolution pût proclamer la déchéance temporelle du pape et substituer dans cet État le pouvoir laïque au pouvoir religieux, c'était une hypothèse à laquelle on ne songeait guère à Paris, depuis que l'on avait vu les patriotes italiens offrir à Pie IX la présidence de la Confédération italienne. Les rancunes de ces patriotes contre le souverain qui, tout en laissant ses sujets organiser un corps de volontaires, avait refusé de se déclarer officiellement en faveur de Charles-Albert, les troubles causés à Rome par la duplicité autrichienne qui faisait apporter au pape, pour le compromettre, un secours qu'il ne demandait pas, ne semblaient pas encore menacer un trône consacré par dix siècles de gloire et de bienfaits. Mais lorsque l'émeute eut chassé Pie IX de Rome, Cavaignac essaya aussitôt de détourner au profit de la France la force morale que le pontife représentait. Comment eût-il concilié ensuite ses idées sur le pouvoir temporel des papes et ses principes sur les droits souverains des peuples ? C'est une question à laquelle l'élection du 10 décembre n'a pas donné de réponse.

L'Église de France n'avait pas eu tellement à se réjouir des procédés et des tendances de la Monarchie de Juillet, pour que la Révolution de Février fût considérée à Rome comme une catastrophe. Le Gouvernement provisoire, puis la Commission exécutive, avaient d'ailleurs donné à Pie IX les assurances formelles du respect et de l'affection de la République française pour le Saint-Siège, ainsi que Bastide le rappelait à d'Harcourt, notre ministre à Rome, en réclamant pour son Gouvernement une reconnaissance qui tardait trop. Cependant Pie IX manifestait ses intentions bienveillantes en approuvant aussitôt, malgré les objections de quelques casuistes, le premier acte de chef d'État fait par Cavaignac dans le domaine religieux. Il accordait en effet l'investiture canonique à Mgr Sibour, élevé le 7 juillet par le chef du pouvoir exécutif, de l'évêché de Digne à l'archevêché de Paris, devenu vacant par la mort de Mgr Affre ; il répondait par une lettre autographe à celle que Cavaignac lui avait adressée pour lui notifier son gouvernement, et il s'empressait de reconnaître la République, en remarquant avec joie qu'elle s'était préservée des fureurs antireligieuses, des sacrilèges et des pillages qui avaient déshonoré les mouvements populaires, au temps des régimes précédents. Ainsi engagées, les relations furent bientôt aussi cordiales et confiantes qu'on pouvait le souhaiter, ce qui ne signifiait pas, pour le Gouvernement français, une politique de faiblesse et de renoncement. S'il ne suivait pas toujours les avis de d'Harcourt, il n'en était pas moins attentif à exiger, par exemple, le respect des conventions du protectorat catholique dans le bassin méditerranéen, que les consuls de Sardaigne, notamment, affectaient de méconnaître. Leurs empiétements étaient tels que Sarrans, rapporteur du budget des Affaires étrangères, se demandait, à la séance du 15 juillet, ce que ferait ce pays quand il aurait puissance et marine pour balancer notre influence en Orient. Puis ce fut l'entrée des Autrichiens dans les légations, qui motiva une démarche comminatoire, dont Pie IX contesta la justice. D'ailleurs, à l'appui insidieux que lui offrait le cabinet de Vienne contre les intrigues des libéraux, il préférait le secours de la France, moins dangereux, croyait-il, pour sa tranquillité. Il fit donc demander à Cavaignac l'envoi de trois ou quatre mille hommes qui tiendraient garnison à Rome pour le protéger.

A une telle demande, il ne pouvait être répondu que par un refus. La médiation en cours, écrivit Bastide, garantissait l'inviolabilité du domaine de l'Église, et si c'était pour faire la police de Rome, la présence des troupes françaises serait contraire à la dignité de la République et au principe de non-intervention dans le régime intérieur des États. Cette dernière considération, cependant, n'empêchait pas le Gouvernement français de protester contre le choix de Rossi, ancien ministre de Louis-Philippe à Rome, à qui Pie IX confiait, le 14 septembre, la mission de former un cabinet capable de réprimer l'effervescence provoquée par les patriotes qui rêvaient de courir sus aux Autrichiens en y entraînant la France. A s'opposer à leurs manœuvres, Rossi bravait l'inimitié populaire, habilement surexcitée ; elle éclata le 15 novembre, dans une émeute où il fut assassiné. L'émeute se transforma aussitôt en révolution contre l'autorité politique du pape qui ne se sentit plus en sécurité dans sa capitale. En même temps que Cavaignac apprenait à Paris la nouvelle de cet événement, le nonce lui demandait si Pie IX serait autorisé à demander un asile à la France jusqu'au retour de la tranquillité dans ses États.

Même s'il n'avait pas eu pour le Saint-Père une déférence et une sympathie qu'il ne cherchait pas à dissimuler, l'intelligence politique du chef du pouvoir exécutif lui inspira sur-le-champ sa réponse. Il avait apprécié à leur valeur les immenses et heureux effets qu'aurait, en deçà et au delà des frontières, la manifestation de confiance de Pie IX. La France n'apparaîtrait plus comme l'incendiaire de l'Europe, la propagatrice de l'athéisme et des révolutions ; elle reprendrait sa place de fille aînée de l'Église et son rayonnement religieux qui avait étendu dans les contrées les plus reculées le prestige des Francs. Dans le pays lui-même, la généreuse hospitalité acceptée par le pape effacerait, chez les catholiques, le souvenir des sacrilèges de la Terreur, des proscriptions du Directoire, des brutalités de l'Empire, des maladresses de la Restauration, des vexations de la Royauté de Juillet ; elle rallierait à la République tous ceux qui croyaient encore à l'indissolubilité des liens du trône et de l'autel. Et, comme il était homme de décision, le télégraphe transmit des ordres à Marseille et à Toulon pour la réunion d'une division navale qui emporterait à Civita-Vecchia une brigade de 3 500 hommes destinée à protéger le départ de Pie IX. Pour diriger cette délicate entreprise, au formalisme académique de d'Harcourt il imagina d'adjoindre l'initiative et l'habileté de Tinguy de Corcelles, député de l'Orne, qui lui était tout dévoué. Il ne pouvait faire un meilleur choix. Corcelles était un ancien carbonaro, revenu au catholicisme pratiquant, qui connaissait bien les affaires et les personnages romains. D'après les instructions que lui remit Bastide, il devait se rendre avec le détachement expéditionnaire à Civita-Vecchia pour offrir au pape une hospitalité qui effacerait le souvenir de Fontainebleau. Il emploierait la brigade Molière, de concert avec d'Harcourt, et sans lui en cas de divergence d'opinions, à donner toutes les garanties de sécurité à l'embarquement, le rôle des troupes devant être strictement limité à cette protection. Il amènerait le pontife à Marseille, où Freslon, ministre de l'Instruction publique et des Cultes, courait lui préparer une grandiose réception. A l'Assemblée, il se trouva quelques opposants républicains, Jules Favre et Ledru-Rollin notamment, pour protester, le 28 novembre, contre ce qu'ils prétendaient être une ingérence insupportable dans les affaires intérieures du peuple romain. Mais une imposante majorité, en votant le passage à l'ordre du jour après avoir entendu les explications de Cavaignac, le laissa libre d'agir au profit des intérêts de la France et de la religion.

Malheureusement, d'Harcourt avait laissé passer le moment favorable. Le 26 novembre, Pie IX était résolu à quitter Rome et à se rendre en France. Nous avions un stationnaire à Civita-Vecchia, mais l'effervescence était grande dans ce port, et d'Harcourt, comme les conseillers habituels du pape, ne jugea pas prudent de l'exposer au danger de s'y embarquer. On choisit Gaëte, où le roi de Naples offrait de le recevoir et où d'Harcourt lui donna rendez-vous. Notre ministre partit avec le valet de chambre et les bagages personnels du pape pour Civita-Vecchia et conduisit le stationnaire le lendemain à Gaëte, où Pie IX était allé directement avec M. de Spann, ministre de Bavière, qui l'accompagnait pour lui servir de sauvegarde. Ainsi que le fit remarquer de Corcelles, d'Harcourt eût été plus habile en emmenant dans sa voiture le pape, au lieu du valet de chambre, et en le conduisant de Civita-Vecchia à Marseille. Quand il le revit à Gaëte, Pie IX avait changé d'avis. M. de Spann avait employé le long tête-à-tête du trajet à le dissuader de se rendre en France où, comme l'avait déjà maladroitement insinué d'Harcourt, l'élection de Cavaignac était incertaine et où celle de Louis Bonaparte changerait sans aucun doute la politique du Gouvernement français. Trop de pénibles souvenirs pour un pape étaient évoqués par ce nom ; sans remonter jusqu'à l'Empereur, le carbonarisme et le socialisme affichés de Louis, la contribution de son frère défunt Charles au soulèvement des Romagnes autorisaient de mauvais pronostics sur les conséquences d'un départ trop précipité, qui pourrait mener à une nouvelle captivité de Fontainebleau. Le roi de Naples, accouru lui aussi à Gaëte, fut aussi pressant que M. de Spann avait été insidieux. Il invoqua les égards dus par le Père commun des fidèles aux États catholiques où les desseins des gouvernements n'étaient pas soumis aux caprices des choix populaires ; il protesta contre les préférences du pape pour un pays dont l'instabilité politique l'exposait à d'amers repentirs ; il fit songer au mécontentement de l'Espagne et de l'Autriche, si bien qu'il réussit à changer en intentions vacillantes les précédentes volontés de Pie IX.

En arrivant à Marseille, Corcelles apprit la présence du pape à Gaëte. Il jugea aussitôt la partie compromise, mais pas encore perdue. L'expédition de Civita-Vecchia lui parut être, dans ces conditions, une entreprise ridicule et coûteuse, dont le but pouvait être atteint avec des moyens différents. Il fit donc maintenir les bateaux et la troupe au Frioul et à Pomègue, et il partit sur un rapide aviso. Le 5 décembre il débarquait à Gaëte ; c'était trop tard. En vain, il s'efforça dans cinq entrevues avec le pape, dont deux en tête à tête, de réparer la maladresse de d'Harcourt. Le 7 décembre, il repartit pour la France et ne rapporta, dans une lettre autographe, que des promesses réalisables après l'élection du président, si les puissances catholiques n'y mettaient obstacle et si l'élection était conforme aux souhaits personnels de Pie IX.

Cependant les amis de Cavaignac, sa mère même, pressentant les conséquences que l'arrivée de Pie IX aurait sur le résultat des élections, poussaient le général à rehausser par une démarche personnelle la sincérité de l'appel que Corcelles allait faire entendre. Si l'on s'illusionnait, en effet, à l'hôtel de Monaco, sur les chances de succès, le revirement déjà produit à Marseille, jusqu'alors résolument hostile, par les préparatifs de Freslon, justifiait ces espérances. La sympathie certaine du pape pour celui qui était devenu l'ami du P. de Ravignan autorisait à penser qu'il écouterait mieux l'appel du chef de l'État et accepterait sans plus tergiverser une hospitalité offerte sans conditions. Cavaignac se laissa tenter. Le 3 décembre, il envoya au secours de Corcelles le lieutenant-colonel Jarras, porteur d'une lettre autographe qui renouvelait des assurances dont il ne serait plus possible de discuter le sens et de contester la valeur. Mais, malgré toute sa diligence, Jarras n'arriva que le 9 à Gaëte, deux jours après le départ de Corcelles, et il ne put que remettre lui-même à Pie IX le message qu'il apportait. Pie IX le reçut avec reconnaissance et il lui exprima chaleureusement ses vœux pour Cavaignac dont l'élection, dit-il, assurerait le bonheur de la France. Il lui déclara qu'il était obligé d'attendre les réponses des souverains européens auxquels il avait écrit pour leur faire connaître son désir de la visiter prochainement, afin qu'on ne l'accusât pas de cabaler avec le Gouvernement français. Mais il était désormais évident que le pape cherchait à gagner du temps pour savoir, avant de se décider au voyage, qui, de Cavaignac ou de Bonaparte, l'avait emporté.

Le 10 décembre, le peuple français mettait fin à son indécision. Le 20 décembre, Cavaignac s'effaça devant son heureux concurrent. Des combinaisons diplomatiques qu'il avait préparées, seule l'entente avec l'Angleterre allait subsister ; mais l'alliance russe, la fédération italienne, les rapports avec l'Église suivirent un autre destin. Il devait en partie son échec à sa politique conciliante et avisée, qui l'avait fait résister aux entraînements belliqueux provoqués, exaltés, soutenus par ceux qui voulaient, au nom d'un principe erroné, lancer l'armée française dans le bassin du Pô. Il est en effet dangereux, pour un homme d'État, de tenir tête aux forces qui, selon les desseins d'animateurs cachés, font naître et dirigent les sentiments de l'opinion publique. Cavaignac n'ignorait pas que sa politique suscitait contre lui des haines tenaces, mais il n'entendait pas étouffer les scrupules de sa conscience pour plaire aux électeurs. Il faut dans notre pays, répondit-il le 21 août à un interpellateur qui lui reprochait le projet de médiation, plus de courage pour plaider en faveur de la paix que pour conseiller la guerre.... Si, dans l'Histoire, je vois plus d'un homme qui s'est fait un grand nom par la guerre, j'en vois aussi beaucoup qui ont fini obscurément pour n'avoir servi que les intérêts pacifiques de leur pays.... Ma pensée s'est toujours portée avec plus de respect sur ceux-ci que sur ceux-là.... Pour un général qui avait passé quinze années à se battre, l'aveu ne manquait pas d'élégance et de grandeur.

Dans les affaires de la politique intérieure, il ne consentit pas davantage à prendre pour règle de conduite le principe naïvement énoncé par Ledru-Rollin : Je suis leur chef, il faut que je les suive. Son dédain pour la recherche systématique de la popularité lui permit donc de conformer ses actes aux exigences de la justice et de l'intérêt public, sans se préoccuper de son intérêt particulier et du sentiment éventuel des électeurs. Beaucoup de ceux-ci étaient d'ailleurs trop désireux de faire un voyage au pays d'Utopie pour accorder longtemps leur confiance au guide que, dans un moment de danger, leurs représentants avaient choisi et qui était plus soucieux de servir le pays que de les flatter.

A peine le dernier coup de fusil s'était-il tiré dans les rues, à peine s'était éteint le bruit des applaudissements qui saluaient le nouveau chef du pouvoir exécutif, que les difficultés commençaient pour lui. Sollicité à la fois par les deux groupes hostiles qui prétendaient dominer l'Assemblée, il ne voulait donner à aucun l'appui de son nom pour recevoir en échange un appui qui affermirait son autorité. Il ne se considérait pas comme l'homme d'un parti, monarchiste ou républicain, mais comme l'arbitre qui devait les convier à collaborer de concert au redressement du pays, en négligeant ce qui les divisait, pour faire exclusivement appel aux sentiments qui pouvaient les unir. Il pensait qu'il n'y a pas deux morales pour l'homme public, et que les lois de l'honneur sont aussi impératives dans la direction d'un État que dans la vie privée. Il croyait que si la liberté d'exprimer ses opinions ou ses choix doit être scrupuleusement laissée au peuple français, ses dirigeants ne doivent pas craindre, dans des circonstances difficiles, de le préserver contre les erreurs ou les excès qui accompagnent l'usage irréfléchi ou prématuré de cette liberté.

Après l'ébranlement de juin, un assez long répit de tranquillité était nécessaire au pays. L'état de siège, que l'Assemblée avait elle-même réclamé avant la bataille, pouvait seul le lui procurer. Si elle écoutait les représentants qui proposaient, aussitôt après la victoire, le retour au régime normal de liberté, elle s'exposait à délibérer sous la menace constante de l'émeute et à préparer une constitution empreinte de rancune, de méfiance et de peur. La sérénité de ses débats ne devait pas être troublée par les excitations d'agitateurs, les surenchères de démagogues, impunément propagées par la presse et les orateurs des clubs. Malgré leurs instances, le chef du pouvoir exécutif avait trop conscience de sa responsabilité pour les satisfaire, sous le commode prétexte d'apaisement qui a toujours excusé les capitulations de la faiblesse. Déjà, le 7 juillet, il leur répondit sans détours que l'état de siège, considéré par lui et par l'immense majorité des braves gens comme la seule garantie efficace de la paix dans la capitale, serait maintenu, en dépit de toutes les criailleries, jusqu'au moment où il jugerait bon de le supprimer. Il ne modifia pas son attitude lorsque l'ouverture des débats sur la constitution fournit à quelques députés l'occasion d'un nouvel assaut, car les motifs de sa constance n'avaient pas changé : l'Assemblée n'était pas libre, lui disait-on ; l'état de siège la faisait délibérer sous les baïonnettes, et rien ne devait entraver sa liberté. Or cette liberté, fit remarquer Cavaignac, l'Assemblée était maîtresse de se l'octroyer par un vote formel, si elle méconnaissait l'utilité de sa meilleure sauvegarde qui gênait seulement les brouillons et les ambitieux ; mais la suppression prématurée de l'état de siège serait suivie par la démission immédiate du pouvoir exécutif qui n'accepterait pas de se rendre complice d'un tel aveuglement. D'ailleurs, lorsque la constitution fut votée, Cavaignac proposa lui-même, le 13 octobre, le retour au droit commun. Il désirait, en effet, enlever toute entrave aux candidats qui se préparaient à lui disputer la présidence de la République et il ne voulait pas autoriser les adversaires malheureux du futur vainqueur à nier la sincérité, la spontanéité du choix populaire. Un décret du 19 octobre leva l'état de siège qui n'avait pas duré trois mois. Sa durée fut cependant suffisante pour amasser contre Cavaignac des rancunes qui s'assouvirent librement pendant la campagne électorale ; ses ennemis le lui reprochèrent comme une preuve irréfutable de ses penchants au pouvoir personnel et à la tyrannie.

A l'abri de la digue élevée par l'état de siège contre la tempête des passions politiques, la justice militaire achevait paisiblement la tâche que le dictateur d'abord, le chef du pouvoir exécutif ensuite, lui avait confiée. On a vu, dans un chapitre précédent, la générosité avec laquelle il atténua la rigueur des représailles immédiates que l'Assemblée désirait exercer sur les vaincus de juin. Les conseils de guerre, si décriés alors et depuis, offraient aux prévenus des garanties d'indulgence et d'impartialité qu'ils auraient vainement demandées à toute autre juridiction. En fin de compte Cavaignac s'était néanmoins préoccupé tout d'abord d'abréger la durée des enquêtes, afin de rendre le plus promptement possible à la liberté les prisonniers reconnus innocents. Le 9 juillet, il avait nommé le colonel Bertrand président de la commission militaire d'enquête sur les événements de juin. Cette commission était composée de quatre, puis huit sous-commissions comprenant chacune un conseiller à la Cour de cassation. Elle statuait sur les cas de mise en liberté qu'elle proposait à la commission de clémence, ou accordait sur-le-champ, et envoyait devant les deux conseils de guerre tous les autres prévenus. A ces conseils le procureur général avait détaché les juges d'instruction et les substituts disponibles, ainsi que des avocats à la Cour d'appel et à la Cour de cassation ; les dossiers des rapporteurs étaient en outre contrôlés par une commission de six conseillers à la Cour d'appel. Une commission de visite des prisons veillait sur l'état sanitaire et le bien-être des prévenus.

Le 22 septembre, l'énorme liquidation était achevée. Commissions et conseils avaient rendu 6.267 personnes à la liberté ; 4.316 étaient condamnées à la transportation, 255 restaient en jugement ; il n'y eut en fin de compte aucune condamnation à mort. Le nombre des condamnés parut alors trop considérable à Cavaignac, et la commission de clémence, où ne siégeaient que des magistrats fournis par la Cour de cassation, la Cour d'appel et le Tribunal de première instance, libéra 1.873 personnes après un nouvel examen des dossiers. Il aurait voulu se montrer encore plus généreux, mais le conseil des ministres s'y opposa. Les 2.440 personnes qui restaient soumises à la transportation furent acheminées vers l'île de Ré, où elles devaient attendre que le gouverneur général de l'Algérie fût prêt à les recevoir. On prévoyait que les transportés seraient réunis en colonies pendant dix ans sur les domaines de l'État, pour y fonder plusieurs établissements agricoles, selon les principes du travail en commun ; que ceux d'entre eux qui s'en montreraient dignes pourraient recevoir, après trois ans, une concession et une habitation particulières. Mais les préparatifs de cette expérience intéressante traînèrent en longueur : aucun transporté n'avait quitté la France lorsque Cavaignac céda la place à Bonaparte.

On retrouve, dans le projet de régime pénal des transportés, le sentiment de sympathique curiosité à l'égard des théories socialistes que le chef du pouvoir exécutif manifestait parfois devant l'Assemblée, où elles faisaient scandale. Avec beaucoup de bons esprits, il s'effrayait de la puissance croissante des banques et des entreprises privées, qui s'élevaient sur les ruines de l'ancienne organisation économique, bouleversée par les applications industrielles de la vapeur. Il voyait grandir une féodalité financière, plus redoutable que la féodalité terrienne que Louis XI et Richelieu avaient eu tant de mal à réduire, et il rêvait, comme Louis Blanc dont il se déclara pourtant l'adversaire après les journées de juin et qu'il fit comprendre dans une autorisation de poursuites, d'adapter les anciennes corporations aux conditions nouvelles du temps présent. Les associations professionnelles, pensait-il, pourraient ôter au socialisme son caractère agressif, soit en procurant aux ouvriers industriels et agricoles une assurance contre le chômage, soit en leur démontrant les avantages et la nécessité d'une alliance étroite entre le capital et le travail. Mais, aux associations excitées à tout attendre de l'État, il aurait préféré les associations mixtes de travailleurs et de patrons, qui laisseraient leur valeur sociale aux capacités en comblant, grâce à la communauté des intérêts, le fossé qui les séparait. Aussi employa-t-il son influence à faire sortir des cartons la proposition Alcan qui avait été présentée le 17 mai, et l'Assemblée vota, le 6 juillet, un crédit de trois millions pour tenter une expérience dont on ne peut dire qu'elle souhaitait unanimement le succès. Un conseil d'encouragement, composé de représentants des conseils de prud'hommes et présidé par le ministre du Commerce et des Travaux publics, devait répartir le crédit entre les associations, d'après la nature de leurs entreprises et le nombre de leurs adhérents. Mais l'hostilité foncière de l'Assemblée se manifesta dans les amendements qui multiplièrent les formalités relatives à l'octroi des subventions. Lorsque Cavaignac abandonna le pouvoir, sur 440 demandes 196 avaient été examinées, et 24 seulement, la plupart spécialisées dans des entreprises de travaux publics, avaient reçu des secours variant de 5.000 à 250.000 francs. La reprise progressive des affaires, comme l'on dit aujourd'hui, et les difficultés administratives firent bientôt disparaître ces essais d'un socialisme de théoriciens. Peut-être faudrait-il le regretter, si Cavaignac avait duré assez longtemps pour que l'expérience fût concluante ; peut-être aussi, avec ou malgré lui, la surveillance tatillonne et l'appui tyrannique de l'État auraient-ils transformé les associations de travailleurs en variétés improductives et turbulentes d'ateliers nationaux.

D'ailleurs Cavaignac manifestait son intérêt pour les problèmes économiques et sociaux autrement que par un généreux projet d'innovations téméraires. Durant son bref Gouvernement il fit étudier, proposer et voter bien des lois bienfaisantes, que les régimes suivants laissèrent tomber dans l'oubli et que nos Chambres contemporaines exhument avec orgueil comme des nouveautés. C'est ainsi que l'État racheta le chemin de fer de Lyon, pour se substituer à la compagnie concessionnaire incapable d'achever les travaux ; qu'il consentit des avances au sous-comptoir des bâtiments et à des industries privées ; qu'il accorda des primes à l'exportation, qu'il exonéra d'impôts pour plusieurs années les bâtiments d'utilité sociale construits dans un délai fixé. On déposa des projets de loi pour l'enseignement primaire, gratuit et obligatoire, dont les instituteurs seraient nommés par le ministre et qui admettait la liberté de l'enseignement privé ; pour la gratuité des grandes écoles et, par une conséquence naturelle, pour celle de l'enseignement secondaire, provisoirement préparée par la fondation de nombreuses bourses. On organisa l'enseignement et le crédit agricoles, pour protéger les cultivateurs contre les usuriers. Si Cavaignac ne put faire adopter ses idées sur le service militaire personnel et obligatoire, entraînant la suppression du remplacement, s'il dut renoncer au projet d'impôt progressif sur les successions et donations dont l'Assemblée ne voulait pas, il fit modifier dans un sens libéral les lois sur le jury, sur les juges des tribunaux de commerce ; on projeta la réforme de l'assistance publique et des monts-de-piété ; un décret ordonnant la création d'une école pour élèves fonctionnaires fut promulgué, mais la chute de Cavaignac le fit abroger. Les grands travaux publics sur les routes et les canaux recueillirent les travailleurs chassés de Paris par les journées de juin. Cette activité législative et la paix intérieure que le pouvoir exécutif procurait au pays produisirent en peu de mois d'heureux effets ; la crise économique était très atténuée lorsque Louis Bonaparte fut élu président.

Mais le général ne pensait pas que la prospérité matérielle suffit à faire le bonheur d'une nation. Il attribuait maintenant une grande influence aux idées religieuses sur les rapports des hommes entre eux et il croyait que l'on chercherait en vain une solution satisfaisante des problèmes sociaux, si elles ne régentaient pas effectivement les mœurs. L'Église catholique, dépositaire d'un enseignement millénaire dont il ne songeait plus à nier ou amoindrir les bienfaits, lui parut être l'auxiliaire naturelle d'un chef d'État préoccupé de rétablir la concorde parmi les classes hostiles ; cependant sa finesse politique lui faisait comprendre que l'Église, pour accomplir sûrement sa mission, ne doit pas être considérée par un peuple naturellement frondeur comme un agent, ni la religion comme un moyen de gouvernement. Or il se demandait si le Concordat ne lui confiait pas un pouvoir compromettant pour elles et si le droit qui lui était reconnu de nommer les évêques n'en faisait pas des fonctionnaires, exposés comme tous les autres fonctionnaires à subir les vicissitudes de la mêlée des partis, au-dessus desquels ils devraient être placés. Ses scrupules l'amenèrent à consulter le P. de Ravignan, alors dans tout l'éclat de sa renommée, et qui était le directeur spirituel de sa mère. Le savant jésuite rédigea un mémoire fort curieux et proposa une combinaison qui donnerait à l'épiscopat un indiscutable prestige religieux, mais il fit aussi remarquer que toute modification du Concordat devait être négociée avec Rome. Cavaignac aurait-il tenu compte de ces suggestions et diminué habilement le droit régalien du chef de l'État au profit de l'intérêt mieux compris de l'Église ? aurait-il affranchi, de concert avec le pape, les évêques français de toutes les compromissions politiques inspirées par l'ambition, qui amoindrissaient leur autorité morale de pasteurs ? Il était assez perspicace et assez énergique pour le tenter, et cette réforme aurait probablement épargné à la France les discordes et les malentendus qui ont abouti à la brutale suppression du Concordat.

Le souci de rétablir et de consolider l'antique alliance de l'Église et du peuple, de mettre les actes de la vie publique sous les auspices de la religion, était d'ailleurs commun à la plupart des hommes de 1848. Chez Cavaignac, il inspirait des appels où la sincérité de la conviction transformait les habituels lieux communs de l'éloquence protocolaire. Le 10 octobre 1848, par exemple, dans sa circulaire, sur la fête du 12 novembre où la constitution devait être promulguée, il disait : L'Assemblée nationale a voulu que la religion vînt consacrer la solennité qui se prépare.... Chez tous les ministres de la religion un empressement patriotique a répondu à notre appel ; ils ont salué d'un sincère hommage l'établissement de la République ; ils y trouvent l'application de tous lés principes de liberté, d'égalité, de fraternité que l'Évangile a révélés au monde et soigneusement inscrits dans la constitution républicaine. Ils élèveront pieusement leur pensée vers Dieu qui protège la Nation, la République ; ils le remercieront de ses bienfaits ; ils lui demanderont des bienfaits nouveaux pour la patrie commune. Quel chemin parcouru jusqu'au jour où le Gouvernement de Clemenceau, qui était pourtant un Gouvernement d'union sacrée, s'abstint d'assister au Te Deum de la Victoire !

La constitution était en effet votée le 25 octobre, mais, depuis le 9, le public avait suivi avec indifférence les péripéties de la discussion. Il ne se passionnait plus que pour l'élection présidentielle, à propos de laquelle les partis avaient livré de chaudes batailles. Louis Bonaparte était revenu à l'Assemblée, envoyé le 26 septembre par l'Yonne, et son énigmatique personnalité avait tacitement fait l'objet de tous les débats. Sans lui, Cavaignac devait être choisi, quel que fût le mode d'élection adopté ; lui présent, son nom seul en faisait un concurrent redoutable. Plus clairvoyants que beaucoup de leurs collègues, Lacrosse, Ternaux, Jules Grévy, Leblond, Thouret avaient tenté d'anéantir ses espérances ou de maîtriser ses ambitions ; mais Lamartine, le 6 octobre, par un de ses plus éloquents et de ses plus utopiques discours, et Cavaignac lui-même en se rangeant, au nom des principes, du côté des plébiscitaires, malgré son propre sentiment et l'avis de ses ministres, emportèrent les dernières hésitations de l'Assemblée. Le choix du président de la République fut, comme celui de l'Assemblée, remis au peuple, que l'on invitait ainsi à dresser l'un contre l'autre deux pouvoirs également autorisés à invoquer leur investiture souveraine pour justifier quelque prochain coup d'État.

En refusant de soutenir l'amendement Thouret qui excluait de la candidature à la présidence les membres des anciennes familles souveraines, Cavaignac se montra beau joueur, mais il prépara lui-même son propre échec. Trop d'inimitiés et trop d'ignorances le combattaient au profit de son rival. Contre lui, la levée de l'état de siège faisait bouillonner un flot de rancunes longtemps comprimées. Il y avait celles des journalistes rendus muets par la loi du cautionnement qui imposait, selon Lamennais, silence aux pauvres ; celles de Girardin qui. ne pardonnait pas son arrestation, l'exil de Louis Blanc et son désir inassouvi : Une heure de pouvoir vaut mieux que dix ans de journalisme ; celles des révolutionnaires et des démagogues que la suppression de leurs journaux et la fermeture de leurs clubs avaient condamnés à l'impuissance ; celles des théoriciens de la liberté des peuples et du principe des nationalités dont la politique de Cavaignac avait déçu les espérances. On imagina les manœuvres les plus déloyales pour le discréditer. On tenta de le compromettre dans un scandale de décorations, dont on avait falsifié les dossiers dans les bureaux, et qui étaient destinées à récompenser certains actes héroïques des vainqueurs de juin ; des noms de faussaires, de voleurs, de bandits y avaient été mêlés à l'insu de la commission qui présentait le rapport à l'Assemblée, pour que l'on pût provoquer l'indignation publique contre les pensionnaires du général, les prix Monthyon de la République, les récompensés du régicide et de l'assassinat. Orléanistes et socialistes raillèrent son enfance à la Cour de Naples, ses comptes d'officier pauvre ; ils suspectèrent ses projets s'il était élu, prédisant qu'il rétablirait la dictature, qu'il asservirait la France au clergé, qu'il domestiquerait les magistrats. Il dut remettre en discussion à l'Assemblée, le 25 novembre, sa conduite pendant les journées de juin : Barthélemy Saint-Hilaire, Garnier-Pagès, puis Pagnerre prodiguèrent les insinuations déshonorantes ; mais le débat se termina par le triomphe de l'accusé.

En faveur de Bonaparte, il y avait l'aveuglement de Thiers et de sa clientèle, prêts à voter pour le plus bête, comme dira plus tard Clemenceau, car le prince n'était, selon Thiers, qu'une tête vide, un voluptueux, le second tome de Richard Cromwell ; il y avait les calculs de nombreux royalistes qui considéraient son élection comme l'intermède nécessaire avant une restauration ; il y avait l'erreur des socialistes qui' avaient foi dans ses opinions de conspirateur, le libéralisme des intellectuels genre Girardin qui le soutenaient contre Cavaignac pour empêcher le retour du régime du sabre. Une marée de brochures, de placards, de caricatures, des nuées d'émissaires se répandaient sur le pays, suggestionnant les électeurs qui restaient sans défense contre la fascination des promesses prodiguées par les lanceurs inconnus de sa candidature, dont l'habileté n'a été égalée que par les animateurs du boulangisme. Ils écartaient l'inquiétante question D'où vient l'argent ? en affirmant que le prince était riche à milliards, ce qui lui permettrait, s'il était élu, d'abolir pendant plusieurs années les impôts et de rembourser celui des 45 centimes si impopulaire ; ils vantaient l'âge d'or que ferait régner un président qui avait trouvé dans ses traditions de famille le secret de bien gouverner ; ils promettaient la gloire aux belliqueux et la révolution en marche aux exaltés. On s'émerveillait, dans les campagnes et dans les centres ouvriers, à la pensée de ces largesses, comme au souvenir des assauts livrés par le prince à la Monarchie de Juillet, et déjà l'on criait un peu partout : Vive Napoléon ! et même : Vive l'empereur !

A l'Assemblée, on commença de s'émouvoir de cette popularité croissante qui s'élevait comme une menace imprécise. Tandis que les irréconciliables se comptaient dans les ultimes attaques contre Cavaignac, divers chefs royalistes voulurent s'unir aux républicains modérés pour barrer la route à son concurrent. Mais aucune des combinaisons proposées n'eut l'agrément du général. Vainement on tenta de lui procurer l'alliance du Dr Véron, directeur du Constitutionnel qui était alors un des journaux les plus influents ; il ne put se résigner au rôle de vassal tenu en lisière qui lui était offert, et l'orageuse entrevue qu'on lui ménagea eut un résultat contraire à celui qu'on souhaitait. Alors on projeta de retarder de plusieurs mois l'élection présidentielle, jusqu'après le vote des lois organiques, afin de lui laisser le temps d'éclairer les électeurs ; il n'accepta pas de prolonger une agitation qu'il jugeait nuisible au pays. Enfin, pour le débarrasser des intrigants acharnés à sa perte, on lui conseilla de proposer la prorogation de l'Assemblée ; il s'y refusa, pour rester jusqu'à la fin sous le contrôle des représentants.

Résolu à ne pas intervenir personnellement dans la lutte, il laissait ses amis combattre de leur mieux pour lui ; mais les ressources financières dont ils disposaient, et dont l'oncle Jacques-Marie fournissait une bonne part, étaient bien modestes en comparaison des sommes énormes que les agents de Louis Bonaparte dépensaient sans compter. Il avait d'abord songé à faire éclairer les électeurs par des conférenciers officiels qui leur expliqueraient impartialement le mécanisme de la nouvelle constitution et leur feraient comprendre l'importance de leurs responsabilités. L'hostilité de M. de Falloux et l'impression défavorable de plusieurs députés républicains le firent renoncer à ce sage projet : on feignait de redouter qu'il organiserait ainsi, par des moyens détournés, une propagande administrative dont il serait le seul bénéficiaire, et il ne voulait pas sortir de la neutralité. Cependant il savait que l'inexpérience et l'ignorance du corps électoral, surtout dans les campagnes, avaient grand besoin de conseils. Les rapports des légions de gendarmerie, qui sont des mines précieuses de renseignements, notaient en effet que l'esprit public était bon et dévoué au général à cause de ses actes, et que les modérés, ainsi que les royalistes ralliés voteraient pour lui. Mais ils indiquaient aussi que la majorité des monarchistes, ne croyant pas Henri V possible, voteraient pour Napoléon comme la plupart des paysans ; que l'on racontait beaucoup d'histoires sur Louis Napoléon, sur son énorme fortune dont il ferait profiter le pays, sur la gloire que son nom donnerait à la France ; que Ledru-Rollin était le candidat des ouvriers des villes et des campagnes, auxquels les socialistes et les communistes, parti peu nombreux mais ardent et discipliné, promettaient monts et merveilles. Et ils concluaient : Ce qui empêche l'opinion de se former, c'est l'acharnement que mettent les partis à se déchirer mutuellement par la voix de la presse ; ce déplorable état de choses divise les masses, détruit chez elles toutes les notions du bien, du mal, du vrai, du faux, du juste, de l'injuste ; elles sont irrésolues et ne savent sur qui s'appuyer pour éviter une désorganisation complète de la société.

Malgré tous les conseils, il s'opposait à toute apparence de pression administrative, afin de ne pas enlever à la consultation du 10 décembre le caractère d'absolue liberté qu'il avait voulu lui laisser. D'ailleurs, les fonctionnaires étaient, en grande partie, des créatures du Gouvernement provisoire et de la Commission exécutive, dont l'esprit ne lui était pas favorable et dont les actes contribuaient à discréditer le régime républicain. Il n'avait pas eu le temps, ni le goût, de faire une épuration nécessaire. Tout au plus approuva-t-il la circulaire que Vivien, le nouveau ministre de l'Intérieur, adressa dans les départements et qui faisait, d'une manière indirecte mais adroite, l'apologie de Cavaignac : ... On comprendra sans peine, disait Vivien, que l'avenir de la République dépend en partie du premier citoyen qui présidera à ses destinées, que la nation doit, dans le choix qu'elle fera, se confier à un passé sans reproche, à un patriotisme incontestable, à une résolution mâle et énergique, déjà éprouvée au service de la République, plutôt qu'à de vaines et trompeuses promesses.... Que les électeurs soient libres dans leur choix. Gardez-vous d'appeler au secours de votre opinion leur intérêt, leur frayeur, toutes les mauvaises passions qui peuvent les égarer ; ne flattez pas les préventions locales, ne parlez pas de faveurs sans bornes, de dégrèvements d'impôts, de satisfactions qu'aucun Gouvernement ne pourrait leur donner. Comme indication, la circulaire était habile et honnête ; mais comme acte de pression gouvernementale, c'était peu. On a fait bien mieux, depuis. L'Empire a imaginé les candidatures officielles, et, dans la troisième République, tel ou tel ne convoite le ministère que pour faire les élections.

Ainsi, jamais candidat détenant le pouvoir ne se préoccupa moins de le conserver. Peut-être ce qu'il avait vu de la politique l'empêcha-t-il de forcer la victoire. On ne s'explique pas autrement son insistance à dissuader l'Assemblée, qui l'aurait sûrement élu, de se réserver le choix du président, pour le faire attribuer au peuple souverain ; à faire accepter par cette Assemblée déjà méfiante l'éligibilité d'un prince dont il pouvait craindre le succès ; à dédaigner les manœuvres légales qu'on lui offrait d'exécuter pour changer les conditions de la lutte électorale et mettre en déroute son concurrent. Jamais encore pays n'a été laissé aussi libre de fixer son propre destin. Fidélité obstinée au dogme démocratique de l'infaillibilité des jugements populaires, lassitude d'une lutte sans répit contre des adversaires de mauvaise foi, ces deux sentiments ont seuls empêché Cavaignac d'écraser un adversaire que ses origines, son existence orageuse, l'ambiguïté de ses opinions, ses entreprises avortées, ses ambitions percées à jour rendaient singulièrement vulnérable.

Le 10 décembre, 5.434.226 électeurs appelèrent Louis Bonaparte à la présidence de la République ; 1.448.107 seulement avaient préféré Cavaignac. Ledru-Rollin n'obtint que 370.119 voix, Raspail dut se contenter de 36.329, et Lamartine toucha le fond de l'impopularité avec son contingent dérisoire de 7.910 partisans.

La transmission des pouvoirs s'effectua le 20 décembre. Le chef du pouvoir exécutif remercia l'Assemblée pour la confiance qu'elle lui avait témoignée et remit au président Marrast la démission du ministère ; il fut longuement applaudi.. Louis Bonaparte fit le serment de fidélité à la constitution ; il rendit ensuite hommage à l'administration de son prédécesseur et déclara : La conduite de l'honorable général Cavaignac a été digne de la loyauté de son caractère et de ce sentiment du devoir qui est la première qualité du chef d'un État. Son discours gauchement débité, il s'avança vers Cavaignac, qui avait déjà pris place sur un banc au milieu des républicains modérés, et lui offrit une main qui fut serrée avec une froide courtoisie. Une ère nouvelle commençait pour la France.