LE GÉNERAL CAVAIGNAC

Un Dictateur républicain

 

CHAPITRE IV. — L'HOMME.

 

 

INFLUENCE DES IDÉES MATERNELLES SUR LA PERSONNALITÉ DE CAVAIGNAC — SON CARACTÈRE — SA FIERTÉ QUI PROVOQUE L'ANIMOSITÉ DE BUGEAUD ; SA GÉNÉROSITÉ — SA COURTOISIE ET SON DÉSINTÉRESSEMENT — ÉVOLUTION DE SON SENTIMENT RELIGIEUX

 

AVANT de partir pour Paris, Cavaignac avait résolument considéré la tâche qui l'attendait. Sa mère, les amis de son frère ne lui avaient rien caché d'une situation pleine de périls. Après s'être défendu pendant quinze ans de faire de la politique, il allait devenir lui-même un homme politique, et des plus importants. Brusquement, sans autre préparation qu'un bref séjour au palais de Mustapha, il échangeait son existence simple et droite de chef respecté dans un territoire restreint, pour la vie enfiévrée, semée d'embûches, de membre d'un gouvernement décrié. Contre les factions qu'il aurait à combattre, il lui faudrait d'autres armes que contre les Bédouins ; ses qualités militaires, auxquelles il devait sa nouvelle fortune, lui serviraient-elles dans les luttes du Forum ? A priori l'on n'en pouvait douter. Malgré le vacarme des républicains, malgré leur triomphe inespéré, la France de 1848 n'avait pas encore l'âme démocratique. La crainte d'une dictature ne suffisait pas, alors, pour y autoriser toutes les ingratitudes ; les souvenirs de la grande Révolution y étaient assez vivaces pour qu'elle se donnât avec enthousiasme à quiconque la préserverait de l'anarchie, surtout si l'homme providentiel était doué de ce qui plaît aux foules : un grand nom, une belle prestance, l'auréole du talent et des services rendus. Cavaignac avait tout cela. De taille élevée, de tournure élégante, d'une figure expressive et fine où brillait un regard intelligent et fier, beau cavalier, spirituel et généreux, intrépide et brave, orateur disert et souvent éloquent, il pouvait se faire maintenir par acclamation au pouvoir où les circonstances et ses mérites l'avaient hissé. Depuis, aux époques de désordre, la France s'est quelquefois engouée de personnages moins décoratifs que lui, auxquels elle devait beaucoup moins ; velléitaires de l'action, ils ont toujours déçu ses espérances.

S'il n'a pas emporté les suffrages populaires, à la consultation de décembre 1848, ce n'est pas seulement parce que le prince Louis-Napoléon avait un nom plus prestigieux que le sien, mais parce qu'il ne fit rien pour empêcher une coalition de républicains dépités, de catholiques effrayés, de paysans méfiants, qu'un politicien professionnel aurait considérée comme un jeu d'amadouer ou de dissoudre. Or les jeux de la politique exigent une souplesse, une virtuosité, un scepticisme, une ambition, une absence de scrupules, même, dont le pacificateur d'Orléansville et de Tlemcen, le vainqueur des insurgés de Paris, allait se montrer dépourvu. Par une rencontre rare, il se trouva être un instant l'homme nécessaire et l'arbitre des partis. Ses lauriers d'Algérie n'avaient pas l'éclat de ceux d'Italie et d'Égypte, mais le triomphe de juin était plus décisif que celui de vendémiaire ; la Commission exécutive était aussi impopulaire que le Directoire, et les multitudes paisibles réclamaient un sauveur. Il pouvait donc tenter, avec toutes les chances de succès, un nouveau 18 Brumaire, et il se soumit à un plébiscite sans prendre les élémentaires précautions d'usage pour en fixer en sa faveur le résultat. Seule, la connaissance de l'homme, que l'on n'a fait qu'entrevoir dans le guerrier et le colonisateur, peut expliquer cette abnégation, dont l'histoire offre si peu d'exemples.

L'influence maternelle l'avait marqué d'une forte empreinte. Sa mère lui révélait en effet, dans une lettre de janvier 1844, les idées qui avaient inspiré l'éducation de ses fils arrivant vers l'âge d'homme : ... Me voyant mère de deux parias, je sentis bien qu'il en fallait faire des bas de soie se prêtant à toutes jambes, ou des barres de fer solides et ne ployant pas ; en d'autres termes, des hommes s'accommodant à tout pour arriver, ou des hommes à principes arrêtés, pour lesquels le devoir est un mur de marbre qu'on ne franchit pas. Je vous ai poussés dans la voie qui convenait à mon caractère, peut-être parce que mon caractère m'y poussait, et je n'ai que trop bien réussi. Je me dis, pour me consoler, que je n'eusse probablement rien obtenu si j'eusse agi en sens contraire, car la nature était là.... Il est évident que, par ma faute ou par la vôtre, vous n'êtes pas propres à réussir....

Quand elle s'accusait ainsi, elle ne songeait pas seulement aux déboires de Godefroy qui, malgré son talent, son labeur acharné, l'ardeur de ses convictions et sa scrupuleuse probité intellectuelle et morale, se débattait dans la gêne et les contradictions pour défendre la cause républicaine contre des meneurs plus soucieux de leur vanité ou de leurs intérêts personnels que de l'indépendance ou de l'avenir du parti. Elle se reprochait les obstacles accumulés devant la carrière d'Eugène, à l'époque où celui-ci, dressé contre Bugeaud alors tout-puissant, seul au milieu de clans qui se serraient autour de patrons jaloux de pousser leur clientèle, pouvait se croire définitivement arrêté sur la route des honneurs. Elle s'était évertuée à développer chez ses fils cet ensemble de traits distinctifs de la personnalité que l'on désigne sous le nom de caractère ; et le caractère, que les éducateurs dans les écoles militaires placent au premier rang des qualités du chef, au-dessus du jugement et du savoir, se révélait être pour lui, à l'usage, une cause permanente de conflits et de déceptions. Elle savait, cependant, que, dans l'armée, les mots changent souvent de sens ; parfois le savoir-faire vaut mieux que le savoir, le jugement est l'art d'orienter la voile au vent, le caractère est l'art de se plier aux circonstances pour en profiter, quand ce n'est pas, plus simplement, synonyme de mauvais caractère. Mais ce désaccord avec le dictionnaire ou les préceptes de l'enseignement n'est jamais que passager ; tôt ou tard, les limites d'âge, à défaut du hasard ou des événements de guerre, éliminent les influences contraires et jouent leur rôle naturel dans le classement des valeurs ; le mérite qui sait attendre voit toujours arriver son heure sans la chercher. Cavaignac en fit l'expérience, et il reçut à son tour les faveurs de la fortune avec la même fermeté d'âme qu'il en avait supporté les dédains.

A ne le juger que d'après les actes de sa vie militaire, brièvement exposés dans les chapitres précédents, il apparaîtrait encore tel que l'ont vu en Algérie ses supérieurs et ses compagnons d'armes : soldat aux principes rigoureux, désireux d'avancer sans rien sacrifier à ses principes, conscient de sa valeur et ardent à revendiquer ses droits ou ses responsabilités, prompt à s'élever contre l'injustice pour lui aussi bien que pour ses subordonnés, scrupuleux de ses devoirs, susceptible et caustique, d'une fierté presque maladive qui le faisait se replier sur lui-même, malgré de flatteuses avances, pour éviter d'être enrôlé dans la clientèle d'un protecteur, compatissant et généreux autant qu'exigeant et rigide, audacieux dans la conception et méticuleux dans l'exécution ; de ces chefs, enfin, tout d'une pièce, que leurs inférieurs suivraient au bout du monde, que leurs égaux estiment ou jalousent, que leurs supérieurs compriment ou exaltent, qui sont également promis, selon les circonstances, aux destinées médiocres ou aux triomphes éclatants. Mais ce jugement serait incomplet, car il ne concernerait que l'extérieur de l'homme et ne suffirait pas à expliquer certaines décisions déconcertantes de sa vie publique. Les mobiles en sont ailleurs, dans ses sentiments intimes dont il défendait jalousement les approches. Il avait élevé autour de son âme et de son cœur une barrière qui les protégeait si bien contre les regards indiscrets, que fort peu de ses contemporains ont pu les connaître. Sa mère, sa sœur, son frère, plus tard son oncle et deux ou trois amis, ont été les seuls confidents discrets de ses désirs, de ses espoirs, de ses crises, qui expliquent ou font comprendre les réactions de l'homme sur le cours des événements qui jalonnent son existence. Il ne se montre en pleine lumière que dans sa correspondance de famille, pieusement recueillie, longtemps après sa mort, par la noble épouse de son fils, et qui représente une mine extraordinairement riche de portraits, d'anecdotes, d'observations sur l'époque et la société de son temps. Il s'y trouve si dépaysé qu'il lui arrive un jour de s'écrier : L'isolement est chose bien effrayante : quand je pense que je puis me promener de Tlemcen à la Calle sans rencontrer un ami, moi qui n'ai fait de mal à aucun et du bien à plusieurs, je me demande si les égoïstes n'ont pas bien raison ! Tout l'homme est là dans ce cri du cœur, un sensitif qui se heurte et se blesse aux murailles du cloître moral dans lequel il s'est enfermé pour se défendre contre les surprises et les pièges d'un monde auquel il veut rester étranger.

La tristesse de son adolescence, les déceptions de sa jeunesse l'avaient mûri avant l'âge. Quand il débarqua sur la terre algérienne, il était résolu à renoncer aux illusions de la politique militante et à ne plus être que soldat. Mais il n'était pas de ceux qui pouvaient se perdre dans la foule pour commencer une nouvelle existence : son nom seul le signalait à la méfiance, à l'attention inquiète des chefs, à la réserve des égaux, aux avances des intrigants. Il lui fallait donc exclure de sa conduite, de ses conversations, des actes de sa vie journalière, tout ce que l'on aurait interprété contre lui. Peu disposé par sa nature délicate et son éducation à chercher un dérivatif dans les liaisons faciles et les plaisirs traditionnels des officiers en campagne, il se trouvait en outre privé de ce réconfort que donnent, aux heures lourdes des garnisons et des bivouacs, quelques confiantes amitiés issues de la communauté de goûts et de sentiments. Le terrain de l'Algérie, alors, n'était guère propre à l'éclosion de ces fleurs rares. Il y avait trop d'intérêts rivaux dans la poursuite de l'avancement où chacun s'efforçait d'arriver le premier à la distribution des récompenses ; les faveurs reçues par autrui étaient pesées, discutées par les concurrents dressés en juges méticuleux des titres et des valeurs, toujours disposés à conclure selon la formule démocratique : Pourquoi lui et pas moi ? La rapide fortune des Bedeau, des Changarnier, des Lamoricière suscitait tant de féroces ambitions chez les officiers d'élite, distingués par leurs mérites et leurs talents, que Cavaignac répugnait à les imiter, à jouer des coudes contre eux, et préférait se tenir à l'écart de leurs antagonismes avides et remuants. Les rares échanges de sympathie auxquels il s'était toujours laissé prendre, notamment avec Le Flô, n'avaient pas résisté aux inquiétudes d'un arrivisme peureux, prompt à se séparer, au moment opportun, de l'ami préjugé compromettant. Il s'était donc habitué à se replier sur lui-même, à rechercher dans les joies de l'esprit un remède à sa solitude morale. L'étude et la méditation de l'histoire, notamment étaient ses passe-temps préférés ; sous la tente pendant les colonnes, dans son logis en garnison, sa besogne faite il cherchait à démêler les liens qui rattachent le présent au passé. Il se remettait à l'école, résumant pour mieux en garder le souvenir, les ouvrages que sa mère et son frère lui expédiaient de France, ceux des auteurs classiques de l'antiquité comme ceux des auteurs contemporains ; il couvrait de son impérieuse et robuste écriture de grands cahiers, conservés avec soin dans les archives de la famille. Les sujets les plus variés intéressaient son attention toujours en éveil : problèmes historiques et diplomatiques, systèmes d'économie politique ou de philosophie étaient examinés avec un rare souci de la documentation précise et de l'impartialité, qui étendait l'ampleur de ses connaissances et préparait la sûreté de jugement du futur homme d'État.

Plus tard, à la direction du pouvoir exécutif, il recueillait les fruits de ses veillées solitaires d'officier et, constatant son utilité, il conservait la même méthode de travail. Ce n'est pas sans émotion que l'on feuillette aujourd'hui ces manuscrits où sont réunis, dans la forme synoptique en honneur à 'cette époque, les éléments historiques d'une information scrupuleuse, qui inspirait et qui éclairait les circulaires aux préfets ou les instructions aux ambassadeurs. De nos jours, ainsi que le témoignage permanent des faits en donne la garantie au public, une telle application n'a plus rien d'exceptionnel ; les grands problèmes politiques et sociaux sont étudiés avec une égale probité, car l'ignorance et la légèreté n'ont plus, comme autrefois, accès dans les conseils de l'État. Un demi-siècle de suffrage universel a rendu en effet la France exigeante en ce qui concerne le zèle et la capacité de ses dirigeants.

Cavaignac considérait comme une obligation de conscience de ne pas se montrer inférieur au rôle qu'il avait accepté. Dans sa vie algérienne il avait décidé seul, d'après les connaissances acquises par un labeur personnel qui ne négligeait aucun élément d'information ; au Gouvernement, malgré les difficultés accrues, il ne voulut pas être le délégué des directeurs de son ministère, l'utilité qui signe sans le lire le courrier que lui présente le chef de cabinet. J'ai connu jadis un officier, fort brave homme d'ailleurs, qui avait assez de bon sens pour connaître sa nullité, assez de vanité pour chercher à sauver les apparences. Quand il devait donner un ordre, il pressentait ce qu'il devait éviter, mais il ne devinait jamais ce que la situation lui commandait de prescrire. Alors, d'un air entendu, comme un examinateur malin, il questionnait son lieutenant : Que feriez-vous en pareil cas ? Celui-ci, rompu aux exigences du métier, lui indiquait aussitôt la solution. C'est précisément ce que je pensais, concédait avec importance son chef, dont l'astuce n'avait trompé personne. En tout temps, de tels geais ne sont pas rares, auxquels le mérite d'autrui tient lieu de talents. Cavaignac puisait dans son propre fonds, et nous savons que son travail l'avait fait riche. Nous le verrons mettre sa marque personnelle dans la politique extérieure de l'État, avec autant de sûreté que dans les épisodes divers de la conquête algérienne, et, sur l'un et l'autre théâtre de son activité, se révéler souvent comme un précurseur. Cette originalité, justifiée par l'étude et la réflexion, lui donnait une confiance en soi, une fermeté qui faisaient paraître autour de lui le succès indubitable ; son optimisme rayonnait sur tous les exécutants qui se vouaient à plein cœur au succès commun. Maître de lui, indifférent aux conseils et aux critiques, il allait droit vers son but, dont rien ne pouvait le détourner quand le raisonnement et l'expérience lui avaient indiqué le chemin. Un saisissant exemple en est fourni par son plan de bataille à la veille des journées de juin. Malgré les instances de ses collègues du Gouvernement, il refusa d'engager la lutte selon les avis de ces vétérans des révolutions qui se trouvaient, cette fois, de l'autre côté de la barricade. La dictature lui parut alors nécessaire, non pour se réserver la gloire complète du triomphe en cas de succès, mais pour détourner sur sa personne, toutes les responsabilités en cas d'échec.

La causticité naturelle de son esprit, qui lui fit tant d'ennemis, sa réserve hautaine à l'égard des puissants du jour, n'étaient cependant qu'un masque placé devant une sensibilité facile à émouvoir. Autant il était prompt à se dresser contre ceux qui pouvaient l'accabler, autant il était indulgent, égal et doux envers les subordonnés, dont il corrigeait paternellement les erreurs ou les faiblesses. Sa valeur personnelle, la dignité de sa vie lui attribuaient un ascendant moral que nul ne songeait à méconnaître. Il n'avait donc pas besoin, comme tant d'autres, d'affirmer et de maintenir son autorité par des rigueurs vexatoires auxquelles sont enclins ceux que gênent le remords de leurs humiliations volontaires d'amour-propre et leurs capitulations de conscience. Nous avons vu, dans les précédents chapitres, comment il en était récompensé par le dévouement de ses inférieurs, et nous savons aussi que l'ennemi lui-même avait part à sa générosité. Ce qui pouvait paraître un calcul de politique prévoyante, quand il limitait au strict nécessaire les représailles de la guerre contre les tribus, n'était en réalité que la réaction d'une âme délicate et d'un cœur sensible en présence des ruines et des deuils qui représentaient le prix d'une victoire. Bastide, l'un des vieux amis de sa famille, racontait que le soir du 27 juin 1848, étant allé complimenter le vainqueur de l'insurrection, il le trouva prostré aux genoux de sa mère et sanglotant d'horreur à la pensée de son triomphe.

Avant son mariage, sa sœur et son frère, et celle que Lamartine appelait la Mère des Gracques, avaient été les seuls confidents de ses scrupules et de ses angoisses. A notre époque où les liens de la famille se relâchent si aisément pour les motifs les plus futiles, on se figure avec peine la solidité, la chaleur des sentiments qui, malgré toutes les causes apparentes de discorde, l'unissaient à sa mère bonapartiste, à sa sœur royaliste, à son frère qui ne comprenait pas la République de la même façon que lui ; sa religiosité longtemps endormie était aussi à l'aise avec l'incroyance foncière mais tolérante de Godefroy qu'avec le catholicisme intégral de sa sœur et de Mme Cavaignac. C'est pourquoi sa correspondance avec eux est si captivante. Condamné par sa carrière à vivre et à guerroyer seul, alors que son idéal eût été l'existence près de sa mère et de sa sœur dans quelque paisible garnison de France, tandis que son frère changerait à son gré l'ordre politique et social, il se rapproche le plus possible d'eux par la pensée, se mêle à leur existence, bavarde avec l'abandon d'un enfant que la solitude effraie, que les passe-droits révoltent, et qui, sa tâche faite, voudrait s'asseoir au foyer familial comme dans un asile inviolable. A distance, son impassibilité extérieure, que les siens prenaient parfois pour de l'indifférence ou de la sécheresse de cœur, se dissipe ; il réussit à percer, comme il dit, cette croûte qui m'enveloppe et qui l'avait tant fait souffrir ; de lettre en lettre, sa personnalité se dévoile et s'éclaire, sans que nulle ombre fâcheuse ne vienne gâter l'harmonieux dessin du portrait que, à son insu, il a de lui-même tracé.

Quand il raconte ses difficultés avec Lamoricière ou quand il s'insurge contre la sollicitude ambitieuse de son oncle qui voudrait le faire nommer pair de France et comte de Tlemcen, quand il se défend contre les flatteuses avances des princes dont il n'accepte à regret que ce qu'il estime être son dû strict, quand il se raidit au point de faire déplorer son défaut d'aménité par un inspecteur général, sa rudesse n'est que la défense habituelle des timides et des sensitifs. Il n'a pas d'autre moyen pour éviter d'être enrôlé parmi les Beni Oui-Oui qui papillonnent autour des grands chefs. Comme il ne veut être ni prosélyte, ni chef de bande, il refuse, parfois brutalement, de se laisser mettre le licol de la faveur ; et soucieux de ne rien devoir qu'à lui-même, il compromet son avenir militaire plutôt que d'aliéner la liberté de son esprit. Le duc d'Orléans, le duc d'Aumale, malgré leur désir de se l'attacher et de le pousser, par sympathie pour son caractère bien plus que par politique, ne parviennent pas à le faire sortir d'une réserve protocolairement déférente. Ils avaient l'âme assez haute pour ne pas s'en offenser et ils ne lui ménageaient pas les témoignages de leur estime, mais Bugeaud fut moins accommodant.

Le futur duc d'Isly, après sa première campagne dans la région d'Oran, avait conservé un vif souvenir du défenseur de Tlemcen. Lorsqu'il revint en Algérie comme gouverneur général, il lui fit dire qu'il voulait que le lieutenant-colonel Cavaignac fût son homme, à quoi Eugène avait répondu qu'il ne serait jamais l'homme de personne, mais celui de l'Algérie tant qu'on voudrait. Bugeaud crut que c'était une boutade et, quelque temps après, en présence de plusieurs généraux et colonels, il dit qu'il le considérait presque comme son fils. Cavaig.iac fit de nouveau la sourde oreille, mais il fut bien obligé de comprendre, car Bugeaud lui déclara qu'il appelait sa fille en Algérie où il lui chercherait un parti. L'offre était claire et séduisante, mais le gendre rêvé se déroba. Il touchait alors à la quarantaine et, sans être hostile au mariage, il se trouvait trop âgé pour épouser une jeune fille. D'ailleurs une femme faite ne lui aurait pas convenu davantage, expliqua-t-il à sa mère, parce que c'eût été mettre en présence deux êtres complètement formés, façonnés, arrêtés, dont l'union serait difficilement autre chose qu'une lutte qui ne présenterait même pas, comme dédommagement, la consolation de jouir des enfants devenus grands. Eût-il même été plus jeune qu'il n'aurait pas consenti à dépouiller sa propre personnalité pour ne plus être que le gendre du gouverneur général ; sa nouvelle parenté, ses belles relations lui tiendraient lieu désormais de mérites, et cela il ne voulait pas l'accepter. Il se souvint de la fable le Loup et le Chien et, à la première occasion favorable, il fit tête publiquement à Bugeaud, de façon à lui enlever tout espoir de l'asservir. Bugeaud comprit à son tour, et n'insista plus ; mais l'irréductible fierté de celui qui dédaignait ainsi ses avances provoqua sa rancune, qui fut tenace. Il multiplia si bien les incidents, les dénis de justice, les vexations d'amour-propre, que Cavaignac put croire sa carrière définitivement perdue et fut maintes fois sur le point de quitter l'armée. L'alerte de 1845, seule, mit fin à la persécution. Dans la débandade éhontée de ses courtisans, Bugeaud fut étonné de trouver chez sa victime un soutien aussi complet que désintéressé. Il cessa désormais de lui nuire, mais sans lui rendre son ancienne affection.

Avec Changarnier, avec Lamoricière, Cavaignac se montra aussi généreux. On connaît sa magnifique improvisation du 21 octobre 1848 à l'Assemblée Nationale, où le chef du pouvoir exécutif, rendant hommage à son ancien chef, regrettait de le voir au second rang alors qu'il méritait d'occuper à sa place le premier. Grâce à lui, Changarnier, qui l'avait décrié de toute manière, parvint au terme de son ambition et fut gouverneur général de l'Algérie. A Lamoricière, dont il fit un ministre de la Guerre, il dit noblement, après la soumission d'Abd-el-Kader, qu'un tel service rendu au pays effaçait le souvenir de ses rancunes et griefs personnels, et il lui tendit la main. Lamoricière, ému, l'embrassa. Ce n'était pas en effet sans se faire violence que Cavaignac avait pratiqué, à cette occasion, le pardon des injures. Il est plus difficile, crois-le bien, écrivit-il alors à sa mère, d'aller régulièrement à la messe que de pardonner pour le seul plaisir de pardonner.

Si, malgré tous ses déboires, malgré ses velléités fréquentes de reprendre sa liberté, il resta militaire et algérien, c'est à sa mère qu'en revient l'honneur. Quand il projetait de rentrer en France et de chercher sa voie dans les affaires, il ne prévoyait pas la métamorphose singulière qu'un avenir prochain lui préparait. Il se sentait vieillir, inutile dans des besognes sans gloire, tandis que son activité, ses connaissances techniques employées dans les entreprises de travaux publics, alors si prospères et si nombreuses, pouvaient ramener l'aisance à la maison. Et non seulement l'aisance, mais aussi le réconfort moral dont sa mère avait tant besoin. La mort de Caroline, l'exil de Godefroy, les sommes emportées par la maladie et les procès, la laissaient en effet isolée dans Paris et fort gênée. Trop fière pour solliciter ou accepter l'aide que son riche et obligeant beau-frère ne lui aurait pas ménagée, elle vivait dans l'angoisse du lendemain, uniquement soucieuse de sauver les apparences par des prodiges d'économie. De son premier séjour auprès d'elle, à l'occasion de l'affaire Brossard, de sa non-activité, des confidences de Godefroy pendant les voyages de celui-ci en Algérie, Eugène avait fini par conclure que son devoir filial exigeait le sacrifice d'une carrière qu'il abandonnerait d'ailleurs sans regret. Il se voyait accueilli par les grands brasseurs d'affaires qui lui confieraient la direction de chantiers ou d'usines et qu'il égalerait bientôt en richesse et en influence. Cette fortune, il la ferait servir à donner à Godefroy la tribune indépendante, journal, revue ou siège de représentant, que son frère ambitionnait pour défendre un idéal républicain différent de celui qu'exploitaient des intrigants et des ambitieux ; il la partageait encore avec sa mère, auprès de laquelle il était résolu à vivre pour occuper la place laissée vide par la mort de Caroline. Quel est l'officier qui, comme lui, n'a pas cru à certains moments qu'il avait fait fausse route, et que sa véritable destinée était ailleurs ? Quel est celui qui, mesurant le résultat d'après l'effort, ne s'est considéré comme la dupe de ses espoirs ? A l'âge des enthousiasmes on a rêvé du sacrifice et de la gloire : servir la Patrie, lui façonner des guerriers et des citoyens, laisser une trace, si faible fût-elle, dans ses annales, courir les aventures, entretenir dans une société mercantile et utilitaire le culte de l'honneur et du désintéressement, voilà ce que l'on ambitionnait sans se demander si l'on en recevrait un salaire avantageux. Puis, les jours ont passé : on a laissé de sa laine à tous les buissons du chemin, on compare ce que l'on est à ce que l'on aurait pu ou dû devenir ; on souffre d'être, comme les chrétiens des temps apostoliques, la balayure du monde que raillent les adorateurs du veau d'or, et l'on juge que la profession des armes comporte plus de servitude que de grandeur ; on voudrait s'en évader, pour éprouver dans la mêlée de la politique ou des affaires les voluptés de l'orgueil satisfait. Heureusement, ces crises sont passagères ; ceux qu'elles entraînent ne tardent pas à le regretter. Ils comprennent alors que la discipline et le scrupule ont façonné pour toujours leur esprit, que la rigidité des règlements militaires les a mal préparés à la souplesse des conventions civiles, que leur ancien état les marque comme si, au jour de leur prise d'habit, une voix mystérieuse leur avait murmuré : Tu es sacerdos in æternum.

A deux reprises, surtout, Cavaignac fut sur le point de jeter l'uniforme aux orties : la première, après la mort de sa sœur ; la seconde, pendant la période critique de ses relations avec Bugeaud. Mais la mère refusa d'accepter un tel sacrifice. Elle voyait dans l'âme de son fils plus clairement que lui-même : celui-ci était trop soldat pour savoir lutter, à égalité des armes, dans les batailles d'intérêt du monde des affaires. Elle redoutait que la politique le prît tout entier comme Godefroy. Généreux, enthousiaste comme son aîné, il aurait comme lui les prisons ou l'exil en partage. Elle préférait donc le savoir exposé périodiquement aux balles des Arabes, mais libre, car les colonnes et les sièges d'une guerre sans fin l'effrayaient moins que les complots et les barricades où se complaisaient alors les chefs républicains. Mais ce ne fut pas cet argument qu'elle invoqua pour le convaincre de renoncer à ses projets. Son amour maternel lui en suggéra un autre, plus décisif : la maladie qui avait emporté Caroline le guettait, car sa poitrine était délicate comme celle de Godefroy ; il était encore mal rétabli de la congestion qui avait rendu sa non-activité nécessaire ; le séjour prématuré à Paris lui serait funeste, tandis que le climat d'Algérie le préservait et le rendait plus fort. Elle préférait donc se passer de lui pour qu'il vécût. Après avoir longtemps hésité, il consentit à persévérer dans sa carrière, en attendant des jours meilleurs. Pendant de longues années encore, il devait d'ailleurs se débattre entre une bronchite aiguë et tenace, qui le faisait beaucoup souffrir, et des incommodités diverses qu'il endurait avec patience. Parfois, se soutenant à peine au moment de partir pour une expédition, il défaillait sur son cheval ; mais sa volonté surmontait la faiblesse de son corps, et cette indomptable énergie, où Bossuet voyait la marque des âmes vigoureuses, galvanisait les subordonnés qui ne songeaient plus, alors, à ménager leurs fatigues ou à s'en plaindre. Cependant, la sollicitude maternelle avait deviné juste : la vie au grand air, le soleil d'Algérie, eurent raison du mal. Eugène était désormais hors de danger, lorsque Godefroy, miné par sa vie trépidante de polémiste et de chef de parti, mourut prématurément.

En ce temps-là, comme aujourd'hui, la politique pouvait mener à tout, même à la fortune, mais Godefroy était de ceux qu'elle n'enrichit pas. Quand les républicains le vénéraient comme une de leurs plus pures gloires, quand ses adversaires s'inclinaient devant la sincérité de ses opinions, ils rendaient hommage à son désintéressement autant qu'à l'ardeur de sa foi. Les procès, la prison, l'exil lui coûtaient cher, et sa plume lui rapportait peu. Sa mère s'était presque endettée pour le soutenir pendant son séjour en Angleterre, puis pour l'aider à lancer la Réforme, et tous deux auraient vécu dans l'angoisse des échéances si Eugène ne fût venu à leur secours. Son oncle le lieutenant général, par le moyen délicat de largesses occasionnelles, cherchait à faciliter à l'officier d'Afrique son rôle de soutien de famille ; mais ces subsides servaient le plus souvent à boucher des brèches imprévues dans son budget personnel. Aussi les promotions étaient-elles impatiemment attendues, non pas seulement comme de justes récompenses, mais parce que la solde accrue permettait d'augmenter les mensualités qu'il expédiait à Paris. Lorsqu'il fut nommé maréchal de camp, il se réjouit de pouvoir assurer à sa mère, outre le nécessaire, un peu de superflu tel que des promenades en voiture de remise ou un séjour de repos à la campagne ; mais son trésorier n'en avait pas moins fort affaire pour accorder sa générosité naturelle et son désir d'économies. Dans les postes qu'il occupait les occasions ne manquaient pas, en effet, de dépenses somptuaires, rançons de son rang ou de ses fonctions, auxquelles il refusait de trouver un prétexte de se soustraire. Tantôt c'est le duc d'Aumale et sa suite qui passent et séjournent dans sa garnison, que des opérations de guerre l'empêchent de recevoir lui-même, mais qu'il prescrit de traiter largement, à ses frais. Tantôt c'est l'évêque d'Alger qui vient inaugurer une église, au moment qu'il doit partir pour une longue reconnaissance, mais l'hospitalité qu'il fait offrir au prélat ne laissera rien à désirer aux plus exigeants. Tantôt ce sont des personnages de marque, qui voyagent pour s'instruire et qui, séduits par la cordialité de leur hôte, se croient chez lui comme chez eux et prolongent sans façon leur villégiature ; tantôt ce sont des parlementaires, des ministres, des chargés de mission, qui cherchent à se renseigner sur les affaires d'Algérie ou la politique marocaine, et qui mettent sans se presser, tant ils se trouvent à l'aise près de lui, son expérience à contribution. Mais, si à ce régime il n'économise guère, sa mère n'en souffre pas : les 300 ou 400 francs mensuels qu'il lui envoie représentent quelque fantaisie, un beau cheval, une arme ancienne, un bijou original, dont il s'est volontairement privé, remettant à plus tard la joie de faire un cadeau, car ce soldat de fortune aime à donner avec une élégance de grand seigneur.

D'ailleurs, sans qu'il s'en doutât, cette courtoisie désintéressée le servait mieux que tous les calculs. Ses visiteurs, quel que fût leur rang, ses subordonnés, quel que fût leur grade, chantaient à l'envi ses louanges quand ils rentraient en France. Les premiers étaient ravis d'avoir rencontré, sur la terre algérienne, au lieu d'un militaire sabreur et avantageux, un galant homme érudit et fin ; les seconds vantaient le chef accueillant et généreux, loyal et juste, heureux à la guerre et sous les ordres duquel ils se disaient fiers d'être placés. Toutes ces impressions finissaient par aboutir à Paris, dans les bureaux du ministère, dans les salons des Tuileries, dans les salles de rédaction des journaux. Elles suppléaient au silence voulu des rapports officiels et du Moniteur, propageaient ou étendaient dans l'opinion publique une notoriété qui allait grandissant, si bien que la brusque élévation d'Eugène, après la chute du Gouvernement royal, fut considérée dans tous les partis, non comme la part de butin d'un affidé, mais comme la réparation méritée d'une ancienne injustice.

Combien il en avait vus passer, de ces touristes pittoresques, dont les naïvetés, les étonnements, les enthousiasmes, les préjugés, les prétentions même, faisaient diversion à ses soucis de guerrier et d'administrateur. Parmi ceux qui laissèrent une trace dans ses souvenirs, il se rappelait volontiers le comte de Mérode, un Belge, qui voyageait avec le marquis de Saint-Maur, et qui l'avait fort diverti à une époque où les sujets de s'égayer étaient rares. Mérode, affligé d'un strabisme très apparent, avait dû présenter son passeport à un policier pourvu de la même incommodité. Celui-ci constata que la pièce n'était pas en règle : Monsieur, dit-il, voilà un passeport qui me paraît diablement louche. — Monsieur, répondit Mérode, en toute cette affaire je ne vois de louche que vous et moi. Signalé aussitôt à Cavaignac pour son insolence, il s'attendait à des ennuis et il fut étonné d'être reçu à bras ouverts. Il n'avait rien à lui et pratiquait le communisme avec une cynique et déconcertante candeur : un jour de grand froid, son hôte s'inquiète de ne pas lui voir de gants. Eh, mon Dieu, explique-t-il, ce diable de Saint-Maur a les mains trop petites. Pendant longtemps, quand les conversations languissaient dans les popotes, il suffisait d'évoquer le passage de Mérode à Orléansville pour découvrir aussitôt quelque trait inédit qui mettait l'assistance en joie : le chapitre des Merodiana était inépuisable. Une autre fois, c'était von Fletschen qui chassait la mélancolie : cet officier prussien, autorisé à suivre les opérations militaires de Bugeaud, avait la manie de se lever en joignant brusquement les talons pour répondre à toutes les questions : Excellence oui, Excellence non, selon le cas. Bugeaud s'en amusait fort, et il l'interpellait à chaque instant pour le faire lever. Un jour, à table, quelqu'un lui demanda si l'on mangeait en Prusse des haricots semblables à ceux d'Algérie. Excellence oui, seulement, si vous voulez me permettre, ils ne sont pas aussi gros. Cavaignac eut toutes les peines du monde à l'empêcher de bombarder Bugeaud du titre d'Altesse quand il fut nommé duc d'Isly, et à lui démontrer que l'Excellence était déjà suffisant. Sa correspondance fourmille d'anecdotes analogues, racontées avec un brio, une fantaisie dont on le croirait incapable et qui en rendent la lecture singulièrement divertissante.

De tels visiteurs, encore aujourd'hui, ne sont pas rares outre-mer. Ils font la joie des chefs de poste, des missionnaires et des colons, quand ils se contentent d'être des voyageurs amènes, conscients de leur ignorance, curieux d'exotisme, anxieux de tirer le tigre ou l'éléphant, colporteurs des avant-derniers potins de Paris. Mais lorsqu'ils prétendent découvrir un monde nouveau, résoudre entre deux escales les problèmes les plus ardus de la politique indigène, distribuer doctement les critiques, analyser les causes et prédire les effets d'un malaise économique et social dont ils ont déjà trouvé le remède, l'urbanité de l'accueil ne les préserve pas toujours d'amères mystifications. Dans les popotes et les cercles on en rit longtemps après leur départ, sans se douter des tenaces légendes qu'ils lanceront dans le public, auxquelles ils seront les premiers à croire, car ils n'admettent pas qu'ils aient pu se tromper ou être trompés. Avec Cavaignac, ces plaisanteries n'allaient jamais bien loin. Elles s'épanouissaient surtout dans les bals et les raouts qu'il offrait en l'honneur de ses hôtes, où les cantinières de la garnison, en robes de soie avec des bas, jouaient de leur mieux le rôle de femmes du monde. Parfois, des coups de fusil savamment réglés, scandaient à distance les flonflons de l'orchestre et ajoutaient à la fête le piment du danger, pour donner aux étrangers de passage le capiteux souvenir d'avoir, eux aussi, dansé sur un volcan.

Dans l'esprit de cet ironiste à froid, doublé d'un observateur méthodique et perspicace, la brusque fin de sa sœur avait provoqué un remous profond d'idées et de sentiments dont il s'était cru, jusqu'alors, libéré à jamais. Comme aurait dit Melchior de Vogüé, c'étaient les morts qui parlaient en lui, ceux des générations enfouies depuis des siècles dans la rude terre des Causses, quand l'horreur des séparations éternelles lui fit éprouver avec angoisse et humilité les émotions de l'inquiétude religieuse. Son éducation toute laïque d'adolescent et de jeune homme, l'indifférence et l'hostilité envers le catholicisme, à la mode dans la bourgeoisie et l'armée voltairiennes au milieu desquelles il vivait, avaient étouffé la foi de l'enfance, que sa mère, nouvelle convertie, essaya de lui donner. Par égard pour les croyances maternelles, par délicatesse naturelle d'une intelligence élevée, il n'était jamais tombé dans les excès d'un sectarisme tapageur et il ne pensait pas que l'anticléricalisme militant dût être l'impérieuse règle de conduite d'un sincère républicain. Il n'allait pas à la messe, mais il ne voulait pas être obligé d'empêcher autrui d'y aller. Or il avait pour sa sœur un véritable culte ; il savait qu'elle était morte en demandant à Dieu la conversion de ses frères. A son premier retour en France, sa douleur désespérée fut impressionnée par la sérénité résignée de sa mère que la prière soutenait. Il réfléchit ; le silence berceur des églises commença de l'attirer, et aussi la majesté des cérémonies catholiques. Soixante ans avant Huysmans, il se laissa toucher par les suavités de l'orgue, tout en s'indignant des fautes de goût qui choquaient sa délicatesse : Pour finir, écrivait-il de Mahon où il était de passage, on a joué un air de Rossini et un fandango. Ces gens-là ont bien peur de faire impression qui dure. Pourquoi m'à-t-il joué du Rossini ? Mais en Algérie, dans les postes qu'il commande, il n'y a pas d'église, et moins encore d'orgue ; son grade l'isole davantage, et l'isolement l'incite à méditer. Il lit l'Imitation de Jésus-Christ dans le petit livre que sa sœur lui a légué, et il y trouve des consolations. L'au-delà ne lui paraît plus être un mur derrière lequel il n'y a rien, et il se demande : Pourquoi, diable, tout cela est-il un mystère ? Il était si facile de nous le dire. La vie ne serait plus qu'un voyage, et l'on ne se quitterait que pour se retrouver.... Il n'y aurait plus besoin de larmes, et, en se quittant, on pourrait sourire. Son âme s'ouvre davantage à la pitié : le sort de ses prisonniers l'émeut ; les enfants qu'il a ramenés avec leurs parents de quelque douar razzié, qui sautent et qui jouent sans comprendre, lui ôtent la joie du succès : Vilain métier, auquel on s'attache et qui ne devrait cependant laisser que des remords, tant il est cruel et donne pourtant du plaisir. Cette réflexion, entre beaucoup d'autres, fait comprendre les sanglots après la victoire de 1848 ; mais si les rebelles d'Algérie, comme les insurgés parisiens, éprouvèrent les effets de sa pitié, ils n'eurent jamais l'occasion d'exploiter sa faiblesse.

L'injustice apparente du sort des malheureux lui fait juger louable et nécessaire la pratique de la charité. Elle seule, affirme-t-il, peut réconcilier les pauvres gens avec leur misère, en leur donnant la foi dans une réparation future, sans laquelle il ne voit pas comment on les empêcherait de tout détruire dans une société trop inhumaine. Mais la charité, affaire de sentiment, doit échapper à la raison. A ce sujet il a, sur Pascal, une opinion originale : Le pauvre Pascal, écrit-il, en était venu à se reprocher un verre d'eau, la tisane qui devait le soulager. Le malheur de cet homme puissant était d'être trop logique : il a fait de la charité comme il a fait de la géométrie, et il est mort sans avoir trouvé la limite de ce qui devait être.... Dans le carnet intime où il s'analyse et s'interroge, il constate avec effroi que le plus honnête homme du monde peut avoir de bien mauvaises pensées ; si lui-même fait le bien, c'est par réflexion et raison plutôt que par nature et d'instinct, car, s'il est simple, il n'est pas naturel. Ce carnet, d'ailleurs, auquel il se confie sans réserve, il a souvent voulu le brûler, de peur que ses feuilles ne lui survivent : mais il y tient, comme si le détruire c'était se supprimer tout vivant. Ses doutes, ses angoisses redoublent après la mort de son frère : il se raccroche à l'espoir d'une vie future où il retrouvera tous ceux qu'il a aimés.

Godefroy avait terminé, dans la nuit du 4 au 5 avril 1845, sa fiévreuse existence. Ses déboires de fondateur de la Réforme, l'hostilité sournoise dont le harcelait la clique du National, le labeur acharné, les soucis d'argent, avaient hâté sa fin. L'immense foule accourue à ses funérailles, qu'il avait voulues religieuses pour donner à sa mère une dernière preuve d'affection, le succès populaire d'une souscription qui produisait en quelques jours près de 10.000 francs, fournis surtout par les ouvriers et les petits bourgeois, pour élever un monument à sa mémoire, révélaient le prestige du tribun que les chefs du parti considéraient comme un gêneur et un dissident. Cette fois encore, le coup frappait Eugène à Tlemcen, où dix ans auparavant il avait pleuré au souvenir de sa sœur, enlevée elle aussi par la même maladie dont il avait failli mourir. Ce frère, dont il admirait la conscience, le talent et l'abnégation, qui représentait à ses yeux le parlait modèle des vertus civiques et morales, il ne pouvait plus croire que quelques pelletées de terre l'en séparaient à jamais. Sa mère observait avec joie, dans sa correspondance, les indices de plus en plus apparents d'une conversion prochaine, qui rendrait absolue l'union de leurs cœurs ; mais, avec une délicatesse et une prudence avisées, elle se gardait d'intervenir pour le presser ou le diriger. Il lui suffisait de savoir que son fils se vantait maintenant de ne plus être un esprit fort, qu'il conférait volontiers avec le curé de Tlemcen pour s'instruire, qu'il lisait et relisait le Nouveau Testament. Un scrupule de loyauté, seul, le retenait devant le pas difficile de l'adhésion complète avec toutes ses conséquences, que tant de personnes répugnent à franchir quand elles ont renoncé pendant longtemps à la foi de leur jeune âge, et l'empêchait de faire prendre par sa raison le parti que lui conseillait son cœur. En tout cas, ce n'était plus un libre penseur qui portait avec reconnaissance le médaillon de famille, contenant une parcelle de la Vraie Croix, qu'il avait demandé à sa mère, et que celle-ci lui avait envoyé. Et comme elle s'inquiétait du respect humain qui lui ferait sans doute cacher dans un tiroir cet objet précieux, il la rassura ainsi : Demande-moi si je suis un catholique, te répondrai-je non ou pas encore ? Je ne sais. Mais fausse honte à porter ce qui, réellement ou comme emblème, rappelle le supplice de celui qui est mort pour témoigner de sa mission... de la fausse honte ? Sommes-nous donc encore à l'école de Voltaire ou de Diderot qui ont cru que de grands services, de grandes idées pouvaient s'appuyer sur l'ironie, la plus détestable de toutes les armes ? De la fausse honte, non ma foi : et si un homme n'avait pas consenti à se laisser crucifier pour seconder sa parole, où en serions-nous donc ?... Je suis donc profondément convaincu, chère mère, du besoin d'une forme religieuse : je la cherche, ou pour être plus sincère, je l'attends, faute d'avoir la volonté de la trouver. Mais en 1849, le P. de Ravignan déchira le voile. Cavaignac, écrasé par la douleur, s'agenouilla devant le conseiller et l'ami qui avait reçu la dernière prière et le dernier vœu de sa mère mourante, et se releva croyant. Il le resta, et sa correspondance avec l'abbé Locatelli, qui fut plus tard évêque de Troyes, montre sa vigilante sollicitude à élever son jeune fils dans la foi retrouvée.

De nos jours, les pharisiens qui proclament la nécessité d'une religion pour le peuple le revendiqueraient comme un des leurs, et les républicains intégraux le considéreraient comme un faux frère. Ceux-ci le rejetteraient comme un suppôt de la réaction, ceux-là l'encenseraient comme un Psichari ou un Barrès. A son époque, la cause fondamentale de l'antagonisme des partis qui se disputent les préférences de la nation ne s'affirmait pas aussi violente. La puissance occulte, comme l'on dit aujourd'hui, n'avait pas encore fait du dogme : Ni Dieu, ni Maître, le terme logique de l'évolution des esprits affranchis ; la foule qu'elle faisait manœuvrer sous la direction apparente de personnages populaires, la plupart de ces personnages eux-mêmes croyaient de bonne foi que la République était en germe dans l'Évangile et qu'un bon républicain pouvait aller à la messe. Cavaignac n'aimait pas à s'arrêter devant la porte ; il ne scandalisait donc pas la masse des libéraux de son temps. Mais sa réserve d'honnête homme encore indécis, autant que ses principes politiques et son nom, abusa ceux dont ses tendances spirituelles le rapprochaient et qui persistèrent à le compter parmi les rouges disposés à ramener la Grande Épouvante. Quand il détint le pouvoir, la majorité des électeurs bien pensants profitèrent du plébiscite pour le lui enlever, et ils furent à leur insu d'accord avec les guides cachés qui dirigent vers des fins connues d'eux seuls les peuples et les gouvernements. Cependant, ses rapports déférents avec le Pape, sa tentative d'attirer en France Pie IX, chassé de Rome par l'émeute, n'étaient pas les calculs d'un ambitieux aux abois qui cherchait à rallier à sa cause le pontife suprême d'une religion d'autorité. C'était, au contraire, l'expression d'une sympathie sincère pour une foi que la douleur avait réveillée dans son cœur d'incroyant, que sa raison avait ensuite engourdie et que sa sensibilité lui faisait regretter.

Certes, quand il se débattait dans la recherche de la vérité religieuse, il ne prévoyait pas qu'il offrirait un jour, au nom de la France, un asile au Pape fugitif. Rien ne laissait deviner que la démocratie triomphante le hisserait d'un seul coup au faîte des grandeurs, d'où son inconstance le ferait presque aussitôt descendre. Ses faveurs devaient venir à lui, sans qu'il les eût sollicitées, car il ne restait rien du fougueux lieutenant qui, au temps de sa jeunesse, révolutionnait les garnisons. Le vent du désert, le tourbillon des batailles avaient détourné ailleurs ses ardeurs ; les méditations sous la tente ou dans le gourbi des camps avaient discipliné ses rêves ; le spectacle des ambitions et des manœuvres des partis, pendant ses brefs congés en France, avait détruit beaucoup de ses illusions. Son credo politique ne changeait pas, mais il se contentait de le réciter dans son for intérieur et il ne se sentait plus la vocation de le prêcher. Officier scrupuleux, déterminé à observer un loyalisme strict que sa vie guerrière lui rendait léger, il n'était pas disposé à échanger sa carrière, même pénible et sans avenir, contre un siège à la Chambre que son frère lui conseillait de briguer. La politique militante comme député, pensait-il, ne lui aurait procuré le moyen d'être utile au pays que s'il avait eu le don de la parole pour défendre et propager ses idées. Or il ne se croyait pas orateur et il était persuadé qu'il ne le deviendrait jamais. Celui dont les éloquents plaidoyers devaient être acclamés par les assemblées parlementaires, celui dont les cinglantes ripostes y provoquèrent maintes fois l'enthousiasme, redoutait de parler en public. Même dans un petit cercle d'amis ou de camarades, la discussion lui était pénible, parce qu'il s'y modérait difficilement ou parce que les arguments ne se présentaient à son esprit qu'après une sorte de longue causerie à bâtons rompus. Il se comparait plaisamment à ces poltrons auxquels il faut vingt soufflets pour mettre l'épée à la main. N'étant pas orateur, il ne voulait pas entrer à la Chambre pour se faire une position en intriguant dans les couloirs : celle que lui donnait sa profession militaire lui paraissait plus nette, mieux acquise et mieux justifiée.

A mesure qu'il avance en âge, la politique pure, celle où se complaisent ceux qui en font une carrière lucrative, excite davantage son mépris. Mais il s'intéresse aux questions économiques, dont le bouleversement soudain des séculaires relations entre le capital et le travail, provoqué par l'avènement de la vapeur, lui révèle l'importance. S'il n'était colonel en Afrique, il voudrait être rédacteur à la Réforme de son frère, au moins pour combattre les économistes modernes qui ne considèrent la production que du point de vue arithmétique. Le principe de la liberté absolue, qu'ils admettent et font triompher, est, selon lui, antisocial et dangereux, car la société a le devoir de régler ce qui ne le serait pas sans elle. Il devine que le laissez faire, laissez passer peut avoir pour effet, dans un État, la rupture de l'équilibre industriel et agricole, la surproduction engendrée par les bénéfices passagers des fabricants, puis le chômage, les crises du commerce, qui entraînent à la protection douanière, aux guerres de tarifs qui sont le prologue habituel des conflits armés. Quand on considère la France contemporaine, à laquelle manqua un Sully pour maintenir dans de justes limites son développement industriel, la théorie de Cavaignac paraît conforme à la règle énoncée par Guizot, qui ne l'appliqua guère, Gouverner, c'est prévoir. Évidemment, il ne souhaite pas l'ingérence tatillonne de l'État dans les manifestations de l'activité nationale ; mais il veut que le Gouvernement discipline les efforts, s'oppose à une multiplication d'entreprises qui compromettrait la correspondance harmonieuse des ressources, des produits et des besoins. Dans son système, si quelqu'un avait eu le courage de l'imposer, la France d'après-guerre ne serait pas réduite à compter sur les largesses des touristes étrangers pour compenser-le déficit de la balance commerciale, et nos économistes ambitionneraient pour elle un autre rôle et d'autres profits que ceux d'une auberge des nations à change élevé.

La mort de son frère ne lui fit pas modifier sa réserve hautaine à l'égard des pouvoirs, source des faveurs. Cependant, vue d'Algérie, la Royauté constitutionnelle, étayée par les princes de la maison d'Orléans, jeunes, actifs, populaires dans l'armée, semblait solidement établie en France. Il aurait pu s'y rallier sans éclat, sans cesser de porter dans son cœur le deuil de ses convictions. Louis-Philippe se déclarait prêt à l'accueillir comme l'enfant prodigue, sans exiger une impossible capitulation de conscience, et cette confidence, répétée aussitôt par l'oncle toujours bien en cour, l'aurait rendu perplexe si le souvenir de Godefroy n'eût fermé ses oreilles à la tentation. En vain, Guizot lui faisait-il transmettre ses conseils et ses promesses ; en vain, Salvandy, pendant un long séjour à Tlemcen, lui montrait-il la cause républicaine perdue, l'impuissance de la coalition des rouges et des blancs qui attaquait, sans espoir de vaincre, une majorité inébranlable et définitivement domestiquée. Il ne pouvait se résigner à changer d'attitude, car un homme de son âge et de ses services n'avait pas à prendre, disait-il, une position de courtisan. Ses sentiments personnels, et son culte pour le souvenir de son frère, lui interdiraient toujours certaines attitudes. Non, vraiment, il ne se sentait pas capable de changer à quarante-cinq ans, après avoir vécu pendant vingt-sept ans comme il avait vécu. Il avait d'ailleurs compris que les avances du Gouvernement étaient surtout inspirées par la crainte. On redoutait à Paris de le voir apporter à l'opposition le renfort puissant de son nom, de son caractère et de sa valeur. On ignorait que ses goûts l'éloignaient autant de la Chambre que de la Cour, et il eut quelque peine à le démontrer aux émissaires divers qui étaient chargés de sonder ses desseins et de mesurer son ambition. Leur existence dans le vase clos des antichambres, des salons et des couloirs les avait mal préparés à croire un Cavaignac qui se défendait de vouloir imiter Lamoricière ou Bugeaud, et de faire de la politique en militaire, sinon en civil, parce que quinze ans de vie en campagne lui avaient imprimé des contraintes, des oppositions qui l'empêchent d'adhérer à quelque parti que ce soit, car il y serait mal à son aise. Il en faisait, volontiers, l'aveu sans aucun détour : Il faut avoir vécu dans les débats politiques, disait-il en songeant aux politiciens contre lesquels Godefroy s'était tant débattu, pour admettre ce qu'ils semblent admettre tous, une tactique qui résulte si peu de la couleur de leur drapeau qu'ils en changent le jour où ils sont les maîtres. Quand on n'a fait de politique que dans les livres, on reste éminemment impropre à la pratiquer : on s'éloigne des partis avec une certaine répugnance.

Même si son amour-propre militaire n'eût pas été satisfait par l'imminence de la promotion au dernier grade de la hiérarchie, il n'était donc pas assez ambitieux pour demander à la politique de le venger en lui procurant, par l'élection, le contrôle du Gouvernement ou l'accès au pouvoir. Si quelque imprévisible révolution devait renverser le trône, il n'imaginait pas qu'il pouvait y jouer un autre rôle que celui de spectateur. L'histoire lui avait appris que, seule, la jeunesse conduit les grands événements, quand les barrières s'abattent d'elles-mêmes pour laisser apparaître un monde nouveau. Ses quarante-cinq ans le classaient dans la catégorie des hommes mûrs dont la destinée, en temps de crise, est d'obéir. Sans évoquer les fastes de l'antiquité, il rappelait volontiers que Wellington et Napoléon, à son âge, étaient déjà au terme de leur carrière quand ils fixèrent à Waterloo le sort de l'Europe et du Monde : que Dumouriez, Moreau, Pichegru, hommes mûrs, avaient été écrasés, comme politiques et comme soldats, par des jeunes gens. Dans la période calme, au contraire, quand la société suit paisiblement sa route, les vieillards, les hommes mûrs dominent, parce qu'ils ont soin de fermer les portes et de barrer les avenues pour arrêter les candidats trop pressés de les remplacer. Selon lui, la société les laisse faire, parce qu'elle se sent si fragile qu'elle ne veut être menée ou maniée que par des mains affaiblies : elle aime mieux vivre à la petite semaine que courir le risque des aventures où l'entraîneraient les jeunes gens.

Tout est relatif. Les barbons de Molière étaient de robustes quadragénaires et les hommes mûrs ou âgés dont parlait Cavaignac seraient, à notre époque, de tendres adolescents. Les subtils psychologues de ces Vies amoureuses, qui étendent aujourd'hui jusqu'aux extrêmes limites de l'indiscrétion et de la fantaisie le domaine de la littérature historique, seraient donc tentés de trouver dans quelque déconvenue sentimentale l'explication de ce jugement désabusé. Les apparences pourraient leur donner raison. Pendant un congé à Paris, après la campagne de 1845-46 qui faisait de lui l'égal des chefs les plus réputés de l'armée d'Afrique, on s'était mis en tête de le marier. Il était en vue, sûr d'être bientôt lieutenant général, et l'affection de son oncle lui assurait, en ce qui concernait la fortune et les relations, les plus belles espérances. Or, la jeune fille qu'on lui destinait, et qui ne lui fut probablement pas indifférente, refusa d'un mot cruel : Il est bien, mais je le trouve trop vieux. Mais il ne pensait plus à ce verdict quand il philosophait sur l'Histoire. Vieux, certes il l'était, non par la physionomie et la tournure, si nous en croyons le beau portrait qu'a peint Horace Vernet, mais par la douleur qui l'avait mûri et par l'expérience qui l'avait rendu sceptique. Le coup inattendu de fortune qui lui donna soudain la souveraine puissance, non plus sur quelques tribus nomades mais sur la France entière, non plus sur le Paris d'Étienne Boileau ou de Sartine mais sur celui d'Étienne Marcel ou de Danton, pouvait donc le surprendre mais non l'éblouir. Dans sa vie errante il n'avait jamais éprouvé cette fringale de jouissances qui lance les galope-chopines à la conquête du pouvoir, par les voies rapides et sûres des intrigues politiques et de la démagogie. L'argent, il n'en avait jamais été l'esclave, car trop de générations d'honnêtes gens l'avaient formé au dédain des richesses ; l'éducation maternelle et son caractère de guerrier rendaient son esprit rebelle aux combinaisons par lesquelles une morale facile permet d'essayer de les acquérir promptement. Le pouvoir, il en avait entrevu les joies et les amertumes dans ses postes d'Orléansville et de Tlemcen ; il aurait pu l'exercer en despote, maître des vies et des biens, sans autre frein que sa conscience et l'opinion de ses subordonnés. Il y avait gardé les mains nettes, et nul détracteur ou envieux n'osa jamais en douter ; en Algérie, cependant, on n'échappait guère à la malignité des colporteurs de nouvelles, qui faisaient les délices des popotes et des salons. A Paris, lorsque tout s'offrit à lui comme au maître de l'heure, l'hôtel de Monaco, rue de Varenne, devenu l'hôtel de la présidence, demeura fermé aux trafiquants de toute nature qui, sous tous les régimes, assiègent les Rastignacs. Dans la multitude des brochures de propagande, que la préparation du plébiscite dispersait à travers la France, ses adversaires les plus déterminés ont pu attaquer, souvent avec la plus insigne mauvaise foi, ses idées ou sa politique, mais ses actes de gouvernement ne leur ont procuré aucun prétexte de le diminuer.

Quand, selon sa noble parole, il descendit du pouvoir, il n'en éprouva nul regret. Il ne l'avait pas assez aimé pour harceler son vainqueur par une opposition hargneuse ou des manœuvres sournoises, afin de préparer une prochaine revanche. Il avait d'ailleurs négligé d'emporter dans ses valises ces documents que tout politicien, après quelque station sur un fauteuil ministériel, collectionne dans ses archives pour maintenir ou stimuler la fidélité d'une troupe flottante de clients. Lorsque le verdict populaire, en l'écartant de la présidence, eut confirmé la sentence de Mazarin : En France la première place est toujours acquise aux hommes de second rang, il fit brûler par le lieutenant-colonel Foissy, son dévoué secrétaire général du pouvoir exécutif, une grande quantité de papiers, dont beaucoup de lettres écrites par des personnes qu'il avait obligées et qui se tournaient déjà vers Bonaparte. Pourquoi renoncer ainsi à ces armes ? lui demanda-t-on. — Je serais peut-être tenté de m'en servir. Une telle réponse explique, mieux que toutes les analyses, le caractère de Cavaignac. Celui qui était capable de la faire aurait sans doute pratiqué la politique tirée de l'Écriture sainte, d'après Bossuet, mais il n'entendait évidemment rien à la politique issue du suffrage universel.