LE GÉNERAL CAVAIGNAC

Un Dictateur républicain

 

CHAPITRE PREMIER. — LA FORMATION INTELLECTUELLE ET MORALE.

 

 

LES ORIGINES — L'ÉDUCATION À PARIS ET LE SÉJOUR À L'ÉCOLE POLYTECHNIQUE — L'EXPÉDITION DE MORÉE — LA VIE DE GARNISON — LA RÉVOLUTION DE 1830 — L'ÉCHAUFFOURÉE DE JUIN 1832 A PARIS — LE CAPITAINE CAVAIGNAC EN ALGÉRIE.

 

IL n'est pas indifférent d'interroger les origines des hommes qui ont pris une part active aux événements de la première moitié du XIXe siècle. Qu'ils se soient efforcés de ressusciter le passé ou de perpétuer les réformes politiques de la Révolution, c'est en eux surtout et par eux que les morts parlent. Jeunes encore à l'époque des troubles, ils en ont subi, parfois à leur insu, les conséquences matérielles et morales par les diverses réactions déterminées dans les manières de penser, de sentir et de vivre dans leurs familles. Quand on connaît la passion, très souvent généreuse et désintéressée, que les fondateurs du nouveau régime apportèrent à conquérir la liberté, on comprend qu'ils aient jalousement modelé l'âme de leurs fils sur leurs exemples et leurs enseignements. A leur image la plupart de ces enfants, devenus à leur tour des conducteurs d'hommes, confondirent dans le même amour la Patrie et la Liberté ; ils surent eux aussi lutter et souffrir pour défendre un idéal qui leur avait été transmis comme un héritage sacré.

Jean-Baptiste Cavaignac, père du général, descendait d'une ancienne famille du Rouergue, anoblie par Henri IV pour d'importants services rendus pendant le siège de Cahors. Il était né en 1762 à Gourdon, petite ville dont les habitants témoignaient beaucoup d'estime et d'affection à ses parents qui, par leurs quatorze enfants et leurs alliés, tenaient une place considérable dans la cité. Déraciné de bonne heure du pays natal, où il ne devait plus revenir que rarement, il se trouvait en 1789 à Toulouse, avocat au Parlement, et bientôt investi de fonctions municipales et départementales, en récompense de l'ardeur avec laquelle il avait adopté les principes nouveaux. Cependant, ses compatriotes du Lot l'envoyèrent à la Convention où il vota la mort de Louis XVI, sans appel ni sursis, vote qui devait peser lourdement sur sa vie et sur la destinée de ses enfants. Représentant du peuple en mission aux armées sur le Rhin, en Vendée, il réprima durement les menées fédéralistes dans l'Ouest et dans le Béarn, mais en tempérant la férocité de certains de ses collègues par des actes de clémence. Il fut cependant dénoncé par les Bayonnais en même temps que l'affreux Pinet, et il eût été décrété d'accusation si Boissy d'Anglas n'avait courageusement prouvé sa modération relative et sa justice. Au 1er prairial, au 13 vendémiaire, il contribua de toute son énergie au succès de la Convention, et, lorsque le Directoire remplaça la célèbre Assemblée, les électeurs du Lot reconnurent son civisme et son intégrité en lui donnant un siège au Conseil des Cinq-Cents.

Depuis qu'il s'était lancé dans la politique il n'entretenait plus guère de rapports affectueux qu'avec l'un de ses frères, Jacques-Marie, qu'il rencontrait entre deux missions ou deux campagnes, et qui était déjà un chef d'escadrons réputé pour son audace et son habileté. La tourmente apaisée il voulut donner à ses goûts pour la vie familiale des satisfactions moins précaires. Agé de trente-cinq ans, il était bien de sa personne et homme de beaucoup d'esprit et d'une grande distinction de manières ; il avait de belles relations dans le monde officiel, et son caractère, les services rendus, semblaient lui promettre un brillant avenir.

Un de ses compatriotes, député comme lui, l'introduisit dans la famille Corancez où une charmante jeune fille de dix-sept ans attirait déjà les épouseurs. La société qu'il rencontra, et les goûts qu'il y découvrit, lui firent sentir qu'il pénétrait dans un monde nouveau pour lui, ce qui ne pouvait lui déplaire, s'il cherchait l'oubli et le repos sans renoncer à une existence brillante. Excepté les idées républicaines de Mme Corancez, l'ardent patriotisme et l'irréligion, il n'y avait cependant presque rien de commun entre l'ancien conventionnel et les grands bourgeois qui le recevaient comme un des leurs.

Les Corancez étaient une famille de beaux esprits et d'artistes. Intelligences trop fines pour trouver de l'agrément aux violences de la politique, ils vivaient surtout par le sentiment et l'imagination, au milieu des philosophes et des musiciens, des écrivains et des peintres les plus connus. M. Corancez avait fondé, en 1777, le Journal de Paris, le premier quotidien de nouvelles littéraires publié en France ; en 1789, cette gazette était devenue politique. André Chénier, familier de la maison, y avait écrit une série de lettres qui furent la cause de son arrestation. Mais l'ami précieux, celui dont le commerce est un bienfait et un bonheur, avait été Jean-Jacques Rousseau. Pendant douze ans, Olivier de Corancez avait mêlé sa vie à la sienne pour le soutenir et adoucir ses malheurs. Il l'admirait et le vénérait autant qu'il l'aimait, et l'on comprendra l'influence que les idées du philosophe de Genève purent avoir sur la famille en lisant ces lignes extraites de la brochure Des mœurs et du caractère de Rousseau que Corancez écrivit pour ses enfants : Je suis témoin que Jean-Jacques Rousseau a conservé toute sa vie pour une mère que sa modestie m'empêche de nommer, mais que ses vertus feront cependant reconnaître de tous ceux qui ont eu quelques relations avec elle, une bienveillance soutenue, mêlée d'un respect sincère. Il l'avait connue jeune fille et lui avait donné à cette époque des soins personnels. Son mariage n'a rompu ni ses liens ni ses rapports avec lui. Plus occupée de jouir et dé profiter de cette connaissance que de s'en prévaloir, elle le voyait rarement. Elle étudiait, dans le silence, les maximes qu'elle puisait dans ses ouvrages, pour connaître ses devoirs et régler sa conduite, relativement à l'éducation de sa nombreuse famille. Ses succès dans ce genre ne furent point ignorés de Rousseau, qui ne la perdait pas de vue. Ils lui étaient agréables, et souvent il m'entretint de l'estime qu'il conservait pour elle. Cette préoccupation de Rousseau est si vraie qu'il annota de sa main un bel exemplaire de Montaigne et le fit remettre à Mme Corancez qui le céda plus tard à Hérault de Séchelles, au grand désespoir de Mlle Corancez, cette fille spirituelle de Rousseau, tout imprégnée des maximes du philosophe dont l'influence resta longtemps souveraine sur son esprit. Comme Rousseau elle écrivit des Confessions, mais leur caractère intime l'effraya ; elle les détruisit et les rédigea de nouveau sous la forme de mémoires (Mémoires d'une inconnue). Même ainsi transformé, son livre fait penser à celui du maître. Tout en donnant une part à l'anecdote, il est surtout le reflet d'une personnalité mystique et rêveuse, et des impressions produites sur elle par le contact d'une société qui la blesse et lui déplaît.

Elle avait été élevée chez ses parents, et ne connaissait du monde que les amis sceptiques et spirituels qui les fréquentaient. Son instruction avait été l'œuvre d'un bon prêtre logeant dans leur maison, qui sollicita comme une faveur d'enseigner cette intelligente enfant. On y avait consenti, en échange de la promesse formelle qu'il ne serait jamais question de religion, promesse qui fut tenue. Mlle Corancez apprit les lettres, le latin, un peu de grec ; Grétry lui donna des leçons de musique. Elle grandit ainsi, ne connaissant le monde et la vie que par les livres et les rêves, comme elle le constatera elle-même plus tard ; le mysticisme auquel elle s'abandonnait, sous l'influence persistante de Rousseau, peuplait son esprit d'aspirations indécises et inquiètes, à défaut des certitudes qu'elle ne pouvait trouver en elle et autour d'elle. Plus tard, quand les agitations de la vie l'obligeront à chercher une solution aux problèmes que les événements poseront à l'épouse, à la femme et à la mère, elle sentira le vide désolant de son âme et la froideur de son esprit. Le tourment de ce vide et de cette froideur l'amènera au drame intérieur, long et douloureux, de sa loyale conversion au catholicisme ancestral.

Telle était la jeune fille que Jean-Baptiste Cavaignac, promptement séduit par son charme et son intelligence, souhaita d'obtenir pour compagne. Mme Corancez favorisa de tout son pouvoir ce dessein qui convenait peu à son mari et surtout à sa fille aînée et à son gendre, parce que le député en question avait voté la mort du Roi, et qu'il n'était pas prudent d'affronter les conséquences qu'un tel vote pourrait avoir plus tard. Après de longues discussions, elle l'emporta ; Mlle Corancez se laissa convaincre qu'elle ne pourrait faire un meilleur choix et, sans éclat de passion de sa part, mais avec la volonté de se conduire toujours en épouse irréprochable, elle donna son consentement au mariage qui fut célébré en décembre 1797.

Ainsi, après avoir brûlé de toutes les fièvres politiques, après avoir contribué à bouleverser la France et l'Europe, après avoir sauvé sa tête maintes fois mise en jeu dans la lutte des partis, l'ancien conventionnel pouvait se croire assuré d'être heureux ; mais il ne fit qu'entrevoir l'existence quiète et stable qu'il se flattait d'être la sienne désormais.

Au premier renouvellement annuel du Conseil des Cinq-Cents, le sort qui désignait les députés sortants lui enleva son siège. Comme la Révolution ne l'avait pas enrichi, une situation d'attente lui fut offerte, en échange, dans l'octroi de Paris, grâce à laquelle sa femme pouvait encore conserver son rang dans le monde et recevoir les anciens collègues et amis de son mari qui fréquentaient la maison. Là se rencontraient notamment Cambon, Prieur, parfois Cambacérès et Barras, et les chefs militaires qu'il avait connus et soutenus pendant ses missions, Sébastiani, Joubert, Desaix, Kléber, Murat, dont les jeunes gloires auréolaient d'une notoriété flatteuse le salon qui les accueillait. Murat surtout se montrait assidu chez le protecteur déchu, dont l'influence l'avait fait admettre dans la garde constitutionnelle de Louis XVI et l'avait sauvé d'un grave péril pendant la réaction thermidorienne, quand la signature Marat, adoptée par gloriole au temps de Robespierre pour se consacrer pur entre les purs, donnait des droits à la déportation plutôt qu'à la faveur. Le brillant cavalier n'était pas un ingrat, et le 18 Brumaire lui fournit l'occasion de prouver une reconnaissance que les années ne devaient pas amoindrir. Devenu puissant à son tour, par son amitié avec le Premier Consul dont il allait être le beau-frère, il appuya l'offre d'une préfecture, que Bonaparte, à l'instigation de Cambacérès, fit proposer à Cavaignac.

A cette époque, d'après les témoignages contemporains, il était hasardeux de lier le sort d'une famille à celui du nouveau gouvernement. Une place d'administrateur de la loterie nationale, plus lucrative que la régie de l'octroi, moins brillante mais plus sûre qu'un palais préfectoral en province, sembla préférable à Cavaignac, qui l'obtint aisément. Mais après la mort d'une fille âgée de quelques mois, la naissance de ses fils, Godefroy en 1800, Eugène le 15 octobre 1802, réveilla son ambition. Pour leur assurer un avenir enviable, il souhaita de jouer de nouveau un rôle politique, où se concilieraient son désir de servir la France et sa réserve à l'égard d'un régime qui rétablissait peu à peu tout ce que lui et ses amis avaient renversé. Le poste de résident à Mascate, auquel les desseins secrets du Premier Consul réservaient une grande importance, était vacant. Il l'accepta, mais la rupture de la paix d'Amiens, en rendant trop aléatoire le voyage par mer, le retint à Paris dans une sinécure bien appointée.

Sa femme l'aurait vu partir sans trop de regrets. Elle avait pour ses enfants un amour exclusif, qui supportait comme une pénible épreuve le partage de leurs premières tendresses. En outre, fort attachée à ses parents, elle appréhendait d'avoir à prendre parti entre eux et son mari dans un conflit qui les divisait. D'ailleurs, le hasard lui accordait bientôt un nouveau répit. Joseph Bonaparte était devenu roi de Naples et, conseillé par Jacques-Marie Cavaignac, maintenant général et son aide de camp préféré, il appelait auprès de lui le résident honoraire de Mascate pour en faire un directeur général de l'enregistrement et des forêts du royaume. Le soudain changement de dynastie, qui remplaçait en 1808 un Bonaparte par un Murat, consolidait la situation des deux frères, auquel le souverain avait l'élégance de conserver une amitié fondée sur des services reçus en des temps moins heureux. Pendant plus de deux ans, Mme Cavaignac resta donc seule en France avec ses deux enfants, avant de rejoindre son mari fort occupé à organiser l'administration napolitaine et à leur préparer un cadre digne de les recevoir. Cette période de sa vie s'écoula chez les divers membres de la famille, dans le calme provincial dont sa santé, déjà délabrée, avait autant besoin que son esprit, tourmenté par l'inquiétude religieuse et qui hésitait à franchir le pas difficile de la conversion. Eugène et son frère, comblés de gâteries par leurs grands-parents et par leurs oncles et tantes paternels, personnages austères et peu expansifs cependant, ne devaient jamais oublier les joies de leur séjour dans les villes et les bourgs de la Corrèze et du Lot, où les Cavaignac comptaient parmi les plus notables habitants. Dans le tumulte d'une existence agitée par les luttes de la politique et de la guerre, Eugène surtout ne cessa de subir l'attirance de la terre ancestrale ; dans les camps de la Grèce, comme sur les pistes et les champs de bataille de l'Algérie, il sentait passer, aux heures de tristesse, le parfum des landes couvertes de bruyères et de genêts ; il se voyait courant dans les châtaigneraies et les bois de chênes, jouant dans les prés avec les pâtres. Parisien de rencontre, il restait quercynois par atavisme et, bien des années plus tard, les électeurs qui le choisissaient comme un enfant du pays ne s'y trompaient pas.

Cependant, le moment de rejoindre à Naples le chef de la famille était venu. Mme Cavaignac se mit en route, non sans mélancolie et sans appréhension. Elle n'avait aucun goût pour les plaisirs d'une Cour où la reine intriguait contre le roi, et que la diversité des partis et des courtisans rendait pleine d'embûches. Elle regrettait la simplicité de son existence d'antan, au milieu du luxe et de la représentation auxquels elle était contrainte par son titre de dame d'honneur et par le rang de son mari. Celui-ci, d'ailleurs avec les meilleures intentions du monde, lui avait infligé, dès son arrivée un cuisant chagrin. S'il acceptait galamment la métamorphose de sa femme voltairienne en catholique fervente, s'il consentait pour lui être agréable à donner à leur mariage la consécration de l'Église, il entendait diriger lui-même l'éducation de ses enfants, selon les données de la raison libérée des préjugés religieux. Eugène et Godefroy reçurent donc un précepteur italien, dont leur père, affectueux certes, mais sévère et grondeur, surveillait avec soin l'enseignement.

Les deux frères n'étaient plus assez jeunes pour ignorer la lutte d'influences dont leur esprit était l'enjeu ; leur caractère apparaissait déjà façonné dans ses lignes générales, tel qu'il devait se manifester pendant leur existence. Avec une finesse et une perspicacité peu communes, leur mère en esquissa ainsi dans ses Mémoires d'une inconnue un portrait déjà ressemblant. ... Eugène, plus jeune que lui de deux ans et demi, était au contraire plus docile et plus caressant, plus démonstratif que l'aîné. Doux habituellement et facile à conduire, jusqu'aux moments, rares à la vérité, où arrivait un accès d'entêtement, accès qu'il fallait tourner et non heurter, car on l'aurait brisé sans le faire céder, il avait, lui, de la persévérance, de la ténacité dans ce qu'il commençait, dans ce qu'il s'imposait, amusements ou tâche, et montrait plus que son frère l'envie de plaire, de se rendre agréable. Avec de la gentillesse, de la finesse, il annonçait de l'esprit, un caractère affectueux et de l'empire sur lui-même, en quoi il a tenu parole. Vivant habituellement avec des enfants plus âgés que lui, il était, suivant l'usage, le souffre-douleur de la bande — car l'enfance n'est pas généreuse — et ne se plaignait jamais.... Enfin, il était bon comme son frère. Je voyais en eux le germe de deux hommes distingués, et je ne m'abusais pas. Admis et fêtés au palais comme compagnons de jeux des enfants du roi, ils semblaient promis par droit de naissance, avec leur sœur Caroline née en 1811 et filleule de la reine, au sort brillant des privilégiés de la terre, si l'édifice construit par Napoléon résistait aux orages qui se formaient du côté de l'Orient. Il en fallut pourtant bien moins pour changer leur destin. Une querelle entre l'empereur et son beau-frère qui voulait se débarrasser d'un parti hostile dont la reine était le chef, aboutissait à un singulier décret sur la naturalisation des Français détachés au service de Murat. Malgré l'importance du sacrifice, le général J.-B. Cavaignac et son frère n'hésitèrent pas à tout perdre par la démission de leurs emplois afin de conserver leur qualité de Français. En 1812, Mme Cavaignac, ramenait ses enfants à Paris, tandis que son mari restait à Naples jusqu'à la fin de 1813 pour liquider les propriétés acquises dans le royaume et qui représentaient toute sa fortune ; mais cette opération fut désastreuse. Lorsqu'il revint à Paris, quasi-ruiné, il s'empressa d'enlever ses fils de la pension Le Fèvre, où leur mère les avait placés, et de les confier à l'institution de Lanneau devenue, depuis, le Collège Sainte-Barbe, dont l'esprit lui convenait mieux. Mme Cavaignac avait tenté vainement de l'en dissuader et, longtemps après, elle regrettait encore, dans ses Mémoires, la décision de son mari, un des pires choix, suivant moi, qu'il pût faire. Cependant Eugène et Godefroy y reçurent une solide instruction et furent parmi les brillants élèves de l'établissement.

Avant que l'ex-conseiller d'État du royaume de Naples eût reçu en France une juste compensation des sacrifices consentis par son patriotisme, l'Empire s'écroulait. La première Restauration, liée par des engagements formels, l'oublia. Le retour de l'île d'Elbe aurait probablement rétabli ses affaires, si le régime inauguré le 20 mars s'était maintenu. L'ancien conventionnel voyait alors en Napoléon la Révolution triomphante ; il considérait comme un devoir d'aider l'empereur dans la lutte décisive contre les ennemis de la patrie. Mais il n'eut même pas le temps de s'installer à la Préfecture de la Somme qui lui était attribuée. En outre, au début de 1815, pendant un voyage en Italie, il avait probablement été l'un des conseillers bénévoles de la diversion hasardeuse et prématurée qui conduisit Murat devant le peloton d'exécution du Pizzo. La deuxième Restauration ne pouvait donc manquer d'avoir des suites fâcheuses pour le préfet impérial des Cent-Jours et pour l'ancien ami du roi détrôné de Naples. Tandis que Ferdinand Ier, rétabli sur le trône des Deux-Siciles, confisquait en Italie les débris de sa fortune, à Paris il subit toutes sortes de vexations, préludes inévitables d'un sort plus rigoureux. En vain, d'après les suggestions de sa femme, avait-il fait remplacer, pendant les pourparlers relatifs à la déclaration de Saint-Ouen, le mot opinion par le terme vote bien plus précis, dans la phrase qui promettait l'oubli ; en vain Louis XVIII rappela-t-il aux ultras de la Chambre introuvable le pardon accordé par Louis XVI à ses juges. La loi d'amnistie du 9 janvier 1816 expulsa de France les régicides, et Cavaignac, laissant sa famille dans la gêne à Paris, alla s'établir à Bruxelles où il devait mourir en 1829.

Mais, de son exil, il continuait à inspirer à ses enfants une haine réfléchie et tenace envers les Bourbons, haine singulièrement attisée par Mme Cavaignac, enthousiaste bonapartiste malgré ses griefs personnels qui auraient justifié d'autres sentiments. Non seulement les manœuvres du gouvernement consulaire avaient presque ruiné ses parents en les dépossédant, sans compensation suffisante, de la propriété du Journal de Paris, mais encore la reine Caroline ne lui avait pas ménagé les mauvais procédés pendant le séjour à Naples. Cependant elle admirait le régime impérial et la gloire de Napoléon avec la même ferveur mystique qui l'avait ramenée au catholicisme sous l'influence et les enseignements de l'abbé Frayssinous. C'est probablement le respect pour la foi d'une mère chérie et vénérée qui, plus que tout autre sentiment, inspirera Eugène dans sa solution personnelle du problème religieux. Entre l'indifférence polie de sa jeunesse et l'adhésion discrète de son âge mûr, il ne devait jamais faire une place à l'irréligion bruyante qui n'était pas encore devenue la marque nécessaire du vrai républicain.

Ainsi, malgré qu'il fût éloigné pour toujours du foyer familial, l'influence de l'exilé sur ses fils n'en subsistait pas moins, soigneusement entretenue par la correspondance qui s'échangeait entre Bruxelles et Paris, et surtout par leurs visites annuelles pendant les vacances. Sa préoccupation s'étendait jusqu'au choix d'une carrière ; il indiquait, d'après les aptitudes pressenties, le Barreau à Godefroy, l'École Polytechnique et le Génie à Eugène. Les péripéties de leur existence, les malheurs d'un père proscrit, leur donnaient parmi les condisciples du collège Sainte-Barbe une notoriété dont ils étaient fiers. La jeunesse scolaire de cette époque, plus peut-être que celle d'aujourd'hui, s'intéressait aux discussions et aux querelles des partis qui enfiévraient les salons, les rues et le Parlement. Si un calcul astucieux déterminait déjà chez quelques-uns le choix de l'opinion utilitaire, en prévision des avantages qu'ils escomptaient, chez les loyalistes ou chez les opposants le plus grand nombre s'enrôlait de bonne foi derrière les bannières des ultras et des libéraux. Les tenants du bonapartisme, conscients de leur faiblesse numérique, se contentaient de marquer les coups, sans avouer leurs préférences pour les libéraux. Les républicains, contre lesquels tous les autres auraient fait bloc, affectaient un éclectisme indifférent aux préoccupations politiques de leurs condisciples ; comme les premiers chrétiens, ils cachaient avec soin la petite flamme de la liberté entretenue par eux dans le mystère jusqu'au moment où ils pourraient la faire briller au grand jour.

Godefroy était l'un des plus enthousiastes. A la fin de ses études secondaires il avait fait un pèlerinage à Bruxelles ; son père l'avait présenté dans le cénacle des bannis, dont David et Carnot étaient les personnalités les plus illustres. En les fréquentant, il avait compris l'idéal de la Révolution, et il s'était juré de recommencer une guerre sans merci contre la royauté triomphante. De retour à Paris, étudiant en droit, lancé par son oncle de Corcelle dans les conciliabules qui précédaient la formation de la Charbonnerie où sa connaissance de l'italien et le souvenir du rôle paternel auprès du roi Murat allaient faciliter son entrée, il cherchait aussitôt, selon la consigne donnée par les dirigeants, à gagner la jeunesse intellectuelle aux ennemis du droit divin. Son frère Eugène, qui éprouvait pour lui une affectueuse admiration, était à Sainte-Barbe un intermédiaire empressé. Mais, malgré les précautions de sa naïveté juvénile, la police de M. Decazes était trop bien faite pour ignorer ce qui se disait, même sous les préaux des collèges. Aussi, quand il eut subi avec succès les examens d'entrée à l'École Polytechnique en 1820, se vit-il refuser l'agrément du ministre de la Guerre à son admission. Fils de régicide était le motif officiel d'une décision qui bouleversait les rêves d'avenir du candidat évincé. Vraisemblablement, il y avait autre chose ; c'était l'adepte des idées subversives que l'autorité soupçonneuse voulait empêcher de nuire dans une école considérée comme la pierre angulaire des institutions de l'État. Autant que possible, on cherchait à préserver le loyalisme des futurs grands mandarins de l'Administration et de l'Armée contre la propagande insidieuse dont Eugène était un agent connu. Sinon, cette sévérité envers le fils du régicide semblerait incompréhensible en considérant la faveur dont le frère du même régicide, le lieutenant général Jacques-Marie Cavaignac, était l'objet. Celui-ci, malgré ses ralliements successifs à la Ire Restauration, aux Cent-Jours, à la IIe Restauration, était devenu un personnage considérable, vicomte, commandeur de Saint-Louis, bientôt inspecteur général de la Cavalerie ; mais son crédit était de trop fraîche date pour qu'il songeât à le faire servir au profit d'un neveu compromettant. Sans doute, il n'osa pas refuser une démarche discrète auprès de son camarade La Tour-Maubourg, ministre de la Guerre, mais il fallait mieux qu'une telle garantie pour changer en mansuétude la rigueur d'un pouvoir justement soupçonneux. Le salut d'Eugène vint du côté où il ne l'attendait pas. Mme Cavaignac eut l'idée de recourir aux bons offices de l'abbé Frayssinous qui l'avait ramenée à la religion catholique, et dont le titre d'aumônier du roi augmentait encore l'influence personnelle déjà considérable. Avec un tel répondant, ce qui semblait être des tendances inquiétantes devint d'inoffensifs enfantillages, et les portes de l'École s'ouvrirent sans difficulté. Eugène Cavaignac fut donc admis le 1er octobre 1820 et manifesta son intention de sortir officier dans l'arme du Génie.

La carrière militaire convenait mieux, en effet, à ses goûts d'ordre et d'indépendance morale que les aléas de la politique militante où son frère Godefroy se lançait à corps perdu. Son père et son oncle avaient été les exemples offerts naturellement à son choix quand sa mère discutait avec lui le problème de son avenir. A l'un, les dignités, le prestige, récompenses de beaux faits d'armes accomplis au service de la patrie sans trop s'inquiéter du régime qui la représentait : comité de salut public, empereur populaire, roi de droit divin. A l'autre, l'exil et la pauvreté, conséquences d'une existence bouleversée sans cesse par la poursuite accidentée d'un idéal jamais atteint. Mais aucun calcul d'ambitieux précoce n'avait déterminé la décision d'Eugène. Il n'avait pas escompté l'appui d'un oncle encore jeune, bien en cour, parvenu aux derniers sommets de la hiérarchie, en relations d'amitié avec tout ce que le monde militaire comptait de gloires, qui permettait la certitude d'un rapide et facile avancement. L'oncle n'était pour lui qu'un parent sans conséquence, qui, par ses variations politiques et sa prudence intéressée, ne méritait qu'un protocolaire respect. Et si l'École Polytechnique l'attirait plus que l'École de Saint-Cyr, c'était par déférence pour le désir d'un père proscrit, mais aussi parce que le zèle légitimiste, de tradition dans celle-ci, lui plaisait moins que l'esprit libéral en honneur dans celle-là. Sans doute, un prêtre ardent royaliste lui en avait fait ouvrir les portes, mais sa reconnaissance pour cette utile intervention ne lui semblait pas contradictoire avec ses propres opinions qui le rangeaient, ainsi que la majorité des étudiants de cette époque, parmi les adversaires du parti prêtre dont le programme consistait à rendre solidaires le trône et l'autel, comme si l'Église devait être un gendarme moral au service de la royauté.

Même si le souvenir de l'aventure où s'était joué son avenir l'avait rendu prudent, il ne pouvait plus rester neutre à l'égard des idées dont un régime d'ordre s'efforçait de contenir l'expansion dans les Écoles du Gouvernement. Il était en quelque sorte le prisonnier de son nom et du prestige que son exclusion manquée lui conférait sur des camarades qui se vantaient d'appartenir au parti des opposants et que les péripéties de la lutte universelle entre conservateurs et libéraux maintenaient en effervescence. C'était l'époque de la révolte des colonies espagnoles contre l'absolutisme de Ferdinand VII, et de la guerre du Piémont contre l'Autriche pour l'affranchissement de l'Italie. Les armées des rois d'Espagne et des Deux-Siciles se soulevaient pour imposer le respect ou l'octroi d'une constitution ; les Grecs commençaient de s'insurger pour leur indépendance. Les délégués des monarques de droit divin se réunissaient à Laybach pour préparer la défense commune contre des progrès de l'esprit nouveau ; les moindres projets de loi discutés par la Chambre mettaient aux prises les représentants de deux Frances ennemies.

La naissance du duc de Bordeaux, le loyalisme exubérant de la Chambre retrouvée, la mort de Napoléon, semblaient assurer l'avenir de la dynastie des Bourbons, tandis que ce que l'on appelait la Liberté était pour toujours sous les verrous avec Silvio Pellico dans les cachots du Spielberg. C'est à la délivrer pour la faire régner sur le monde, que la Charbonnerie s'employait avec constance, et le mystère dont elle s'enveloppait ne pouvait que séduire les partisans de la discussion et du libre examen qui se sentaient des âmes de conspirateurs et d'apôtres. Ils n'avaient pas comme aujourd'hui, pour soulager leur conscience, les dérivatifs des polémiques dans d'innombrables journaux, les indignations verbales des réunions publiques, les simulacres d'opposition dans des ligues au service de sceptiques ambitieux pressés de monnayer l'influence qu'elles leur procurent. Leur combativité ne se satisfaisait pas dans le tumulte des assemblées sportives et les exhibitions des championnats. A défaut de ces exutoires si bien agencés pour le maintien de la paix publique selon la formule : Ils chantent, donc ils paieront, leurs sentiments bouillonnaient comme en vase clos et, tôt ou tard, devaient faire éclater l'armature des institutions qui emprisonnaient le vieux monde. Les fondateurs de la Charbonnerie l'avaient ainsi compris, et cette association, importée d'Italie après l'échec du complot du 19 août 1820, recrutait dans toutes les classes de la société un nombre croissant d'adeptes.

Godefroy Cavaignac était l'un des premiers et des plus zélés propagandistes de ce groupement qui allait absorber les petits cercles des conspirateurs bonapartistes et républicains disséminés dans la plupart des villes de France. On le trouve, en effet, parmi les organisateurs qui se réunissaient chez l'étudiant Bazard pour rédiger le règlement de l'association. Eugène, toujours admirateur de son aîné, l'imitait de son mieux. Eut-il quelque part dans la fondation d'une Vente à l'École, fut-il seulement un intermédiaire plus passif que son titre de délégué à la Vente générale ne paraît l'indiquer ? Quoi qu'il en soit, la surveillance dont il était l'objet depuis ses dernières années à Sainte-Barbe ne pouvait manquer de noter ses moindres démarches et d'en constituer un faisceau de renseignements qui enflait son dossier de suspect. Il ne semble pas, d'ailleurs, que le personnel dirigeant de l'École ait contribué à cette besogne policière, car Eugène Cavaignac n'en fut pas le moins du monde inquiété. Il suivit sans encombre les cours, et, s'il ne fut pas un de ces élèves brillants qui se disputent les premières places, il subit honorablement les examens de sortie. Mais l'autorité qui avait tenté de lui interdire l'entrée de l'École lui prouva aussitôt qu'elle n'avait pas désarmé. Elle trouva sa justification dans les complots militaires, si nombreux en 1822 : à Saumur, à Belfort, carbonari et chevaliers de la Liberté essayaient de soulever les garnisons, et les procès de Strasbourg, de Poitiers, d'Orléans révélaient l'audace et l'habileté de leurs agents ; l'affaire des quatre sergents de la Rochelle, par les nouvelles découvertes qui en étaient la conséquence, ajoutait encore aux inquiétudes du gouvernement qui ne devait plus rien négliger pour enrayer une propagande aussi dangereuse ; il fallait donc que le loyalisme des jeunes officiers recrutés dans les grandes Écoles fût au-dessus de tout soupçon. Le maréchal Victor, duc de Bellune et ministre de la Guerre, avait donc retenu les suggestions de M. de Corbière, son collègue de l'Intérieur, et Eugène Cavaignac allait être éliminé de la promotion. L'oncle Jacques-Marie, qui aimait fort son remuant neveu, intervint en sa faveur avec courage ; son appel aux sentiments de camaraderie et de justice du maréchal fut un habile plaidoyer. Des trois meneurs que M. de Corbière avait signalés, seul son neveu, écrivait-il, était victime d'une mesure de rigueur que le gouvernement de l'École ne proposait pas. Le ministre demanda donc une enquête supplémentaire, et le chef du bureau du personnel du Génie, M. Schilmann, la fit aussi impartiale que possible. Il en résulta que si l'élève Cavaignac, classé 14e sur 17 dans l'arme du Génie et 49e sur 68 dans le classement général, s'était montré comme un caractère vif et indiscipliné, de conduite médiocre et de bonne tenue, il n'en était pas moins un brave garçon plutôt mené que meneur, qu'on ne saurait écarter de l'armée alors que des chefs et des meneurs ont été admis dans les services publics. Le colonel de Fleury, sous-directeur de l'École, était aussi d'avis que ses notes ne méritaient pas l'exclusion. Le duc de Bellune avait donc les éléments d'une décision plus équitable que généreuse. Le 30 novembre 1822, il donnait son agrément à la nomination d'Eugène Cavaignac comme sous-lieutenant élève à l'École d'Application de Metz.

La leçon avait été rude. Elle ne modifia pas les sentiments intimes du nouvel officier, mais elle lui inspira plus de prudence. D'ailleurs, bien mieux que la sévérité des répressions après les tentatives avortées du général Berton, du lieutenant-colonel Caron, des sergents de la Rochelle, l'expédition d'Espagne détournait de la politique militante les cadres de l'armée. Celle-ci se voyait rendue à sa mission guerrière ; avec une grande habileté, le gouvernement avait exploité les incidents de la campagne et le fait d'armes du Trocadéro pour faire disparaître l'antagonisme entre les éléments disparates qui la constituaient. Les fils d'émigrés, les anciens soldats de l'empereur avaient vu s'abattre impartialement sur eux les récompenses ; les troupes royales avaient aisément triomphé dans le pays où celles de Napoléon, après des succès passagers, avaient connu la défaite. On ne s'attardait pas à comparer les données du problème militaire en 1808 et en 1823 pour se juger avec plus de modestie ; on constatait seulement la différence des résultats et la rapidité du dénouement. Sans doute, la plupart des officiers déploraient que la puissance renaissante de la France se fût pour la première fois affirmée au profit de l'absolutisme de Ferdinand VII et des intérêts de famille des Bourbons ; mais leur sentiment intime n'aurait pas trouvé d'écho s'ils avaient cherché autour d'eux des approbateurs : le passage de l'armée du duc d'Angoulême sous l'Arc de Triomphe faisait oublier les menaces de Manuel, les avertissements du duc de Broglie, le supplice de Riego, les sanglantes violences de la réaction contre les negros à laquelle assistaient les garnisons maintenues en Espagne pour prévenir ou contenir la révolte des constitutionnels. On espérait que l'épée, sortie du fourreau même pour une mauvaise cause, n'y serait pas remise de longtemps, car l'état de l'Europe faisait prévoir que l'armée française trouverait bientôt de nouvelles diversions à son ennemi. D'Italie, de Grèce, de Pologne montaient des appels que le Gouvernement finirait par entendre, et s'il s'obstinait à rester sourd, l'opinion publique, représentée par les journalistes, les politiciens et les poètes, saurait bien entraîner le Gouvernement. Déjà Delacroix remuait les foules avec son tableau, les Massacres de Chio, les vers des Orientales étaient sur toutes les lèvres, et des volontaires, à l'exemple de lord Byron, allaient au secours des Hellènes luttant contre les Turcs. La guerre des États-Unis d'Amérique avait eu un prélude analogue ; ce serait peut-être de la Grèce que reviendrait un autre Lafayette, précurseur de la Liberté.

Le sous-lieutenant Cavaignac faisait donc comme ses camarades ; il attendait. S'il avait gardé des relations avec la Charbonnerie, il ne cherchait plus à lui recruter des adhérents. Il pensait que le régime, miné à la fois par ses adversaires et par ses partisans, s'effondrerait de lui-même et que les militaires, serviteurs bénévoles de la Nation, n'auraient probablement pas à intervenir dans les querelles des partis. Depuis sa sortie de l'École d'Application le 1er janvier 1825, il se donnait honnêtement à son métier d'officier, dans les garnisons du Midi où le plaçaient les mutations qui le tenaient éloigné de Paris. Y avait-il, dans cet exil qui le séparait de sa mère, d'un frère et d'une sœur tendrement aimés, qui lui rendait encore plus sensible la tristesse du sort paternel, l'effet d'une méfiance persistante à son égard ou d'une sollicitude prudente qui veillait sur lui pour le soustraire à de compromettantes amitiés ? Cependant, rien dans sa conduite ne permettait plus de soupçonner qu'il était de cœur avec les adversaires du régime. A Montpellier, à Narbonne, à Carcassonne, à Perpignan, à Collioure, il donna l'exemple de la correction politique et du zèle professionnel. Dans ses affaires privées, il a de l'ordre, l'horreur des dettes et du scandale ; sans autres ressources que sa solde, l'extraordinaire facilité de l'existence et ses goûts simples lui donnent les moyens de vivre honorablement comme un officier de fortune préoccupé de n'être pas à la charge des siens. Lieutenant en second le 1er octobre 1826, en premier le 1er janvier 1827, il fait fonctions de capitaine depuis le 1er février 1828, et les notes que lui donnaient ses chefs rendent hommage à ses qualités : plein d'énergie, caractère tout militaire ou officier distingué parmi ses camarades, lui présagent déjà une carrière sûre et même brillante, où il prétend n'avoir jamais que, son propre mérite pour seul protecteur.

Mais, malgré son calme apparent, la vie de garnison n'était pas sans danger. Si les villes du Midi étaient alors, dans leur ensemble, aussi ultra-légitimistes qu'elles sont aujourd'hui ultra-républicaines, trop d'occasions s'y offraient chaque jour de mettre en défaut la prudence du lieutenant Cavaignac qui devait évoluer avec précaution à travers les passions exubérantes et contradictoires des salons et des cafés. Le traintrain quotidien du service, la traditionnelle discrétion des propos de caserne ou de mess, ne l'empêchaient pas de songer aux problèmes de conscience qui surgiraient des conflits de plus en plus aigus entre le Gouvernement royal et l'opposition. Aussi accueillit-il avec joie la nouvelle de la formation du Corps expéditionnaire de Morée, dont il devait faire partie avec la compagnie de Génie qu'il commandait.

Comme en Espagne cinq ans auparavant, la France acceptait d'être le gendarme de l'Europe, mais cette fois l'entreprise était réellement populaire. Il s'agissait d'apporter aux Grecs un secours plus efficace que celui des volontaires du colonel Fabvier, en qui les enthousiastes voyaient un nouveau Lafayette, et d'achever l'œuvre commencée à Navarin. Mais le lieutenant général Maison, avec sa petite armée, avait un rôle bien difficile. Il devait contraindre Égyptiens et Turcs à reconnaître le Gouvernement provisoire dont Capo d'Istria était le chef, pour délivrer la Morée sans déclaration de guerre avec la Turquie, sans malentendus avec la flotte anglaise du blocus et sans conflit sanglant avec les troupes d'Ibrahim. Celles-ci avaient en effet de nombreux instructeurs français, car l'Égypte de Mehemet-Ali était aussi sympathique à la France que la Grèce de Miaoulis et de Canaris. Jamais pareil imbroglio n'avait mis à l'épreuve la sagacité d'un général.

L'organisation du Corps expéditionnaire laissait fort à désirer. L'esprit méthodique et méticuleux d'un Bonaparte n'avait pas tout prévu, tout ordonné, tout contrôlé dans les préparatifs d'une campagne qui présentait de nombreuses analogies avec celle d'Égypte. Il convient d'ailleurs de remarquer que les organisateurs de l'expédition d'Alger surent mettre à profit les critiques dont l'affaire de Morée fut l'objet. Mais, à souffrir par lui-même et par ses hommes des fautes d'autrui, le lieutenant Cavaignac prit en Morée le goût du détail et de l'adaptation des moyens aux circonstances, le souci du bien-être matériel et moral de la troupe, qui devaient lui donner plus tard un si grand prestige sur ses subordonnés.

Naturellement observateur et caustique, il jouissait sans réserve du spectacle offert par la petite armée débarquée à Petaldi et par les intrigues de toute nature dont elle était le centre bourdonnant de déconvenues et d'ambitions. A les voir de près, ces Grecs pour lesquels il s'était enthousiasmé, lui semblent avides, trompeurs, et moins intéressants que les Turcs ; il se demande si le peuple a réellement voulu secouer le joug dont on cherche à le délivrer. Il y a bien Fabvier avec son armée de l'Indépendance, forte de cinq ou six mille volontaires, enfin débarrassée des aventuriers qui étaient accourus et qui s'éclipsèrent quand la misère fut plus forte que leurs appétits ; il y a bien Nikitas, le vainqueur d'Agros Sostis et l'âme de la résistance, le seul honnête homme, avec Canaris, de la Grèce insurgée ; peut-être, en cherchant bien, en trouverait-on encore quelques autres..., tel Miaoulis, gras, juché sur une rosse qu'il excite à coups de grosse voix et de talon, tandis que l'État-Major français, élégant et chamarré qui l'entoure, le comble d'honneurs auxquels Miaoulis répond en secouant sans cesse sa petite calotte rouge. Dans la simplicité de son costume de marin, cette grosse figure, ces gros bras, l'air bonhomme plein de franchise et loyauté qui fait plaisir, est plus agréable à voir que Colocotronis, riche voleur et voilà tout. Comment ces héros de la mer et de la montagne avaient-ils pu tenir en échec pendant sept ans les Turcs maîtres des villes, puis les Égyptiens d'Ibrahim, disciplinés, aguerris, venus à la rescousse, alors que les paysans trafiquaient avec les deux partis, quand ils n'étaient pas ouvertement sympathiques à leurs tyrans ? Il y avait des scènes qui étonnaient les libérateurs, par exemple le refus des esclaves grecs d'abandonner leurs maîtres égyptiens, la haine des indigènes pour les Occidentaux, leur passion du pillage, le vide qu'ils faisaient devant l'armée. On ne voyait autour d'elle que quelques centaines de mendiants, toujours les mêmes, qu'on retrouvait à tous les endroits où il y avait de quoi vivre. La population voulait-elle vraiment son indépendance ? On se le demandait, et Cavaignac la comparait à l'âne de la fable qui continuait à paître tandis qu'il changeait de propriétaire. Mais on préférait supposer que les apparences étaient trompeuses et que la nation grecque, si elle existait quelque part, n'était pas cela. Cependant le contraste était trop vif entre les dithyrambes de la presse parisienne et les témoignages des faits contrôlables, pour que la correspondance d'Eugène n'enregistrât pas de nombreuses désillusions, malgré la prudente réserve qu'il s'imposait. J'attends, pour croire tout le mal qu'on nous dit d'eux, que l'expérience me donne le droit d'être juge, à quoi Godefroy, toujours enthousiaste mais déjà familiarisé avec les dessous de la politique, répondait : Il ne faut pas voir de trop près les grands événements, moins encore les résurrections des peuples ; il leur reste toujours trop de leur pourriture et de leur décomposition.

La petite armée du lieutenant général Maison n'était pas venue en Morée pour combattre, mais pour rétablir l'ordre et soutenir le Gouvernement provisoire du pays. Une telle mission n'a d'analogie que l'expédition de Chine en 1900 où des troupes étrangères purent guerroyer, prendre des villes de vive force, occuper des provinces entières, sans que l'état de guerre existât entre les envahisseurs et le Gouvernement chinois. Les Turcs et les Égyptiens n'y comprenaient rien. Ibrahim consentit cependant à se rembarquer volontairement, non sans avoir souligné la contradiction entre les actes de la France en Espagne, où elle avait rendu le peuple esclave, et en Morée où elle prétendait le délivrer. Les Turcs ne furent guère moins accommodants, mais ils exigèrent des formes, et leur résistance protocolaire confina parfois à la bouffonnerie.

Après avoir reçu des Égyptiens, sans coup férir, Modon et Navarin où des jardins luxueux, traversés par de belles routes, font un cadre surprenant à la plage couverte d'ossements et bordée de bâtiments incendiés qui témoignent encore de la bataille récente, Maison chargea le maréchal de camp Sébastiani, frère du maréchal, de se faire livrer Coron occupé par les Turcs. C'est à Cavaignac qu'est confiée la reconnaissance des abords de la place. Il s'en approche sans encombre, arrive au bord du fossé. Un officier turc vient à sa rencontre et le prie poliment de s'éloigner. Au parlementaire que Sébastiani envoie pour sommer le commandant de rendre Coron, ainsi que l'a fait Ibrahim à Modon et à Navarin, il répond que la France n'est pas en guerre avec le Sultan et que, d'ailleurs, un musulman ne peut rendre une place sans combattre. Le général croit qu'un simulacre suffira pour le décider en ménageant son amour-propre ; il prescrit à un capitaine du génie, accompagné par Cavaignac et quelques sapeurs sans armes, d'enfoncer la porte. Il y en avait trois, successives, faciles à défendre ; les deux premières cèdent sous les pics des sapeurs. Les Turcs, rassemblés sur le rempart, crient et plaisantent. On s'attaque à la troisième, protégée par un amas de bois et de terre qu'il faut prendre à revers. Les Turcs, alors, crient de plus belle et s'amusent à lancer des cailloux de plus en plus gros sur les sapeurs. Le capitaine et quelques hommes sont contusionnés : on bat en retraite. Les sapeurs, furieux, vont prendre leurs fusils et reviennent en tiraillant : les Turcs se divertissent comme des fous à ce spectacle, mais n'ouvrent pas la porte. La scène, évidemment, était quelque peu ridicule et ne pouvait durer, mais Sébastiani avait l'ordre de n'agir que par persuasion. Il s'avance et demande des explications au commandant turc installé sur le rempart. Le Turc lui répond que la guerre n'est pas déclarée ; ses soldats ont fait comme le propriétaire qui voit un maraudeur escalader le mur de son jardin ; qu'ils avaient cru que les Français étaient venus sans armes et qu'ils les avaient chassés amicalement. Le pauvre homme, note Cavaignac, ignorait que tirer le canon, prendre des villes, couper les vivres, brûler des vaisseaux, ce n'est pas faire la guerre, c'est intervenir. Sébastiani, patient, invoque l'exemple de Modon et de Navarin. Le Turc n'a pas confiance ; il veut aller voir et promet de faire comme Ibrahim si ce qu'on lui dit est vrai. On lui donne satisfaction ; il constate que les Français se sont pacifiquement installés dans les villes jusqu'alors occupées par les Égyptiens, et il consent à les laisser entrer, lui aussi, à Coron. Mais, en bon musulman, il ne veut paraître céder qu'à la force et il refuse de faire ouvrir la porte. Il faut que les sapeurs escaladent les murs et démolissent eux-mêmes les barricades qui obstruent l'entrée. Cet exemple entraîna l'évacuation de Patras, dont la garnison avait d'abord étranglé son chef qui parlait de se rendre. Peu à peu, les autres villes furent occupées de la même façon.

Il n'y eut de résistance qu'au Château de Morée, dépendant de Patras, qui n'accepta pas la reddition dans laquelle il était compris. La place était forte, et son chef voulait sauver l'honneur de l'armée turque. Le général Schneider dut faire un siège en règle, amener 40 pièces de gros calibre, ouvrir des tranchées. Cavaignac dirigeait les opérations du Génie. Quand il eut conduit la parallèle à distance d'assaut, l'artillerie avait ouvert la brèche. Le défenseur, jugeant que l'honneur militaire était satisfait, hissa le drapeau blanc et capitula le 30 octobre ; le siège avait duré 11 jours et coûtait aux Français une trentaine de tués ou blessés. C'était la seule opération de guerre de la campagne, et elle justifiait les propositions de récompenses que Maison adressait au Gouvernement. Malgré son antipathie à l'égard du Génie, le commandant en chef ne pouvait oublier que les deux compagnies détachées dans sa petite armée n'avaient pas ménagé leurs peines et leurs sacrifices, puisque le feu de l'ennemi et les maladies leur avaient fait perdre 60 hommes sur un effectif de 400 : Cavaignac se vit donc proposer pour la croix de chevalier de la Légion d'honneur, mais sans grand espoir de l'obtenir. Il savait qu'il y aurait peu d'élus, à cause du caractère bénin de l'intervention, que l'ancienneté serait le principal élément de répartition des récompenses, et il ne voulait pas exploiter des influences qui se seraient employées à son profit. Son frère, par exemple, n'était pas sans crédit chez le général Sébastiani, frère de l'ambassadeur, alors fort bien en cour. Mais déjà, soit d'instinct, soit d'après les conseils de son père, il éprouvait envers les diverses formes de l'intrigue une répugnance invincible. Tandis que, selon l'usage, la course à l'avancement et aux décorations suscitait des rivalités féroces entre les concurrents du Corps expéditionnaire, il se montrait plus soucieux de justice que de faveur. En officier conscient de son mérite, à la fois dédaigneux de la fausse modestie et de la réclame, il mettait autant de soins à défendre ses droits qu'à respecter ceux d'autrui ; sa passion pour l'équité lui rendait aussi odieux le rôle de victime résignée que celui d'arriviste sans scrupules. Or, en Morée, ses droits à une récompense lui paraissaient moins certains que ceux de camarades plus anciens. Il s'opposa donc aux démarches que Godefroy se proposait de tenter à Paris et rabroua vivement un de ses amis qui lui offrait aussi ses bons offices. A aucun prix, il ne voulait, écrivait-il, d'une recommandation qui le ferait passer avant son tour, et il se déclara fort satisfait d'être cité avec éloges dans le rapport officiel des opérations.

Il devait cette distinction à sa belle conduite et non à la bienveillance du commandant du Génie expéditionnaire. Les relations étaient assez tendues entre le lieutenant Cavaignac et son chef, qui lui avait dit un jour, à propos d'un incident de service : Vous me déplaisez. — Je suis venu en Morée pour vous obéir et nullement pour vous plaire, avait répondu Cavaignac dont le sentiment des devoirs et des responsabilités militaires s'accommodait mal du laisser aller et de l'égoïsme universels. Maison, en effet, fier de son marquisat récent, signait ses ordres de son titre plus volontiers que de son grade, réglementait l'étiquette de la petite cour qui l'entourait et, faute de guerroyer autour d'Athènes où le Gouvernement ne voulait pas le laisser aller, il ne se préoccupait que de son bien-être et menait grand train. A son exemple, les généraux et les chefs de corps vivaient comme des pachas, frondaient le commandement et dépensaient leurs loisirs en intrigues d'ambition. Parmi eux, et Maison le premier, la plupart venaient de l'armée impériale, mais leur prestige de vétérans de Napoléon s'était vite effrité au contact des événements d'une campagne sans gloire. C'est une chose admirable, remarquait Cavaignac, que la nullité physique et morale de tous nos anciens hommes de guerre. On se demande ce que tout cela serait devenu avec un ennemi en présence.... Peut-être eût-ce été un bien, car rien de plus obéissant que le soldat qui entend siffler une balle.

Les prétextes à récriminations ne manquaient pas ; mais, entre tous les officiers et les soldats, il constatait avec surprise que les plus acharnés à se plaindre étaient ceux qu'il croyait les plus endurcis. Au bivouac pendant le siège de Morée, dans les camps où les troupes vivaient avant de prendre leurs quartiers d'hiver dans les localités de la presqu'île, on était dépourvu à peu près de tout, sauf des vivres qui abondaient. Le séjour prolongé sous la tente engendrait la fièvre et la dysenterie ; les abris pour les malades, les hôpitaux, les médicaments faisaient défaut, quoiqu'une mission médicale eût précédé en Morée le Corps expéditionnaire. Les anciens, ceux des guerres d'Espagne et d'Allemagne, ne cessaient de comparer leur misère aux plantureux cantonnements d'autrefois, où ils trouvaient chaque soir bon souper, bon gîte et le reste. Peut-être voyaient-ils ces liesses à travers les lunettes déformantes que chacun met volontiers pour contempler le passé ; peut-être aussi voulaient-ils en imposer aux jeunes qui faisaient pour la première fois des gestes de guerriers. Mais les jeunes se moquaient de leurs jérémiades ; tout était amusant et nouveau pour eux dans une campagne si différente de la vie de garnison ; ils étaient fiers de fouler en libérateurs un sol si chargé d'histoire et ils étalaient leur insouciance et leur gaîté pour prouver aux grincheux survivants des légions de l'Empereur que l'armée nouvelle les valait bien. Cavaignac apprenait ainsi combien l'amour-propre du soldat français est un levier puissant pour qui sait le manier, et combien le moral d'une troupe en campagne peut être influencé par les conditions matérielles de l'existence. D'innombrables officiers, moins perspicaces que lui, ont atteint ou atteindront l'âge de la retraite et le sommet des honneurs, sans avoir rien compris à ces principes fondamentaux du commandement ou sans avoir jamais su les appliquer. Il les prendra désormais comme règle de conduite et leur devra plus tard, en grande partie, les succès qui feront sa renommée.

A l'entrée de l'hiver, le Corps expéditionnaire put replier ses tentes et cantonner dans les villes de la Morée. Les pertes pour maladie étaient déjà considérables et l'intérêt de la campagne avait disparu. Les charmes relatifs du séjour sous le ciel de l'Hellade ne faisaient pas oublier les déceptions d'une aventure qui se terminait sans gloire. On avait espéré des faits d'armes et les diplomates s'évertuaient à liquider le différend à coups de parchemins. On était venu en libérateurs et l'on ne jouait qu'un rôle de garnisaires. Les Turcs, dont on avait escompté un sursaut de résistance après leur succès de Choumla sur les Bulgares, ne voulaient pas donner aux Français les occasions de se distinguer. C'est donc avec joie que l'on apprit, au printemps de 1829, l'imminence du retour pour la majeure partie des troupes de Maison, promu Maréchal. 5.000 hommes seulement, qui se considéraient comme de pitoyables exilés, restaient en Grèce avec le lieutenant général Schneider, pour donner un appui moral au Gouvernement de Capo d'Istria qui devait établir la monarchie. Cavaignac fut de ceux qui rentraient en France et, tout heureux de son sort, sans regret des souvenirs classiques, des bois d'oliviers et des Hellènes, il débarquait à Marseille le 9 mai.

A son arrivée à Paris, ce qu'il vit et ce qu'il apprit autour de lui ranima bientôt son intérêt à l'égard des questions politiques dont il s'était désintéressé pendant son absence. Son père venait de mourir, solitaire, à Bruxelles, et cette triste fin du proscrit qu'il n'avait cessé d'aimer et de respecter, dont il admirait la droiture et la fermeté, dont les conseils avaient orienté son existence et formé son caractère, le confirma dans sa haine pour le régime de la Restauration. Sa mère vivait dans la gêne, et l'inquiétude qu'il en éprouvait pour l'avenir de sa sœur Caroline, belle et douce jeune fille maintenant, lui rendit plus amer le souvenir des confiscations qui avaient englouti leur fortune. Contre les Bourbons, proscripteurs en France, larrons en Italie, bourreaux en Espagne, il jugeait légitime la guerre acharnée que leur faisaient des ennemis audacieux. Son frère Godefroy, devenu l'une des idoles du Quartier latin, était parmi les adversaires les plus déterminés du Gouvernement. Avec sa logique inflexible, il ne s'était pas arrêté à mi-chemin dans le choix et la propagande d'une opinion ; il ne souhaitait pas, avec les bonapartistes de moins en moins nombreux, le retour du duc de Reichstadt, et il ne voulait pas conspirer avec une bourgeoisie de plus en plus avide, pour chasser du trône de France la branche aînée au profit de la branche cadette. Celle-ci, dans son auréole de libéralisme, ne lui paraissait pas être plus désirable ; le régime républicain, seul, était celui qui convenait à un peuple libre, et la monarchie impériale ou royale, élective, de droit divin ou constitutionnelle, était un fléau qu'il fallait supprimer à tout prix. Au contact de cette foi bouillonnante, Eugène, qui considérait maintenant son aîné comme le chef de la famille, se sentit de nouveau entraîné vers le même idéal. Mais, s'il en souhaitait avec son frère le triomphe prochain, la demande qu'il présenta pour être placé dans les bureaux du Génie de Paris, après son congé de fin de' campagne, était inspirée par le désir de vivre paisiblement auprès des siens après une longue absence, plutôt que par un calcul de conspirateur. Les années passées dans les garnisons du Midi de la France, encore si lointaines à cette époque, l'expédition de Morée, semblaient lui donner des droits à cette faveur ; mais peut-être ne se souciait-on pas de maintenir dans une capitale enfiévrée un officier qui, malgré la correction apparente de son attitude politique, restait suspect par ses origines et ses antécédents d'École. Aussi reçut-il en réponse un refus irréfutablement motivé. Dans l'intérêt de son instruction et à défaut d'emploi vacant à Paris il valait mieux, répondait le ministre, qu'il fût employé dans une place de guerre ; on tenait cependant compte de ses préférences et on l'éloignait le moins possible de sa famille en l'affectant, le 10 août 1829, à Saint-Omer.

Il y séjourna peu de temps, puisque le 18 janvier suivant il était adjoint au commandant de l'École régimentaire du Génie d'Arras. Dans ce poste de choix, ses qualités personnelles, la petite auréole qu'il avait rapportée de Grèce, lui valurent bientôt une grande influence sur les troupes de la garnison. La Révolution de Juillet était imminente : le conflit parlementaire aboutissait aux Ordonnances, la capitale se soulevait. Les circonstances étaient d'ailleurs favorables à une propagande qui s'exerçait, non dans les affaires journalières du service, mais dans la vie hors des casernes et des bureaux. Bientôt parvinrent à Arras les premières nouvelles de la lutte décisive engagée à Paris entre les maladroits soutiens du Gouvernement et leurs adversaires tenaces et retors. Le lieutenant Cavaignac, dont le frère comptait parmi les chefs des combattants de juillet, fut convaincu que son devoir l'appelait à soutenir de son mieux les revendications populaires. Quatre cents soldats, plusieurs sous-officiers, quelques jeunes officiers sont prêts à le suivre pour prendre part à la bataille dans la capitale. L'abdication de Charles X arrête à point les conjurés ; mais l'alerte avait été chaude pour le colonel Cournault qui vit avec joie partir son remuant subordonné qu'une mutation opportune plaçait à l'État-Major particulier du Génie à Paris. C'était sur la requête de sa mère que le lieutenant Cavaignac obtenait une telle faveur, et le duc de Chartres, en souvenir du rôle de Godefroy pendant la révolution, l'avait soutenue de tout son pouvoir. Il croyait sans doute habile de désarmer par la reconnaissance un des chefs les plus influents du parti républicain, et de s'attacher en même temps, par l'intérêt, un officier dont la conduite en Morée et l'équipée d'Arras, montraient la valeur professionnelle et l'esprit de décision. Mais ce calcul était faux. Godefroy n'avait pas combattu sur les barricades pour remplacer Charles X par Louis-Philippe, et il restait irréductiblement hostile à la monarchie. Eugène, tout à la joie de voir réalisé son rêve et de vivre enfin auprès des siens à Paris, voyait dans cette mutation inespérée une récompense de ses services plutôt qu'une combinaison politique dont son adhésion au nouveau régime était l'enjeu. D'ailleurs, le Gouvernement du roi-citoyen lui était alors sympathique par les promesses de liberté politique dont les protagonistes et les bénéficiaires des journées de juillet s'étaient montrés prodigues. Il ne comprenait pas les méfiances de son frère et de ses amis, leurs refus de collaboration après la bataille, avec les orléanistes dont ils avaient, à leur insu, préparé, assuré le triomphe. Il aurait- préféré que les vainqueurs eussent convoqué, après l'abdication de Charles X, une Convention nationale pour choisir la forme de gouvernement ; mais, puisque le régime de droit divin et de réaction était enfin abattu, ses adversaires républicains pouvaient honnêtement accepter les avances de leurs anciens alliés et servir le pouvoir qu'ils avaient contribué à fonder. Il blâmait donc Godefroy qui refusait un poste de secrétaire d'ambassade ou une candidature à la députation, comme d'autres refusaient des préfectures ; et le spectacle de certaines nominations auxquelles la bouderie des républicains contraignait le nouveau Gouvernement lui inspirait cette critique. Quand on a mis un enfant au monde, il faut le secourir et non pas le planter là, ni agir comme des enfants qui établissent une digue, se croisent les bras et regardent l'eau la surmonter et la détruire, afin d'avoir le plaisir de recommencer après....

En somme, il aurait accepté Louis-Philippe, d'après un raisonnement analogue à celui des monarchistes engagés par Léon XIII dans la politique de ralliement. Mais si des monarchistes découragés pouvaient, de bonne foi, se rallier en 1890 à la République pour en modérer les tendances anticléricales et démagogiques, il était plus difficile en 1830 à des républicains de se soumettre à une royauté. Ils avaient tiré les marrons du feu au profit des orléanistes, et leur parti était trop ardent pour se complaire en de stériles regrets, s'illusionner dans une platonique opposition ou partager en parents pauvres les menus privilèges du pouvoir. Ils voulaient tout ou rien, et ils étaient plus décidés à obtenir le tout par tous les moyens qu'à se contenter de rien sous la direction de chefs plus velléitaires que résolus. Aussi, dès ses débuts, le nouveau régime devait-il se défendre contre leurs complots, et les mesures de protection qu'il adoptait apparaissaient à Godefroy comme des indices certains d'un retour à l'oppression des opinions et des consciences. Entre la monarchie du droit divin et la monarchie libérale il n'y avait qu'une différence d'étiquettes, et les républicains étaient logiques en faisant à l'une comme à l'autre une guerre sans merci. Mais Eugène n'en était encore qu'à une adhésion de principe et il n'aurait vraisemblablement pas pris un rôle dans la politique militante du parti si les événements ne l'y avaient entraîné.

Il était capitaine depuis le 14 octobre 1830 et des réformes dans l'État-Major particulier du Génie allaient lui faire perdre son emploi à Paris ; son retour à son ancienne garnison d'Arras était imminent. Or, à cette époque, son frère se trouvait parmi les inculpés dans le procès des artilleurs de la garde nationale, arrêtés à l'occasion du jugement des ministres de Charles X, et lui-même avait obtenu un congé pour attendre la fin des débats. Le colonel Cournault ne souhaitait pas le retour de son ancien subordonné, vraiment trop compromettant dans une garnison déjà travaillée par la Société patriotique de la ville, affiliée à l'Association de Défense nationale dont Godefroy était l'un des fondateurs. Il adressa donc un rapport pour proposer d'affecter à tout autre régiment un officier aussi dangereux et justifia sa demande par des renseignements impressionnants. Il savait, disait-il, qu'Eugène était un membre influent de l'Association et que la Société locale lui préparait une réception enthousiaste dont l'effet, joint à l'acquittement des accusés du procès d'avril, serait considérable sur l'esprit des troupes et des habitants.

L'oncle Jacques-Marie intervint-il pour préserver son neveu d'une mutation qui eût été, pour un tel motif, une irrémédiable disgrâce ? Le chef du bureau du personnel, qui devait fournir au maréchal Soult les éléments d'une décision, ne se laissa-t-il inspirer que par une indulgence de désabusé ou par le sentiment d'une stricte justice ? Quoi qu'il en soit, ce digne fonctionnaire faisait remarquer que nul renseignement défavorable, concernant le capitaine Cavaignac, n'était parvenu au bureau et que, dans ces conditions, une mutation demandée pour des motifs aussi fragiles ne s'expliquerait pas. Soult approuva cette bienveillante conclusion, et le capitaine fut maintenu au 2e Génie, mais on l'envoya à Thionville où il n'aurait plus que des rapports épistolaires et lointains avec son chef de corps.

Un vent belliqueux, venu de Belgique, soufflait alors sur cette garnison frontière. Il emportait à peu près toutes les autres préoccupations. A sa grande surprise, Cavaignac se trouvait isolé dans un milieu d'indifférents aux systèmes politiques, c'est-à-dire tout prêt à reprendre la cocarde blanche si Paris l'imposait de nouveau, comme à se dévouer pour les Orléans s'ils parvenaient à se maintenir. L'opinion commune se traduisait dans la boutade d'un officier : Ce n'est pas un coq qu'on aurait dû mettre sur nos épées, mais une grenade, car une grenade, c'est de tous les régimes, nous serions sûrs de la garder. Un autre exprimait ainsi les sentiments de l'armée : Arrangez-vous, battez-vous ; quand vous aurez fini, faites-nous le savoir ; cela ne nous regarde pas, le vainqueur nous aura. Dans la population civile, l'indifférence était presque aussi grande : les événements de Belgique ne l'intéressaient que pour les conséquences matérielles qu'ils auraient sur les relations de voisinage. Un bourgeois, qui se piquait d'appartenir à l'élite intellectuelle de la ville, en expliquait les motifs à Cavaignac. Ceux qui raisonnent politique sont assurément pour la réunion avec la France ; mais les autres, vous savez, le fretin du pays, ça pense à être frontière pour avoir des douanes et de fortes garnisons. L'élite, d'ailleurs, comblait de prévenances le capitaine que sa parenté avec le jeune chef républicain exposait parfois à d'amusantes méprises. On se le montrait à la promenade ; au café on se faisait présenter parce qu'on le devinait très renseigné sur les nouvelles de Paris et qu'on pourrait se flatter de paraître, grâce à lui, bien informé : Monsieur, lui disait-on, je suis heureux de vous dire combien votre discours.... — Monsieur, ce n'est pas moi, c'est mon frère ! Ou bien : Monsieur, je ne suis pas tout à fait de votre opinion, mais vous avez fait sur moi et sur mes amis une grande impression. — Monsieur, c'est mon frère. — Ah ! vous n'êtes que le frère ! c'est égal, monsieur, je veux vous présenter à toute ma famille. Mais, dans les réunions mondaines auxquelles il était convié, comme dans les campagnes qu'il parcourait pendant de longues parties de chasse, il constatait que le Français, lorsqu'il a satisfait sa curiosité, est, en réalité, conservateur de ce qui existe. Les arbres de la Liberté, plantés quarante ans auparavant, n'évoquaient plus rien à l'imagination de la jeunesse, et quelques vieillards seulement se rappelaient la Révolution. Cependant, cette atonie apparente ne le décourageait pas. Il y a peu de républicains ici, écrivait-il à son frère, mais il y avait bien peu de révolutionnaires en France il y a treize mois.

Metz, où il fut envoyé après un séjour de quelques mois à Thionville, lui parut être plus accessible à la propagande, et l'Association de Défense nationale le chargea d'y fonder une section. Malheureusement, un malicieux hasard le mettait de nouveau sous les ordres directs du colonel Cournault qui chercha tout d'abord à se débarrasser de son inquiétant subordonné. Il rappela le souvenir des incidents d'Arras, avec tant d'insistance que l'inspecteur général du Génie Tenssart écrivait au sujet de Cavaignac : A de l'instruction, du caractère et des idées exaltées en politique. Il conviendrait de le retirer du régiment pour l'envoyer dans une place et, pour soumettre à un contrôle efficace les actes du nouveau venu, en attendant l'effet de ses démarches, le chef de corps le nommait capitaine en second dans une compagnie. Quoique plusieurs de ses camarades moins anciens que lui fussent commandants d'unité, Cavaignac ne songea pas d'abord à se plaindre de cette dérogation aux usages, car il ne croyait pas posséder la bosse du pouvoir, mais les propos tenus par le colonel pour expliquer sa décision le firent sortir de sa réserve.

Il protesta contre les sentiments qui empêchaient de confier une compagnie à un officier dangereux parce que républicain et il revendiqua son droit d'être traité selon la règle commune, tant qu'on ne lui aurait pas demandé compte de ses opinions sur le devoir militaire. Le colonel était un homme prudent ; il considéra que la durée du nouveau régime était encore incertaine et que la sagesse conseillait de ménager en apparence un officier irréprochable dans le service, à qui ses relations de famille donnaient des appuis solides dans les deux camps. Il offrit donc aussitôt le commandement d'une compagnie ; mais, satisfait de sa victoire, Cavaignac ne voulut pas en profiter, car elle lui aurait fait prendre la place d'un camarade, et il déclara qu'il préférait attendre une vacance, d'ailleurs prochaine, qui lui donnerait satisfaction sans léser personne. Sa droiture se manifestait dans cette réponse et, pour effacer de son esprit toute fâcheuse impression, le colonel lui donnait peu de temps après, outre le commandement auquel il avait droit, les fonctions de directeur de la gymnastique pour la garnison. Cet emploi comportait une indemnité qui élevait sa solde mensuelle à 255 francs, somme considérable alors. Heureux de son opulence il voulut la partager avec sa mère et sa sœur, et il leur proposa de quitter Paris pour demeurer auprès de lui avec ma solde, leur écrivait-il, nous pourrions vivre tous les trois à Metz. Mais l'épidémie de choléra ravageait alors la capitale ; Mme Cavaignac ne voulait pas se séparer, pendant le danger, de Godefroy qui, par devoir civique, refusait de fuir devant la contagion. Quand le choléra cessa d'être inquiétant, la réunion si ardemment désirée n'était plus possible : par l'effet d'une mutation imprévue, Eugène était devenu Africain.

En essayant d'attirer à Metz sa mère et sa sœur, il n'obéissait pas seulement à ses penchants affectueux ; il voulait aussi trouver dans la vie de famille un prétexte pour rompre avec le genre d'existence des officiers de ce temps. Les interminables stations dans les cafés, les discussions de mess lui étaient pénibles et les motifs ne manquaient pas de refaire la carte de l'Europe ou de critiquer le Gouvernement autour des piles de soucoupes ou sous les arbres des jardins publics. Metz était alors envahi par d'innombrables réfugiés polonais, chassés de leur pays par l'échec de Kosciuzsko et la sanglante répression russe. On les accueillait à bras ouverts et, entre deux festins de fraternisation, après avoir voué au mépris de l'Histoire Louis-Philippe qui laissait écraser la Pologne, on commentait avec passion la nouvelle loi des cadres et celle qui instituait les Tribunaux d'honneur. On voyait s'évanouir à la fois les chances de guerre en Europe et les droits de l'ancienneté, désormais diminués par la faveur dans l'avancement des officiers. Le capitaine Cavaignac était de ceux qui ne pouvaient compter sur elle, et la paix à tout prix qui était le principe fondamental de la politique étrangère d'un Gouvernement disposé même à évacuer l'Algérie, le condamnait à végéter dans les grades inférieurs. Opinions contrariées, inquiétudes familiales, espérances déçues provoquaient en lui une crise morale, crise de doute, dont ne parvenaient pas à le guérir les joies austères du commandant de compagnie et les conciliabules avec les affiliés militaires et civils de l'Association nationale. Sans autre ami sincère qu'un capitaine récemment revenu du Sénégal et qui le divertissait parfois, le soir, en lui racontant des histoires africaines, il se demandait si les bons bourgeois qui vont leur petit traintrain sans se préoccuper d'autrui n'avaient pas mieux le sens de la vie et n'étaient pas plus sages que lui et ses pareils qui se passionnaient pour une idée. Les chaînes militaires, comme il disait, lui paraissaient alors bien lourdes ; cependant son respect du devoir librement accepté les lui faisait supporter sans faiblesse. Partisan décidé d'un régime d'indulgence et de bonté pour le soldat, il préparait avec conscience sa compagnie en vue de la guerre, improbable en Europe mais vraisemblable outre-mer, guerre bien plus désavantageuse que la loterie, car à la loterie on risque peu pour gagner gros, tandis que, à la guerre, l'enjeu du soldat est gros et sa chance bien petite. Toute sa sollicitude de chef s'emploiera plus tard à diminuer pour ses subordonnés les risques du péril et l'importance de l'enjeu.

Sa compagnie était, dans le régiment, la deuxième sur la liste du tour de départ pour l'Algérie, mais il n'était même plus sûr de la commander en campagne. Le rapport d'inspection du général Tenssart cheminait lentement dans les bureaux et des bruits avant-coureurs de sanctions proposées se répercutaient en écho dans le régiment. Ils annonçaient une mutation prochaine qui devait envoyer le capitaine Cavaignac à Perpignan, ville alors très royaliste, pour qu'il y fût moins dangereux dans les paperasses d'une chefferie du Génie qu'à la tête d'une troupe dans une importante garnison où le parti républicain avait de nombreux adhérents. Pour un officier jeune et ardent, c'était un arrêt de mort lente ; le colonel Cournault l'attendait avec impatience et Eugène avec anxiété. Mais un événement fortuit vint tout remettre en question.

Le 4 juin 1832, Godefroy et ses amis avaient trouvé, dans les funérailles du général Lamarque, l'occasion d'un coup de force et déchaîné l'émeute dans les rues de Paris. A cette nouvelle, les républicains de Metz s'émeuvent et les troupes sont employées à maintenir l'ordre. Le colonel Cournault, à qui les sentiments politiques d'Eugène inspiraient une vive méfiance, avait jugé habile de modifier subrepticement le tour de service pour laisser à la caserne la compagnie de son inquiétant subordonné. Il reçoit aussitôt une légitime protestation : De même que, dans une position donnée, lui écrivait Cavaignac, j'opterais sans détour entre les ordres donnés et ma conscience, de même doit-on opter sans détour entre un roulement régulier du service et une exclusion officielle. C'est ce que j'attends de vous, mon colonel.... Les autres n'ont peut-être pas de joie à marcher, et si le service est répugnant pour moi il l'est aussi pour eux. Le colonel, on l'a vu, était prudent. Il craignit de se montrer hostile envers un officier dont le frère était peut-être, à ce moment, devenu l'un des maîtres de la France ; il imagina donc, d'abord, d'apaisantes explications. Mais, le lendemain, lorsque le télégraphe eut fait connaître à Metz la victoire du Gouvernement, il invita Cavaignac à préciser par écrit le sens d'un certain passage de sa lettre, concernant une distinction entre les carlistes et les républicains. La manœuvre était grossière, car elle avait trop visiblement pour but de provoquer une déclaration que les opinions et la loyauté du capitaine rendraient compromettante à souhait. Il avait, malheureusement pour lui, affaire à forte partie. Cavaignac riposta par une lettre cinglante que, s'il marcherait volontiers contre les carlistes, il s'y refuserait contre les républicains ; prenant ensuite l'offensive, il commenta malicieusement l'attitude ambiguë du colonel, tandis que l'on ignorait encore le résultat de la lutte engagée à Paris par les républicains ; au rappel du serment de fidélité invoqué contre lui, il opposait le souvenir de tous les serments jurés depuis quarante ans par les grands chefs militaires. Le colonel comprit ce qu'une telle réponse avait de menaçant, car elle démontrait la fragilité de son propre loyalisme ; mais il sut présenter l'incident de façon à provoquer une enquête qui fut confiée au lieutenant général Hulot. Le résultat fut celui que souhaitait le principal intéressé. Fut-il déterminé encore une fois par le bienveillant secours de l'oncle Jacques-Marie, ou le colonel Cournault avait-il enfin discerné la force sans emploi cachée dans un subordonné plus apte aux bons services de guerre qu'aux manœuvres de garnison et aux besognes de bureau ? Cette deuxième hypothèse est la plus vraisemblable, car le général Hulot, dans son rapport, après avoir exposé l'activité politique de Cavaignac à Metz, se déclarait d'accord avec le colonel pour proposer au ministre la dispersion des officiers républicains dans divers postes et l'envoi de leur chef en Algérie avec sa compagnie qui était d'ailleurs inscrite la première au tour de départ.

La sanction était bénigne, mais le rapport enregistrait peu de griefs précis et beaucoup de suppositions. L'enquêteur indulgent l'avouait avec une bonne foi évidente, en ne donnant d'autre garantie à la plupart des accusations énumérées que les racontars dont il se faisait impartialement l'écho. Ainsi l'on croyait que Cavaignac s'était vanté d'entraîner la moitié du régiment dans un mouvement républicain, et que 22 officiers de l'École d'Application s'étaient enrôlés, d'après ses conseils, dans l'Association nationale ; on disait aussi qu'il était considéré comme un chef de parti et que les républicains de Metz avaient compté sur lui pour soulever la ville avec au moins la moitié de la garnison, si la révolte de Paris avait réussi. Que ne dit-on pas et que ne croit-on pas, quand il s'agit de faire du zèle aux dépens d'un camarade ou d'un subordonné dans l'embarras !

Eugène reçut sa mutation sans enthousiasme. Ce farouche révolutionnaire était un tendre, désemparé par les changements qui l'éloignaient des siens, un timide que les figures nouvelles effrayaient, car il était avare de sa confiance et de son amitié. Il sentait que la première phase de sa vie militaire était finie, qu'une existence différente allait commencer pour lui, semée d'embûches et de périls dont les plus dangereux ne seraient pas toujours du côté de l'ennemi. Pauvre d'argent, car on ne lui paya qu'une demi-entrée en campagne, sous prétexte qu'il en avait reçu une entière à son départ pour la Morée, léger d'espérances et d'illusions, il arrivait avec sa compagnie le 7 août 1832 à Toulon et s'embarquait le lendemain.