1815

LIVRE II. — LE VOL DE L'AIGLE

 

CHAPITRE II. — GRENOBLE ET LYON.

 

 

I

La marche, d'abord presque furtive de Napoléon et qui n'avait réussi que par la rapidité, allait devenir le vol de l'aigle. Dans la Provence orientale, les populations s'étaient montrées en général indifférentes ou sourdement hostiles. Dès les confins du Dauphiné l'opinion change. Les paysans accourent au-devant de l'empereur et après s'être assurés, en regardant l'effigie des pièces, de cinq francs, que c'est bien lui tout de même, ils l'acclament et lui souhaitent victoire. A Sisteron, la foule crie : Vive l'empereur ! A Gap, le préfet Harmand et le général Rostollant tentent vainement de se mettre en défense ; devant l'opposition menaçante du peuple, ils se retirent à Embrun avec la garnison. A Saint-Bonnet, les habitants effrayés pour l'empereur du petit nombre de ses soldats veulent sonner le tocsin, afin de prévenir les paysans des villages environnants qui l'accompagneront en masse. — Non, dit l'empereur, vos sentiments sont pour moi un sûr garant des sentiments de mes soldats. Ceux que je rencontrerai se rangeront de mon côté. Plus ils seront, plus mon succès sera assuré. Restez donc tranquilles chez vous[1].

Le 6 mars, pendant que Napoléon s'arrêtait à Corps pour y coucher, Cambronne avec ses quarante chasseurs de la vieille garde et un peloton de Polonais montés poussa jusqu'à La Mure, où il arriva vers minuit. A l'Hôtel de Ville, l'adjudant-major Laborde, chargé du logement, se rencontra avec un adjudant-major du 50 de ligne qui venait de Grenoble et s'occupait du même objet. Laborde l'interpella : — Je vois que nous portons une cocarde différente. Mais, répondez-moi avec la franchise d'un soldat. Sommes-nous amis ou ennemis ?Deux vieux compagnons d'armes seront toujours amis, dit l'officier en tendant la main à Laborde. — Alors, faisons le logement ensemble. Le capitaine du 5e feignit d'accepter la proposition, mais il s'esquiva presque aussitôt pour aller informer son chef. Laborde rapporta l'incident à Cambronne, qui apprit en même temps qu'une troupe d'infanterie venait de prendre position à cinq cents mètres de La Mure, sur une hauteur appelée la Pontine. Cambronne envoya un de ses officiers au commandant pour l'engager à pactiser avec la garde. Ce chef de bataillon, nommé Delessart, ayant refusé de recevoir l'émissaire, Cambronne lui-même s'achemina vers la Pontine, mais un officier commandant un petit poste lui intima l'ordre de s'éloigner ; autrement, on ferait feu sur lui. Le général revint à La Mure, et afin d'éviter toute surprise, il posta une grand'garde à l'entrée du village, et au lieu de loger ses hommes il les établit au bivouac sur la place. Cela fait, il entrait à l'auberge et commençait à souper quand un paysan vint l'avertir que le 5e de ligne se mettait en mouvement, sans doute pour tourner La Mure et se porter au pont de Ponthaut, sur la route de Corps[2].

L'occupation de Ponthaut, forte position sur la rivière de la Bonne, encaissée à cet endroit entre deux escarpements, aurait eu pour résultat de couper l'avant-garde de Cambronne du gros de la colonne impériale, et d'arrêter cette colonne dans sa marche vers Grenoble. Cambronne remit son souper au lendemain, rassembla sa petite troupe et, rétrogradant de plus d'une lieue, la porta incontinent à Ponthaut. Une estafette fut envoyée à l'empereur, car Cambronne était inquiet. L'attitude du 5e de ligne, qui semblait disposé à agir comme le 87e à Antibes, faisait mal augurer des sentiments de la garnison de Grenoble[3].

Grenoble, siège de la 7e division militaire, avait alors comme commandant le général Marchand. Marchand était Grenoblois. Avocat sous Louis XVI, il avait quitté sa ville natale en 1791, capitaine élu au 4e bataillon des volontaires de l'Isère, et il y était rentré à la fin de 1813, général de division, grand-aigle et comte de l'empire, doté de 80.000 livres de rentes. Son empressement à se rallier aux Bourbons, au mois d'avril 1814, lui valut d'être maintenu dans le commandement de Grenoble mais lui aliéna ses soldats. En 1815, beaucoup d'entre eux gardaient encore le souvenir irrité de ce qu'ils appelaient sa défection[4]. Les sentiments des casernes étaient partagés par la ville où régnait contre les Bourbons une hostilité quasi générale. Louis XVIII n'avait pour lui, à Grenoble et dans toutes les campagnes du Dauphiné, que la noblesse et le clergé. La bourgeoisie était presque entièrement composée de libéraux avancés, de la nuance du Dauphinois Dumolard. Quant aux ouvriers, aux petits commerçants, aux cultivateurs, ils étaient tous pour l'empereur[5]. Sans véritable autorité sur ses troupes et entouré d'une population hostile, le général Marchand fut très troublé en apprenant dans la soirée du 4 mars, par une lettre du préfet du Var, le débarquement de Napoléon et sa marche sur Gap et Grenoble[6]. Le préfet de l'Isère, le célèbre mathématicien Fourier, se trouvait aussi dans une situation embarrassante. Jadis protégé par Bonaparte, ex-membre de l'Institut d'Égypte, il avait été nommé dès 1801 à la préfecture de Grenoble et il y était resté sous la Restauration. Comme le général Marchand, les serments qu'il avait si souvent jurés à l'empereur le gênaient, non vis-à-vis de soi-même mais devant l'opinion publique, pour tenir ceux qu'il venait de prêter au roi. Fourier et Marchand, néanmoins, se résignèrent à garder loyalement leur nouvelle foi royaliste. Le préfet s'occupa de rédiger une proclamation contre l'usurpateur, et le général expédia l'ordre au 7e et au He de ligne, à Chambéry, et au 4e de hussards, à Vienne, de se rendre à grandes journées à Grenoble pour y renforcer la garnison qui se composait du 5e de ligne, du 4e d'artillerie à pied, du 3e régiment du génie et d'un escadron du train[7].

Le lendemain, 5 mars, à huit heures du matin, Marchand convoqua chez lui les officiers généraux, le commissaire ordonnateur et les colonels et majors des régiments. Tous ayant protesté de leur fidélité, on délibéra si l'on marcherait contre Bonaparte ou si on l'attendrait derrière les remparts de Grenoble. On s'arrêta au premier parti, et il fut décidé qu'on ne se mettrait en mouvement que le lendemain[8], car auparavant il serait prudent d'assembler les troupes pour leur faire prêter un nouveau serment. Marchand voulait naturellement passer cette revue, mais les chefs de corps eurent la franchise de lui objecter qu'il vaudrait mieux qu'ils vissent les troupes eux-mêmes, car son empressement à proclamer la déchéance de Napoléon avait affaibli son influence sur elles[9].

Bien que le préfet, d'accord avec Marchand, eût résolu de tenir secrète le plus longtemps possible la fatale nouvelle, le bruit de la marche de Napoléon se répandit à Grenoble dans cette matinée du 5 mars.

On avait si souvent annoncé le retour de l'empereur que tout d'abord on n'y ajouta pas foi. Mais l'air abattu de plusieurs royalistes que Fourier avait mis dans la confidence et qui ne pouvaient dissimuler leur inquiétude, fut remarqué. On recueillit des renseignements. Dans l'après-midi, personne ne clou tait plus. Le préfet se décida alors à. faire officiellement connaître l'événement par une proclamation qui fut affichée à l'Hôtel de Ville vers cinq heures du soir. La foule s'attroupa, et déjà un individu avait crié : Vive l'empereur ! quand son arrestation immédiate imposa aux manifestants[10].

À cette heure même, le chirurgien de la garde Emery entrait secrètement dans Grenoble. Voyageant à cheval, il avait gagné en deux jours deux marches sur la colonne, bien qu'il eût été arrêté comme suspect par la gendarmerie de Digne et de Gap. Mais grâce à ses relations personnelles et à des sympathies politiques, il était parvenu à s'évader et à se procurer un nouveau cheval. Le 5 mars, il rencontra entre La Mure et Grenoble le général Mouton-Duvernet. Le général, venu de Valence à Grenoble afin de se concerter avec Marchand, se rendait à Gap où il comptait arriver à temps pour organiser la résistance. Il interrogea Emery qui s'empressa de le renseigner exactement sur la marche de Napoléon, en ajoutant toutefois que la garnison d'Antibes avait passé de son côté et que Masséna se mettait en mouvement dans le dessein de se joindre à lui. — Pour moi, termina Emery, je retourne dans ma famille, à Grenoble. Mouton était en voiture avec un seul aide de camp ; il ne pouvait rien contre un homme à cheval. Il laissa donc Emery continuer sa route, mais il envoya incontinent un courrier à Marchand pour l'aviser de l'arrivée de cet émissaire et l'engager à le faire arrêter. A La Mure, Mouton apprit que l'empereur devait être déjà à Gap dont la garnison s'était repliée sur Embrun. Il n'y avait plus possibilité de défendre les passages des liantes-Alpes. Mouton rebroussa chemin pour rentrer à Valence, et en passant à Grenoble, il s'informa auprès de Marchand si l'on avait arrêté Emery. Mais le chirurgien qui avait pénétré furtivement dans la ville s'était caché chez un ami, le gantier Dumoulin, venu jadis à l'île d'Elbe. La police le chercha en vain ; et le lendemain ou colportait dans Grenoble des proclamations de l'empereur[11].

Marchand comptait toujours se porter avec la garnison contre les brigands de Bonaparte, comme disait le préfet Fourier[12] ; mais dans une seconde réunion qui eut lieu le matin du mars, les chefs de corps, si ardents la veille, lui représentèrent que les soldats, particulièrement ceux du 3e du génie et du 4e d'artillerie, régiment où Bonaparte avait servi comme lieutenant avant la Révolution, paraissaient hésitants. — Les hommes, dirent-ils, ont mis peu d'enthousiasme à prêter de nouveau serment, et il serait imprudent de s'aventurer en rase campagne avec des troupes aussi peu sûres. De fait, en lisant l'ordre du jour de Marchand, qui portait que la troupe de Bonaparte comptait seulement un millier d'hommes, des soldats avaient dit : — Et nous ! On ne nous compte donc pas ? D'autres avaient effacé au crayon la signature du général pour la remplacer par un mot immonde, et sur les remparts on signalait ce colloque entre canonniers. — Nous serions bien c..... de faire du mal à un homme qui ne nous a fait que du bien. — B.... d'imbécile ! ce n'est pas de son côté que nous tirerons, c'est de l'autre[13].

En apprenant les dispositions des troupes, Marchand résolut de s'enfermer dans Grenoble où la défection serait en tout cas plus difficile. Des ordres furent, donnés pour mettre la place en état de défense, et l'on commença à réparer les embrasures, à hisser les calions sur les remparts (47 pièces étaient en batterie le lendemain matin) et à planter des palanques aux avancées des portes de Bonne et de Très-Cloîtres[14]. Le général, voulant cependant se donner le plus de temps possible, envoya à La Mure une compagnie du génie et un bataillon du 5e de ligne afin de faire sauter le pont de Ponthaut[15].

Ces troupes défilèrent aux vivats des royalistes, mais à cause de l'hésitation de Marchand, qui avait balancé longtemps à faire partir la ligne et gui ne s'y était décidé que sur l'assurance du chef de bataillon Delessart qu'il répondait de ses hommes, tous vieux soldats bien disciplinés, la compagnie du génie quitta Grenoble plusieurs heures avant le bataillon du 5e. Les sapeurs marchèrent en désordre. Quelques-uns ôtèrent la cocarde de leur shako, il y eut des cris de Vive l'empereur ! Arrivé à La Mure, le chef du détachement informa le maire, M. Genevois, de l'objet de sa mission. Celui-ci était bonapartiste, du moins sa réponse peut le donner à penser. Il dit. très haut, de façon à être entendu par la troupe, qu'il serait absurde de faire sauter un pont dont la destruction n'arrêterait pas la marche de Napoléon, puisqu'il existait un gué à peu de distance, et causerait le plus grand préjudice à la commune et à tout le canton. Devant ces paroles, sourdement approuvées par les sapeurs qui ne demandaient qu'un prétexte pour ne pas obéir, l'officier n'insista pas, et en attendant la venue du commandant du 5e, il logea ses hommes à La Mure[16]. Le bataillon de la ligne arriva vers minuit ; mais Delessart, instruit de la présence de l'avant-garde ennemie et voulant éviter le contact, s'arrêta à la Pontine. De peur d'une surprise, il fit charger les armes et, peu après, il rallia les sapeurs et replia tout son monde au bourg de Laffray, à trois lieues de La Mure[17]. C'est cette marche en retraite que Cambronne prit pour un mouvement tournant et qui l'engagea à évacuer lui-même le village.

 

II

Cambronne réoccupa La Mure le 7 mars dans la matinée. La population entourait les soldats, les questionnant et manifestant son impatience de voir l'empereur. Il ne tarda pas à arriver avec son état-major et un peloton de chevau-légers polonais. Il traversa La Mure en saluant très amicalement à droite et à gauche la foule qui l'acclamait, et mit pied à terre à cent pas des maisons, sur un petit mamelon que longeait la route. Plus de quinze cents personnes le suivirent, toujours criant. Un piquet de chasseurs à pied les maintint en cercle autour de l'empereur.

Pendant cette halte, il s'entretint longtemps avec le maire et les conseillers municipaux, les interrogeant sur l'esprit du pays, ses productions, ses besoins et aussi sur leur position personnelle. Il faisait un soleil ardent. Un caporal apporta du vin dans un seau pour les hommes du piquet. Quand tous eurent bu, l'empereur fit signe au caporal, et prenant le verre dont s'étaient servi ses grognards, il but à son tour[18]. — Par ces traits-là, Napoléon ensorcelait les soldats.

On se remit en marche vers onze heures, les Polonais en tête, puis les chasseurs de la vieille garde, les uns à pied, les autres sur des charrettes qu'avaient offertes les habitants, enfin l'empereur en calèche, son cheval mené en main. Le gros de la colonne, venant de Corps, n'avait pas encore rallié. A une lieue et demie de Laffray, la route resserrée entre les lais et une chaîne de collines de cent vingt mètres d'altitude moyenne, forme une sorte de long défilé. Soudain, les chasseurs virent revenir sur eux, bride abattue, les lanciers polonais. Aussitôt, ils sautent à bas des charrettes, se rassemblent, chargent leurs armes. L'empereur descend de sa calèche et monte à cheval, puis, dépassant les fantassins, il pousse vers Laffray avec les lanciers. Après un temps de galop, il s'arrête. Une troupe d'infanterie est rangée en bataille en avant du village, au débouché du défilé[19].

C'était le bataillon du 5e de ligne et la compagnie du génie. Pendant sa retraite de nuit, des scrupules étaient venus au commandant Delessart. Les circonstances l'ayant empêché d'exécuter l'ordre de retarder la marche de Napoléon en faisant sauter le pont de Ponthaut, pouvait-il rentrer à Grenoble sans Prévenir le général Marchand et sans lui demander de nouvelles instructions[20] ? La bonne contenance de ses hommes, dont pas un seul n'était resté en arrière, et la position avantageuse de Laffray, où l'on pouvait difficilement le tourner, avaient déterminé Delessart à. occuper le débouché du défilé. Il espérait y imposer aux rebelles assez de temps pour recevoir la réponse de Marchand aux deux dépêches qu'il lui avait expédiées dans la nuit et dans la matinée. Entre midi et une heure arriva un aide de camp du général, le capitaine Randon. Mais parti de Grenoble avant que les dépêches de Delessert n'y fussent parvenues, il n'apportait aucun ordre nouveau. Marchand l'avait envoyé uniquement pour avoir des nouvelles. Cet officier de dix-neuf ans, propre neveu de Marchand et qui devint maréchal de France et ministre de la guerre sous le second empire, était d'ailleurs très animé contre Bonaparte. — Il n'y a pas de doute, dit-il, il faudra faire tirer dessus. Il resta avec Delessart, qui établit son bataillon en avant du village, la compagnie de voltigeurs déployée en première ligne[21].

Le commandant reconnut Napoléon à sa redingote grise et le vit descendre de cheval. L'empereur paraissait fort agité. Il se promenait à grands pas sur la route, puis s'arrêtait et observait le bataillon avec sa lunette. Un grand nombre de paysans l'avaient suivi. Quelques-uns s'approchèrent des voltigeurs et leur tendirent des proclamations. Mais les soldats restaient fixes à leurs rangs. Menacés par Delessart, ces émissaires s'éloignèrent. Peu après, un officier de la garde, ancien camarade du commandant, vint pour parlementer. Sans vouloir écouter ses exhortations ni ses promesses, Delessart lui dit : — Je suis déterminé à faire mon devoir, et si vous ne vous retirez sur le champ, je vous fais arrêter. — Mais, enfin, tirerez-vous ?Je ferai mon devoir, répéta le commandant ; et, comme l'officier semblait vouloir s'approcher des troupes pour les haranguer, il porta la main à la poignée de son épée. Le capitaine d'artillerie Raoul, aide de camp de l'empereur, arriva alors à cheval jusque devant le front du bataillon et cria : — L'empereur va marcher vers vous. Si vous faites feu, le premier coup de fusil sera pour lui Vous en répondrez devant la France. Muets et im mobiles comme une rangée de statues, les soldats paraissaient insensibles.

Cependant, les lanciers polonais s'ébranlèrent, et à cent mètres derrière le peloton des cavaliers, on aperçut les longues capotes bleues et les bonnets à, poil de la vieille garde. Un flottement se produisit dans les rangs du 5e de ligne. Le commandant regarda ses hommes : l'épouvante était sur leur visage.

Bataillon ! demi-tour à droite... Marche ! se hâta-t-il de commander, car si depuis une minute la résistance lui semblait impossible, il espérait encore éviter la défection. Il dit à l'aide de camp de Marchand : — Comment engager le combat avec des hommes qui tremblent de tous leurs membres et qui sont pâles comme la mort ! Les Polonais approchaient. Il fit presser le pas, mais déjà les chevaux soufflaient au dos des voltigeurs. Delessart ne voulant pas du moins que son bataillon fût entamé par derrière, commanda :

Halte ! Face en tête. Et faisant croiser la baïonnette, il reporta en avant sa troupe qui obéit machinalement. Les lanciers sachant bien qu'ils ne devaient charger à aucun prix tournèrent bride et se replièrent à la droite de la vieille garde.

Alors l'empereur ordonna au colonel Mallet de faire mettre à ses hommes l'arme sous le bras gauche. Le colonel ayant objecté qu'il y aurait danger à aborder pour ainsi dire désarmé une troupe dont les dispositions étaient suspectes et dont la première décharge serait meurtrière, l'empereur reprit :

Mallet, faites ce que je vous dis.

Et seul à la tête de ses vieux chasseurs, portant l'arme basse, il marcha vers le 5e de ligne.

Le voilà !... Feu ! s'écria hors de lui le capitaine Randon.

Les malheureux soldats étaient livides. Leurs jambes vacillaient, les fusils tremblaient dans leurs mains crispées.

A portée de pistolet, Napoléon s'arrêta. — Soldats du 5e, dit-il d'une voix forte et calme, reconnaissez-moi. Puis avançant encore de deux ou trois pas et entrouvrant sa redingote : — S'il est parmi vous un soldat qui veuille tuer son empereur, il peut le faire. Me voilà !

L'épreuve est trop dure pour des soldats. Un grand cri de : Vive l'empereur ! si longtemps comprimé, jaillit de toutes les poitrines. Les rangs sont rompus, les cocardes blanches jonchent la route, les shakos sont agités à la pointe des baïonnettes, les soldats se précipitent vers leur empereur, l'entourent, l'acclament, s'agenouillent à ses pieds, et touchent en idolâtres ses bottes, son épéè et les pans de sa redingote. Grâce au tumulte, le capitaine Randon, que son ordre de faire feu a désigné à la colère des troupes, éperonne son cheval et s'enfuit. Le commandant Delessart, humilié, désespéré, et cependant profondément ému, rem et en fondant en larmes son épée à l'empereur qui l'embrasse pour le consoler[22].

Les soldats ayant repris leurs rangs, l'empereur se plaça face au bataillon et dit : — Soldats, je viens à vous avec une poignée de braves, parce que je compte sur le peuple et sur vous. Le trône des Bourbons est illégitime puisqu'il n'a pas été élevé par la nation. Vos pères sont menacés du retour des dîmes, des privilèges et des droits féodaux... N'est-il pas vrai, citoyens ?Oui ! Oui ! crièrent les paysans de La Mure, de Laffray et des villages voisins, que la curiosité et leurs sympathies pour Napoléon avaient amenés sur le terrain de la rencontre ; et les acclamations du peuple se mêlèrent à celles de la troupe[23]. A ce moment, un cavalier en tenue de capitaine de la garde nationale, avec une énorme cocarde tricolore, arriva au galop, et mettant pied à terre, il dit à l'empereur : — Sire, je suis le gantier Jean Dumoulin. Je viens apporter à Votre Majesté cent mille francs et mon bras. — Remontez à cheval, dit l'empereur en souriant. J'accepte vos services[24].

La colonne renforcée du bataillon du 5e de ligne, qui demanda à former l'avant-garde, et des sapeurs du génie, se remit en marche. L'adjudant-major Laborde la précédait avec un peloton de lanciers et les fourriers de la garde. Il ne doutait plus de rien et comptait faire le logement à Grenoble avant l'arrivée de l'empereur. Dans les villages que l'on traversait, les paysans criaient : Vive l'empereur ! et nombre d'entre eux accompagnaient les soldats. Les habitants de Vizille se montrèrent particulièrement enthousiastes. C'est ici qu'est née la révolution, disaient-ils, c'est nous qui les premiers avons osé réclamer les droits des hommes. C'est encore ici que ressuscite la liberté et que la France recouvre son honneur[25].

 

III

La plus grande agitation régnait à Grenoble. Dans la matinée, le peuple crantait victoire. On se passait des copies des proclamations de l'empereur ; on disait que dix mille hommes de troupes royales s'étaient réunies à lui ; qu'il avait l'appui de l'Autriche ; que le bataillon du 5e, envoyé à La Mure, avait pris la cocarde tricolore. Sans faire encore acte d'insubordination, les soldats de la garnison ne cachaient pas leurs sentiments dès que les officiers s'éloignaient. La nuit précédente, les sapeurs du génie avaient illuminé leur caserne. Les royalistes, si ardents la veille, si empressés auprès du général et du préfet pour les exciter à la résistance, étaient atterrés. Ils avaient presque tous quitté la cocarde blanche et le ruban du Lys, et montraient, dit Berriat-Saint-Prix, une urbanité bien opposée à leur morgue ordinaire. Mais le préfet ayant fait afficher une dépêche de Lyon qui annonçait l'arrivée du comte d'Artois avec une armée de 40.000 hommes, et le général ayant communiqué aux troupes la lettre où le commandant Delessart louait l'attitude ferme de son bataillon, un revirement se produisit. En vain les soldats incrédules dirent que cette lettre avait été fabriquée à Grenoble, les royalistes triomphèrent. L'inspecteur aux revues Rostang, qui sortait de chez Marchand, dit à un ami : — Le général est un homme d'honneur. Tout va bien. Le b..... de Corse sera fusillé ce soir. Les cocardes blanchet ; reparurent comme par enchantement. Une patrouille de la garde nationale à cheval — corps qui avait été formé, en septembre 1814, pour servir d'escorte d'honneur au comte d'Artois — parada dans les rues. On porta, au poste de la place Grenette, des fusils destinés à armer les volontaires royaux de la cohorte urbaine. Cette milice n'existait plus que sur les contrôles ; les gardes paraissaient si hostiles au gouvernement des Bourbons qu'on leur avait fait rendre leurs armes, sous prétexte de réparations[26].

Vers midi, l'escadron du 4e de hussards venant de Vienne et la brigade d'infanterie de Chambéry entrèrent dans Grenoble. Le général Marchand suspectait un peu les hussards qui l'année précédente avaient crié : Vive l'empereur ! à une revue du comte d'Artois. Mais il comptait sur les deux régiments de ligne, et principalement sur le 7e que commandait le comte Charles de La Bédoyère. Sorti des gendarmes d'ordonnance, devenu aide de camp de Lannes, puis du prince Eugène, nommé colonel du 112e de ligne en 1813, et malgré ses vingt-huit ans, proposé deux fois pour le grade de général pendant la campagne de France', La Bédoyère était un des plus brillants officiers de l'armée. Il avait épousé à la fin de 1813 Mlle de Chastellux, petite-fille du marquis de Durfort-Civrac, alliance qui lui valut au mois d'octobre 1811, après la suppression du 112e de ligne, le commandement du 7e. Il avait demandé spécialement ce régiment parce que les 1er et 4e bataillons de l'ancien 112e y étaient versés. Mais les trois blessures et les beaux états de services de La Bédoyère lui permettaient de ne point considérer ce commandement comme une faveur. D'abord rallié sincèrement aux Bourbons, il avait senti bientôt son royalisme décroître. La politique gauche et vexatoire du ministère l'avait rangé parmi les mécontents[27]. Quand le général de Villiers lui apprit à Chambéry le débarquement de l'usurpateur, il en fut si troublé qu'il n'hésita pas à dire au général que l'on devrait différer d'un jour ou deux le départ de la brigade, afin de ne pas se trouver dans une situation embarrassante. Villiers n'ayant pas tenu compte de cet avis, il obéit et conduisit son régiment à Grenoble[28]. La brigade s'arrêta sur la place d'Armes. Après avoir passé en revue les deux régiments, Marchand leur fit distribuer des cartouches et les posta lui-même sur les remparts du front sud-est, face à la route de La Mure[29].

Quelques heures passèrent. L'agitation du peuple, l'attitude des troupes de la garnison et de son propre régiment et les propos des canonniers avaient achevé de déterminer La Bédoyère dont la fidélité était déjà fort ébranlée[30]. Soudain, il tire son épée et s'écrie : — A moi ! soldats du 7e. A moi ! mes braves camarades. Je vais vous montrer notre chemin. En avant ! Qui m'aime me suive ! Les tambours battent la charge, les compagnies s'assemblent tumultueusement aux cris : Le 7e à la porte de Bonne ! Tout le régiment vociférant : Vive l'empereur ! s'engouffre sous la voûte comme un torrent et traverse le faubourg au pas accéléré. A deux ou trois cents mètres des dernières maisons, La Bédoyère commande : Halte ! Il fait former le carré et présenter les armes. Puis, tirant de sa poche l'ancienne aigle du régiment, sacrée par les victoires, il la montre à la troupe. Les soldats acclament l'aigle, le colonel, l'empereur, et reprennent leur marche furieuse, l'aigle portée sur une branche de saule brillant au soleil[31].

Averti par un adjudant de place, Marchand a couru à la porte de Bonne. Il y trouve le colonel Roussille, du 5e de ligne, qui lui confirme la défection de La Bédoyère. — Ce coquin-là, ajoute-t-il, avait séduit mes grenadiers ; si je n'avais pas été ici, il les aurait emmenés. Marchand s'informe du général de Villiers. On lui apprend qu'il s'est mis à la poursuite de La Bédoyère. Le général, en effet, galope vers Vizille, monté sur le propre cheval de La Bédoyère, qu'une ordonnance amenait à celui-ci et qu'il a pris d'autorité. Il rencontre d'abord une arrière-garde d'une soixantaine d'hommes et réussit à leur faire faire demi-tour en disant qu'il va donner contre-ordre à la colonne. Deux kilomètres plus loin, il rejoint La Bédoyère. Il commence par lui parler en camarade, le gronde amicalement, le supplie, puis le somme de revenir sur ses pas. La Bédoyère reste inébranlable et répond par les mots : Patrie et Empereur, aux mots : Patrie et Roi qu'invoque son général. Villiers tente de haranguer les troupes ; sa voix est couverte par les Vive l'empereur ! Le régiment continue sa marche à la rencontre de la vieille garde, tandis que le général retourne désespéré à Grenoble[32].

Le départ tumultueux du 76 de ligne y a exalté la garnison. Marchand a beau faire fermer les portes de la ville, nombre de soldats profitent d'une dégradation à l'une des courtines du front est pour s'échapper avec armes et bagages ; on les voit courir par petits pelotons sur la route de Vizille. En passant devant les troupes, Marchand entend murmurer des Vive l'empereur ! Il s'arrête et regarde sévèrement les soldats qui se mettent à rire. Des royalistes essaient de gagner les canonniers en leur portant sur les remparts du vin et de la viande. Ils en sont pour leurs frais de saucissons. Les canonniers acceptent les vivres de bonne grâce et mangent et boivent en criant : Vive l'empereur[33] ! Au milieu de ce grand désarroi, l'aide de camp Randon arrive, son cheval blanc d'écume, et apprend à Marchand ce qui s'est passé à Laffray. Le général pense à sacrifier la place pour sauver la garnison et le matériel. Il se résigne à évacuer Grenoble, et espérant que Napoléon n'y arrivera que le lendemain, il fixe le départ à deux heures du matin[34]. C'est attendre bien longtemps, mais de toute façon il est trop tard. Le général se résolût-il à faire partir ses troupes dans l'instant qu'il ne le pourrait plus. La nuit est venue et Napoléon approche.

Un peu avant sept heures, le général Marchand entend de véritables hurlements. D'une fenêtre de son hôtel qui domine les remparts, il voit ce spectacle inouï : face à la porte de Bonne, plus de deux mille paysans armés de fourches et de vieux fusils, et portant des torches qui flamboient dans la nuit, s'avancent à droite et à gauche des soldats de Napoléon. Arrêtée par les palanques du chemin couvert, cette foule tumultueuse se masse sur les glacis et dans le vaste terrain de la zone militaire, vociférant à pleine gorge : Vive l'empereur ! Vive l'empereur ! Des bastions et des courtines, canonniers et fantassins répondent par les mêmes cris que répète avec fureur le peuple de Grenoble qui se presse dans la rue militaire, la rue des Halles, la rue Derrière-Saint-André. Au delà et en deçà des remparts, toutes les voix se confondent dans une seule clameur, retentissante et continue[35].

L'officier d'ordonnance Raoul, avec deux lanciers, s'approche de la barrière qui ferme la palissade du chemin couvert, laissé sans défenseurs de peur de désertions, et crie : — Ouvrez ! au nom de l'empereur. Le colonel Roussille, auquel est confié le commandement de la porte de Bonne, fait avertir Marchand. — Dites au colonel de répondre par des coups de fusil, s'écrie celui-ci ; et il accourt sur les remparts. Il y a là deux mille hommes dont les gibernes regorgent de cartouches ; il y a vingt bouches à feu et des gargousses à mitraille. Il suffit peut-être d'un seul coup de fusil pour disperser les assaillants, il suffit d'une seule canonnade pour les foudroyer. Mais le général Marchand a beau haranguer les soldats, les conjurer de défendre la ville et d'apprêter leurs aunes, à toutes ses paroles ils répondent : Vive l'empereur ! Il comprend qu'ils n'obéiront pas ; et soit crainte pour sa personne au milieu de cette soldatesque et de cette populace, qui manifestent à l'envi l'esprit de rébellion avec la plus féroce énergie[36], soit, comme il le prétend, parce que c'est une faute de donner un ordre quand on est sûr qu'il ne sera pas exécuté, il n'ose pas donner positivement l'ordre de faire feu. Un seul espoir lui reste. Il s'adresse à un lieutenant d'artillerie qu'il connaît comme un royaliste éprouvé, M. de Saint-Genis : — Si les hommes ne veulent point tirer, les officiers ne tireront-ils pas ?Mon général, répond le lieutenant, nous serions hachés sur les pièces. Nos canonniers nous ont prévenus[37].

Depuis tantôt une heure, la foule qui s'est grossie des habitants du faubourg Saint-Joseph et du faubourg de Très-Cloîtres, attend toute frémissante la soumission de Marchand. On n'y tient plus. Paysans, ouvriers, soldats se ruent contre la palissade de l'avancée, renversent ou arrachent les palanques et atteignent la porte de ville. L'obstacle est plus sérieux. Cette vieille porte massive, garnie de fer, défie les haches et les pics. Les cris : Ouvrez ! Ouvrez ! se mêlent à ceux de Vive l'empereur ! On s'interpelle du bord du fossé à la crête du parapet. — Sont-elles bonnes, vos prunes, dit un chasseur aux canonniers ? — Oui, mais il n'y a pas de risque que nous vous en envoyons. Une cantinière chante :

Bon ! Bon !

Napoléon

Va rentrer dans sa maison

Les soldats entonnent sur les bastions la chanson des casernes :

Nous allons voir le grand Napoléon,

Le vainqueur de toutes les nations !

Des enragés descendent avec des cordes le long du rempart, au risque de se rompre les os, et courent embrasser leurs camarades de la garde[38].

L'empereur irrité de cette résistance, toute passive mais trop longue, se fraie passage à travers la foule et accompagné du bouillant La Bédoyère, il s'avance jusqu'au guichet. — Je vous donne l'ordre d'ouvrir, dit-il avec autorité. — Je ne reçois d'ordres que du général, riposta Roussille. — Je le destitue. — Je connais mon devoir, je n'obéirai qu'au général. Exaspéré, fou de colère, La Bédoyère crie aux soldats de Roussille : — Arrachez-lui ses épaulettes ! Le tumulte est à son comble. Les soldats enfermés dans la place vocifèrent, tentent de briser la porte à coups de crosses, mais n'osent pas pourtant toucher leurs officiers. D'ailleurs cette violence serait inutile : les clefs sont aux mains du général Marchand qui rentré dans son hôtel se prépare à quitter Grenoble. Les charrons du faubourg Saint-Joseph vont accélérer sa fuite. Ils apportent un énorme madrier et, sous les coups de ce bélier manœuvré en mesure par vingt bras vigoureux, le bois éclate, les poutres se disjoignent. Marchand avertit en hâte les chefs de corps qui parviennent à rassembler deux ou trois cents hommes de toute arme, et à la tête de cette petite troupe, il s'échappe par la porte Saint-Laurent, tandis que le commandant de place Bourgade arrive avec les clefs à la porte de Bonne[39].

La résistance a duré deux heures. Le colonel Roussille se décide à ouvrir la porte, qui est d'ailleurs au moment de céder. C'est une nouvelle explosion de cris. Les soldats sont dans le délire. A ses premiers pas dans Grenoble, l'empereur manque d'être étouffé entre le double flot de soldats et de peuple qui se précipite à sa rencontre et qui se rue à sa suite. Napoléon est porté en triomphe à travers la ville soudain illuminée. Les habitants veulent le mener à la préfecture ; ce n'est que sur ses ordres réitérés qu'ils le conduisent à l'hôtel des Trois-Dauphins, tenu par un de ses anciens guides de l'armée d'Italie. A peine y est-il entré qu'une grande clameur accompagnée d'applaudissements furieux retentit dans la rue Montorge. Un groupe d'ouvriers vient déposer sous le balcon des débris de la porte de Bonne. — A défaut des clefs de ta bonne ville de Grenoble, disent-ils à l'empereur, nous t'en apportons la porte[40].

L'empereur resta trente-six heures à Grenoble. Après avoir fait quatre-vingts lieues en six jours, lui et sa garde avaient besoin d'un peu de repos. D'ailleurs, il n'était plus nécessaire de tant se presser. Une grande ville et cinq régiments s'étant déclarés, la partie était pour ainsi dire gagnée. Jusqu'à Grenoble, disait Napoléon à Sainte-Hélène, j'étais aventurier ; à Grenoble, j'étais prince. Le 8 mars, Napoléon reçut le conseil municipal, la Cour, les tribunaux, le clergé, l'académie. Il retint longtemps les professeurs de la faculté de droit, mettant de la coquetterie à discuter avec eux de questions juridiques et les laissant étonnés de sa justesse d'esprit[41]. A ces diverses députations, il fit la même profession de foi : Mes droits ne sont que ceux du peuple. — Nous devons oublier que nous avons été les maîtres de l'Europe. — Tout ce que des individus ont fait, écrit ou dit depuis la prise de Paris, je l'ignorerai toujours[42]. Ces audiences terminées, il passa en revue la garnison de Grenoble dont les régiments venaient de lui envoyer des adresses, les uns de leur propre initiative, les autres sur l'invitation de Bertrand[43]. Les plus anciens chefs de bataillon commandaient le 2e du génie, le 4e d'artillerie et le 11e de ligne, en remplacement des colonels et des majors qui avaient suivi le général Marchand. La Bédoyère et Roussille étaient restés à la tête du 7e et du 5e de ligne. Roussille, qui avait si obstinément refusé d'ouvrir les portes de Grenoble, s'était trouvé prisonnier lors de l'entrée tumultueuse des troupes et avait dit alors à l'empereur : — Mon régiment m'a abandonné, mais moi je ne l'abandonnerai pas, et Napoléon l'avait maintenu dans son commandement. Pendant la revue, le peuple massé sur la place Grenette accompagnait les batteries de tambours par la Marseillaise et les cris : Vive l'empereur ! A bas les Bourbons ! Vive la liberté ! Tous les soldats portaient la cocarde tricolore — de vieilles cocardes fanées et usées qu'ils avaient prises au fond de leurs havresacs et dans la coiffe de leurs shakos — et, en défilant devant l'empereur, ils criaient : C'est celle d'Austerlitz !... C'est celle de Friedland !... Je l'avais à Marengo ![44]

 

IV

Aussitôt après la revue, les régiments de la garnison de Grenoble — le 4e de hussards et le 7e de ligne formant tête de colonne, sous le commandement de Cambronne — se mirent en route pour Lyon[45]. Un autre que Napoléon eût hésité à faire marcher à l'avant-garde, de préférence aux, fidèles grognards, des soldats qui avaient changé de drapeau la veille. Mais Napoléon connaissait trop l'esprit de l'armée pour en avoir la défiance. La grâce même qu'il faisait à ses nouvelles recrues en les plaçant en première ligne était le meilleur moyen d'affermir leur dévouement et d'exalter leur enthousiasme. En outre, au point de vue de l'effet moral, l'empereur avait grand avantage à montrer d'abord aux populations et aux troupes envoyées pour le combattre, non point les grenadiers de l'île d'Elbe mais les soldats qui venaient de se rallier à lui. Ceux-ci étaient les preuves vivantes de son récent triomphe.

Sur la route de Lyon, l'empereur et la vieille garde furent sans cesse escortés par une foule de paysans. Les habitants de chaque village accompagnaient la colonne jusqu'au village suivant où les remplaçai un nouveau flot de peuple. En entrant à Bourgoin, dans la nuit du 9 mars, on apprit que le comte d'Artois avait concentré une armée à Lyon et qu'on avait fait sauter les ponts Morand et de la Guillotière. L'empereur, qui doutait peu des sentiments des Lyonnais, doutait moins encore des dispositions de l'armée. Il accueillit ces nouvelles avec incrédulité. Cependant il donna l'ordre à Bertrand de réunir des bateaux à Miribel afin de passer le Rhône en amont de Lyon, si contre toute prévision on voulait lui en disputer le passage dans cette ville[46].

Le comte d'Artois était en effet arrivé à Lyon, espérant bien que les canons de Grenoble auraient raison de Bonaparte et déterminé, en tout cas, à l'arrêter sur la rive gauche du Rhône. Le malheur, c'est que Grenoble avait ouvert ses portes et que le prince ne pouvait pas défendre Lyon à lui tout seul. Or, les 30.000 hommes qui, d'après les ordres de Soult, devaient s'y concentrer n'y étaient pas arrivés[47], et la garnison, formée des 20e et 24e de ligne et du 13e de dragons, paraissait peu disposée à combattre. Pour la garde nationale, d'un effectif de 6.000 hommes sur le papier, elle ne comptait que 1.300 fusils dans le rang, et sauf les gardes à cheval, les miliciens étaient d'opinion partagée. Enfin, le matériel d'artillerie consistait en deux pièces hors de service. Le comte d'Artois persista néanmoins dans ses projets de résistance. Une barricade fut ébauchée à la tête du pont de la Guillotière. On avait pensé à faire sauter ce pont, mais outre que la poudre manquait pour établir une fougasse, on craignait que le peuple, dont plusieurs rapports signalaient la sourde hostilité, ne s'opposât par la force à cette destruction[48]. Le 8 mars, la garde nationale et les troupes prirent les armes pour une revue. — Mes amis, dit le comte d'Artois aux miliciens, il me faut seulement mille hommes de bonne volonté, et je réponds de la ville. Un certain nombre de volontaires s'inscrivirent sur un registre. Le comte d'Artois passa alors devant le front de l'infanterie. Il avait pris soin de faire distribuer le matin un écu à chaque soldat[49]. Quelques vivats partirent des rangs, détonnant pour ainsi dire dans le morne silence qui régnait parmi les troupes et la foule. Le gouverneur de Lyon, le comte Roger de Damas, dont le royalisme n'était pas suspect, se hâta de dire au prince : — Ces cris isolés ne me persuadent pas. Voyez donc, Monsieur, la compagnie d'élite des dragons vous fait littéralement la grimace[50].

Le jour suivant, comme le comte d'Artois, venait de faire afficher une proclamation à l'armée et une autre aux braves Lyonnais de la garde nationale, il fut rejoint par le duc d'Orléans. Monsieur lui exposa la situation sans en rien cacher, et même avec une certaine bonne humeur où entrait moins de courage raisonné que de légèreté d'esprit. Le duc d'Orléans vit tout de suite qu'il n'y avait aucune chance de défendre Lyon. — Cette affaire-ci, dit-il, ne saurait être longue. Il me semble qu'il ne vous reste d'autre chose à faire que de tâcher d'emmener les troupes et de vous replier. Le comte d'Artois se récria. Quelle impression produirait en France l'abandon de la seconde ville du royaume ! En tout cas, avant de prendre ce parti, il voulait attendre Macdonald[51]. Ce maréchal avait d'abord été désigné comme lieutenant du duc d'Angoulême, mais Gouvion-Saint-Cyr, adjoint au comte d'Artois, tardant à venir et Macdonald, pour se rendre de Bourges à Nîmes, devant passer par Nevers et Lyon, Monsieur avait fait écrire au duc de Tarente de s'arrêter dans cette dernière ville[52]. Macdonald arriva à neuf heures du soir. On délibéra jusqu'à minuit. Les chefs de corps ayant déclaré qu'ils ne répondaient pas de faire tirer leurs hommes, l'évacuation de Lyon s'imposait à tous les esprits. Moins timoré, Macdonald proposa de tenter une dernière épreuve. Il fut résolu que le lendemain matin il passerait les troupes en revue, leur parlerait leur langue et essaierait de les ramener au devoir[53]. Pendant cette délibération, on tenait des conciliabules dans les casernes et dans les cabarets des faubourgs. Le lendemain, 10 mars, les voltigeurs donnés comme garde d'honneur au duc d'Orléans avaient jeté leurs cocardes blanches dans la boue, et quand le prince sortit, le poste ne daigna pas prendre les armes[54]. Peu d'instants avant la revue, fixée à six heures du matin, le général Brayer vint prévenir Macdonald que les troupes seraient heureuses de le voir, mais qu'elles se refusaient à être passées en revue par le comte d'Artois. — Les officiers, ajouta-t-il, sont aussi exaltés que les soldats. On a porté si peu d'intérêt à l'armée, commis tant d'injustices, prodigué tant de grades aux chouans et aux émigrés ! Quant à moi, je ferai mon devoir jusqu'à la fin, mais je pense comme eux[55].

Le maréchal accourut à l'archevêché, fort embarrassé d'exposer le cas au comte d'Artois. Il s'en tira en insinuant que la présence de Monsieur contraindrait les troupes à dissimuler leurs vrais sentiments tandis qu'il y avait nécessité de les bien connaître. La proposition de Macdonald de passer d'abord la revue seul et d'y appeler le prince dès que le moment paraîtrait opportun ayant été approuvée, il se rendit place Bellecour. Les soldats le saluèrent par de nombreux : Vive le maréchal ! mais à ces cris succéda un silence de glace quand il commença son allocution royaliste. Désireux que le comte d'Artois fût du moins convaincu de ses efforts, il l'envoya chercher pal un aide de camp. Ce n'était pas une fête à quoi il le conviait ! Après avoir passé devant le front des régiments, qui sombres et menaçants gardaient un implacable mutisme, et s'être acharné vainement pendant plusieurs minutes à obtenir un malheureux : Vive le roi ! d'un sapeur de dragons, le prince rouge de colère, dit Macdonald, ordonna de renvoyer les troupes sans les faire défiler. Il rentra par les quais. Tout le peuple de Lyon était massé le long du Rhône, attendant l'empereur, que l'on disait déjà près de la Guillotière. De cette foule, pas un cri ne s'éleva pour saluer le frère du roi de France. A l'archevêché, Monsieur fut rejoint par Macdonald, qui lui conseilla de partir sur-le-champ et le conduisit à sa chaise de poste[56].

Le duc d'Orléans avait quitté la ville deux heures auparavant ; il croisa en route le général Simmer qui, d'après les instructions de Monsieur, se rendait à Lyon avec le 72e de ligne. Dans les circonstances, il fallait éviter que ce régiment continuât sa marche. Le duc d'Orléans donna l'ordre au général de rétrograder sur Roanne, mais celui-ci répondit que ses hommes étaient fatigués et qu'il allait les cantonner dans le prochain village. Comprenant au ton et à la mine de Simmer quelles étaient ses intentions, le prince n'insista pas. Sa voiture allait repartir, lorsque le général en ouvrit brusquement la portière. — Monseigneur, dit-il, je ne sais si je vous reverrai, jamais, mais je veux vous assurer que mes camarades et moi, nous nous souvenons de votre accueil au Palais-Royal, et que jamais, dans aucun cas, nous ne vous confondrons avec ces b.....  d'émigrés qui ont perdu les princes, vos parents[57].

A Lyon, cependant, Macdonald, s'illusionnant comme à la Trebbia, n'avait pas encore perdu tout espoir de résistance. Il savait que ses soldats ne feraient pas feu les premiers, mais il comptait qu'ils riposteraient si l'on tirait sur eux. Il ne lui fallait que vingt hommes déterminés qui, par dévouement au roi ou appât d'argent et de récompenses, consentissent à se vêtir en gardes nationaux et à engager le combat. Il les demanda au maire, le comte de Farges. Grande fut sa stupéfaction quand celui-ci, qui était un royaliste fervent, répondit que dans tout Lyon il ne trouverait pas un seul homme pour cela[58]. Macdonald, résolu à faire prendre des fusils aux officiers de son état-major et à tirer lui-même le premier coup de feu, vint sur les quais du Rhône qu'occupaient les troupes. Arrivé vers deux heures près du pont de la Guillotière, il entendit un grand tumulte sur la rive gauche. Les hussards de Napoléon débouchaient du faubourg précédés d'une foule de paysans et de canuts qui agitaient des mouchoirs au bout de grands bâtons en criant : Vive l'empereur ! Vive la liberté ! Le pont était encombré par une colonne d'infanterie. Pour se porter plus facilement à la barricade, Macdonald mit pied à terre. Mais à peine avait-il franchi le quart du chemin que déjà la barricade était démolie par les canuts et les hussards avec l'aide des soldats de la garnison ; les deux troupes fraternisaient en poussant des cris prodigieux de : Vive l'empereur ! Macdonald n'eut que le temps de sauter en selle. Il s'enfuit au grand galop, poursuivi trois lieues durant par des hussards jaloux de l'amener à Napoléon[59]. J'ai quitté Lyon, écrivit-il au ministre de la guerre, ou plutôt je m'en suis échappé après avoir été témoin de la défection de toute la garnison qui a passé sous les drapeaux de Napoléon aux cris de : Vive l'empereur ! cris répétés du faubourg de la Guillotière aux quais de Lyon par la multitude de peuple qui se pressait sur les deux rives du Rhône[60].

La population et la troupe, espérant à tout instant voir apparaître Napoléon, restèrent sur les quais jusqu'à la nuit. Vers neuf heures, des acclamations qui s'élevèrent du faubourg et qui gagnèrent de bouche en bouche les ponts et la rive droite du Rhône apprirent à tout Lyon l'arrivée de l'empereur. Pour atteindre l'archevêché, où il vint occuper les appartements quittés le matin par le frère du roi, il dut, dit un témoin oculaire, passer sur la foule[61]. Après avoir accompagné l'empereur à l'archevêché, le peuple se répandit dans la ville, portant des torches et chantant la Marseillaise. Les canuts s'arrêtaient devant les maisons des royalistes pour lancer des pierres aux fenêtres. Place Bellecour, on saccagea le Café Bourbon signalé comme lieu de réunion des émigrés. Toute la nuit, les rues retentirent de vivats enthousiastes et d'imprécations menaçantes. Aux : Vive l'empereur ! se mêlaient les cris : A bas les prêtres ! Mort aux royalistes ! A l'échafaud les Bourbons ! On se serait cru à la veille d'un second 93[62].

 

 

 



[1] Peyrusse, Mémorial, 284-286. Laborde, Napoléon à l'île d'Elbe, 82. Fabry, Itinéraire de Buonaparte de l'île d'Elbe à Sainte-Hélène, 40-46. Montholon, Récits, II, 42. Cf. Relation du retour de l'île d'Elbe. (Moniteur, 23 mars.) Napoléon, L'île d'Elbe et les Cent Jours (Correspondance, XXXI, 48-49). Proclamation de Napoléon, Gap, 6 mars (Journal du Rhône, 13 mars).

[2] Déposition du chef de bataillon Delessart, du 5e de ligne. Récit du capitaine Randon, aide de camp du général Marchand, dans la Relation de Marchand des événements de Grenoble. (Dossier de Marchand. Arch. Guerre.) Laborde, 86-91. Berriat-Saint-Prix, Napoléon à Grenoble (Relation écrite en 1815 et publiée en 1861), 66-73.

[3] Laborie, 86-91, Cf. Napoléon, L'île d'Elbe et les Cent Jours, 50.

[4] Relation de Marchand et interrogatoires du même (Dossier de Marchand. Arch. Guerre).

[5] Berriat-Saint-Prix, 6-14. Cf. Lettres du préfet de l'Isère et rapports de police, 13 avril, 21 mai, 25 août, 9 nov. 1814 et 27 janv. 1815. (Arch. nat. F.1a 582, F. 7, 3738, F. 7, 3739.)

[6] Relation et interrogatoires de Marchand. Déposition du préfet Fourier (Dossier de Marchand. Arch. Guerre).

[7] Relation et interrogatoires de Marchand. Déposition de Fourier. Rapport du colonel Gérin et du major Etchegoyen (Dossier de Marchand, Arch. Guerre) Cf. Berriat-Saint-Prix, 15, 10, 23. Déposition du général Devilliers, commandant la brigade de Chambéry (Procès de La Bédoyère, 96).

[8] Lettre de Marchand au commissaire ordonnateur, 5 mars. (Dossier de Marchand. Arch. Guerre.)

[9] Relation et interrogatoires de Marchand. (Dossier de Marchand.)

[10] Déposition de Fourier. (Dossier de Marchand. Arch. Guerre.) Cf. Berriat-Saint-Prix, 19-23.

[11] Mouton à Marchand, La Mure, 5 mars ; à Soult, La Mure, 5 mars. Interrogatoire de Mouton. (Procès de Mouton, 57-58, 69.) Interrogatoire d'Emery et déposition de Fourier. (Dossier de Marchand.) Cf. Fabry, 36, 45-46. Berriat-Saint-Prix, 31. Mouton à Soult, 7 mars, et déposition du général Bouchu (Dossier de Mouton. Arch. Guerre).

[12] Dépêche de Fourier citée par le Journal des Débats du 9 mars.

[13] Relation et interrogatoires de Marchand. Déposition de Gérin, de Gaignat, de Tourcadre, de Gruau et de Lemps. (Dossier de Marchand. Arch. Guerre.)

[14] Relation et interrogatoires de Marchand. Déposition du colonel Gérin. (Dossier de Marchand.)

[15] Ordres de Marchand, 6 mars. Relation et interrogatoires de Marchand. Dépositions du colonel Roussille et du chef de bataillon Delessart (Dossier de Marchand. Arch. Guerre).

[16] Berriat-Saint-Prix, 32, 36-37, 38-39, 63-64. — Dans sa relation, Marchand ne parle pas de ces incidents qui ont cependant leur intérêt et sur lesquels Berriat-Saint-Prix donne les détails les plus précis.

[17] Déposition de Delessart. Interrogatoires de Marchand. Récit du capitaine Randon dans la relation de Marchand (Dossier de Marchand. Arch. Guerre). Cf. Berriat-Saint-Prix, 65, 70-71, 74-75.

[18] Berriat-Saint-Prix, 77-79. Cf. Laborde, 91.

[19] Berriat-Saint-Prix, 79. Cf. Laborde, 91. Déposition de Delessart. (Dossier de Marchand. Arch. Guerre.) Cf. Napoléon, L'île d'Elbe et les Cent Jours. (Correspondance, XXXI, 51.)

[20] L'hypothèse que le pont serait occupé avant l'arrivée du bataillon n'était pas prévue dans les ordres de Marchand, et Delessart devait être d'autant plus embarrassé que ces ordres étaient, à ce qu'il semble, peu précis et même contradictoires. Dans sa relation comme dans ses interrogatoires, Marchand assure que Delessart avait l'ordre de faire sauter le pont, d'en rendre les abords infranchissables, d'en occuper la rive pour empêcher d'établir un passage. et de repousser la force par la force. Un de ces ordres écrits (il en existe deux à la date du 6 mars, et il est présumable que Marchand avait donné en outre des instructions verbales) porte que le 5e de ligne doit protéger les travailleurs qui feront sauter le pont au moment où les troupes de Bonaparte se présenteront. Mais dans le second ordre, il est dit seulement : Le bataillon se repliera sur Grenoble aussitôt après avoir fait sauter le pont. De la déposition embarrassée et confuse de Delessart, il semble ressortir qu'il avait seulement l'ordre de faire sauter le pont et de se replier sur Grenoble. Mais si l'ordre était de se replier sur Grenoble en évitant à tout prix le contact, pourquoi Delessart crut-il devoir occuper Laffray en attendant de nouvelles instructions ? Il n'avait qu'à rentrer purement et simplement à Grenoble. Marchand, dans sa relation, n'a pas blâmé Delessart pour cette occupation de Laffray. C'est une présomption que ses ordres laissaient au commandant une grande part d'initiative. Puis, s'il s'agissait seulement de faire sauter le pont sans en garder ensuite les abords, pourquoi Marchand aurait-il envoyé un bataillon d'infanterie ? Les sapeurs du génie suffisaient. Ajoutons enfin que dans gon acte d'accusation le chef de bataillon Pretet, rapporteur, conclut que les instructions de Marchand étaient de s'opposer par la force, s'il était besoin, au passage de Bonaparte.

[21] Déposition de Delessart et de Clémen. Relation et interrogatoires de Marchand. Déposition de Tournadre, citée dans l'acte d'accusation. (Dossier de Marchand. Arch. Guerre.)

[22] Relation du général Marchand d'après le récit de son aide de camp Randon. Interrogatoires de Marchand Dépositions de Delessart, de Clémen, de Dausse et de Bella. Acte d'accusation. (Dossier de Marchand, Arch. Guerre.)

Cf. Laborde, 92-93. Peyrusse, 286. Moniteur, 23 mars. Napoléon, L'ile d'Elbe et les Cent Jours. (Correspondance, XXXI, 51-52.) Montholon, II, 42-43. — D'après Las Cases (VI, 192-193), l'empereur s'approcha sans mot dire du bataillon et saisissant rudement par la moustache un vieux soldat lui dit : — Auras-tu bien le cœur de tuer ton empereur ? Celui-ci, faisant sonner la baguette dans son fusil pour montrer qu'il n'était pas chargé, répondit : — Tiens, regarde si j'aurais pu te faire beaucoup de mal ; tous les autres sont de même. Mais Napoléon et Montholon rapportent que ce mot fut dit un peu plus tard, quand les soldats ayant rompu les rangs entourèrent. Napoléon. En effet, l'empereur ne se serait pas hasardé, avant de prononcer la moindre parole, à porter rudement la main au visage d'un vieux soldat. — Dans ses Mémoires (I, 10-14) le maréchal Randon rapporte l'affaire de Laffray à peu près comme il l'avait contée au général Marchand, niais son récit, écrit trente et un ans après l'événement, est plus arrangé, plus long, moins vif et moins frappant que celui fait le jour même de vive voix. Il reconnait avec quelque embarras, non point avoir ordonné de tirer, mais avoir excité Delessart (qu'il appelle Desessarts) à commander le feu. Nous suivons dans ce récit sa première version au général Marchand, confirmée par les dépositions de Dausse, de Bella, de Laborde et tenue pour exacte par le rapporteur au conseil de guerre. — Bastoul, le maréchal Randon (13-14), cite d'ailleurs cette parole du comte de Chambord : Le capitaine Randon est le seul qui ait fait pleinement son devoir. Et nous savons aussi que pendant le second empire, le prince Napoléon, qui gardait rancune au maréchal Randon de sa conduite à Laffray, le traitait avec une extrême froideur.

[23] Laborde, 94. Cf. Relation du Moniteur, 23 mars.

[24] Laborde, 96. Berriat-Saint-Prix, 81.

[25] Laborde, 97. Berriat-Saint-Prix, 82. Relation du Moniteur, 23 mars.

[26] Dossier de La Bédoyère (Arch. Guerre). — Ces deux propositions, du 22 janvier et du 21 février 1814, sont rédigées en ces termes par le général Gérard : Le colonel de La Bédoyère est l'un des plus dignes d'être promu au grade de général. Il a toutes les qualités nécessaires pour commander une brigade avec distinction et communiquer à sa troupe l'élan et la bravoure dont il est lui-même animé. C'est pour le bien du service seul que je demande ce grade, car je n'ai connu le colonel de La Bedoyère que sur le champ de bataille.

[27] Interrogatoire de La Bédoyère. (Procès de La Bédoyère, 36-37.)

[28] Déposition du général de Villiers. (Dossier de La Bédoyère. Arch. Guerre.)

[29] Relation de Marchand. Déposition du colonel Gérin (Dossier de Marchand). Déposition d'Andru, avocat à Grenoble. (Dossier de La Bédoyère.)

[30] Marchand assure dans sa relation précitée que ayant harangue les officiers après la revue, il reçut de La Bédoyère l'assurance que son régiment serait fidèle à l'honneur. Si ce propos, qui n'a pas été confirmé devant le conseil de guerre par le général de Villiers (celui-ci dit au contraire que La Bédoyère lui fit remarquer à son arrivée à Grenoble que les mesures de défense ne lui paraissaient pas sérieuses), fut en effet tenu, c'est que le jeune colonel déguisait sa pensée ou épiloguait bien mal à propos sur les mots, car, dès Chambéry, il semble qu'il était très ébranlé.

Berriat-Saint-Prix (51) dit qu'après la revue, un repas eut lieu entre les officiers, où La Bedoyère déclara qu'il fallait se réunir à l'empereur. Peut-être y a-t-il confusion entre ce repas de Grenoble et un repas de corps à Chambéry, le 5 mars, où La Bedoyère porta dans les termes les plus équivoques un toast au roi. (Déposition de Randon de Saint-Marul. Dossier de La Bedoyère.)

[31] Interrogatoire de La Bédoyère. Dépositions des généraux d'Agoult et de Villiers, d'Audru, de Decroix, de Randon de Saint-Marul (Dossier de La Bedoyère). Interrogatoires de Marchand. Dépositions de Roussiile et de Gérin (Dossier de Marchand. Arch. Guerre).

Devant le conseil de guerre, le capitaine rapporteur Viotti se fonda sur ce que cette aigle avait été apportée de Chambéry pour établir la préméditation de La Bedoyère. Cette aigle, répondit l'accusé, était conservée au régiment comme une relique. Au départ de Chambéry, je la fis mettre dans une caisse et placer dans ma voiture. Quand je quittai Grenoble, le 7 mars, je fis chercher ma voiture et y trouvant l'aigle je la présentai aux troupes.

La défense est embarrassée. Il est peu vraisemblable que La Bédoyère, troublé au point de partir sans son cheval, ait pense dans ce moment-là à se faire suivre par sa voiture. Bien plutôt, le colonel passa à son logement avant d'aller au rempart et déjà déterminé à rejoindre l'empereur, il ôta l'aigle de la caisse et la mit dans la poche de sa capote. — C'est sans doute la synonymie de caisse (coffre) et de caisse (tambour) qui a créé la légende que La Bédoyère creva un tambour et en tira une aigle. Dans un autre tambour, il y aurait eu trois boisseaux de cocardes tricolores. Ce fait, qui tient de la prestidigitation, a été nié par La Bédoyère.

[32] Déposition du général de Villiers. (Dossier de La Bédoyère.) Interrogatoires de Marchand. Dépositions de Roussille et de Dausse (Dossier de Marchand. Arch. Guerre).

Le 7e de ligne se joignit à la colonne impériale entre Tavernolles et Brie, à deux lieues de Grenoble.

[33] Relation et Interrogatoires de Marchand. Déposition de Gaignat. (Dossier de Marchano. Arch. Guerre.) Berriat-Saint-Prix, 53.

[34] Relation et interrogatoires de Marchand. Dépositions de Gérin et de Dausse (Dossier de Marchand. Arch. Guerre).

[35] Relation et interrogatoires de Marchand. Dépositions de Roussille, de Dausse, de Gérin, de Gaignat (Dossier de Marchand. Arch. Guerre).

[36] Expressions du colonel Gérin du 4e d'artillerie. Il ajoute dans sa déposition (Dossier de Marchand) : Nous étions environnés de traitres et d'une populace en délire.

[37] Relation et interrogatoires de Marchand. Dépositions de Roussille, de Dausse, de Gaignat, de Gérin (Dossier de Marchand. Arch. Guerre).

[38] Relation et interrogatoires de Marchand. Déposition de Roussille. (Dossier de Marchand.) Peyrusse, 291. Berriat-Saint-Prix, 39.

[39] Relation et interrogatoires de Marchand. Dépositions de Roussille et de Gerin (Dossier de Marchand). Procès-verbal d'évacuation du commissaire ordonnateur, Grenoble, 7 mars, 9 h. ½ soir (Arch. Guerre). Peyrusse, 291. Laborde, 102. Déposition de Maximi (Dossier de La Bédoyère).

[40] Procès-verbal du commissaire ordonnateur, Grenoble, 7 mars. Déposition de Roussille (Dossier de Marchand). Récit de Mlle Badin, Grenoble, 8 mars (Arch. Aff. étr., 676). Journal de l'Isère, 9 mars. Peyrusse, 291. Laborde, 103. Fabry, 62-63. Relation du Moniteur, 23 mars.

[41] Berriat-Saint-Prix, 83.

[42] Journal de l'Isère, 9 mars.

[43] Interrogatoire de La Bédoyère (Procès, 108-109).

[44] Peyrusse, 200, Laborde, 105. Las Cases, VI, 195. Relation du Moniteur 23 mars. Fabry, 64. — Les soldats parlaient naturellement par métonymie. Ils voulaient dire : nous avions une cocarde pareille à Austerlitz, à Friedland, à Marengo. On ne gardait pas dix ans la même coiffure, et en tout cas, les bicornes portés par la ligne à Marengo, avaient été depuis longtemps remplacés par des shakos.

[45] Interrogatoire de Cambronne (Procès de Cambronne, 28). Peyrusse, 292.

[46] Peyrusse, 294. Laborde, 112. Fabry, 69. Relation du Moniteur, 23 mars.

[47] Ordres de Soult, 6 mars (Arch. Guerre).

[48] Préfet du Rhône à Vitrolles, 8 mars (Arch. Aff. étr., 646). Vitrolles, Mémoires, 298, 302, 303. Duc d'Orléans, Extrait de mon Journal, 11, 12, 14. Fabry 71, 77. Guerre, Campagnes de Lyon en 1814-1815, 181

[49] Duc d'Orléans, 12.

[50] Duc d'Orléans, 11. Cf. Vitrolles, II, 303. Fabry, 71. Guerre, 187-188.

[51] Duc d'Orléans, 9-11.

[52] Macdonald au duc d'Angoulême, Bourges, 6 mars (Registre de Macdonald). Comte d'Escars à Macdonald, Lyon, 9 mars. (Arch. Guerre.)

[53] Duc d'Orléans, 13-15. Macdonald, Souvenirs, 332-334. Cf. Macdonald à Soult, Lyon, 10 mars, 11 h. matin (Arch. Guerre).

[54] Duc d'Orléans, Mon Journal, 14-15, 17. Cf. Macdonald, Souvenirs, 334.

[55] Macdonald, Souvenirs, 334-335. — D'après les Œuvres de Sainte-Hélène (Correspondance, XXXL, 60) et les Récits de Montholon (II, 88), Brayer avait, depuis deux jours déjà, l'intention de faire défection ; il avait même chargé son aide de camp Saint-Yon, envoyé le 7 mars à Grenoble pour en ramener de l'artillerie, de dire à Napoléon qu'il pouvait compter sur la garnison de Lyon. La chose est possible, bien qu'il semble douteux que Brayer, avant même de connaitre les événements de Grenoble, ait confié une pareille mission à son aide de camp. D'autre part, si Napoléon était renseigné à ce point sur les dispositions de la garnison de Lyon, pourquoi fit-il réunir des bateaux à Miribel ? — Le 18 septembre 1816, Brayer fut condamné à mort par contumace pour sa conduite à Lyon, mais il n'existe pas de pièce à son dossier qui témoigne que la mission de son aide de camp ait été incriminée.

[56] Macdonald à Soult, Lyon, 10 mars, 11 h. du matin (Arch. Guerre). Macdonald, Souvenirs, 336-340. Fabry, 78. Duc d'Orléans, 17. Préfet du Rhône â Vitrolles, 10 mars (Arch. Aff. étr., 646).

La relation du Moniteur (23 mars) rapporte ainsi l'anecdote du sapeur de dragons : Allons, camarade, lui dit le comte d'Artois, crie donc : Vive le roi !Non, Monsieur, un ancien soldat ne combattra pas contre son père. Le récit de Macdonald, vraisemblablement plus exact, nous parait tout autrement caractéristique : Le prince s'approcha d'un vieux sapeur décoré, lui parla avec bonté, le loua de son courage dont il portait la preuve sur sa poitrine. Le dragon, que je vois encore, les yeux fixes, la bouche béante, resta impassible. Son colonel, plusieurs officiers qui criaient avec nous : Vive le roi ! l'appelèrent par son nom, l'exhortèrent, le pressèrent, il resta inébranlable.

[57] Duc d'Orléans, Mon Journal, 17-19. — Macdonald (Souvenirs, 340) dit par erreur que le duc d'Orléans ne partit que quelques minutes avant Monsieur. La lettre adressée de Roanne par le duc d'Orléans au comte d'Artois prouve qu'il avait quitté Lyon plusieurs heures avant le frère du roi.

[58] Macdonald, Souvenirs, 342-344.

[59] Macdonald à Clarke, 13 mars. Digeon au même, 13 mars. Terray à Heudelet. 12 mars. (Arch. Guerre.) Macdonald, Souvenirs, 344-318. Duc d'Orléans, Mon Journal, 17-18. Fabry, 78-79. Cf. Lord Fitz-Roy Sommerset à Wellington, 14 mars. (Dispatchs of Wellington, Supplément, IX.)

D'après le récit du duc d'Orléans, que celui-ci assure tenir du duc de Tarente lui-même et qui ne diffère d'ailleurs que dans quelques détails des Souvenirs de Macdonald, le maréchal serait allé jusqu'à la barricade, mais au lieu de tirer sur les hussards, comme il assure qu'il y était décidé, il les aurait harangués. Les hussards, tout en démolissant la barricade, lui auraient répondu : — Tout cela est bel et bon monsieur le maréchal, mais vous qui êtes un si brave homme, vous devriez bien quitter les Bourbons et venir avec nous. Nous vous mènerions à l'empereur qui serait bien content de vous voir.

[60] Macdonald à Clarke, 13 mars. (Arch. Guerre.)

[61] Colonel Mathieu, chef d'état-major de la 19e division militaire, au général Rey, Lyon, 11 mars (Arch. Guerre).

[62] Laborde, 109, Fabry, 80-82. Guerre, Lyon en 1814-1815, 194-195. Fleury de Chaboulon, I, 204, 212-213, 226. — Napoléon (Notes sur l'ouvrage de Fleury de Chaboulon) a nié que ses braves Lyonnais aient poussé d'autres cris que ceux de : Vive l'empereur ! Il voulait n'avoir été applaudi à Lyon que par des mains gantées.