1814

LIVRE SEPTIÈME

V. — LA COUR-DE-FRANCE.

 

 

Dans cette nuit du 30 mars, à l'heure où le maréchal Marmont, l'âme gonflée d'orgueil, recevait de l'élite du monde parisien des hommages et des félicitations comparables aux honneurs du triomphe, un homme descendait d'un méchant cabriolet devant la station de poste de la Cour-de-France, et pendant qu'on relayait, il trompait son impatience en marchant à grands pas sur la route de Paris. Cet homme brûlant de fièvre, dévoré d'inquiétudes, souffrant toutes les angoisses, voulant à la fois supprimer l'espace et arrêter le temps, c'était Napoléon.

Depuis Villeneuve-sur-Vannes, où l'empereur a quitté ses chevaux et son escorte pour prendre une carriole de poste, les mauvaises nouvelles se sont succédé de relai en relai. À Sens, on a appris que l'ennemi approche de Paris ; à Fontainebleau, que l'impératrice est partie pour la Loire ; à Essonnes, que la bataille est engagée[1]. Une troupe de cavaliers arrive au trot devant la Cour-de-France. L'empereur crie : Halte ! Son chef, Belliard, qui vient d'après les ordres de Mortier préparer les cantonnements, reconnaît cette voix si connue. Il saute à bas de cheval. L'empereur l'entraîne seul sur la route, dans une marche rapide. Nombreuses, brèves, pressées, saccadées, les questions se précipitent. — Comment êtes-vous ici ?... Où est l'ennemi ?... Où est l'armée ?... Qui garde Paris ?... Où est l'impératrice, le roi de Rome ?... Joseph ? Clarke ?... Mais Montmartre ?... Mais mes soldats !... Mais mes canons ! Belliard, à qui de nouvelles questions coupent sans cesse la parole, fait le récit succinct de la journée. Il dit l'intrépide défense des troupes, la conduite honorable de la garde nationale, les forces écrasantes de l'ennemi, enfin l'évacuation de la ville en vertu d'une convention qui est au moment d'être ratifiée. Mais il parle aussi de Montmartre dépourvu d'ouvrages et d'artillerie, du manque de munitions, du roi Joseph absent du champ de bataille. Alors Napoléon laisse éclater sa colère : — Tout le monde a donc perdu la tête ! Voilà ce que c'est que d'employer des hommes qui n'ont ni sens commun ni énergie... Ce cochon de Joseph qui s'imagine être en état de conduire une armée aussi bien que moi !... Et ce J... F... de Clarke qui n'est capable de rien, si on le sort de la routine des bureaux ! Toujours parlant et toujours marchant, l'empereur a fait plus d'une demi-lieue. Il s'arrête et s'adressant à Caulaincourt et aux autres officiers qui l'ont suivi à quelque distance : — Vous en tendez, messieurs, ce que vient de dire Belliard ! Allons, il faut aller à Paris. Partout où je ne suis pas, on ne fait que des sottises... Caulaincourt, faites avancer ma voiture. Belliard objecte respectueusement à l'empereur qu'il est trop tard, qu'à celte heure la capitulation doit être signée et Paris évacué, que les troupes ne peuvent rentrer dans la ville puisqu'elles l'ont quittée en vertu d'une convention. Caulaincourt appuie les raisons du général. Napoléon ne veut rien entendre. Il se grise de ses paroles. Il ira à Paris, il fera sonner les cloches, illuminer la ville, tout le monde prendra les armes. Et il continue à marcher vers Paris, réitérant l'ordre de faire avancer ses voitures[2].

On était arrivé près d'Athis, à trois kilomètres de la Cour-de-France, quand, au loin, sur la route, qu'éclairait par intervalles la lueur vacillante des feux des bivouacs ennemis placés sur la rive gauche de la Seine, on aperçut une colonne d'infanterie C'était l'avant-garde de Mortier, commandée par le général Curial. Napoléon se sent ébranlé. Néanmoins il n'abandonne pas tout espoir d'aller à Paris. Il sait que Marmont occupe encore la ville, que la garde nationale est sous les armes. Peut-être la capitulation n'est-elle pas signée. Dans ce cas, le due de Raguse devra rompre les pourparlers et continuer la défense. Le général Flahaut, muni de ces instructions pour Marmont, part bride abattue sur un cheval de troupe Si d'ailleurs il est trop tard pour combattre, sans doute il n'est pas trop tard pour traiter ! De retour à la maison de poste, l'empereur envoie le duc de Vicence auprès des souverains alliés, l'investissant de tout pouvoir pour négocier et conclure la paix. Puis, renfermé dans une chambre de l'auberge, il attend impatiemment des nouvelles, los yeux fixés sur ses cartes[3].

Au point du jour arrive un courrier du duc de Vicence. Il annonce que la capitulation a été signée à deux heures : et que les Alliés entreront à Paris dans la matinée[4]. Peu après revient le général Flahaut, avec cette lettre de Marmont : Sire, le général Flahaut m'annonce la présence de Votre Majesté à Villejuif. Il m'a demandé si je croyais que les Parisiens fussent disposés à se défendre. Je dois dire à Votre Majesté la vérité tout entière. Non seulement il n'y a pas de disposition à se défendre, mais il y a une résolution bien formelle de ne point le faire. Il paraît que l'esprit a changé du tout au tout depuis le départ de l'impératrice ; et le départ du roi Joseph à midi et de tous les membres du gouvernement a mis le comble au mécontentement. Je ne puis plus douter que, quelque effort que l'on fit, on ne pourrait tirer aucun parti de la garde nationale pour combattre... À cinq heures, je mets mes troupes en mouvement, afin qu'elles n'aient pas sur les bras, après neuf heures, la cavalerie qui aurait pu passer au pont de Sèvres pour nous inquiéter dans notre marche[5].

Le maréchal Marmont exagérait en mal l'état des esprits. Il y avait toutefois dans ses paroles beaucoup de vérité. La veille, le matin encore, dans l'après-midi même, l'arrivée soudaine de Napoléon eût transformé en soldats ces gardes nationaux auxquels, mieux que Marmont, Belliard avait su rendre justice. La présence de l'empereur eût rendu la confiance à tous, animé les braves, entraîné les hésitants. Mais le 31 mars, à quatre heures du matin, alors que la capitulation était, connue dans la plupart des légions et que la garde nationale avait pris son parti de cette nécessité, c'eût été trop demander aux miliciens de reprendre ces armes qu'ils venaient de déposer, un grand nombre avec douleur, un plus grand nombre encore avec soulagement.

Aux troupes, inlassable chair à canon, sublime limon de France, pétri et animé par Napoléon, on pouvait encore tout demander. Les hommes auraient voulu revenir au feu. Après leur tenace défense de dix heures aux abords de Paris, contre des forces quadruples, ils espéraient une revanche dans un combat de rues où disparaîtrait l'avantage du nombre. On leur avait don né l'ordre d'évacuer Paris. Ils défilaient, sombres et farouches, avec des murmures dans les rangs. Les soldats accusaient les chefs, l'armée accusait la garde nationale[6]. L'exaltation était telle chez quelques-uns, qu'un colonel se présenta vers neuf heures du soir au magasin à poudre de Grenelle et, prétextant un ordre supérieur, enjoignit impérativement au major d'artillerie, Maillart de Lescourt, de faire sauter le bâtiment[7], Le magasin contenait 245.000 kilogrammes de poudre, 28.000 gargousses et cinq millions de cartouches. Le tiers de Paris dit pu être réduit en poussière. Maillart de Lescourt feignit de vouloir bien exécuter cet ordre. Le colonel se retira. Parmi les soldats et les officiers de troupe, plus d'un eût été prêt, comme ce colonel, à faire sauter Paris pour ensevelir l'ennemi sous ses ruines. Mais, dans sa lettre à l'empereur, Marmont se gardait de parler de l'armée, qui d'ailleurs était tenue d'évacuer la ville en vertu de la capitulation ; il ne parlait que de la garde nationale.

Napoléon, accablé, rebroussa chemin vers Fontainebleau, où il arriva à six heures du matin. Il s'établit dans les petits appartements du premier étage du château, le long de la galerie de François Ier[8].

La colère qui avait saisi l'empereur au récit du général Belliard n'était pas feinte, comme le jour où il disait à Bourrienne, en se touchant le menton : Je n'avais de colère que jusque-là. Mais son emportement le rendait trop injuste envers Joseph et envers Clarke. Si le roi et le ministre avaient eu peu d'énergie et moins encore d'initiative, ils n'étaient pas, pour cela, seuls responsables de la prise de Paris. Napoléon devait aussi s'accuser de ce suprême désastre.

Pendant tout le mois de janvier, l'empereur était resté hésitant entre le désir de fortifier la ville et la crainte d'alarmer la population. Circonvenu par les ministres qui appréhendaient d'armer les ouvriers, il avait donné à la garde nationale parisienne le plus vicieux recrutement. En partant pour l'armée, le 25 janvier, il avait laissé Paris sans aucune défense. Depuis deux mois, qu'il tenait la campagne, il avait appris par des lettres, des dépêches, des rapports journaliers, que les choses étaient à peu près dans le même état, que la garde nationale n'atteignait pas la moitié de l'effectif demandé, que les fusils manquaient pour les hommes, les artilleurs pour les canons, les plans, les ordres et l'argent pour l'établissement des ouvrages. Le 13 mars encore, l'empereur avait écrit au roi Joseph : Avant de commencer les fortifications de Paris il faut connaître le plan ; et à la lettre de Joseph du 15 mars, où celui-ci lui demandait de donner son approbation au plan, il n'avait pas répondu[9]. Il savait, car tout le monde, depuis Joseph jusqu'au dernier des agents de police, l'avait mainte fois répété, que l'occupation de Paris serait la fin de l'empire. Lui-même avait dit : Si l'ennemi arrive aux portes de Paris, il n'y a plus d'empire. Lui-même avait écrit : Il ne faut pas abandonner Paris, il faut plutôt s'ensevelir sous ses ruines[10]. Or, malgré tout, Napoléon avait abandonné sa capitale à la routine de Clarke et à la faiblesse de Joseph. Il avait successivement retiré de Paris, pour les besoins de ses opérations, tout ce que la place renfermait de disponible en troupes, en chevaux, en batteries organisées. Comme résigné même à l'idée de la prise de Paris, il avait envoyé les ordres les plus précis pour le départ de l'impératrice et du roi de Rome, — désertion qui porta le dernier coup à l'opinion et enleva toute ardeur à la garde nationale en lui enlevant toute confiance. Le 20 mars, enfin, Napoléon avait rappelé à. lui les corps de Marmont et de Mortier, jusque-là chargés de couvrir Paris, pour les entraîner avec toute son armée dans une manœuvre d'une sublime audace qui pouvait réussir — on a vu qu'il s'en fallut de peu — mais qui si elle échouait le perdait sans retour.

La bataille d'Arcis-sur-Aube avait montré à l'empereur que Schwarzenberg ne redoutait plus de l'attaquer, qu'il n'était plus disposé, comme à la mi-février, à reculer au moindre mouvement de l'armée impériale. Dans ces conditions, les chances de succès de la marche en Lorraine diminuaient. Si le soir de la seconde journée d'Arcis Napoléon se fût mis en retraite sur Paris avec toutes ses troupes, qui avaient pour défiler les deux grandes routes de Coulommiers et de Provins, il y fût arrivé quatre jours avant les Alliés[11], et il y eût concentré cent mille hommes[12]. Quatre jours, c'était un siècle pour Napoléon. L'ennemi n'eût pas trouvé les faubourgs sans barricades, les routes sans abatis et sans coupures, les hauteurs sans épaulements et sans canons. Cent mille hommes, c'était ce que le 23 juin 1815 l'empereur demandait pour écraser sous Paris les armées de Blücher et de Wellington. Clausewitz prétend qu'en 1814 Napoléon ne voulut pas s'exposer à subir devant les Parisiens une seconde défaite de Leipzig[13]. Si l'on songe quo le 30 mars, trente-cinq mille hommes, la plupart arrivés la veille après huit jours de marche et d'actions meurtrières, combattant sous des chefs découragés, sans plan arrêté, sans direction générale, chaque corps pour son compte, résistèrent dix heures à cent dix mille Russes et Prussiens, il est permis de croire quo cette même bataille de Paris, livrée contre cent cinquante mille ennemis, par cent mille Français bien reposés, établis dans de bonnes positions, ayant une artillerie formidable, se secondant mutuellement, manœuvrant sous le commandement de Napoléon et pénétrés de son feu, n'eût pas été un Leipzig.

 

 

 



[1] Fain, 203 ; Relation de Gourgaud dans Bourrienne et ses erreurs, II, 329. Itinéraire du général Flahaut (communiqué par M. Frédéric Masson). — D'après Fain, l'empereur arriva à la Cour-de-France à 10 heures. Gourgaud dit : à 11 heures, et c'est plus vraisemblable. L'ordre donné à Caulaincourt est daté du 31 mars, c'est-a-dire du 30 après minuit. Correspondante de Napoléon, 21 548.

La Cour-de-France était le nom de la station de poste de Framenteau, située à 2 postes un quart de Paris (soit quatre lieues et demie).

[2] Mémoires de Belliard, II, 172-179. Cf. Fain, 209 ; Relation de Gourgaud. Cf. Journal des Débats, du 6 avril 1814.

[3] Fain, 212-213 ; Correspondance de Napoléon, 21 546. Relation de Gourgaud. Note de Flahaut, citée dans la très rare brochure de Frédéric Masson : Le général comte Flahaut, 17-18.

D'après les Mémoires de Ségur, livre éloquent, mais où les choses sont trop souvent relatées par ouï-dire, l'empereur avait envoyé Caulaincourt aux Alliés non pas pour traiter, mais pour gagner du temps en feintes négociations, et permettre ainsi à l'armée de se concentrer à Fontainebleau. Ce n'est là qu'une hypothèse et une hypothèse mal fondée. Il nous parait hors de doute que dans la nuit du 30 an 31 mars, l'empereur était tout prêt à traiter, comme d'ailleurs il était déjà prêt à traiter dans la journée du 25 mars ainsi qu'en témoignent du reste les lettres de Caulaincourt à Metternich et la lettre de l'empereur remise à Weissemberg. Au sujet de la sincérité de la mission de Caulaincourt auprès du czar, voir Marmont, VI, 252, la lettre de Steewart à lord Bathurst, Paris, 1er avril, dans la Correspondance de Castlereagh, V, 417.

[4] Fain, 213.

[5] Marmont à Napoléon, Paris, 31 mars, 4 heures et demie du matin. Arch. nat., AF., IV, 1670.

Ces mots de la lettre : Flahaut m'annonce la présence de Votre Majesté à Villejuif semblent témoigner que l'aide de camp de l'empereur croyait et avait dit à Marmont que Napoléon n'avait pas arrêté sa marche vers Paris. Villejuif n'est qu'à une lieue des barrières.

[6] Cf. Journal d'un prisonnier anglais, 102 ; Rodrigues, 73 ; Giraud, 98 ; Pont de l'Hérault, 262-263.

[7] Lettre de Maillart de Lescourt au directeur du Journal des Débats, 7 avril. — Le Journal des Débats du 5 avril avait mis en circulation cette calomnie que c'était le général de Girardin qui, d'après les instructions de l'empereur lui-même, avait donné l'ordre de faire sauter la poudrière de Grenelle. Girardin nia énergiquement ce fait, et d'ailleurs, dans sa lettre du 7 avril, Maillart de Lescourt n'accuse al ce général ni l'empereur.

[8] Fain, 213-217 ; Relation de Gourgaud, II, 331, Journal des Débats du 6 avril 1814.

[9] Correspondance de Napoléon, 21 477 ; Correspondance du roi Joseph, X, 200.

[10] Mémoires de Mollien, IV, 118. Correspondance de Napoléon, 21 210 ; cf. 21 089.

[11] Peut-être les arrière-gardes françaises qui fussent restées vraisemblablement en position derrière l'Aube jusque dans la soirée du 22 mars eussent-elles été inquiétées par la cavalerie légère dés la journée du 23, mais Schwarzenberg n'eût pas prononcé son mouvement sur Paris avant de connaitre la position de Blücher. Or il ne reçut des nouvelles de l'armée de Silésie que le 23 vers midi. On se serait mis en route le 24, et comme les Alliés eussent été sans cesse dominés pendant leur marche par l'idée d'une rencontre fortuite avec Napoléon, ils se fussent avances avec une grande circonspection, c'est-à-dire beaucoup plus lentement qu'ils ne le firent du 25 au 29 mars, alors qu'ils savaient l'armée impériale sur leurs derrières.

[12] Le soir du 21 mars, les troupes, sous les ordres directs de Napoléon, y compris la division Leval (ou corps Oudinot), arrivée à 2 heures, comptaient encore 24.500 hommes, défalcation faite des pertes de la journée et de la veille. En se repliant sur Paris, l'empereur eût rallié dans sa route : 1° les corps Oudinot, Macdonald et Gérard, soit 21.000 hommes (défalcation faite de la division Leval citée plus haut) ; 2° les 1.500 fantassins de Compans, qui occupaient Sézanne ; 3° les 7e, 8e et 9e et 17e de marche de cavalerie qui venaient de Paris ; 4° les 3.500 hommes de Ledru Desessarts, à Meaux ; 5° les corps de Marmont et de Mortier dont l'effectif était encore de 16.500 hommes avant la fatale journée de Fère-Champenoise. Dans le cas d'une retraite de l'empereur sur Paria, ce double combat, qui coûta plus de 5.000 hommes aux deux maréchaux et deux divisions entières à Macdonald, n'aurait pas eu lieu.

L'empereur eût donc ramené dans Paris 71.500 hommes, si l'on ajoute à ces 71.500 hommes les troupes, les dépôts et la garde nationale formant la garnison de Paris, soit 26.500 hommes, on atteint au total de 98.000 hommes. En rappelant de Montereau la division Souham (3.780 fusils) et de Sens la division Allix (2.418), l'empereur eût en 104.000 hommes.

[13] Clausewitz, Der Feldzug von 1814, II, 41R. Cf. Mémoires de Langeron, Arch. des Affaires étrangères, Russie, 25 ; et rapports de prisonniers ruses, Corbény, 7 mars. Arch. nat., AF., IV, 1668.