1814

LIVRE SIXIÈME

III. — LE CONSEIL DE GUERRE DE SOMMEPUIS.

 

 

C'étaient des dépêches saisies qui avaient déterminé les Alliés à se porter sur Châlons ; la prise de nouvelles dépêches allait bientôt les décider à un mouvement tout autrement important. Le soir du 23 mars, à huit heures, le czar, le roi de Prusse et le prince de Schwarzenberg quittèrent Pougy pour rejoindre le gros de l'armée en marche vers Châlons. Ils traversèrent l'Aube sur un pont de bateaux et atteignirent Dampierre où ils s'arrêtèrent quelques heures[1]. Pendant cette halte, on reçut au grand quartier général un paquet de dépêches que les Cosaques de Czernischew et de Tettenborn venaient de pendre à un courrier envoyé de Paris à Napoléon. C'étaient des lettres confidentielles de hauts fonctionnaires de l'empire, toutes également découragées et décourageantes. On y parlait de l'épuisement du Trésor, des arsenaux et des magasins, de la ruine publique, des extrêmes inquiétudes et du mécontentement croissant de la population. Une de ces lettres, signée, dit-on, du duc de Rovigo, portait qu'il se trouvait à Paris nombre de personnages influents, ouvertement hostiles à l'empereur, et dont il y aurait tout à craindre si l'ennemi s'approchait de la capitale[2].

Bien que Schwarzenberg se crût homme politique au moins autant qu'homme de guerre, il ne fit pas autrement attention à ces lettres. Le czar, au contraire, en lift très frappé, mais il ne dit rien, tout d'abord, du grand dessein qu'elles lui suggéraient. À minuit, on partit de Dampierre, pour Sommepuis où l'on arriva vers trois heures du matin. Dès qu'il eut mis pied à terre, Schwarzenberg apprit par de nouveaux rapports que l'armée de Silésie était au moment d'achever son mouvement vers la Marne. Blücher marchait de Reims sur Épernay avec Langeron et Sacken ; York et Kleist occupaient Château-Thierry ; Winzingerode avait son infanterie à Châlons, le gros de sa cavalerie à Vatry et ses avant-postes à Somme-sous et à Soudé-Sainte-Croix. Comme le VIe corps avait poussé jusqu'à Poivre, la jonction de la grande armée avec l'armée de Silésie, opération à quoi tendait Schwarzenberg depuis la veille, pouvait être tenue pour faite[3]. Son premier objectif ainsi atteint, le généralissime ne voulut point perdre un instant pour atteindre le second, qui était, comme on sait, la poursuite vigoureuse de l'armée française. À quatre heures du matin, il dicta une nouvelle disposition, arrêtant la marche sur Châlons, rendue désormais inutile parle rétablissement des communications avec Blücher, et prescrivant pour le jour même le passage de la Marne aux environs de Vitry. Conformément à ces ordres, les troupes se mirent en route le i mars au point du jour dans la direction de la Marne. À dix heures du matin, le roi de Prusse et Schwarzenberg quittèrent Sommepuis et prirent le chemin de Vitry au milieu des colonnes en marche[4].

Ainsi les désirs comme les prévisions de Napoléon étaient près de se réaliser. Les Alliés se laissaient prendre à sa belle manœuvre. Ils le suivaient en Lorraine, sous le canon des places fortes. Comme dans tant de campagnes qu'avaient terminées de si grandes victoires, c'était l'empereur qui dirigeait la guerre ; imposant sa volonté à ses adversaires et dictant pour ainsi dire leurs propres mouvements aux armées ennemies.

L'empereur de Russie cependant n'avait point encore quitté Sommepuis. Il avait médité toute la nuit les lettres de Paris saisies la veille par les Cosaques. Les renseignements qu'elles contenaient n'étaient point sans doute une révélation pour lui. Huit jours auparavant, le baron de Vitrolles, reçu, grâce à Nesselrode, en audience particulière, lui avait fait le même tableau de l'état de Paris. On est las de la guerre et de Napoléon, avait dit Vitrolles... Faites la guerre politique au lieu de la faire stratégique, marchez droit à Paris où l'on n'attend que l'arrivée des Alliés pour manifester son opinion[5]. Ce langage, bien qu'un peu trop bourbonien au gré du czar, qui l'était peu, avait flatté ses plus chers désirs : il se voyait déjà entrant à cheval dans Paris. Mais quelle crédibilité méritait Vitrolles ? Déjà des émissaires royalistes n'avaient-ils pas dit aux Alliés que les Français les recevraient à bras ouverts[6] ? Or partout autour d'eux les Coalisés voyaient se lever les faux et les fourches. Au lieu de trouver à Paris les portes ouvertes et les acclamations, les armées alliées n'y trouveraient-elles pas les barricades et les coups de fusil ? Mais après avoir lu ces lettres de hauts personnages, adressées à Napoléon lui-même, le czar ne pouvait plus douter de la véracité de Vitrolles. Des témoignages dignes de foi venaient confirmer ses assertions. L'agent du duc de Dalberg avait dit vrai.

Il semble que dès cette matinée du 14 mars le parti du czar était pris. Néanmoins, avant d'imposer son opinion, il voulut soumettre la question aux officiers en qui il avait le plus de confiance. Quand Schwarzenberg et le roi de Prusse furent sur la route de Vitry, il manda dans la petite maison, où il avait passé la nuit, son chef d'état-major le prince Wolkonsky, le commandant des gardes et réserves Barclay de Tolly et les lieutenants généraux Toll et Diebitsch. Ces officiers étant arrivés, le czar leur montra sur une carte les positions des différents corps d'armée ; puis il dit : — Maintenant que nos communications sont rétablies avec Blücher, devons-nous suivre Napoléon pour l'attaquer avec des forces supérieures ou devons-nous marcher directement sur Paris ? Quel est votre avis ?[7] Les généraux tardèrent à répondre, la question étant grave et chacun hésitant surtout à donner le premier son opinion. Impatient, le czar se tourna vers Barclay, le plus élevé en grade, l'interrogeant d'un signe de tête. Celui-ci, ayant jeté de nouveau un rapide coup d'œil sur la carte, répondit : — Il faut réunir toutes nos forces, suivre l'empereur Napoléon et l'attaquer résolument dès que nous l'aurons rejoint. Bien évidemment ces paroles allaient à l'encontre de la pensée d'Alexandre. Il n'en laissa rien voir et dit simplement à Diebitsch : — Et vous ? Partagé sans doute entre sa propre opinion, qui était de marcher sur Paris, et la crainte de contredire ouvertement Barclay de Tolly, Diebitsch proposa un moyen terme. On devait fractionner les armées en deux fortes colonnes, dont l'une se dirigerait sur Paris tandis que l'autre passerait la Marne à la poursuite de Napoléon[8].

A l'exposé de cet étrange plan de campagne, qui eût pu amener un double succès, mais qui, plus vraisemblablement, eût abouti pour l'une des armées à un échec sous Paris et pour l'autre à une destruction en détail au delà de la Marne, le général Toll ne se contint pas. À peine Diebitsch eût-il fini de parler, qu'il s'écria sans attendre que le czar l'eût interrogé : — Dans les circonstances où nous sommes, il n'y a qu'un seul parti à prendre. Il faut nous avancer sur Paris, à marches forcées, avec la totalité de notre armée, en détachant seulement dix mille cavaliers contre l'empereur Napoléon, afin de lui masquer notre mouvement. Le czar qui avait écouté jusque-là sans dire un mot ne put s'empêcher de manifester le contentement que lui causaient les paroles de Toll. Il les approuva hautement et loua le général dans les termes les plus chaleureux. Diebitsch alors reprit : — Si Votre Majesté veut rétablir les Bourbons, le mieux, en effet, est de marcher sur Paris avec toutes nos troupes. Alexandre répliqua aussitôt, avec une certaine brusquerie : — Eh ! il n'est point question des Bourbons ! il s'agit de renverser Napoléon[9].

Barclay pourtant n'était point convaincu. Il souleva plusieurs objections. — Napoléon, dit-il, ne se laissera pas imposer par de la cavalerie ; il reviendra sur ses pas pour attaquer à revers les troupes en marche vers Paris. D'autre part, la garnison et le peuple peuvent faire une défense désespérée, une guerre de rues et de barricades. Enfin si même on s'empare de la capitale de la France, quel résultat en obtiendra-t-on ? L'occupation de Paris ne sera-t-elle pas la perte de l'armée ? N'y a-t-il point l'exemple de Moscou ? Toll et Diebitsch — ce dernier pensait comme Toll depuis que le czar avait donné raison à son aide de camp — combattirent tour à tour les arguments de Barclay. Toll démontra que l'armée alliée et l'armée française allant marcher en sens inverse, chaque étape éloignerait de deux étapes celle-ci de celle-là. Si donc Napoléon s'apercevant de leur mouvement ramenait l'épée dans les reins le gros de cavalerie envoyé à sa suite, les Alliés auraient le temps d'arriver sous Paris et de s'en emparer avant d'être attaqués sur leurs derrières. Une fois maîtres de Paris, ils combattraient l'armée impériale couverts par la Seine et la Marne. Diebitsch ajouta que la défense de Paris n'était pas à redouter. — Il n'y a que des milices, dit-il, et quel effet produira sur la population, grisée par les bulletins des victoires de Napoléon, l'arrivée de nos armées soi-disant détruites ! D'autre part, nous tirerons les plus grands avantages de l'occupation de Paris, qui est le siège du gouvernement et le grand centre d'approvisionnement pour l'armée française. Enfin, quel coup porté à l'opinion, si puissante à la guerre ! Quelle impression sur nos troupes aux yeux desquelles nos hésitations à marcher sur Paris ont encore maintenu à Napoléon l'apparence de l'invincibilité ! Quant à rappeler l'exemple de Moscou, c'est un vain épouvantail. Le climat, les distances, la richesse du pays, l'esprit des habitants, ne sont point comparables en France et en Russie. Si l'occupation de la Ville Sainte a été un désastre pour les Français, l'occupation de Paris ne saurait être un danger pour les Alliés[10].

Barclay s'étant enfin rallié à l'opinion de la majorité, le czar monta aussitôt à cheval pour rejoindre Schwarzenberg. Il l'atteignit au bout d'une heure, à mi-chemin entre Sommepuis et Vitry. Les deux états-majors mirent pied à terre. Les souverains, Schwarzenberg et les généraux s'assemblèrent en conseil de guerre sur un tertre situé à droite de la route. Alexandre ordonna au général Toll de déplier la carte, et lui-même, alors, indiquant les positions des armées, exposa le plan d'une marche sur Paris. Le roi de Prusse approuva ardemment le projet, mais il y eut une opposition très marquée chez les généraux du grand état-major autrichien et tout au moins des hésitations de la part de Schwarzenberg. Après le czar, Toll, Diebitsch, Wolkonsky (Barclay de Tolly était retourné à son corps d'armée), durent tour à tour prendre la parole pour démontrer les avantages, la nécessité de ce mouvement. Schwarzenberg finit par se rendre, et encore que les répugnances des généraux autrichiens fussent loin d'être vaincues, il acquiesça au nouveau plan de campagne. On décida incontinent que la grande armée et l'armée de Silésie commenceraient le lendemain, 25 mars, leur mouvement vers Paris, et que le général Winzingerode avec sa cavalerie, son artillerie légère et un peu d'infanterie suivrait l'empereur Napoléon dans la direction de Saint-Dizier, en s'efforçant de lui faire croire par tous les moyens possibles que l'armée entière des Coalisés marchait à sa poursuite[11].

Il était passé midi. Les têtes de colonnes avaient atteint le bord de la Marne[12]. On arrêta les troupes sur la rive gauche où elles s'établirent au bivouac entre Pringy, Vitry et Courdemanges, tandis que l'avant-garde de Winzingerode traversait la rivière, se dirigeant vers Saint-Dizier à la suite de l'armée française. Le quartier général fut porté à Vitry. Dans la soirée, Schwarzenberg dicta l'ordre de marche pour le lendemain, et informa Blücher, par une longue lettre, de la décision qui venait d'être prise. Il lui indiquait l'itinéraire de la grande armée et le pressait de mettre lui-même ses troupes en mouvement par la route la plus directe, afin que les deux armées pussent opérer leur jonction le 28 mars devant Meaux[13]. Le feld-maréchal reçut cette lettre à Châlons. On dit qu'après l'avoir lue, il s'écria tout joyeux : — Je savais bien que mon brave Schwarzenberg se réunirait à moi. Nous allons finir cette guerre, puisque maintenant ce n'est plus seulement ici, c'est partout qu'on dit : Vorwärtz ! (en avant !)[14]. C'était bien parler, mais par son inaction de dix jours après la bataille de Laon, le vieux Blücher n'avait-il pas démérité de son glorieux surnom de général Vorwärtz ?

La nouvelle de la marche sur Paris, qui se répandit bientôt dans l'armée, y excita un grand enthousiasme[15]. C'en était donc fini de ces continuels mouvements sur place, de ces défaites partielles qui entraînaient des retraites de cent mille hommes et de ces prétendues victoires, si chèrement achetées, à la suite desquelles on n'avançait point. Sans entrer dans des considérations politiques, les soldats comprenaient que la prise de Paris était le but de la guerre et en serait la fin. Il y avait de plus chez les uns l'espérance du pillage, chez les autres l'orgueil d'entrer en vainqueurs dans cette ville fameuse. Mais n'y avait-il pas aussi cette arrière-pensée qu'en s'approchant de Paris, on s'éloignait d'autant de Napoléon, dont le génie stratégique imposait encore aux états-majors et dont le seul nom terrifiait toujours les troupes ?

 

 

 



[1] Schels, Die Operazionen der verbündeten Heere gegen Paris, I, 431 ; Bogdanowitsch, Geschichte des Krieges 1814, II, 112.

[2] Mémoires de Longeron, Arch. des affaires étrangères, Russie, 25. Schels, II, 17. Danilewsky, Feldzug in Frankreich, II, 88 ; Bogdanowitsch, II, 112. — Pour une fois que Rovigo, qui d'ordinaire renseignait l'empereur si rarement et si mal, faisait son devoir, il jouait vraiment de malheur ! Au reste, Rovigo ne parle point de cette lettre dans ses Mémoires, et Schels la mentionne sans dire qu'elle était du ministre de la police.

[3] Schels, II, 13, 17-18 ; Bogdanowitsch, II, 212.

[4] Ordre de marche de Schwarzenberg, Sommepuis, 24 mars, 4 heures du matin, cité par Schels, II, 14-15, et 18, et Bernhardi, Denkwurdigk. des Grafen von Toll, III, 311.

[5] Mémoires de Vitrolles, I, 116-125.

[6] Souvenirs de Jomini, II, 233.

[7] Relation du général Toll. Arch. top. de Saint-Pétersbourg, 47, 353. Cf. Relation de Diebitsch (lettre à Jomini, Mohilew, 9 mars 1817), classée aux Arch. de la guerre à la date du 24 mars 1814.

[8] Cinq personnes seulement prirent part à cette délibération : le czar, Barclay, Wolkonsky, Toll et Diebitsch. Sur ces cinq personnes deux, Toll et Diebitsch, en ont écrit une relation. Il ne serait point dans l'ordre des choses que ces deux relations fussent conformes, et en effet si elles diffèrent peu pour le fond elles varient infiniment pour les détails. Il faut chercher où est la vérité. Le récit de Diebitsch, rédigé trois ans après les événements, a un caractère apologétique très marqué. Diebitsch veut s'attribuer à lui seul tout le mérite d'avoir déterminé la marche sur Paris. Lui seul est interrogé, lui seul parlé, lui seul décide. Les autres interlocuteurs ne sont que des comparses faits pour lui dont er la réplique. Et cependant, à certaines réticences sur le fractionnement de l'armée en deux échelons, réticences qui semblent parer à un démenti éventuel de Toll, on reconnaît que, comme te dit Toll dans sa relation, Diebitsch commença par proposer la séparation de l'armée. Mais le czar s'étant prononcé pour la marche sur Paris, Diebitsch se ravisa et donna les meilleures raisons à l'appui de ce projet.

[9] Relation de Toll. — Selon la version de Diebitsch, le csar aurait répondu : Sur ce point la résolution des souverains est arrêtée.

[10] Relation de Diebitsch. Arch. de la guerre. Relation de Toll. Arch. topogr. de Saint-Pétersbourg. Cf. Mémoires de Longeron, Arch. des Affaires étrangères.

[11] Relation de Toll. Arch. topogr. de Saint-Pétersbourg, 47353 ; relation de Diebitsch. Arch. de la guerre, 24 mars. Lord Burghesh, Memory, II, 223-225 ; cf. Bernhardi, IV, 2e partie, 314 ; Plotho, III, 371 ; Schels, II, 18.

[12] Les troupes devaient être en position à midi pour forcer le passage de la Marne, au cas où les Français le défendraient. Ordre de Schwarzenberg, Sommepuis, 24 mars, 4 heures du matin, cité par Schels, II, 14-15.

[13] Ordre de marche de Schwarzenberg, Vitry, 24 mars, cité par Plotho, III, 573. Lettre de Schwarzenberg, à Blücher, 24 mars, citée par Schels, II, 27-28. ... La grande armée sera le 25 à Fère-Champenoise, le 26 à Treffaux, le 27 à Coulommiers et le 28 à Meaux.

[14] Varnhagen, Biographische Denkmale, III (vie de Blücher), 375.

[15] Bogdanowitsch, II, 114. Cf. Relation de Diebitsch à Jomini. Arch. de la guerre, à la date du 24 mars.